Aller au contenu

Roméo et Juliette/Traduction Montégut, 1872

La bibliothèque libre.




ROMÉO ET JULIETTE.

imprimé pour la première fois en 1597 ; date probable de la représentation, 1596.


AVERTISSEMENT.


Quatre éditions in-quarto de cet admirable drame ont précédé l’édition in-folio de 1623. La première est de 1597, et la seconde de 1599. Pendant les deux années qui s’écoulèrent entre ces deux éditions, Shakespeare revit cette pièce, perle de sa jeunesse, avec un soin jaloux, et nous sommes redevables à cette révision de plusieurs beautés qui n’existent pas dans le premier in-quarto ou qui n’y sont pas exposées en aussi pleine lumière. Nous citerons notamment deux passages ; le monologue de Juliette au moment de prendre la potion est singulièrement écourté dans le premier in-quarto, et n’exprime nullement le jeu haletant, désordonné, des facultés de Juliette, sous la pression des terreurs que l’idée des choses de la tombe apporte à son imagination. Nous en dirons autant de l’incroyable description de la boutique de l’apothicaire faite par Roméo au cinquième acte. Ce spectacle de misère, ce maigre tohu-bohu de marchandises moisies et rances, cette enseigne de la faim et du crime qui dit si nettement : « Ici, pour un petit écu, on peut se procurer les moyens de faire un mauvais coup, » est loin d’avoir dans l’in-quarto de 1597 le même relief et la même énergie que dans l’in-quarto de 1599. Des deux derniers in-quartos, l’un parut en 1609, l’autre ne porte pas la date de sa publication.

Une discussion passablement oiseuse s’est élevée pour savoir quelle était exactement l’année de la représentation. Est-ce 1591, 1596 ou 1597 ? Malone tient pour 1596, en se fondant sur ce fait que le premier in-quarto indique que la pièce avait, été représentée devant le Lord Chambellan, Hunsdon, qui mourut cette année même. Cependant rien n’empêche que la pièce n’eût été représentée auparavant, et par conséquent l’opinion de Malone laisse la porte toute grande ouverte aux conjectures de ceux qui tiennent pour une date antérieure. La supposition la plus ingénieuse a été émise par Tyrwhitt. Relevant le passage ou la nourrice mentionne un certain tremblement de terre comme ayant eu lieu onze ans avant le récit qu’elle en fait, il a conjecturé que Shakespeare faisait allusion selon toute probabilité à une très-violente secousse de tremblement de terre qui avait effrayé Londres en 1580. Si cette, conjecture est vraie, la date de Roméo et Juliette serait donc 1591, date possible, bien qu’un peu précoce. Mais toutes ces discussions sont parfaitement inutiles au fond, car la pièce porte sa date écrite à toutes ses pages. Nous savons qu’elle appartient à cette période intermédiaire du génie de Shakespeare dont nous avons mainte fois déjà dans nos précédentes notices décrit le caractère, et aux dernières années de sa jeunesse, dont elle est la souveraine exprèssion. Roméo et Juliette c’est le printemps du cœur de Shakespeare avec toute sa riche floraison de rêves, de passions, de tressaillements, d’extases. Là il a engrangé pour ainsi dire tout le trésor d’expériences et d’observations qu’il avait amassé sur ce sentiment qui se présente le premier aux désirs et aux méditations de l’homme.

L’anecdote qui fait le sujet de Roméo et Juliette n’a absolument aucun fondement légendaire ou historique. La date de son apparition peut même être dite toute récente, car lorsque Shakespeare s’en empara, il n’y avait pas plus d’une cinquantaine d’années qu’elle courait le monde. Considérée comme, légende, elle est contemporaine pour ainsi dire de Shakespeare ; considérée comme fait historique, elle lui est postérieure, car le premier et le seul historien qui l’ait acceptée à ce titre, Girolamo della Corte, mourut avant d’avoir achevé son Histoire de Vérone, et ladite histoire ne put paraître qu’en 1594, c’est-à-dire après que le Roméo et Juliette de Shakespeare était conçu et probablement même écrit. Quant aux documents sur lesquels Girolamo s’est appuyé pour regarder cette aventure comme historique, il a toujours été impossible de les découvrir, et il est probable qu’ils ne sont autres que les petits romans mis au monde quelques années ayant lui par Luigi da Porto et Bandello. On trouvera dans les notes que nous joignons à cette pièce les raisons pour lesquelles cette anecdote doit être tenue pour apocryphe. Ah mon Dieu oui, il faut que les amis de la poésie en prennent leur parti ! La rivalité des Capulets et des Montaigus n’a jamais ensanglanté Vérone, par l’excellente raison qu’il n’y a jamais eu à Vérone, de famille du nom de Capulet, ce nom n’étant pas d’ailleurs un nom de famille, mais un sobriquet de parti, par lequel se désignaient les Gibelins, non de Vérone, s’il vous plaît, mais de Crémone. À supposer même qu’il ait existé dans Vérone une famill de ce nom, elle aurait comme celle des Montaigu appartenu au parti gibelin, ce qui détruit, toute possibilité de rivalité politique. On cite, il est vrai, l’autorité de Dante, et les vers de l’apostrophe à l’empereur où sont mentionnés des noms qu’on s’est habitué à considérer comme rivaux ; mais ces vers, mieux lus qu’ils ne l’ont été jusqu’à présent, montrent que ces noms propres ne sont pas mis en opposition, mais énumèrent simplement les diverses fractions du parti gibelin, qui, grâce à l’abandon de l’empereur, leur protecteur naturel, sont toutes dans un état plus lamentable les unes que les autres. Enfin puisqu’on cite l’autorité de Dante, disons que le silence qu’il garde sur l’aventure de Roméo et de Juliette ! est la meilleure preuve qu’elle n’a jamais existé. Comment ! une histoire si poétique, si frappante à tous les points de vue, s’est passée de son vivant, sous ses yeux même, dans cette Vérone où il vécut exilé, et il n’en a rien dit ? Comment ! le chantre de Paolo et de Francesca, de Pia di Tolomei, de Placarda, d’Ugolin, se serait refusé cette bonne fortune poétique ? Comment ! l’homme qui connaissait par le menu l’histoire de toutes les familles italiennes, leurs crimes, secrets, leurs passions, aurait ignoré cet éclat au grand jour donné par les deux héritiers des deux plus puissantes maisons d’une principauté aussi considérable que l’était alors Vérone ? Voilà qui crie avec la dernière évidence que l’histoire de Roméo et de Juliette est une pure fable.

En 1535, un gentilhomme vénitien, qui avait beaucoup vu le monde, adressa à l’une de ses parentes, Madonna Lucina Savorgnana, un petit récit intitulé : la Giulietta, histoire nouvellement retrouvée de deux nobles amants, avec leurs lamentables morts, telle qu’elle advint dans la cité de Vérone au temps du seigneur Bartoloméo Scala. Ce récit, fait à Luigi da Porto, par un certain archer véronais, de l’invention de l’écrivain selon toute probabilité, doit être tenu comme la véritable origine de cette histoire devenue si fameuse. Les curieux trouveront cette nouvelle dans l’édition que M. Bartolomeo Bressan a donnée à Florence des Lettres historiques où Luigi da Porto a raconté les faits de guerre et de politique dont il fut témoin de 1509 à 1528. La nouvelle est courte, rapide à la façon italienne, agréable, un peu sèche. Le ton en est aisé, simple, et sans flamme aucune, ce qui a lieu de surprendre dans le récit d’une aventure qui appelle naturellement la chaleur. Cette histoire méritait d’être refaite ; elle fut refaite, en effet, et cette fois d’une manière admirable, par ce dominicain de si libre et si mâle humeur, Matteo Bandello, qui fut chez nous évêque d’Agen, et qui dans le volumineux recueil de ses Nouvelles nous a laissé un tableau si vaste de cette. Italie exubérante en passions, en crimes et en germe des siècles passés. Toutefois c’est à Luigi da Porto que revient le mérite d’avoir découvert ou inventé l’anecdote. Le germe, le rudiment des œuvres survenues plus tard doit donc être considéré comme sa propriété.

Il est vrai que selon certains critiques cette propriété devrait lui être contestée. Sans aller aussi loin que le commentateur Douce qui prétend faire remonter l’origine de cette histoire jusqu’au romancier grec, Xénophon d’Éphèse, on peut soutenir à la rigueur, que le récit de Luigi da Porto n’est que la transformation d’une nouvelle d’un vieux conteur italien, Masuccio de Salerne, dont le recueil vit le jour en 1476, c’est-à-dire un peu plus de cinquante, ans avant l’apparition du récit de Luigi da Porto. Seulement chez le vieux conteur, l’histoire est toscane et siennoise, au lieu d’être véronaise. Un jeune Siennois, Mariotto Mignanelli, s’éprit d’une jeune Siennoise, Gianozza Saraceni, et fut par elle payé de retour. Les deux, amants ne sachant comment s’ouvrir à leurs parents et arriver aux noces désirées, prirent le parti de s’unir secrètement devant un frère de Saint-Augustin. À quelque temps de là, Mariotto eut une querelle avec un de ses compatriotes et le tua. Force lui étant de s’enfuir pour sauver sa tête, il se rendit à Alexandrie, où vivait un de ses oncles qui était un riche marchand. En son absence, les parents de Gianozza annoncèrent la résolution de marier leur fille. Refus de la fille, tempête des parents. Gianozza alla confier ses chagrins au frère augustin qui l’avait mariée, et celui-ci, comme le frère Laurent, lui donna un narcotique qui devait la faire passer pour morte. Pour morte elle passa en effet, et elle fut ensevelie dans l’église de Saint-Augustin. Le moine la retira de sa tombe, et sous un déguisement la dirigea vers Alexandrie où habitait son époux. Mais l’infortuné Mariotto avait appris par un messager trop prompt, comme lesont toujours les messagers de malheur, la nouvelle de l’enterrement de Gianozza. Désespéré, il se hasarda à rentrer dans Sienne malgré la sentence d’exil qui pesait sur lui ; il fut pris et décapité. Gianozza, naturellement inconsolable, revint en Toscane finir ses jours dans un couvent. On voit quelles sont les ressemblances que présente cette histoire avec celle de Roméo et de Juliette ; elles ne portent en définitive que sur la partie purement mélodramatique. Aussi laisserons-nous, malgré la nouvelle du vieux Masuccio, l’honneur et la gloire d’avoir inventé Roméo et Juliette à Luigi da Porto.

L’histoire de Roméo et de Juliette, forme la neuvième nouvelle de la seconde partie du recueil de Bandello. Elle est dédiée à un Véronais illustre, Jérôme Fracastor, auteur d’un poëme latin sur un sujet qui demande à n’être pas nommé ; mais ces Italiens de la Renaissance qui bravaient l’honnêteté dans leur langue populaire, la bravaient à bien plus forte raison dans la langue morte et désormais savante de leurs aïeux. La nouvelle de Bandello est un vrai chef-d’œuvre, et je n’hésite pas à dire qu’elle peut se lire avec admiration même après le drame de Shakespeare. Bandello n’a rien inventé, rien ajouté aux aventures de la nouvelle de Luigi da Porto ; mais comme il a développé les éléments que lui fournissait son devancier ! avec quelle lenteur familière, et je dirai volontiers, avec quelle pathétique garrulité se déroule son récit, si bien circonstancié que la romanesque histoire de Roméo et de Juliette apparaît comme l’aventure la plus naturelle du monde ! Ce chef-d’œuvre dans l’art du récit, ne fait cependant que mieux ressortir l’étonnant génie de Shakespeare. Ici on peut voir une fois de plus comment les choses n’ont jamais que l’âme de celui qui les contemple, et comment des esprits divers peuvent changer complètement, sans l’altérer en rien pourtant, une même matière. C’est et ce n’est pas la même histoire que nous lisons dans Bandello et dans Shakespeare. Là où Shakespeare s’est envolé dans l’idéal, Bandello est resté ferme dans la réalité. Shakespeare a mis partout des ailes ; passions, caractères, événements, chez lui tout vole, tout se précipite : chez Bandello, tout marche à pied ou sur la plus paisible des montures, même la tendresse des amants, même la tragédie de leur mort. Rien n’est plus romanesque que l’histoire de Roméo et de Juliette telle que Shakespeare nous la présente ; rien n’est plus explicable, moins fortuit que les aventures des deux amants telles que Bandello les raconte.

Et ici je ne puis m’empêcher de me détourner une minute de mon sujet pour faire une observation qui ne s’y rapporte que fort indirectement.. Ce charmant Bandello que si peu de lettrés ont lu, et qui leur ferait cependant passer tant d’heures agréables, est remarquable par deux caractères qui sembleraient devoir s’exclure, et qui sont cependant si bien mêlés ensemble qu’ils ne se distinguent même pas l’un de l’autre : nous sommes, croyons-nous, le premier qui prenions la peine de les séparer. De tous les conteurs italiens, c’est le plus romanesque, en ce sens que c’est celui qui possède la collection la plus rare de belles histoires, sans en excepter Boccace, et cependant, c’en est aussi le plus familier. Toutes ses nouvelles sont de véritables petits romans d’aventure, et les anecdotes facétieuses même qu’il a racontées (en moins grand nombre que son célèbre devancier) sont marquées de ce cachet de l’exceptionnel, du singulier qui est l’âme du romanesque ; dans toutes le hasard cruel ou malin est le moteur invisible d’accidents qui défient la logique humaine. En outre les passions y sont montées à un ton qui semblerait devoir nécessairement appeler une expression fortement dramatique. Ce ne sont que vengeances atroces, meurtres implacables, empoisonnements multipliés, coups de dague dans l’ombre. Eh bien, rien de tout cela ne nous étonne et ne nous fait tressaillir, tout cela nous parait chose ordinaire et presque vulgaire, tant Bandello nous le raconte avec familiarité, et bonhomie. C’est qu’en effet toutes ces choses étaient pour Bandello choses d’occurrence familière ; il avait vécu pour ainsi dire dans leur intimité de tous les jours. En a-t-il assez vu, appris, observé, ramassé de ces tragiques ou aimables histoires dans toutes les régions brûlantes de cette Italie sans frein, à Rome, à Naples, à Florence, à Venise, à Vérone, à Gênes, à Milan. Grâces à cette intimité familière, les passions et les aventares les plus extraordinaires deviennent explicables, tant il nous en montre bien les ressorts invisibles, les mobiles secrets, le jeu lent et latent. Aussi Bandello est-il celui de tous les conteurs italiens qui nous fait le mieux comprendre l’Italie et dont les œuvres ont le goût de terroir le plus prononcé. Cette saveur de terroir est chez Bandello aussi variée qu’elle est forte. C’est toujours la saveur italienne, mais légèrement différente selon la localité qui sert de scène, en sorte que ses nouvelles diffèrent entre elles d’arôme et de goût, selon qu’elles se passent à Rome, à Florence, ou à Venise, comme diffèrent les divers crus d’une même région vinicole. Quiconque voudra savoir en quoi les mœurs d’une ville différaient de celles d’une autre ville, comment le débordement voluptueux des Vénitiennes différait de la galanterie des Bolonaises, ou de la fierté tragique des Romaines, trouvera dans Bandello plus que partout ailleurs ces renseignements qui composent l’érudition des âmes imaginatives.

L’absence de romanesque dans le romanesque le plus excessif, telle est la définition un peu bizarre, mais parfaitement précise dans sa bizarrerie qu’on pourrait donner de Bandello. Ce caractère tient, disons-nous, à la familiarité et à la bonhomie aisée avec lesquelles Bandello mène ses récits, et cette familiarité à son tour tient à sa longue habitude de l’Italie. Elle, tient encore à autre chose, et cette autre chose fait de Bandello le rival souvent heureux et la véritable antithèse de Boccace. Le système de narration de Bandello est le parfait opposé du système, de narration de Boccace. Boccace donne à ses histoires grivoises ou sentimentales, mais plus souvent grivoises que sentimentales, une belle forme classique et antique. Il habille de vêtements cicéroniens des tours de commères et de badins, et donne aux discours de ses catins et de ses cocus cette précision aisée, et ce rien de trop, rien de moins, d’un si grand goût, qui distinguent la diction de Sallusle. Bandello, au contraire, ne cherche point à revêtir d’un costume classique des histoires qui ne le sont pas. Il donne à ses nouvelles le costume moderne qu’ont porté ses personnages, et le langage moderne qu’ils ont parlé. Par là il a introduit une innovation véritable, et dont on a trop peu profité, dans le récit italien, que les formes sévères de l’antiquité ont toujours trop attiré depuis la Renaissance, et qui a perdu à cette recherche la naïveté et la bonhomie si caractéristiques, des narrateurs du treizième et du quatorzième siècle, un Dino Compagni, par exemple, ou l’auteur anonyme du livre ravissant des Fioretti de saint François. C’est à cette absence de préoccupation du moule classique que Bandello doit en grande partie son aimable familiarité. Donc rien d’extraordinaire dans l’histoire de Roméo et de Juliette chez Bandello. Comme dans le drame de Shakespeare, les deux amants se voient pour la première fois au bal des Capulets, mais le coup de foudre de la passion amoureuse qui marque les amants pour l’orage et la mort n’existe pas chez le conteur italien. Roméo, amoureux d’une jeune dame qui lui fait ressentir tous les tourments des ardeurs non partagées, est assis dans un coin de la salle du bal, et promène un peu tristement ses regards à l’aventure, lorsque ses yeux s’arrêtent sur Juliette. Il la trouve belle, et alors ses regards au lieu d’errer comme précédemment ont plaisir à se fixer. Il regarde souvent, et à la dérobée, tant qu’enfin ses yeux rencontrent ceux de Juliette qui de son côté passant en revue les hôtes de son père, s’est arrêtée sur Roméo avec plus de complaisance que sur les autres. Rien d’extraordinaire comme vous le voyez ; c’est ce qui se passe tous les jours dans tout bal ou toute réunion quelconque. Un jeune homme, une jeune fille se regardent, se trouvent à leur gré ; c’est un simple attrait qui peut être le commencement de l’amour, mais qui n’est pas l’amour. La première déclaration, si cela peut s’appeler une déclaration, vient de Juliette, et cette déclaration est enveloppée dans une de ces plaisanteries que la plus innocente des femmes peut se permettre dans l’animation d’une fête. Le hasard d’une danse la place entre Roméo et un cavalier nommé Marcaccio (le Mercutio de Shakespeare), personnage très-bien vu des demoiselles de Vérone pour ses qualités de boute-en-train, mais qui était affligé d’une singulière particularité physique : il avait toujours les mains froides. La main de Roméo est brûlante, celle de Marcaccio glacée, en sorte que Juliette placée entre ce feu et cette glace en tire l’occasion d’une plaisanterie qui motive un léger serrement de main, et alors à l’attrait de tout à l’heure succède le trouble inévitable de la nature. Le bal se termine, et les deux amants, après s’être renseignés l’un sur l’autre auprès de leurs amis, se retirent tristement en songeant aux obstacles que l’inimitié de leurs familles apporterait à une passion qui doit être reléguée par eux dans la région des chimères. Mais la jeunesse a cela de particulier qu’elle marche d’elle-même au-devant de ce qu’elle désire, même lorsqu’elle ne croit pas à la réalisation de ses espérances. C’est ainsi que rêveusement, et par distraction, Juliette soulève souvent le rideau de sa fenêtre, ou s’accoude, à son balcon pour regarder dans la rue ; c’est ainsi que les pieds de Roméo le portent d’eux-mêmes sans participation de sa volonté vers l’endroit où demeure Juliette, et qu’ils s’arrêtent d’eux-mêmes aussi sous ses fenêtres laissant leur maître y faire aussi longue station qu’il lui plaît. Ce manège continue de longs mois avec une telle régularité, qu’à la fin les deux amants se découvrent l’un à l’autre, et prennent la résolution de s’unir secrètement. Roméo va trouver le frère Laurent, si bon et si imprudent dans Shakespeare, mais dont le rôle dans Bandello s’explique encore le plus naturellement du monde. Ce religieux était un moine franciscain renommé pour son savoir et sa piété, qui confessant toutes les personnes de condition de la ville tenait tous les secrets de leurs cœurs. Il était le confesseur de tous les Capulets et en conséquence de Juliette ; il était le confesseur de tous les Montaigus, et il avait pour Roméo une affection toute particulière. Dès que Roméo lui avoua son amour pour Juliette et lui demanda de les unir secrètement, l’idée vint, tout à coup au bon frère que ce mariage entrait dans les vues de la Providence qui voulait sans doute changer en amour la haine des deux familles. Il y vit un moyen de réconciliation future, et faisant passer les devoirs du zèle chrétien avant ceux de la sagesse mondaine, il n’hésita pas à bénir l’union des amants.

Quelque temps après arrive la querelle où le féroce Tebaldo est tué, et Roméo est obligé sous peine de mort de quitter Vérone. La scène des adieux est très-belle, mais d’une beauté fort différente de celle de Shakespeare. Il manque ici l’incomparable musique de la poésie shakespearienne, mais en revanche la véhémence passionnée italienne y éclate en traits d’une émouvante éloquence. Parmi ces traits, il en est un dont le germe se trouve indiqué brièvement dans Luigi da Porto, et que Bandello a développé d’une manière superbe. Je veux indiquer ce trait parce que bien des années après la nouvelle de Bandello, le Tasse ne dédaignera pas de s’en emparer et d’en faire une de ses plus belles octaves. « Puis l’heure de partir approchant, Juliette avec les plus fortes prières elle put trouver supplia son mari de la mener avec lui. « Cher Seigneur de mon âme, disait-elle, je raccourcirai ma longue chevelure, je me vêtirai comme un écuyer, et partout où il vous plaira d’aller, toujours je vous suivrai, et je vous servirai amoureusement. Et à quel serviteur pourriez-vous avoir confiance comme à moi ? Las, mon cher mari, faites-moi cette grâce et laissez-moi courir une même fortune avec vous, afin que celle qui sera la vôtre soit aussi la mienne. » Et maintenant rappelez-vous l’admirable passage de la Gerusalemme où Armide se traîne aux pieds de Renaud qui l’abandonne. Sprezzata ancella, a ohi fo più conservo Di questa chioma, or ch’a te fatta è vile ? Raccorcerolla : al titolo di serva Vos portamento accompagnar servile. Te seguirò, quando l’ardor più ferra Della battaglia entro la turba ostile. Animo ho bene, ho ben vigor che baste A condurti i cavalli, a portar l’aste.

La lecture de la nouvelle de Bandello nous montre une fois de plus combien facile relativement est la tâche du romancier comparée à celle de l’auteur dramatique. Il n’est personne qui en lisant le drame de Shakespeare n’ait été choqué et impatienté de la brusque décision du père Capulet au sujet du mariage de Juliette. Qui ne voit que dans la réalité les choses n’ont pu se passer ainsi, et avec cette précipitation ? Le poète dramatique n’a pas le temps d’attendre, et il lui faut brusquement pousser l’action, coûte que coûte. Mais Bandello nous explique très bien que les choses se passèrent le plus naturellement du monde. La décision de Capulet ne fut ni soudaine, ni tyrannique ; elle fut prise sagement, à la suite de longs conseils de famille, et fut un acte de débonnaireté paternelle. Après le départ de Roméo, Juliette tomba en proie à un chagrin muet qui la minait lentement. Ses parents ne furent pas longtemps à s’apercevoir de son état ; on la voyait languir et s’affaisser, on la surprenait versant des larmes dont elle refusait de dire la cause. Voilà la pauvre Madonna Capulet aux champs, pour découvrir d’où naît la tristesse de sa fille. Enfin il lui vient l’idée que peut être Juliette se sent humiliée de n’être pas encore mariée, tandis que toutes ses petites amies d’enfance le sont déjà. Elle fait part de sa belle découverte à Capulet qui se montre tout disposé à bien vite marier sa fille, et qui presse Madonna Capulet de la sonder sur ce sujet. Juliette interrogée sur ce chapitre refuse de se marier. « Qu’est-ce que tu veux donc, si lu ne veux pas le marier ? lui dit sa-mère. Veux-tu te faire dévote ou devenir religieuse ? Juliette répondit alors qu’elle ne voulait pas se faire dévote, ni religieuse, et qu’elle ne savait pas ce qu’elle voulait, sinon mourir. » Ces réponses réitérées sont loin de satisfaire le père Capulet, qui finit par entrer en colère, la menace de la battre comme dans Shakespeare, et lui commande d’épouser le comte Paris de Lodrone. Alors Juliette va trouver le frère Laurent et lui demande des habits de page pour fuir Vérone et aller rejoindre Roméo. Ce moyen semble dangereux et même inexécutable au frère Laurent, et après quelque hésitation il propose à Juliette le stratagème fatal du narcotique et de la mort feinte. Ici se trouve un mot admirable. Frère Laurent, qui avait peine à croire qu’une fillette eût assez de force d’âme et de courage pour se laisser fermer dans un tombeau parmi des morts, lui dit : « Mais, dis-moi, ma fille, n’auras-tu pas peur de ton cousin Tebaldo, tué il y a peu de temps, qui est dans le caveau où tu seras mise et qui doit fièrement sentir mauvais ? — Mon père, répondit la courageuse jeune fille, n’ayez souci de cela, car si je croyais trouver Roméo en traversant les peines et les tourments de l’enfer, je ne craindrais pas le feu éternel, ». Shakespeare a fait exprimer la même résolution à Juliette en vers d’une éloquence farouche ; mais l’énumération hyperbolique des horreurs qu’elle entasse l’une sur l’autre pour faire comprendre la profondeur de son désespoir, pâlit vraiment devant ce simple mot où se trahit l’âme entière, d’une jeune italienne d’autrefois, passionnée et chrétienne.

Toute la fin de la nouvelle est d’une éloquence familière admirable. Trompé comme dans Shakespeare par le rapport de son domestique trop empressé à porter la nouvelle de la mort de Juliette, et par l’obstacle imprévu qui empêche le message de frère Laurent de lui parvenir, Roméo se décide à entrer de nuit dans Vérone, déguisé en gentilhomme allemand, pour aller contempler sa femme une dernière fois et se donner la mort auprès d’elle. Auparavant il écrit à son père, lui révèle son mariage secret, sa résolution de mourir, et lui demande pardon de l’une et de l’autre désobéissance à son autorité paternelle. « II le priait très-affectueusement qu’il voulût : bien faire célébrer au tombeau de Juliette une messe solennelle des morts, comme à sa bru, et qu’il prélevât sur sa fortune une somme suffisante pour que cet office fût perpétuel. Roméo possédait certaines propriétés qu’une tante lui avait laissées par testament. Sur ces biens, il disposait encore de la somme nécessaire pour que son valet Pierre pût vivre commodément, sans avoir besoin des gages d’autrui. Il faisait grandissime instance auprès de son père pour que ces deux choses fussent exécutées, déclarant que c’était là sa dernière volonté. Et comme cette tante qui l’avait institué héritier n’était morte que quelques jours auparavant, il priait son père qu’il fit donner aux pauvres, pour l’amour de Dieu, les premiers fruits qui se récolteraient dans ses domaines.» Cela fuit, il se rend à Vérone, où il entre vers l’heure de l’Ave Maria, et après s’être tenu caché quelques heures, il va sur le matin revoir pour la dernière fois cette Juliette tant aimée. Il l’embrasse avec la frénésie de l’amour désespéré, la baigne de ses larmes, boit le poison dont il s’est muni à Mantoue chez un Spolétin « qui avait dans sa boutique des aspics vivants et autres serpents», et après avoir remis à son domestique la lettre pour son père, il le prie de le laisser mourir auprès de Juliette. Rien, on le voit, dans le Roméo mourant de Bandello ne ressemble au Roméo du dénoûment de Shakespeare, si frénétique dans son désespoir. Pas de comte Paris tué, pas de valet congédié avec menaces. Ce n’est pas le jeune patricien de Shakespeare que la douleur pousse à la colère et dont le désespoir réveille l’orgueil ; c’est un gentil jeune italien, que sa douleur dépouille de tout autre sentiment, et laisse à la merci des faiblesses qui sont communes à tous les hommes. Nulle trace d’orgueil, nul souvenir de son rang ; il pleure, et sanglote, comme ferait le premier venu, comme ferait son valet Pierre, dont il prend congé si affectueusement. Un trait caractéristique de l’Italie, c’est que la passion y ramène à l’égalité de la nature humaine générale les hommes de toute condition. Du grand seigneur le plus fier, il ne reste qu’un homme, dès que la douleur, l’amour ou la haine l’ont touché. En cela, le Roméo de la dernière scène de Shakespeare, si violent et presque dur, est plus un grand seigneur anglais formé par les habitudes féodales qu’un jeune patricien formé par des mœurs familières et pleines de bonhomie jusque dans leurs orages des municipalités italiennes. C’est là peut-être le seul point où Shakespeare n’ait pas saisi cette nature italienne que pour tout le reste il a si merveilleusement deviné. Cependant Juliette s’est réveillée sous l’étreinte des embrassements de Roméo et la chaude pluie de ses larmes. Ici se rencontre un détail qui pourra paraître choquant au goût français, mais où se révèle bien encore la simplicité si nue, si voisine de la nature qu’elle en est presque cynique, qui distingue la classique Italie. Juliette se sentant embrassée se figure que ces baisers sont le fait de frère Laurent, qui, venu pour la transporter hors du caveau, aura été pris de quelque désir charnel répréhensible. Elle fait effort pour se dégager, ouvre les yeux et reconnaît Roméo. Suit une scène de joie et de deuil, à la fois, aussi touchante que simple. Un éclair de bonheur qui dure juste assez de temps pour que l’ignorance de Juliette soit dissipée illumine une fois encore sous ce sombre caveau les âmes des deux amants. Roméo supplie Juliette de vivre et de le laisser auprès de Tebaldo, bien, vengé par sa mort ; mais, à ses prières, Juliette répond par ces seules paroles : « Puisqu’il n’a pas plu à Dieu que nous vivions ensemble, qu’il lui plaise au moins que je reste ici ensevelie avec vous ; et tenez pour sûr que je n’en sortirai jamais sans vous. » Roméo meurt, et Juliette, après avoir quelques, instants gémi sur son corps, le rejoint sans avoir besoin de porter sur elle une main violente. L’excès de son amour délie son âme de son corps mieux que ne le pourrait faire le poignard brutal et maladroit, et elle expire à la manière de ce jeune héros de Boccace qui, pris de la fièvre d’amour et n’y pouvant résister, s’introduit de nuit auprès de son amie trop scrupuleuse, lui demande la permission de s’étendre à ses côtés, et meurt du désespoir de ne pouvoir être heureux. La conclusion de l’histoire de Bandello diffère essentiellement, comme on le voit, du dernier acte si tragique de Shakespeare. Il ne faudrait pas croire cependant que le grand poète soit l’inventeur du dénoûment de sa pièce. Il le doit, aussi bien que le rôle si important de la nourrice, à Pierre Boisteau, traducteur français de la nouvelle de Bandello, lequel a eu l’ambition de corriger l’œuvre italienne et y a introduit ces deux importantes modification. Un poète anglais, contemporain de Shakespeare, Arthur Brooke, dans une traduction versifiée de la nouvelle de Bandello, qui n’est pas sans mérite et qui parut en 1562, adopta les innovations de Boisteau : or Malone croit que c’est à ce poème de Brooke que Shakespeare puisa l’histoire de Roméo et de Juliette.

Au siècle dernier, le grand comédien Garrick, à qui la gloire de Shakespeare dut sa première résurrection après la longue éclipse qu’elle avait subie pendant la période classique, prit la responsabilité de substituer la conclusion de Bandello au dénoûment du poète ; et voici les réflexions que nous inspirait naguère cette substitution. Nous demandons au lecteur de faire pour Roméo et Juliette ce que nous avons fait pour Macbeth, et de profiter une fois, encore du bénéfice de nos travaux antérieurs. Garrick, comme on le sait, a permis aux deux amants les douceurs d’un dernier embrassement ; Juliette a le temps de se réveiller, avant que Roméo ait rendu l’âme, et le spectateur se sent heureux que dans leur infortune les deux amants aient au moins cette consolation de pouvoir mourir ensemble. Le dénoûment inexorable du grand poète est donc moins bien conçu, au point de vue de la scène, que l’ingénieux et sentimental dénoûment de Garrick, car il glace et comprime le cœur, au lieu d’ouvrir une issue aux larmes et de soulager, ainsi le spectateur du poids de ses émotions. Mais comme il est autrement pathétique et tragique ! Comme il est mieux d’accord avec la poésie et le bon sens ! Changer le dénoûment de Shakespeare, c’est changer le caractère de la pièce entière, n’en déplaise à l’ombre de Garrick, Roméo et Juliette doivent mourir l’un, après l’autre, et non en même temps. Je m’étonne qu’on n’ait pas encore fait à cet égard une observation qui se présente cependant tout naturellement à la pensée. « La mort de Roméo et de Juliette résume de la manière la plus douloureusement précise leur vie et leur amour. Ils meurent comme ils ont vécu, séparés par une cloison mince comme une toile d’araignée, à la fois très près et très loin l’un de l’autre. Naguère ils vivaient côte à côte, ils étaient enfants de la même ville, leurs maisons se touchaient, leurs conditions étaient égales, et cependant les haines de leurs deux familles les séparaient l’un de l’autre plus que l’inégalité des conditions et les longues distances n’ont jamais séparé d’autres amants malheureux. Ils se voient, ils se parlent, leurs mains se touchent, et cependant un mur invisible se dresse entre eux ; ils s’épousent, et ce mur s’épaissit et résiste plus fortement que jamais. Enfin Juliette, pour détruire cette cloison importune, prend la résolution étonnante de rejoindre Roméo par la porte du trépas. Morte pour tout le monde, elle sera vivante pour lui seul. Tout a été sagement combiné, fixé, prévu ; vaine sagesse et vaine prudence ! l’invisible cloison se dresse encore dans le caveau funèbre des Capulets entre les deux amants. Les voilà maintenant couchés l’un contre l’autre. Ah ! que leur union est étroite, et cependant qu’ils sont séparés ! Avant de mourir, ils se sont tour à tour regardés, comme on regarde par-dessus un mur qu’on ne pourrait franchir qu’en se tuant. Roméo est venu, il a vu Juliette endormie, et il a plongé dans la mort. A son tour, Juliette s’est soulevée de son cercueil, et regardant du haut de ce balcon funèbre, elle a vu le corps inanimé, de Roméo. Ainsi-il était là, tout près d’elle, et elle n’en savait rien, elle n’en pouvait rien savoir. Elle étend la main et emprunte, pour le rejoindre, son poignard à Roméo. Voilà le dénoûment vrai et logique de l’histoire de Roméo et de Juliette. Leur mort est conforme à leur vie ; ils meurent comme ils ont vécu, à la fois unis et séparés. La scène, j’en conviens, ne s’accommode pas de ce dénoûment. Que voulez-vous ? tant pis pour la scène. » Shakespeare a donc trouvé tous les éléments et tous les caractères de son drame dans le conte de Bandello corrigé par Boisteau et Brooke ; sa part d’invention brute, s’il est permis de s’exprimer ainsi, se réduit à deux choses fort essentielles à la vérité, car elles donnent au drame son caractère et son allure : la soudaineté de la passion, des deux amants, le coup de foudre de la première minute, qui explique la nature irrésistible, pour ainsi dire implacable de leur amour, et le personnage de Mercutio, qui se trouve sans qu’il y paraisse le véritable pivot du drame. C’est à peine si Bandello a fourni au poète une lointaine indication pour le caractère de ce dernier personnage. Quelle distance il y a entre le personnage effacé et un peu grotesque du Marcaccio aux mains froides de Bandello et le gai Mercutio de Shakespeare à la verve touffue en saillies capricieuses et extravagantes comparables à une végétation pétulante et folle en sa fécondité ! Je, dis que Mercutio est, sans qu’il, y paraisse, le véritable pivot du drame, et ici encore je veux, rendre la parole à mes rêveries passées. « Supprimez Mercutio, disais-je, et vous diminuerez du même coup Roméo ; l’amant de Juliette n’est pas complet sans son gai compagnon. Mercutio fait partie intégrante de ce cortège d’amis et de camarades que tout jeune homme entraîne nécessairement après lui. Dans la première jeunesse, les amis ont une importance qu’ils n’ont plus aux autres époques de la vie ; le jeune, homme n’existe pas sans eux ; ils composent une partie de son caractère, ils servent de commentaires à ses actions. Ce chœur d’amis et de camarades se divise infailliblement en deux bandes : la bande des amis sages et studieux, compagnons des heures graves et confidents des peines et des joies sérieuses ; la bande des amis gais et pétulants ; compagnons des heures de folie et complices des joies bruyantes. Cette division entre les amis du jeune homme est invariable comme une loi de la nature : celui qui appartient à une bande passe rarement dans l’autre ; on ne les voit pas aux mêmes heures, on ne les consulte pas dans les mêmes occasions, on ne leur dévoile pas les mêmes sentiments. La vie morale du jeune homme est tranchée avec une netteté toute classique, et cette division qu’il établit entre ses amis correspond à la division qu’il fait de son être. Shakespeare était trop grand connaisseur du cœur humain pour ignorer cette loi de la vie morale des jeunes gens ; aussi a-t-il placé aux côtés de Roméo deux personnages qui représentent les deux genres d’amis que nous venons de décrire. Benvolio est l’ami sage, modéré et prudent, le conseiller, le mentor ; Mercutio est l’ami fou, brillant, amusant, le camarade et le complice ». « Mercutio est le véritable pivot du drame ; car si vous supprimez ce personnage, le duel dans lequel Roméo tue Tebaldo se comprend plus difficilement, et en tout cas n’a plus aucune légitime excuse. Pourquoi Shakespeare a-t-il choisi Mercutio pour le faire frapper par l’épée de Tebaldo plutôt que Benvolio ? Mercutio, après tout, n’est qu’un étranger pour Roméo, tandis que Benvolio est son propre cousin. Mais Shakespeare savait bien que pour arracher Roméo au souvenir de Juliette, il fallait que l’épée de Tebaldo atteignît l’ami qui lui était le plus cher, et que des amis de tout jeune homme, le préféré, celui qui est le plus près du cœur, c’est toujours le plus fou et le plus brillant. L’homme qui est là étendu mort, c’est Mercutio, l’ami de ses journées heureuses, l’amusant compagnon qui l’a tant de fois amusé de ses saillies, qui a si souvent soufflé sur sa mélancolie, le camarade qui a si souvent, le soir, battu avec lui les rues de Vérone. Tous les souvenirs de sa jeunesse, veuve de son compagnon préféré, s’éveillent soudain et lui montent au cerneau en fumées de colère. Il faut que ce soit lui, Mercutio, qui soit là mort, pour que Roméo puisse oublier un instant Juliette et la parenté récente qui l’unit à Tebaldo, » Bien souvent nous avons admiré Shakespeare comme peintre des races humaines et des époques historiques ; mais jamais peut-être il n’a été aussi digne d’admiration que dans cette pièce, où il fait apparaître devant nous la nature italienne avec sa véhémence passionnée, ses volcans à fleur d’âme, et sa vie morale si prompte à se jeter en dehors du moi intime. Nous détacherons encore de nos anciennes études deux fragments : l’un sur cette divination de la nature italienne, l’autre sur le caractère particulier de la passion de Roméo et de Juliette. « Roméo et Juliette, sont deux amants italiens, et ici nous avons une preuve nouvelle de l’aptitude de Shakespeare à comprendre les caractères des diverses nations. Rien de saisissant comme le contraste qui existe entre Roméo et Juliette ou Othello et les autres grandes pièces de l’auteur, Hamlet et Macbeth par exemple ; le passage d’un pays du nord à un pays du midi n’offre pas de plus grandes différences, à l’admiration. Tout a changée subitement : mœurs, langage, caractères et passions. Dans les autres pièces de Shakespeare, les personnages ; dévoilent leur caractère avec une lenteur extrême ; ce n’est que lorsque les scènes se sont entassées les unes sur les autres qu’ils sont expliqués. Leurs passions sont tout intérieures, et on dirait que ce n’est que contre leur gré qu’ils nous les révèlent ; ils les cachent et les refoulent en eux autant qu’ils peuvent ; mais la violence de ces passions, force la résistance de la volonté, leur ouvre un passage et les rejette au dehors sous la forme d’hallucinations et de visions, ils se racontent indiscrètement peu à peu, comme un somnambule ou un homme qui parle eu rêvant ; leur passion a été plus forte que leur volonté. Rien de pareil n’existe dans Roméo et Juliette. Là les passions sont tout extérieures et ne font aucun effort pour se cacher. Dès la première scène où ils apparaissent les personnages nous disent tout ce qu’ils sont. Il est impossible d’imaginer deux caractères plus simples que ceux de Roméo et de Juliette ; ce sont deux enfants du pays où tout est lumière, précision, netteté de lignes et de contours, où la vie n’a pas plus de secrets que la nature, où la nuit elle-même n’a pas d’ombre et où l’obscurité appartient à la seule mort. Dès leur premier regard les deux âmes de Roméo et de Juliette s’échappent au dehors et courent au-devant l’une de l’autre avec une véhémence irrésistible. Les deux amants ne s’appartiennent plus, et ils vont en avant poussés par la force du sentiment qui les maîtrise jusqu’à ce qu’ils tombent à bout d’haleine. Leurs âmes n’ont plus de mystères, plus de vie intime cachée et personnelle ; elles pensent tout haut et parlent tout haut, sans frein, sans retenue et sans pudeur ; leurs a parte eux-mêmes ignorent le silence et ne sont pas intimes comme les soliloques des caractères septentrionaux.

« C’est ainsi que Roméo a surpris le secret de Juliette ; mais elle aurait pu tout aussi bien pénétrer la première celui de Roméo, car au moment où elle parlait au silence, lui faisait ses confidences à la nuit. Puis le secret une fois découvert, les deux amants n’ont plus l’ombre d’une réticence ou d’une réserve : parole prononcée, cœur engagé ; amour avoué, existence livrée. Leurs actions sont accomplies aussitôt que projetées ; leurs cœurs sont aussi près de leurs lèvres que les épées de deux combattants sont près de leurs mains. La distance qui sépare la pensée de l’acte, le sentiment de l’aveu, le désir de la volupté satisfaite, est radicalement supprimée par les deux amants.

« Les autres personnages du drame sont à l’avenant de Roméo et de Juliette ; la réflexion n’a pas plus de part dans leurs diverses passions qu’elle n’en a dans l’amour des deux enfants. A peine ils ont pensé une chose qu’elle est exécutée ; on dirait qu’ils n’ont aucun contrôle sur eux-mêmes. Mercutio est comme enivré de sa verve ; il est le possédé, non le possesseur de son esprit. Les violences de Tebaldo sont soudaines comme des bonds de tigre ; les brutalités du vieux Capulet sont immodérée ; et irréfléchies, et il n’est pas jusqu’au pacifique Benvolio qui n’ait la tête assez près du bonnet pour, chercher querelle à un homme, parce qu’en éternuant il a réveillé son chien qui dormait au soleil. Tous ces personnages sont bien les compatriotes et les parents des deux amants, car ils parlent, plaisantent, s’indignent et se vengent exactement de la même manière que Roméo et Juliette aiment. Tous agissent comme des enfants à la fois indisciplinés et irréfléchis, depuis la nourrice jusqu’à Juliette, depuis le père Capulet jusqu’au frère Laurent, lequel n’a pas plus d’empire sur sa bonté que Tebaldo sur ses colères et Mercutio sur ses saillies.

« Roméo et Juliette sont les amants par excellence, non-seulement parce qu’ils sont tout à l’amour, mais parce qu’ils n’ont jamais été qu’à lui. Roméo et Juliette sont deux enfants, et cette circonstance en simplifiant leur caractère fait porter tout l’intérêt du drame sur leur passion, et en augmente l’intensité dans une mesure extraordinaire. Ils aiment, et voilà tout. Toute leur vie se concentre dans ce sentiment unique qui est le premier qu’ils éprouvent. Ils n’ont pas de passé qui les gêne et les modère, pas de souvenirs qui les importunent, pas de regrets et de remords qui se lèvent pour leur dire : souviens-toi. Hamlet aime froidement Ophélia ; mais comment pourrait-il en être autrement, harcelé comme il l’est par mille sentiments contraires, poursuivi par le fantôme d’un père qui demande vengeance, et retenu par le respect dû à une mère qui réclame protection et pitié, inquiet pour les destinées de sa race et l’avenir de son pays ? Son cœur est trop plein pour que l’amour puisse s’y faire une grande place. Aussi la passion d’Ophélia jetée sur un terrain forcément ingrat se dessèche et meurt après s’être nourrie quelque temps des espérances menteuses de cette avare affection. Lorsque Othello se croit trompé par Desdémona, le sentiment de l’honneur outragé n’est pas moins fort en lui que la jalousie qui le déchire. Il ne pleure pas seulement le rêve de son amour évanoui, il pleure aussi sa gloire détruite et ses triomphes découronnés. Les tumultes des anciennes batailles retentissent à ses oreilles, et il dit adieu avec des larmes cruelles à ces plaisirs farouches qui l’avaient enivré, avant que Desdémona lui eût fait connaître des voluptés plus humaines. Rien de pareil n’existe pour Roméo et Juliette. Cette simplicité de caractère, cette ignorance de tout sentiment étranger à celui qui les possède font de Roméo et de Juliette les représentants non-seulement les plus poétiques, mais les plus absolus de la passion. « Les autres amants poétiques ne représentent que les diverses formes de l’amour ; Roméo et Juliette seuls représentent l’amour vrai et complet. Shakespeare a exprimé par eux tout ce que contient ce sentiment et tout ce qu’il est capable de faire rendre à la nature humaine lorsqu’il s’empare d’elle. On peut dire que dans ce drame, il a épuisé son attrayant sujet, et qu’il n’y a rien à ajouter après lui sur les caractères essentiels de cette passion. Comme le poète voulait peindre l’amour et rien que l’amour, il l’a séparé de toutes les affections et de toutes les passions qui l’avoisinent et se confondent avec lui, et l’a présenté sous sa forme la plus rare, mais aussi la plus vraie, parce qu’on ne peut la soupçonner d’emprunter quelque chose à des sentiments étrangers, l’amour spontané. Qui pourrait dire en effet quelle part revient à l’habitude, à l’amitié, à l’orgueil, à l’estime, à la reconnaissance, à l’admiration, au sentiment de l’honneur, dans les autres formes de l’amour ? Mais l’amour spontané et soudain ne peut être accusé de pareils emprunts puisqu’il ne naît que de lui-même ; c’est donc l’amour ramené à son essence la plus irréductible, et comme dirait un métaphysicien, le véritable amour en soi. « Voulant montrer à que degré de force peut atteindre l’amour et quel peu de compte il tient des intérêts humains, le poète l’a fait naître entre deux enfants de familles rivales qui, s’ils écoutaient la voix des préjugés sociaux, auraient plus de raisons pour se haïr que pour s’aimer, et pour se fuir que pour se chercher. Voulant exprimer tout ce que cette passion contient d’enivrement et de poésie, il a choisi l’âge de la vie où tout est lumière, force et beauté, où la volupté apparaît comme un droit de la nature, où le plaisir ne présente aucun aspect offensant, où les ardeurs d’une affection mutuelle ne réveillent aucune idée choquante, ni aucun injurieux soupçon, l’âge enfin où l’amour est souverain sans partage et où rien n’a la puissance de prévaloir contre lui. Pour montrer l’amour dans toute sa franchise, il fallait le débarrasser de toutes ces contraintes que les timidités du caractère ; les malentendus de l’éducation, l’inégalité des conditions, opposent d’ordinaire à son développement, et c’est ce qu’a fait Shakespeare en choisissant pour le représenter deux jeunes méridionaux véhéments, énergiques, égaux d’âge et de condition. Le poète n’a pas établi de distinction entre l’amour physique et l’amour moral, entre la sensualité et la tendresse ; l’amour de Roméo et de Juliette a l’exigence de l’absolu ; il prend l’être humain tout entier, corps et âme, idéal et réalité. Shakespeare a donc réuni en un seul faisceau les divers, éléments qui constituent l’amour parfait. Roméo et Juliette est plus qu’un admirable drame, c’est la métaphysique vivante de l’amour. « Supposez par une fantaisie d’imagination que vous avez à subir un examen devant une cour d’amour renouvelée de l’ancienne civilisation provençale, ou que vous avez à dresser une sorte de catéchisme de cette passion ; à toutes les questions vous n’auriez qu’à donner les réponses de Roméo et. Juliette. Exemples :

Q. — Qu’est-ce que l’amour ?

R. — L’amour est une passion dont le propre est de triompher de toutes les autres et d’anéantir même son contraire qui est la haine, une passion qu’on peut vaincre, mais non soumettre, et qui échappe par la mort à l’empire même de la fatalité, ainsi qu’en témoigne l’histoire des amants de Vérone.

Q. — Quel est le véritable amour ?

R. — L’amour spontané de Roméo et de Juliette, parce qu’on ne peut le soupçonner d’emprunter quelque chose à l’amitié, à l’habitude, au respect, à la reconnaissance, comme tant d’autres affections qui ne sont appelées du nom d’amour que parce qu’elles sont l’exagération charmante et violente de sentiments dans lesquels l’amour n’avait à l’origine rien à voir.

Q. — Quel est l’âge propre avant tout autre à l’amour ?

R. — L’âge de Roméo et de Juliette, parce qu’alors l’amour n’est obscurci par aucune ombre, qu’il rayonne de son propre éclat, qu’il ne redoute la rivalité d’aucune autre passion, et qu’il peut user toutes ses forces à ses propres luttes.

Q. — Quels sont les peuples les mieux faits pour l’amour ?

R. — Les peuples méridionaux et surtout les Italiens, parce qu’ils donnent à cette passion un franc et libre jeu que les autres peuples lui refusent, etc., etc. « Le mot d’idéal sur lequel les critiques ont tant disserté, n’a vraiment aucune signification lorsqu’il s’agit de Shakespeare, mais le mot d’absolu en a une très grande. Dirons-nous, par exemple, que l’amour de Roméo et de Juliette est idéal ? Mais il n’y a pas un seul des éléments de cet amour qui ne se rencontre dans la réalité la plus concrète ; et cependant la réunion de tous ces éléments, forme la perfection même de l’amour. Cette concordance parfaite de tous les éléments d’une même passion est rare sans doute, mais nous comprenons qu’elle n’est pas impossible, et dès lors où est l’idéal ? En revanche, si elle ne peut s’appeler idéale, cette passion peut à bon droit s’appeler absolue, puisqu’il n’y manque aucun des éléments qui sont nécessaires pour constituer l’amour dans son intégralité. L’amour de Roméo et de Juliette est donc mieux qu’idéal, ou plutôt il n’a pas besoin d’épithète qualifiante : il est l’amour. »  


PERSONNAGES DU DRAME.

DELLA SCALA, prince de Vérone1.

PARIS, jeune gentilhomme, parent du PRINCE.

MONTAIGU, ) chefs de deux maisons en guerre

CAPULET, ) l’une contre l’autre.

Un vieillard, oncle de CAPULET.

ROMÉO, fils de MONTAIGU.

MERCUTIO, parent du PRINCE, et ami de ROMÉO.

BENVOLIO, neveu de MONTAIGU, et ami de ROMÉO.

TEBALDO, neveu de MADONNA CAPULET2,

LE FRÈRE LAURENT, franciscain.

LE FRÈRE JEAN, franciscain.

BALTHAZAR, domestique de ROMÉO.

SAMSON, )

GRÉGOIRE,) domestiques de CAPULET.

ABRAHAM, domestique de MONTAIGU.

Un apothicaire.

Trois musiciens.

Le chœur.

Le page de PARIS.

Le page de MERCUTIO.

PIERRE.

Un officier.

Madonna MONTAIGU, femme de MONTAIGU

Madonna CAPULET, femme de CAPULET.

JULIETTE, fille de CAPULET.

La NOURRICE de JULIETTE.

Citoyens de Vérone, hommes et femmes parents des deux maisons, masques, gardes, veilleurs de nuit et comparses.

SCÈNE. — A VÉRONE ; au cinquième acte, un instant à Mantoue.
PROLOGUE.

LE CHŒUR.

Dans la belle Vérone, où nous plaçons notre scène, la vieille rivalité de deux familles, toutes deux égales en dignités, éclate en rixes nouvelles, et le sang des citoyens souille les mains des citoyens. Des reins funestes de ces deux ennemis, sortent deux amants à l’étoile contraire, dont les lamentables mésaventures enseveliront dans leurs tombeaux la lutte de leurs parents. Les terribles péripéties de leur amour marqué de mort, et la rage prolongée de leurs parents que rien ne pourra arrêter, si ce n’est la fin de leurs enfants, vont être sur notre théâtre le sujet qui remplira les deux prochaines heures : si vous voulez bien prêter à cette histoire une patiente attention, notre zèle s’efforcera de remédier à ce qui se trouvera insuffisant8.


ACTE I.


Scène PREMIÈRE.

Une place publique.
Entrent SAMSON et GRÉGOIRE, armés d’épées et de boucliers.

SAMSON. — Grégoire, sur ma parole, ils ne nous monteront pas ainsi sur le dos 4.

GRÉGOIRE. — Non, car autrement nous serions des portefaix.

SAMSON. — Je veux dire que s’ils nous échauffent la bile, nous saurons tenir bon.

GRÉGOIRE. — Oui, tant que tu vivras, fais en sorte que ta tête tienne bon sur tes épaules.

SAMSON. — Je frappe vivement une fois ému.

GRÉGOIRE. — Oui, mais tu n’es pas aisément ému à frapper.

SAMSON. — Un chien de la maison de Montaigu suffit pour m’émouvoir.

GRÉGOIRE. — Se mouvoir, c’est se remuer ; être vaillant, c’est tenir ferme sans bouger : par conséquent, si tu es ému, tu t’enfuis.

SAMSON. — Un chien de cette maison m’émeut à me faire tenir ferme : je garderai la muraille contre n’importe quel garçon ou quelle fille de la maison de Montaigu.

GRÉGOIRE. — Cela montre que tu es un faible esclave : car c’est le plus faible qui va du côté du mur.

SAMSON. — C’est juste, par conséquent les femmes étant les vases les plus faibles, sont toujours poussées contre le mur : par conséquent, je pousserai loin du mur les valets de Montaigu, et je pousserai ses servantes contre le mur.

GRÉGOIRE. — La querelle est entre nos maîtres, et entre nous leurs serviteurs.

SAMSON. — C’est tout un ; je veux me montrer tyran : quand j’aurai combattu avec les hommes, je serai cruel avec les filles, je leur secouerai les puces.

GRÉGOIRE. — Secouer les puces aux filles !

SAMSON. — Oui, leur secouer leurs puces, ou bien leurs pucelages5 ; arrange cela dans le sens que tu voudras.

GRÉGOIRE. — Non, c’est à celles qui le sentiront à s’en arranger.

SAMSON. — C’est moi qu’elles sentiront, tant qu’il me restera un atome de force, et l’on sait si je suis un morceau de chair à tenir bon.

GRÉGOIRE. — Cela est vrai, tu n’es pas un poisson ; si tu l’avais été, tu aurais été un maquereau de deux sous6. Tire ton outil, en voici venir deux de la maison de Montaigu.

SAMSON. — Mon arme est tirée ; cherche-leur querelle, je viendrai par derrière toi.

GRÉGOIRE. — Comment, ça, en tournant ton derrière et en t’enfuyant ?

SAMSON. — N’aie pas peur de moi.

GRÉGOIRE. — Avoir peur de toi, non certes ; mais c’est de ta peur que j’ai peur.

SAMSON. — Faisons en sorte d’avoir la loi de notre côté ; laissons-les commencer.

GRÉGOIRE. — Je froncerai le sourcil en passant, près d’eux ; qu’ils le prennent comme ils l’entendront.

SAMSON. — Certes, et comme ils l’oseront, Je vais mordre mon pouce devant eux, ce qui est une honte, s’ils le supportent.

Entrent ABRAHAM et BALTHAZAR.

ABRAHAM. — Est-ce pour nous que vous mordez votre pouce, Monsieur7?

SAMSON. — Je mords mon pouce, Monsieur.

ABRAHAM. — Est-ce pour nous que vous mordez votre pouce, Monsieur ?

SAMSON, à part à Grégoire. — La loi serait-elle pour nous si je dis oui ?

GRÉGOIRE, à part, à Samson. — Non.

SAMSON. — Non, Monsieur ; je ne mords pas mon pouce pour vous, Monsieur, mais je mords mon pouce, Monsieur.

GRÉGOIRE. — Est-ce une querelle que vous cherchez, Monsieur ?

ABRAHAM. — Une querelle, Monsieur ! non, Monsieur.

SAMSON. — Si c’est là ce que vous cherchez, Monsieur, je suis votre homme: je sers un maître qui vaut le vôtre.

ABRAHAM. — Il ne vaut pas mieux.

SAMSON. — Bien, Monsieur.

GRÉGOIRE, à part, à Samson. — Dis qu’il vaut mieux ; voici venir un des parents de mon maître.

SAMSON. — Oui, Monsieur, qui vaut mieux.

ABRAHAM. — Vous mentez.

SAMSON. — Dégainez, si vous êtes des hommes. — Grégoire, rappelle-toi ton coup qui fait tapage. (Ils combattent.)

Entre BENVOLIO.

BENVOLIO. — Séparez-vous, insensés ; rengainez vos épées ; vous ne savez pas ce que vous faites. (Il les force à baisser leurs épées.)

Entre TEBALDO.

TEBALDO. — Comment, tu as dégainé parmi ces valets sans courage ? retourne-toi, Benvolio, et regarde ta mort en face.

BENVOLIO. — Je m’efforçais seulement de rétablir la paix ; rengaine ton épée, ou sers-t’en pour m’aider à séparer ces hommes.

TEBALDO. — Comment ! tu as dégainé, et tu parles de paix ! Je hais ce mot, comme je hais, l’enfer, tous les Montaigus, et toi : en garde, lâche ! (Ils se battent.)

Entrent divers clients des deux maisons qui se joignent à la mêlée ; puis entrent des citoyens avec des bâtons et de pertuisanes.

LES CITOYENS. — Des bâtons ! des cannes ! des pertuisanes ! Frappez ! Rossez-les ! A bas les Capulets ! A bas les Montaigus !

Entrent CAPULET dans sa robe de chambre et MADONNA CAPULET.

CAPULET. — Qu’est-ce que ce tapage ? — Holà ! donnez-moi ma grande épée8!

MADONNA CAPULET. — Une béquille ! Une béquille ! Pourquoi demandez-vous une épée ?

CAPULET. — Mon épée, dis-je ! — Le vieux Montaigu est accouru, et brandit sa lame pour me défier.

Entrent MONTAIGU et MADONNA MONTAIGU.

MONTAIGU. — Scélérat de Capulet ! — Ne me retiens pas, laisse-moi aller.

MADONNA MONTAIGU. — Tu ne bougeras pas d’une semelle pour aller chercher un ennemi.

Entre LE PRINCE, avec sa suite.

LE PRINCE. — Sujets rebelles, ennemis de la paix, qui abusez de cet acier souillé du sang de vos voisins.... Eh bien, est-ce qu’ils ne vont pas m’écouter ? — Holà, qu’est-ce à dire ? Hommes, bêtes, qui éteignez le feu de votre rage pernicieuse avec les fontaines de pourpre jaillissant de vos veines, sous peine de la torture, que vos mains sanglantes jettent à terre ces armes mal gouvernées, et écoutez la sentence de votre prince irrité : par ton fait, vieux Capulet, et par ton fait, Montaigu, trois rixes civiles, sorties d’un mot dit en l’air, ont trois fois troublé le repos de nos rues, et forcé les anciens citoyens de Vérone à dépouiller leurs graves et décents costumes, pour brandir dans des mains vieilles comme elles de vieilles pertuisanes rongées par la rouille de la paix, afin de séparer la haine qui vous ronge. Si jamais vous troublez encore nos rues, vos vies payeront le dommage fait à la paix. Pour le moment, que tout le monde s’en aille : vous, Capulet, vous, allez venir avec moi ; vous, Montaigu, vous viendrez cette après-midi, pour connaître sur cette affaire notre décision ultérieure, au vieil hôtel de ville, le lieu ordinaire de nos jugements. Une fois encore, sous peine de mort, que tout le monde parte. (Sortent le Prince et les gens de sa suite, Capulet, Madonna Capulet, Tebaldo, les citoyens et les serviteurs.)

MONTAIGU. — Qui a déterminé cette nouvelle explosion d’une antique querelle ? Parlez, neveu, étiez-vous là quand elle a commencé ?

BENVOLIO. — Les domestiques de votre ennemi, et les vôtres, s’étaient pris aux cheveux avant mon arrivée : j’ai dégainé pour les séparer ; à ce moment est venu le furieux Tebaldo, son épée toute prête, avec laquelle, pendant qu’il carillonnait des défis à mes oreilles, il exécutait des moulinets autour de sa tête, lui faisant couper le vent, qui, ne se sentant blessé en aucune façon, payait sa colère en sifflets de mépris : pendant que nous échangions bottes et coups, d’autres, puis d’autres sont venus, et ils se sont mis à se battre mutuellement, jusqu’au moment où le prince est arrivé et a séparé les deux partis.

MADONNA MONTAIGU. — Ô où est Roméo ? L’avez-vous vu aujourd’hui ? Je suis bien joyeuse qu’il ne se soit pas trouvé dans cette rixe.

BENVOLIO. — Madame, une heure avant que le bienaimé soleil eût montré sa tête à la fenêtre d’or de l’orient, une inquiétude d’esprit m’a poussé à sortir, et sous le bosquet de sycomores planté à l’ouest de ce côté-ci de la ville, j’ai vu votre fils, tout aussi matinal que moi, qui se promenait : je me suis dirigé vers lui, mais il m’avait aperçu, et il s’est esquivé sous le couvert du bois : moi, mesurant ses sentiments sur les miens, qui sont d’autant plus occupés qu’ils sont plus solitaires9, j’ai poursuivi ma fantaisie, sans poursuivre la sienne, et j’ai évité avec plaisir celui qui avait plaisir à m’éviter.

MONTAIGU. — On l’a vu bien des matinées déjà en cet endroit, augmentant par ses larmes la fraîche rosée du matin, ajoutant par ses profonds soupirs des nuages aux nuages ; mais tout aussitôt que le soleil qui porte la joie à tout l’univers, commence au plus lointain de l’orient à ouvrir les rideaux d’ombres du lit de l’Aurore, mon fils mélancolique se sauve au logis pour éviter la lumière, et là s’enfermant tout seul dans sa chambre, clôt ses fenêtres, tire le verrou à la belle lumière du jour, et se compose une nuit artificielle pour son usage : cette humeur-là peut avoir et présage de mauvais résultats, à moins que de bons conseils ne parviennent à en écarter la cause.

BENVOLIO. — Mon noble oncle, en connaissez-vous la cause ?

MONTAIGU. — Je ne la connais pas, et je n’ai pu l’apprendre de lui.

BENVOLIO. — Avez-vous employé quelques moyens pour le presser de vous la dire ?

MONTAIGU. — Je l’en ai pressé moi-même, et je l’en ai fait presser par de nombreux amis ; mais il reste l’unique conseiller de ses sentiments, et il est pour lui-même, — prudent jusqu’à quel point, je n’oserais le dire, — mais aussi discret, aussi caché, aussi difficile à sonder et à pénétrer que l’est le bouton piqué par un ver envieux, avant qu’il puisse étendre ses douces feuilles à l’air et exposer sa beauté au soleil. Si nous pouvions seulement apprendre d’où viennent ses chagrins, nous serions aussi heureux de les guérir que de les connaître.

BENVOLIO. — Voyez, le voici qui vient ; retirez-vous, je vous prie ; je connaîtrai son chagrin, ou il faudra qu’il me refuse plus d’une fois.

MONTAIGU. — Je désire, puisque tu consens à rester, que tu sois assez heureux pour lui arracher une confession sincère. — Venez, Madame, partons. (Sortent Montaigu et Madonna Montaigu.)
Entre ROMÉO.

BENVOLIO. — Bonne matinée, cousin.

ROMÉO. — Le jour est-il donc si jeune ?

BENVOLIO. — Il vient de sonner neuf heures.

ROMÉO. — Hélas pauvre moi ! les heures tristes semblent longues. N’est-ce pas mon père qui vient de s’éloigner à si grands pas ?

BENVOLIO. — Oui. — Quel est le chagrin qui allonge les heures de Roméo ?

ROMÉO. — Le chagrin de ne pas posséder la chose dont la possession rendrait les heures courtes.

BENVOLIO. — Nous sommes en amour.

ROMÉO. — Hors....

BENVOLIO. — Hors d’amour ?

ROMÉO. — Hors de la faveur de celle pour qui je suis en amour,

BENVOLIO. — Hélas ! pourquoi faut-il que l’amour, qui est si doux d’aspect, mis à l’épreuve, soit si tyrannique et si brutal ?

ROMÉO. — Hélas ! pourquoi faut-il que l’amour, dont la vue est toujours couverte d’un bandeau, puisse sans yeux trouver le chemin qui mène à ses caprices ? — Où allons-nous dîner ? — Hélas de moi ! — Quelle querelle aviez-vous ici tout à l’heure ? mais non, ne me la racontez pas ; car j’ai tout appris. — On peut faire beaucoup avec la haine, mais encore plus avec l’amour. Ô amour querelleur ! Ô haine aimante ! Ô toute chose d’abord créée de rien ! Ô lourde légèreté ! sérieuse vanité\ chaos informe de formes harmonieuses au regard ! plume de plomb ! fumée brillante ! feu de glace ! santé malade ! sommeil toujours éveillé qui n’est pas ce qu’il est ! voilà l’amour que je ressens, et pourtant je n’y sens pas d’amour. Est-ce que tu ne ris pas ?

BENVOLIO. — Non, cousin, je pleure plutôt.

ROMÉO. — Bon cœur ! et de quoi ?

BENVOLIO. — De l’oppression de ton bon cœur.

ROMÉO. — Hé c’est là le méfait de l’amour. — Mes lourds chagrins gonflent mon sein, tu les forces à déborder si tu verses en moi les tiens ; cette affection que tu m’as montrée ajoute encore à ma douleur déjà trop grande un surcroît de douleur. L’amour est une fumée faite de la vapeur des soupirs ; satisfait, c’est un feu qui brille dans les yeux de l’amant ; contrarié, c’est une mer nourrie des larmes de l’amant : qu’est-ce encore ? une folie très-discrète, une amertume qui étouffe, une douceur qui soutient. Adieu, mon cousin. (Il fait un mouvement pour partir.)

BENVOLIO. — Doucement ! j’irai avec vous ; si vous me laissez ainsi, vous me faites injure.

ROMÉO. — Bah, je me suis perdu moi-même ; je ne suis pas ici ; cet homme-ci n’est pas Roméo, il est quelque autre part.

BENVOLIO. — Dites-le-moi sérieusement, qui est-ce que vous aimez ?

ROMÉO. — Quoi ! vais-je soupirer et le dire ?

BENVOLIO. — Soupirer ! oh non ; mais dites-moi sérieusement qui vous aimez.

ROMÉO. — Ordonne à un homme malade de faire sérieusement son testament. Oh, qu’il est mal d’importuner de ce mot un homme qui est si malade ! Sérieusement, cousin, j’aime une femme.

BENVOLIO. — J’avais à peu près touché aussi juste, lorsque j’ai supposé que vous aimiez.

ROMÉO. — Un très-bon tireur ! — Et celle que j’aime est belle.

BENVOLIO. — Une belle marque bien visible est la plus vite touchée, beau cousin.

ROMÉO. — Bon, pour cette marque-ci vous visez de travers : elle ne peut être touchée avec l’arc de Cupidon, elle a l’âme de Diane ; et bien armée de la ferme cuirasse de Chasteté, elle vit à l’abri des faibles et enfantines flèches de l’Amour. Elle ne veut ni soutenir le siège des paroles d’amour, ni accepter le défi des yeux assaillants, soi ouvrir son corsage, à l’or qui séduit les saints : oh ! elle est riche en beauté, et n’est pauvre qu’en ceci, que lorsqu’elle mourra, avec sa beauté mourra son trésor10.

BENVOLIO. — Alors elle a juré qu’elle vivrait toujours chaste ?

ROMÉO. — Elle l’a juré, et par cette économie, elle fait, un grand gaspillage de biens, car la beauté, affamée par sa sévérité, ruine la beauté de toute postérité. Elle est trop belle, trop sage ; trop sagement belle pour mériter son salut en me désespérant : elle a juré de ne pas aimer, et grâce à ce vœu, je meurs au sein de la vie, moi qui vis pour le dire en ce moment.

BENVOLIO. — Suis mon conseil, oublie de penser à elle.

ROMÉO. — Oh ! apprends-moi comment je pourrais oublier de penser.

BENVOLIO. — En accordant la liberté à tes yeux ; regarde d’autres beautés.

ROMÉO. — C’est le moyen d’appeler la sienne exquise, que de passer l’examen des autres : les heureux masques qui baisent les joues des belles Dames, grâce à leur couleur noire, ne servent qu’à nous rappeler qu’ils cachent la beauté ; celui qui est frappé de cécité ne peut oublier pour cela le précieux trésor perdu de sa vue. Montrez-moi une maîtresse d’une beauté plus qu’ordinaire, que sera pour moi sa beauté ! rien qu’une note où je lirai un commentaire explicatif de cette autre beauté qui dépasse la beauté plus qu’ordinaire. Adieu : tu ne peux m’apprendre à oublier.

BENVOLIO. — Je te payerai cette science-là, ou je mourrai endetté. (Ils sortent.)

SCÈNE II

Une rue.
Entrent CAPULET, PARIS et un VALET.

CAPULET. — Mais Montaigu est condamné aussi bien que moi, et à la même peine ; et je ne pense pas qu'il soit bien dur à des hommes aussi vieux que nous le sommes de garder la paix.

PARIS. — Vous êtes tous deux très-estimés, et c’est pitié que vous ayez vécu si longtemps en querelle. Mais, Monseigneur, dites-moi maintenant, que répondez-vous à mon ouverture ?

CAPULET. — Je ne puis vous répondre qu’en vous répétant ce que je vous ai déjà dit : mon enfant est encore nouvelle venue dans le monde ; elle n’a pas accompli sa quatorzième année ; il faut encore que deux étés se flétrissent dans leur orgueil avant que nous la jugions mûre pour le mariage.

PARIS. — De plus jeunes qu’elles sont d’heureuses mères.

CAPULET. — Oui, mais celles qui sont mères si tôt sont trop vite abîmées. La terre a englouti toutes mes espérances ; il ne me reste qu’elle, et elle est la Dame qui espère ma terre, à moi 11. Mais faites-lui la cour, gentil Paris, gagnez son cœur ; ma volonté ne dépend que de son consentement ; si elle vous accepte, son choix dictera ma décision et je vous accorderai ma voix avec bonheur. Ce soir je donne la fête que j’ai depuis si longues années habitude de donner ; j’y ai invité beaucoup des personnes que j’aime ; soyez un des convives, et non le moins bien venu ; accroissez leur nombre. Venez contempler ce soir, à nia pauvre maison, ces étoiles marchant sur terre, qui font paraître noir le ciel brillant : ce même bien-être que ressentent les gaillards jeunes gens, lorsque Avril au joli costume arrive sur les talons du boiteux hiver, ce plaisir-là même vous le goûterez ce soir, chez moi, parmi toutes ces fraîches femmes en boutons. Écoutez-les, regardez-les toutes, et aimez celle dont le mérite vous paraîtra le plus grand : la mienne sera parmi celles que vous verrez en si grand nombre, et si elle ne. compte pas pour sa valeur, elle comptera toujours comme chiffre. Allons, venez avec moi. — (Au valet.) Allez, vous maraud ; arpentez-moi les rues de Vérone, allez trouver les personnes dont les noms sont inscrits là-dessus (il lui donne un papier), et dites-leur que ma maison et mon accueil attendent leur bon plaisir. (Sortent Capulet et Pâris.)

LE VALET. — « Allez trouver les personnes dont les noms sont inscrits là-dessus ! » Il est écrit que le cordonnier, doit se servir de son a une, et le tailleur de son alêne ; le peintre de ses filets, et le pêcheur de son pinceau ; mais on m’envoie trouver les personnes dont les noms sont écrits ici, et je suis à tout jamais incapable de trouver quels noms la personne qui a écrit a écrits ici. Je vais m’adresser à des gens instruits : — ah ! en voici fort à propos.

Entrent BENVOLIO et ROMÉO.

BENVOLIO. — Bah, l’ami, un feu qui brûle en éteint un autre ; une douleur est amoindrie par la vivacité d’une autre douleur ; tournez à vous étourdir, vous vous remettez en tournant de l’autre côté ; un chagrin désespéré ? se guérit par les gémissements d’un autre chagrin : fais boire à ton œil un nouveau poison, et le poison invétéré de l’amour ancien perdra sa force.

ROMÉO. — Votre feuille de plantain est excellente pour cela12.

BENVOLIO. — Pour quelle chose, je te prie ?

ROMÉO. — Pour votre jambe brisée.

BENVOLIO. — Eh bien, Roméo, est-ce que tu es fou ?

ROMÉO. — Non pas fou, mais plus enchaîné que ne l’est un fou ; enfermé dans une prison, tenu sans nourriture, fouetté et tourmenté, et... — Bonjour, mon bon garçon.

LE VALET. — Dieu vous donne bien bon jour. Savez-vous lire, Messire, je vous prie ?

ROMÉO. — Oui, ma propre fortune dans ma misère.

LE VALET. — Peut-être avez-vous appris cela sans livres : mais, je vous prie, pouvez-vous lire tout ce que Vous voyez écrit ?

ROMÉO. — Oui, si j’en connais les lettres et le langage.

LE VALET. — Vous parlez honnêtement ; Dieu vous tienne en joie ! (Il fait un mouvement pour s’en aller.)

ROMÉO. — Arrête, mon garçon, je sais lire. (Il lit.) « Le signior Martino, sa femme et sa fille ; le comte Anselme et ses gracieuses sœurs ; la veuve de Vitruvio ; le signior Placentio et ses aimables nièces ; Mercutio et son frère Valentin ; mon oncle Capulet, sa femme et ses filles ; ma belle nièce Rosaline ; Livra ; le signior Valentio et son cousin Tebaldo ; Lucie et la vive Héléna. » (Il lui remet le papier.) Une belle réunion. Où toutes ces personnes doivent-elles se rendre ?

LE VALET. — En haut [1].

ROMÉO. — Où ça, pour souper ?

LE VALET. — A notre maison.

ROMÉO. — La maison de qui ?

LE VALET. — Celle de mon maître.

ROMÉO. — En effet, j’aurais dû commencer par te demander qui est ton maître.

LE VALET. — Maintenant, je vais vous le dire sans que vous me le demandiez : mon maître est le riche et puissant Capulet ; si vous n’êtes pas de la maison des Montaigu, venez., je vous prie, avaler un verre de vin. Dieu vous tienne en joie. (Il sort.)

BENVOLIO. — À cette même ancienne fête des Capulets, la belle Rosaline que tu aimes tant, soupe avec toutes les beautés admirées de Vérone : vas-y, et d’un œil sans préjugés compare son visage avec quelques-uns de ceux que je te montrerai, et : je te ferai convenir que ton cygne est un corbeau.

ROMÉO. — Si mes yeux oublient leur religion au point de soutenir une telle fausseté, que les larmes se changent en feu, et que dans leurs flammes ils soient brûlés comme menteurs, ces transparents hérétiques, qui ont été si souvent noyés sans mourir ! Quelqu’une de plus belle, que ma bien-aimée ! Le soleil qui voit tout ne vit jamais sa pareille depuis le commencement du monde.

BENVOLIO. — Bah ! vous l’avez vue belle parce, que personne n’était à côté d’elle ; c’est elle qui se pesait contre elle-même dans la balance de vos yeux : mais placez dans cette balancé de.cristal la beauté de votre Dame contre celle de quelque autre jeune fille que je vous montrerai brillant à cette fête, et celle qui vous paraît maintenant, si belle paraîtra presque médiocre.

ROMÉO. — J’irai, non pour qu’on me montre une telle beauté, mais afin de jouir de la splendeur de celle que j’adore. (Ils sortent.)


Scène III.

Un appartement dans la maison de CAPULET.
Entrent MADONNA CAPULET et LA NOURRICE.

MADONNA CAPULET. — Nourrice, où est ma fille ? dis-lui de venir me trouver.

LA NOURRICE. — Vraiment, sur mon pucelage, — quand j’avais douze ans, — je lui ai ordonné de venir — Hé, mon agneau ! Hé, mademoiselle papillon ! — Qu’est-ce que je dis là ? Dieu veuille qu’elle ne le soit pas, Demoiselle papillon ! Où est cette fillette ? — Hé ! Juliette.

Entre JULIETTE.

JULIETTE. — Qu’y a-t-il ? Qui m’appelle ?

LA NOURRICE. — Votre mère.

JULIETTE. — Me voici, Madame. Quelle est votre volonté ?

MADONNA CAPULET. — Voici l’affaire : — nourrice, laisse-nous un instant ; nous avons besoin de parler en secret. — Nourrice, reviens ; je me ravise, tu prendras part à notre entretien. Tu sais que ma fille commence à être d’un âge raisonnable.

LA NOURRICE. — Ma foi, je puis dire son âge à uné heure près.

MADONNA CAPULET. — Elle n’a pas quatorze ans.

LA NOURRICE. — J’engagerais quatorze de mes dents, — et cependant, pour le dire à mon regret, je n’en ai que quatre, — qu’elle n’a pas quatorze ans : combien y a-t-il de temps d’aujourd’hui à la Saint-Pierre-aux-Liens ?

MADONNA CAPULET. — Une quinzaine et quelques jours.

LA NOURRICE. — Soit plus, soit moins, vienne la Saint-Pierre-aux-Liens, le soir de ce jour elle aura juste quatorze ans. Suzanne et elle, — Dieu tienne en paix toutes les âmes chrétiennes !, — étaient du même âge : bien, Suzanne est avec Dieu ; elle était trop bonne pour moi : — mais comme je le disais, le soir de la Saint-Pierre-aux-Liens elle aura quatorze ans ; elle les aura ce jour-là, pardi, je me le rappelle bien. C’est depuis le tremblement de terre d’il y a maintenant onze ans, et elle fut sevrée, précisément ce jour-là14 ; je ne l’oublierai jamais : car j’avais alors mis de l’absinthe à mon teton, et je m’étais placée au soleil, adossée au mur, sous le pigeonnier. Monseigneur et vous, vous étiez alors, à Mantoue : oh ! j’ai-bonne mémoire : — mais, comme je disais, quand elle eut goûté l’absinthe au bout de mon teton et qu’elle eut senti que c’était amer, la petite folle ! il fallait voir quelle, grimace elle fit, et comme elle quitta le teton. A ce moment voilà que le pigeonnier se met à trembler : ah ! on n’eut pas besoin de me dire de décamper, je vous en réponds. Depuis cette époque, il y a eu onze ans ; car alors elle pouvait marcher toute seule ; oui, parle crucifix, elle aurait pu courir et trottiner de tous côtés. Et le jour d’auparavant même, elle s’était fait une bosse au front ; et alors mon mari, — Dieu ait son âme ! — c’était un homme qui aimait à rire — releva la petite : « Eh bien, dit-il, c’est comme cela que tu tombes sur ta face ? tu tomberas sur le dos quand tu auras plus d’esprit, n’est-ce pas, Julou ? Et par Notre Dame, la petite coquine s’arrêta de pleurer tout net, et dit, oui : voyez un peu, comme une plaisanterie peut amener de drôles de choses. Je vivrais mille ans que je ne l’oublierais jamais, j’en réponds : « N’est-ce pas, Julou ? » dit-il ; et la gentille petite folle s’arrêta court, et dit : Oui.

MADONNA CAPULET. — Assez de cela ; je t’en prie, garde la paix.

LA NOURRICE. — Oui, Madame ; cependant je ne puis m’empêcher de rire, en me rappelant comment elle s’arrêta de pleurer, et dit oui : et cependant, je vous le garantis, le petit être avait sur le front une bosse aussi grosse qu’un œuf de jeune poule : c’était un coup très-fort, et elle pleurait à chaudes larmes. « Oui-da, dit mon mari, c’est comme cela que tu tombes sur ta face ? Tu tomberas sur le dos quand tu seras plus âgée ; n’est-ce pas, Julou ? » elle s’arrêta, et dit oui.

JULIETTE. — Et-arrête-toi aussi, je t’en prie, nourrice.

LA NOURRICE. — Paix, j’ai fini. Dieu te marque pour son paradis ! Tu étais le plus joli bébé que j’aie jamais nourri : si je pouvais vivre assez pour te voir mariée, j’aurais tout ce que je souhaite.

MADONNA CAPULET. — Pardi, le mariage est le sujet même dont j’allais parler ; dites-moi, ma fille Juliette, vous sentiriez-vous en disposition d’être mariée ?

JULIETTE. — C’est un honneur auquel je n’ai jamais songé.

LA NOURRICE. — Un honneur ! si je n’étais pas ta seule nourrice, je dirais que tu as sucé la sagesse à la mamelle.

MADONNA CAPULET. — Bon, pensez au mariage maintenant : de plus jeunes que vous, ici dans Vérone, sont déjà Dames considérées et mères : si je fais bien mon compte, je vous mis au monde à cet âge même où vous êtes encore fille. Bref, voici ce qui en est : le vaillant Paris vous recherche pour sa femme.

LA NOURRICE. — Voilà un homme, jeune Dame ! jeune Dame, un homme tel que le monde entier… un homme de cire, quoi15!

MADONNA CAPULET. — L’été de Vérone ne possède pas une plus belle fleur.

LA NOURRICE. — Certes, c’est une fleur ; oui, ma foi, une vraie fleur.

MADONNA CAPULET. — Qu’en dites-vous ? pouvez-vous aimer le gentilhomme ? Ce soir vous le contemplerez à notre fête ; lisez et relisez le volume du visage du jeune Pâlis, et découvrez-y le bonheur écrit par la plume de la beauté ; examinez ses traits l’un après l’autre, et voyez comme ils se correspondent, et comme chacun se marié à l’autre avec accord ; quant à ce qui pourra vous paraître obscur dans ce beau volume, cherchez-en l’explication dans le commentaire de ses yeux. Ce précieux livre d’amour, cet amant non relié, n’attend qu’une couverture pour compléter sa beauté : le poisson vit dans la mer, et c’est un grand honneur pour la beauté extérieure de pouvoir envelopper la beauté intérieure. Aux yeux de beaucoup, le livre qui sous ses agrafes d’or renferme une légende dorée en partage la gloire, et c’est ainsi qu’en l’épousant vous partagerez tout ce qu’il possède sans être en rien diminuée vous-même.

LA NOURRICE. — Sans être diminuée ! dites plutôt en étant augmentée. Les femmes grossissent par le fait des hommes.

MADONNA CAPULET. — Parlez brièvement ; l’amour de Paris peut-il vous plaire ?

JULIETTE. — Je le regarderai à cette fin, si toutefois regarder suffit pour faire naître la sympathie ; mais mon œil ne s’enhardira que dans la mesure où votre volonté le lui permettra.

Entre UN VALET.

LE VALET. — Madame, les convives sont arrivés, le souper est servi, on vous appelle, on demande ma jeune Dame, on maudit la nourrice dans l’office, et tout est très-pressé. Il faut que je coure vite servir ; je vous en conjure, venez immédiatement.

MADONNA CAPULET. — Nous te suivons. — Juliette, le comte attend.

LA NOURRICE. — Allons, fillette, va chercher d’heureuses nuits pour les joindre à tes heureux jours. (Elles sortent.)


Scène IV.

Une rue.
Entrent ROMÉO, MERCUTIO, BENVOLIO, avec cinq ou six masques et porteurs de torches.

ROMÉO. — Eh bien, ferons-nous ce discours pour nous excuser, ou bien entrerons-nous sans plus de façons ?

BENVOLIO. — La mode de ces cérémonies prolixes est passée. Nous n’enverrons devant eux aucun Cupidon, les yeux bandés d’une écharpe, portant un arc de Tartare en bois blanc peint, écartant les Dames devant lui commemn gamin chargé d’effaroucher les corneilles ; pas davantage de prologue récité sans copie, en ânonnant, avec l’aide du souffleur, pour faire notre entrée16. Qu’ils nous jugent avec la mesure qu’il leur plaira, nous leur mesurerons une mesure de danse, et puis nous partirons.

ROMÉO. — Donnez-moi une torche, je ne suis pas d’humeur à danser comme je suis sombre, il me siéra de porter la lumière17.

MERCUTIO. — Non, gentil Roméo, nous voulons que vous dansiez.

ROMÉO. — Non, croyez-moi : vous avez, vous, des souliers de danse et des pieds légers ; moi j’ai une âme de plomb qui me cloue tellement à terre que je ne puis remuer.

MERCUTIO. — Vous êtes un amant ; empruntez les ailes de Cupidon, — et faites par leur moyen un grand saut au dessus, de ces chagrins.

ROMÉO. — Je suis trop follement percé de sa flèche, pour voler avec ses ailes légères, et tellement lié que je ne puis sauter plus haut que la sombre douleur ; je succombe sous le pesant fardeau de l’amour.

MERCUTIO. — Mais en succombant, vous devriez étouffer l’amour ; vous êtes un poids trop lourd pour un être si tendre.

ROMÉO. — Est-ce que l’amour est un être-tendre ? il n’est que trop brutal, trop, cruel, trop querelleur, et il pique comme l’épine.

MERCUTIO. — Si l’amour est brutal avec vous, soyez brutal avec l’amour ; rendez à l’amour piqûre pour piqûre, et vous vaincrez l’amour. — Donnez-moi un étui pour y serrer mon visage. (Il met un masque.) Un masque contre un masque ! Maintenant je n’ai plus souci qu’un œil trop curieux épie mes difformités ; voici le front aux sourcils épais qui rougira pour moi.

BENVOLIO. — Allons, frappons et entrons ; et aussitôt que nous serons entrés, que chacun fasse mouvoir ses jambes.

ROMÉO. — Une torche pour moi : que les folâtres qui sont gais de cœur chatouillent de leurs talons les nattes insensibles18 ; quant à moi, je suis parfaitement défini par quelqu’un des adages de nos grands-pères : — « je tiendrai la chandelle et serai spectateur, » — « jamais le gibier n’a été plus beau et la chassé est finie pour moi. »

MERCUTIO. — Bah ! comme, dit le sergent de police, la souris est engluée19 ; et si tu es englué, nous te tirerons de ce bourbier, ou de cet amour (sauf votre respect), où tu t’enfonces jusqu’aux oreilles. Marchons, nous brûlons là nos flambeaux en plein jour, eh !

ROMÉO. — Non, il n’en est pas ainsi.

MERCUTIO. — Je veux dire, Messire, qu’en retardant, nous dépensons nos lumières en vain, comme des lampes pendant le jour. Prenez nos paroles dans le sens que leur donne notre bonne intention, car notre jugement est cinq fois dans l’intention plutôt qu’une fois dans nos cinq facultés raisonnables.

ROMÉO. — Et nous avons bonne intention en allant à cette mascarade ; cependant il n’est pas raisonnable d’y aller.

MERCUTIO. — Pourquoi cela ? peut-on le demander ?

ROMÉO. — J’ai fait un songe cette nuit.

MERCUTIO. — Et moi aussi.

ROMÉO. — Bon, quel était le vôtre ?

MERCUTIO. — Que les rêveurs s’enfoncent souvent [2].

ROMÉO. — Au lit, quand ils dorment, et qu’ils rêvent des choses vraies.

MERCUTIO. — Oh ! en ce cas, je vois que la reine Mab vous a visité. C’est la sage femme des fées20 ; elle se présente sous une forme qui n’est pas plus grosse que l’agate placée à l’index d’un conseiller municipal, et traînée sur un char de légers atonies, elle passe sur les nez des gens endormis. Les rayons des roues de son carrosse sont faits de longues pattes de faucheux, la capote d’ailes de sauterelles, les rênes de la plus fine toile de l’araignée, les harnais des humides rayons du clair de lune : le manche de son fouet est un os de grillon ; la mèche est un fil tout menu ; son cocher, un petit moucheron en habit gris qui n’est pas de moitié aussi gros qu’un petit point rond enlevé au doigt indolent d’une jeune fille ; la coque de son char est une noisette vide, creusée par le menuisier écureuil, ou le vieux ver, de temps immémorial carrossiers des fées. C’est dans cet équipage que toutes les nuits elle galope à travers les cervelles des amants qui alors rêvent d’amour ; sur les genoux des courtisans qui rêvent soudain de révérences ; sur les doigts des hommes de loi qui rêvent soudain d’honoraires ; sur les lèvres des Dames qui soudain rêvent de baisers ; — mais ces lèvres, Mab courroucée les afflige souvent de gerçures, parce que leurs haleines sont imprégnées de l’odeur des friandises. Quelquefois, elle galope sur le nez d’un courtisan, et alors il rêve qu’il flaire une promotion : d’autres fois, elle chatouille avec une queue de cochon le nez d’un bénéficiaire, et alors il rêve d’un nouveau bénéfice : d’autres fois, elle se promène sur le cou d’un soldat, et alors il rêve de gorges étrangères coupées, de brèches, d’embuscades, de lames espagnoles21, de toasts qui n’en finissent plus ; puis, tout à coup, elle tambourine à son oreille ; alors il tressaille, s’éveille, et dans son effroi, sacre une prière ou deux, puis se rendort. C’est cette même Mab qui tresse les crinières des chevaux dans la nuit, et entortille leurs crins crasseux en nœuds féeriques, qui, une fois dénoués, présagent de grands malheurs. C’est la sorcière qui, lorsque les filles sont couchées sur le dos, presse sur elles, et leur apprend pour la première fois comment il faut porter, et en fait des femmes de bon tirage. C’est elle…

ROMÉO. — Paix, paix, Mercutio, paix ; tu nous dis des riens.

MERCUTIO. — C’est-vrai, car je parle des rêves, -enfants d’un cerveau oisif, qui ne sont engendrés par rien que par une vaine fantaisie, d’une substance aussi mince que l’air, et d’une inconstance plus grande que celle du vent, qui tout à l’heurécaresse le sein glacé du Nord, puis soudainement courroucé, part en soufflant et tourne sa face vers le Sud qui distille la rosée.

BENVOLIO. — Le vent, dont vous parlez, nous souffle nous-mêmes hors de nous-mêmes. Le souper est fini, et nous arriverons trop tard.

ROMÉO. — Trop tôt, je le crains ; car. mon âme a le pressentiment que certain événement encore retenu dans les astres commencera -douloureusement ses redoutables péripéties avec les réjouissances de cette nuit, et marquera le terme de cette vie délestée enfermée dans mon sein, par quelque cruelle sentence de mort prématurée : mais que celui qui tient le gouvernail de ma vie dirige mes voiles ! — En avant, gais gentilshommes !

BENVOLIO. — Bats, tambour. (Ils sortent.)


Scène V.

Une salle dans la maison de CAPULET.
Des MUSICIENS sont installés. Entrent des VALETS.

PREMIER VALET. — Où est donc Casserole, qu’il ne nous aide pas à desservir ? lui changer une assiette ! lui essuyer une table ! ah bien, oui !

DEUXIÈME VALET. — Lorsque les bonnes manières seront toutes entre les mains d’un ou deux hommes seulement, et que ces mains ne seront pas lavées, ce sera une sale affaire.

PREMIER VALET. — Enlève les tabourets ; recule le buffet22, veille à l’argenterie : — dis-moi, mon brave, tache de me mettre de côté un morceau de frangipane23, et si tu veux être bien aimable, dis au portier de laisser entrer Suzanne Lameule et Nella. — Antoine ! Casserole24!

TROISIÈME et QUATRIÈME VALETS. — Voilà, l’ami, voila !

PREMIER VALET. — On vous demande, on vous appelle, on vous réclame, et on vous cherche, dans la grande chambre.

TROISIÈME et QUATRIÈME VALETS. — Nous ne pouvons pas être ici et là en même temps.

SECOND VALET. — Allons, vivement, mes garçons, de l’entrain, et le dernier vivant héritera des autres. (Ils se retirent.)

Entrent CAPULET, SES CONVIVES et LES MASQUES.

CAPULET. — Soyez les bienvenus, Messires ! les Dames dont les pieds ne sont pas affligés de cors veulent faire un tour de danse avec vous. Ali, ah, mes luronnes ! laquelle de vous toutes refusera de danser ? Celle qui fait la mijaurée, vais jurer qu’elle a des cors ; est-ce là vous attraper, eh ? Soyez les bienvenus, Messires I J’ai vu le temps où je savais porter un masque, et chuchoter à l’oreille d’une belle Dame une histoire qui pouvait lui plaire ; ce temps est passé, il est passé, il est passé : vous êtes les bienvenus, Messires ! — Allons, musiciens, jouez. — Place ! place ! laissez le plancher libre, et trémoussez-vous, jeunes Demoiselles. (La musique joue et les danses commencent.) Encore plus de lumières, faquins, et enlevez ces tables25 ; éteignez le feu, la salle est maintenant trop chaude. —Eh, maraud, ce divertissement improvisé marche bien. Allons, allons, asseyez-vous, asseyez-vous, mon bon cousin Capulet, car vous et moi, nous avons passé nos jours de danse : combien y a-t-il de temps que vous et moi n’avons pris part à une-mascarade ?

SECOND CAPULET. — Par notre Dame, il va trente ans.

CAPULET. — Comment ça, mon homme ! il n’y a pas autant, il n’y a pas autant : c’est depuis la noce de Lucentio, et il y aura vingt-cinq ans, vienne la Pentecôte aussi vite qu’elle voudra, et nous nous sommes masqués à cette occasion.

SECOND CAPULET. — Il y a davantage, il y a davantage ; son fils est plus âgé, Messire : son fils a trente ans.

CAPULET. — Pouvez-vous me dire cela ? son fils était encore en tutelle il y a deux ans.

ROMÉO, à un valet. — Quelle est cette Dame qui enrichit la-main de ce cavalier là-bas ?

LE VALET. — Je ne sais pas, Messire.

ROMÉO. — Oh, elle apprend aux torches à briffer avec éclat ! À la voir ainsi posée sur la joue de la nuit, on dirait un riche joyau à l’oreille d’un Éthiopien : beauté trop riche pour qu’on en use, trop précieuse pour la terre ! Ce qu’est une colombe au plumage de neige parmi des corbeaux assemblés, cette Dame le paraît parmi ses compagnes. Lorsque la danse sera finie, je guetterai l’endroit où elle ira se reposer, et je donnerai à ma main grossière le bonheur de toucher la sienne. Mon cœur a-t-il aimé jusqu’à présent ? démentez pareille chose, mes yeux ! car je n’avais jamais vu la vraie beauté avant ce soir.

TEBALDO. — Si je reconnais bien cette voix, ce doit être un Montaigu : — va me chercher ma rapière, petit : — comment ! ce manant ose venir ici sous un masque pour se railler, et se gausser de notre fête ! Vrai, par l’antiquité et l’honneur de ma race, je n’estime pas péché de l’étendre roide mort.

CAPULET. — Eh bien, qu’y a-t-il, mon neveu ? Pourquoi tempêtez-vous ainsi ?

TEBALDO. — Mon oncle, c’est un Montaigu, un de nos ennemis, un scélérat, qui est venu ici sans être invité, pour se moquer de notre fête de cette nuit.

CAPULET. — Est-ce le jeune Roméo ?

TEBALDO. — C’est lui, c’est ce scélérat de Roméo.

CAPULET. — Calme-toi, mon gentil neveu, et laisse-le tranquille ; il se comporte comme un gentilhomme bien élevé, et pour dire la vérité, Vérone se vante de lui comme d’un jeune homme vertueux et de bonne conduite : je ne voudrais pas lui faire affront, ici, dans ma maison, pour toute la richesse de cette ville : par conséquent prends patience, ne fais pas attention à lui, c’est ma volonté ; si tu la respectes, tu prendras une physionomie aimable, et tu donneras congé à ces mines farouches qui sont mal à leur place au milieu d’une fête.

TEBALDO. — Elles sont à leur-place, lorsqu’un tel scélérat est au nombre des convives je ne le souffrirai pas.

CAPULET. — Vous, le souffrirez. Eh-bien, mon petit bonhomme ! je dis qu’il sera toléré ici ; allez. Où est le maître ici ? est-ce moi, ou vous ? allez donc. Vous ne le souffrirez pas ! Dieu protège mon âme, vous voudriez faire un tumulte parmi mes convives ! Ah, vous voulez vous dresser sur vos ergots, : mon beau coq ! Ah, vous voulez faire le fier-à-bras !

TEBALDO. — Vraiment, mon oncle, c’est une honte.

CAPULET. — Allons donc, allons donc, vous êtes un garçon impertinent. Eh vraiment, qu’est-ce à dire ? Cette incartade pourrait vous coûter cher, je vous le déclare. Vous voulez me contrarier ! parbleu, vous choisissez bien votre temps. — Bravo, mes enfants ! — Vous êtes un fanfaron ; allez : tenez-vous tranquille, ou bien.... — D’autres lumières ! d’autres lumières ! — Fi donc ! je m’en vais vous faire tenir tranquille ; en bien ! — Allons, mes, enfants, de l’entrain !

TEBALDO. — Cette patience à laquelle on m’oblige.et cette : colère qui me met hors, de moi font trembler ma chair du choc de leur rencontre contraire : je vais me retirer ; mais, cette intrusion ci. qui paraît tout à l’heure un jeu plaisant aura des. conséquences amères. (Il sort.)

ROMÉO, à Juliette. — Si ma main, indigne de cet honneur, profane cette sainte chasse, j’ai un moyen d’expiation charmante : mes lèvres, pèlerines rougissantes, sont prêtes à. effacer par-un tendre baiser son rude attouchement.

JULIETTE. — Bon pèlerin, vous faites, trop grande injustice à votre main qui n’a montré en cela qu’une dévotion conforme aux usages ; car les saints ont des mains que touchent les mains des pèlerins, et le serrement de mains est le baiser des pieux porteurs de palmes.

ROMÉO. — Les saints n’ont-ils pas des lèvres, et les pieux porteurs de palmes aussi ?

JULIETTE. — Oui, pèlerin, des lèvres qu’ils doivent, employer pour la prière26.

ROMÉO. — Oh, en ce cas, chère sainte, laissez les lèvres faire ce que font les mains ; elles prient, exaucez leur prière, de crainte que la foi ne se tourne en désespoir.

JULIETTE. — Les saints ne bougent pas, quoiqu’ils exaucent les prières qui leur sont faites.

ROMÉO. — Alors ne bougez pas, tandis que je vais goûter le fruit de ma prière. C’est ainsi que tes lèvres purifient les miennes de leur péché. (Il l’embrasse.)

JULIETTE. — En. ce cas, mes lèvres ont maintenant le péché qu’elles ont enlevé.

ROMÉO. — Le péché de mes lèvres ? Oh ! faute délicieusement reprochée ! Eh bien, rendez-moi mon péché.

JULIETTE. — Vous embrassez selon les règles…

LA NOURRICE. — Madame, votre, mère désire vous dire un mot.

ROMÉO. — Qui est sa mère ?

LA NOURRICE. — Pardi, jeune homme, sa mère est la Dame de la maison, une bonne Dame, et une Dame sage et vertueuse : j’ai nourri sa fille, avec laquelle vous parliez tout à l’heure ; et je vous le dis, celui qui parviendra à s’en emparer, aura du sonnant.

ROMÉO. — Est-ce une Capulet ! Ô chère créance ! ma vie est la dette de mon ennemie.

BENVOLIO. — Allons, partons, nous avons vu le plus beau de la fête.

ROMÉO. — Oui, je le crains, nous en avons trop vu pour ma tranquillité.

CAPULET. — Eh bien, Messires, ne faites donc pas encore, vos préparatifs de départ : il y a là une petite collation de rien du tout qui nous attend. — Vous êtes décidés ? Allons, soit ; je vous remercie tous ; je vous remercie, honnêtes Messires : bonne nuit. — D’autres torches ici ! Rentrons alors, et allons nous coucher. (Au second Capulet.) Ah, camarade, sur ma foi, il se fait tard ; je vais me reposer. (Tous sortent, excepté Juliette et la nourrice.)

JULIETTE. — Viens ici, nourrice : quel est ce gentilhomme là-bas ?

LA NOURRICE. — Le fils et l’héritier du vieux Tiberio.

JULIETTE. — Quel est celui qui passe la porte à présent ?

LA NOURRICE. — Pardi, c’est, je crois, le jeune Petruchio.

JULIETTE. — Et quel est celui qui suit, et qui n’a pas voulu danser ?

LA NOURRICE. — Je ne sais pas.

JULIETTE. — Va, demande son nom : — s’il est marié, mon tombeau risque fort de me servir de lit nuptial. (La nourrice sort et revient.)

LA NOURRICE. — Son nom est Roméo, et c’est un Montaigu, le fils unique de votre grand ennemi.

JULIETTE. — Le seul amour que je puisse ressentir, inspiré par le seul objet que je doive haïr ! toi que j’ai vu trop tôt sans te connaître, et que j’ai connu trop tard i Quel amour monstrueux vient de prendre naissance en moi ! il me faut aimer un ennemi abhorré.

LA NOURRICE. — Que dites-vous ? que dites-vous ?

JULIETTE. — Des vers que je viens d’apprendre, il y a un instant, de quelqu’un qui dansait avec moi. (On appelle de l’intérieur : Juliette !)

LA NOURRICE. — Voilà, voilà ! Allons, rentrons, tous les étrangers sont partis. (Elles sortent.)

Entre LE CHŒUR.

LE CHŒUR. — Maintenant l’ancien désir agonisé sur son lit de mort, et une jeune passion aspire à être son héritière ; cette beauté pour laquelle l’amant soupirait et voulait mourir, comparée à la tendre Juliette, n’est plus belle. Maintenant Roméo est aimé, et il change d’amour ; tous deux sont ensorcelés par la magie du regard. Mais il voudrait pouvoir faire entendre ses plaintes à son ennemie supposée ; et elle, voudrait dérober aux hameçons redoutables qui le retiennent le doux appât de l’amour. Tenu pour ennemi, il ne peut avoir l’accès libre pour soupirer les serments que les amants ont coutume de jurer ; et elle, tout aussi amoureuse, a moins de moyens encore de se procurer une entrevue avec son récent bien-aimé : mais la passion leur prêtant l’énergie, et le temps l’occasion de se rencontrer, leur permettent de corriger l’excessive rigueur de cette situation par d’excessives délices. (Sort le chœur.)

ACTE II.


Scène PREMIÈRE.

Un espace ouvert adjoignant le jardin de CAPULET.
Entre ROMÉO.

ROMÉO. — Puis-je aller plus avant lorsque mon cœur est ici ? Allons, mon corps, allons, lourde argile, retourne en arrière, et vas retrouver ton centre [3]. (Il escalade le mur et saute dans le jardin.)

Entrent BENVOLIO et MERCUTIO.

BENVOLIO. — Roméo ! mon cousin Roméo ! Roméo !

MERCUTIO. — Il est sage, et sur ma vie, il se sera esquivé pour aller se mettre au lit.

BENVOLIO. — Il a couru de ce côté, et il a sauté le mur de ce jardin : appelle-le, mon bon Mercutio.

MERCUTIO. — Certes, et je vais l’évoquer aussi. — Roméo ! caprice ! fou ! passion ! amant ! apparais sous la forme d’un soupir, prononce seulement un vers, et je suis, satisfait ; crie seulement, hélas ! fais rimer seulement elle avec tourterelle. ; dis seulement un mot aimable : à ma commère Vénus, trouve un petit nom gentil pour son fils et son aveugle héritier, le jeune ; Abraham Cupidon qui tira si joliment, lorsque le roi Cophetua s’éprit de la mendiante1. — Il n’entend pas, ne remue pas, ne bouge pas ; le singe est mort, et il me faut absolument employer la conjuration. — Je te conjure par les yeux brillants de Rosaline, par son grand front, sa lèvre écarlate, son joli pied, sa jambe bien faite, sa cuisse aux doux frissons et tous les domaines y adjacents, de nous apparaître sous ta. forme véritable !

BENVOLIO. — S’il t’entend, tu le mettras en colère.

MERCUTIO. — Cela ne peut le mettre en colère : ah ! si je faisais surgir dans le rond de sa maîtresse un esprit de nature étrange qui se tiendrait tout droit, jusqu’à ce qu’elle l’eût abaissé et qu’elle l’eût fait sortir dudit rond par ses conjurations à elle, cela pourrait le mettre en colère, car il y aurait là quelque raison de dépit : mon invocation est honnête et morale, et ma conjuration, faite, au nom de sa maîtresse, n’a pour but que de le faire surgir, lui.

BENVOLIO. — Viens, il se sera caché parmi ces arbres pour entretenir société avec la nuit à l’humeur maussade : son amour est : aveugle, et les ténèbres lui conviennent avant toute autre chose.

MERCUTIO. — Si l’amour est aveugle, l’amour ne peut toucher la-mouche. Il va s’asseoir maintenant sous un néflier, en désirant que sa maîtresse ressemble à ce fruit que les filles appellent fruit qui mollit, lorsqu’elles rient toutes seules. — Roméo, oh ! si elle était, oh ! si elle était un petit trou, et cætera, et toi une cheville ! Bonne nuit, Roméo, je vais retrouver mon lit bien clos ; ce lit à ciel ouvert est trop froid pour que j’y puisse dormir : allons, partons-nous ?

BENVOLIO. — Partons, parbleu ; car il est inutile de chercher celui qui ne veut pas être trouvé. (Ils sortent.)


Scène II.

Le jardin de CAPULET.
Entre ROMÉO.

ROMÉO. — Celui-là rit des cicatrices, qui n’a jamais, ressenti la douleur d’une blessure2. (Juliette paraît à sa fenêtre) Mais, doucement ! quelle est cette lumière, qui perce là-bas, à travers cette fenêtre ? Cette fenêtre est l’orient, et Juliette est le soleil ! Lève-toi, bel astre, et tue la lune envieuse, qui est déjà malade et pâle, de chagrin, parce que toi, sa suivante, tu es bien plus belle qu’elle : ne sois pas sa suivante puisqu’elle, est envieuse : sa livrée de vestale est de couleur plombée et maladive, il n’y a que, les imbéciles qui la portent ; rejette-la. C’est ma Dame ! oh, c’est mon amour ! oh, si elle pouvait savoir qu’elle l’est ! Elle parle, cependant elle, ne : dit rien, ; qu’est-ce que cela signifie ! Son œil parle, je vais, lui répondre Je, suis trop hardi, ce n’est pas à moi qu’elle parle : deux des plus belles étoiles du firmament entier, ayant, quelque affaire, supplient ses yeux de briller à leur place dans leur sphère jusqu’à leur retour. Et si par hasard, ses yeux étaient à présent dans leurs sphères, et les étoiles dans, sa tête ? Mais non, l’éclat de son visage ferait honte à ces étoiles, coin me le plein jour fait honte à une lampe ; ses yeux, s’ils, étaient au ciel, perceraient les airs d’un, flot de lumière si brillant, que les oiseaux chanteraient et croiraient qu’il ne fait pas nuit Voyez, comme elle appuie sa joue sur sa main ! Oh ! que ne suis-je un gant à cette main, afin de pouvoir toucher cette joue !

JULIETTE. — Hélas de moi !

ROMÉO. — Elle parle : oh, parle encore, ange brillant ! car là où tu es, au-dessus de ma tête, tu me parais aussi splendide au sein de cette nuit que l’est un messager ailé du ciel aux-regards étonnés des mortels ; lorsque rejetant leurs têtes en arrière, on ne voit plus que le blanc de leurs yeux, tant leurs prunelles sont dirigées-en haut pour le contempler, pendant qu’il chevauche sur les nuages à la marche indolente et navigue sur le sein de l’air.

JULIETTE. — Ô Roméo, Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père, ou rejette ton nom ; ou si tu ne veux pas, lie-toi seulement par serment à mon amour, et je ne serai pas plus longtemps une Capulet.

ROMÉO, à part. — En entendrai-je davantage, ou répondrai-je à ce qu’elle rient de dire

JULIETTE. — C’est ton nom seul qui est mon ennemi. Après tout tu es toi-même, et non un Montaigu. Qu’est-ce qu’un Montaigu ? Ce n’est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un, visage, ni toute autre partie du corps appartenant à un homme. Oh ! porte un autre nom ! Qu’y a-t-il dans un nom ? La fleur que nous nommons la rose, sentirait tout aussi bon sous un autre nom ; ainsi Roméo, quand bien même il ne serait pas appelé Roméo, n’en garderait pas moins la précieuse perfection : qu’il possède. Renonce à ton nom Roméo, et en place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi toute entière.

ROMÉO. — Je te prends au mot : appelle-moi seulement : ton amour, et je serai rebaptisé, et désormais je ne voudrai plus être Roméo.

JULIETTE. — Qui es-tu, toi qui, protégé par la nuit, viens ainsi surprendre les secrets de mon âme ?

ROMÉO. — Je ne sais de quel nom me servir pour te dire qui je suis : mon nom, chère sainte, m’est odieux à moi-même, parce qu’il t’est ennemi ; s’il était écrit, je déchirerais le mot qu’il forme.

JULIETTE. — Mes oreilles n’ont pas encore bu cent paroles de cette voix, et cependant j’en reconnais le son n’es-tu pas Roméo, et un Montaigu ?

ROMÉO. — Ni l’un, ni l’autre, belle vierge, si l’un ou l’autre te déplaît.

JULIETTE. — Comment es-tu venu ici, dis-le-moi, et pourquoi ? Les murs du jardin sont élevés et difficiles à escalader, et considérant qui tu es, cette place est mortelle pour toi, si quelqu’un de mes parents t’y trouve.

ROMÉO. — J’ai franchi ces murailles avec les ailes légères de l’amour, car des limites de pierre ne peuvent arrêter l’essor de l’amour ; et quelle chose l’amour peut-il oser qu’il ne puisse aussi exécuter ? tes parents ne me, sont donc pas un obstacle.

JULIETTE. — S’ils te voient, ils t’assassineront.

ROMÉO. — Hélas ! il y a plus de périls, dans tes yeux que dans vingt de leurs épées : veuille seulement abaisser un doux regard sûr moi, et je suis cuirassé contre leur inimitié.

JULIETTE. — Je ne voudrais pas, pour le monde entier, qu’ils te vissent ici.

ROMÉO. — J’ai le manteau de la nuit pour me dérober à leur vue et d’ailleurs, à moins que tu ne m’aimes, ils peuvent me trouver, s’ils veulent : mieux vaudrait que leur haine mît fin à ma vie, que si ma mort était retardée, sans que j’eusse ton amour ;

JULIETTE. — Quel est celui qui t’a enseigné la direction de cette place ?

ROMÉO. — C’est l’Amour, qui m’a excité à la découvrir ; il m’a prêté ses conseils, et je lui ai prêté mes yeux. Je ne suis pas pilote ; cependant fusses-tu aussi éloignée que le vaste rivage baigné par la plus lointaine nier, je m’aventurerais pour une marchandise telle que toi.

JULIETTE. — Le masque de la nuit est sur mon visage, tu le sais, sans cela une rougeur virginale colorerait mes joues pour les paroles que tu m’as entendue prononcer ce soir. Volontiers, je voudrais m’attacher aux convenances ; volontiers, volontiers, nier ce que j’ai dit : mais adieu, les cérémonies ! M’aimes-tu ? je sais que tu vas dire, oui, et je te prendrai au mot : cependant, si tu jures, tu peux te montrer menteur ; et l’on dit que Jupiter rit des parjures des amants. Ô gentil Roméo, si tu m’aimes, déclare le loyalement : cependant, si tu pensais que je suis trop aisément conquise, eh-bien ! je serai mutine, je froncerai le sourcil, je dirai non, pour te donner occasion de me supplier ; autrement, pour rien au monde, je ne le ferais La vérité, beau Montaigu, est que je suis trop passionnée, et par conséquent tu pourras trouver ma conduite légère ; mais crois-moi, gentilhomme je me montrerai plus sincère que celles qui ont plus d’artifice pour être réservées. J’aurais été plus réservée cependant je dois l’avouer, si, à mon insu, tu n’avais pas surpris l’expression passionnée de mon sincère amour : pardonne-moi donc, et n’impute bas cette promptitude à la légèreté dé mon amour que cette nuit, ténébreuse t’a révélé ainsi.

ROMÉO. — Dame, je juré par cette lune charmante qui va-bas pose une pointe d’argent sur les cimes de tous ces arbres à fruit....

JULIETTE. — Oh ! ne jure pas par la lune, par la lune inconstante, qui change tous les mois dans l’orbe de sa sphère, de crainte que ton amour ne se montre à l’épreuve aussi variable qu’elle.

ROMÉO. — Par quoi jurerai-je ?

JULIETTE. — Ne jure pas du tout, ou, si tu veux jurer, jure par ta gracieuse personne, divinité de mon cœur, idolâtre, et je te croirai.

ROMÉO. — Si le cher amour de mon cœur....

JULIETTE. — Bon, ne jure pas. Quoique ma joie vienne de toi, je ne puis en tire aucune de cet engagement de ce soir ; il est trop téméraire, trop précipité, trop soudain, trop pareil à l’éclair qui cessé d’être ayant qu’on puisse dire : il brille. La douce la bonne nuit ! Ce bourgeon d’amour, mûri par le souffle ardent de l’été, nous le retrouverons peut-être, fleur, splendide, à notre prochaine rencontre. Bonne nuit, bonne nuit ! qu’une paix et une félicité aussi douces que celles qui remplissent mon sein ; descendent dans ton cœur !

ROMÉO. — Oh ! vas-tu donc me laisser aussi peu satisfait ?

JULIETTE. — Quelle satisfaction pourrais-tu avoir cette nuit ?

ROMÉO. — L’échange de ton vœu de fidèle amour contre le mien.

JULIETTE. — Je t’ai donné le mien avant que lu l’eusses demandé, et cependant je voudrais qu’il fût encore à donner.

ROMÉO. — Voudrais-tu donc le retirer ? Pourquoi cela, mon amour ?

JULIETTE. — Simplement pour être libérale et te le donner encore. Cependant, ce que je souhaite, c’est ce que je possède : ma générosité est aussi illimitée que la mer ; mon amour aussi profond ; plus je te donne, plus je possède, car tous deux sont infinis. (La nourrice appelle de l’intérieur.) J’entends du bruit là dedans ; adieu, mon cher amour ! — Tout à l’heure, ma bonne nourrice ! - Aimable Montaigu, sois fidèle. Attends seulement quelques minutes, je vais revenir. (Elle se retire de sa fenêtre.)

ROMÉO. — Ô heureuse, heureuse nuit ! Je crains, puisqu’il fait nuit, que tout ceci ne soit qu’un rêve, car c’est trop délicieux pour être réel.

JULIETTE reparaît à sa fenêtre.

JULIETTE. — Trois mots, mon cher Roméo, et puis bonne nuit, cette fois. Si le caractère de ton amour est honorable, si ton but est le mariage, fais-moi porter dé-, main par une personne que je saurai renvoyer un mot qui m’apprenne où et quand tu veux que la cérémonie s’accomplisse, et je déposerai à tes pieds toute ma destinée, et je te suivrai à travers le monde entier comme mon Seigneur.

LA NOURRICE, de l’intérieur. — Madame !

JULIETTE. — J’y vais ; tout à l’heure. — Mais si tu n’as pas de bonnes intentions, je te conjure....

LA NOURRICE, de l’intérieur. — Madame !

JULIETTE. — À l’instant, j’y vais : — je te conjure, en ce cas, de cesser tes poursuites, et demie laisser à ma douleur. J’enverrai demain.

ROMÉO. — Comme j’espère le salut de mon âme....

JULIETTE. — Mille fois bonne nuit ! (Elle se relire de la fenêtre.)

ROMÉO. — Mille fois mauvaise nuit, puisque ta lumière me manque. — L’amour accourt vers l’amour comme les écoliers quittent leurs livres ; mais l’amour quitte l’amour, au contraire, comme les écoliers vont à l’école, avec une mine affligée. (Il se retire lentement !)

JULIETTE reparaît à la fenêtre.

JULIETTE. — Psst, Roméo, psst ! Oh ! que n’ai-je la voix d’un fauconnier pour faire revenir à moi ce gentil tiercelet 3 ! L’esclavage a la voix enrouée, et ne peut.parler haut, sans cela je percerais la caverne où dort Echo, et je rendrais sa voix aérienne plus enrouée que la mienne, à force de lui faire répéter le nom de mon Roméo.

ROMÉO. — C’est mon âme qui prononce mon nom : avec, quel doux timbré argentin résonnent les voix des amants pendant la nuit ! c’est comme la plus douce musique pour des oreilles attentives.

JULIETTE. — Roméo !

ROMÉO. — Ma chérie !

JULIETTE. — A quelle heure enverrai-je vers toi, demain ?

ROMÉO. — À neuf heures.

JULIETTE. — Je n’y manquerai pas. D’ici à ce moment, il va s’écouler vingt ans. J’ai oublié pourquoi je t’avais rappelé.

ROMÉO.— Permets-moi de rester ici jusqu’à ce que tu te le rappelles.

JULIETTE. — J’oublierai encore, afin de te faire rester, et ne me souviendrai que de l’amour que j’ai pour ta compagnie.

ROMÉO. — Et moi je resterai, pour te faire oublier encore, oublieux moi-même que j’ai un autre logis que ce jardin

JULIETTE. — Il est presque matin ; je voudrais que tu fusses parti, et cependant pas plus loin que l’oiseau d’une jeune folle qui le laisse s’éloigner un peu de sa main, pareil à un pauvre prisonnier dans ses entraves, et qui le ramène avec un fil de soie, tant elle est amoureusement jalouse de sa liberté.

ROMÉO. — Je voudrais être ton oiseau.

JULIETTE. — Chéri, je le voudrais aussi : cependant, je te tuerais par trop de caresses. Ronne nuit ! bonne nuit ! la séparation est une si délicieuse douleur que je dirais bonne nuit jusqu’à demain. (Elle, se retire de la fenêtre.)

ROMÉO. — Que le sommeil descende sur tes yeux et la paix dans ton sein ! Que ne suis-je le sommeil et la paix pour goûter un si doux repos ! Je vais d’ici me rentre à la cellule de mon pieux confesseur, pour implorer son aide, et lui dire mon heureuse fortune. (Il sort.)

SCÈNE III.

La cellule du FRÈRE LAURENT.
Entre LE FRÈRE LAURENT avec un panier.

LE FRÈRE LAURENT. — Le matin aux yeux gris souriant à la nuit au front farouche raye de bandes de lumière les nuages d’orient, et les ténèbres bigarrées des couleurs de l’aurore, chancellent à reculons comme un ivrogne devant la marche du jour et les roues enflammées de Titan. Avant que le soleil ait avancé son œil brûlant pour souhaiter la bienvenue au jour et sécher l’humide rosée de la nuit, il me faut remplir cette corbeille d’osier d’herbes aux propriétés funestes et de fleurs aux sucs précieux. La terre, qui est la mère de la nature, est aussi sa tombe : ce qui est son sépulcre est aussi le ventre qui lui donne naissance ; et nous voyons, sortis de ce ventre, des enfants de genres divers sucer la vie à ses mamelles ; de ces enfants beaucoup sont renommés pour leurs vertus multiples, il n’en est aucun qui soit sans une vertu au moins, et cependant tous sont différents. Oh ! grande est la puissance qui réside dans les herbes, les plantes, les pierres, et dans leurs qualités intrinsèques ; car il n’existe, rien sur terre de si vil qui ne donne à la terre quelque bien particulier, et il n’est rien de si bon, qui, détourné de son légitime usage, ne se révolte contre son essence native et ne vienne butter contre un abus : la vertu elle-même devient vice, lorsqu’elle est mal appliquée, et le vice est quelquefois ennobli par l’action. Sous la tendre pellicule de cette petite fleur résident un poison et une vertu médicinale ; car flairée elle réjouit tout le corps de son "parfum, et goûtée, elle tue tous les sens en même temps que le cœur. Deux pareils rois ennemis campent dans l’homme aussi bien que dans les herbes, — la grâce et la brutale volonté ; et là où la pire de ces puissances prédomine, le ver de la mort dévore bientôt cette plante.

Entre ROMÉO

ROMÉO. — Bonjour, père !

LE FRÈRE LAURENT. — Benedicite ! Quelle voix matinale m’envoie ce doux salut ?— Mon jeune fils, c’est la preuve d’un esprit en proie à l’inquiétude que de dire de si bonne heure bonjour à ton lit : le souci tient sa veille dans les yeux de tout vieillard, et là où loge le souci, le sommeil ne s’abat jamais : mais, au contraire, d’heureux sommeil règne là où la jeunesse aux forces intactes, au cerveau inhabité par l’expérience, étend ses membres pour les reposer : par conséquent, ta visite matinale me donne l’assurance que quelque agitation d’âme t’a fait lever ; si ce n’est pas cela, alors je suis bien sûr de toucher juste, — c’est que notre Roméo ne s’est pas couché cette nuit.

ROMÉO. — Cette dernière supposition est vraie, et mon repos n’en a été que plus doux.

LE FRÈRE LAURENT. — Dieu pardonne au péché ! étais-tu avec Rosaline ?

ROMÉO. — Avec Rosaline, mon révérend père ? non ; j’ai oublié ce nom et la douleur que me causait ce nom.

LE FRÈRE LAURENT. — Voilà bien mon bon fils : mais où es-tu allé alors ?

ROMÉO. — Je vais te le dire, sans te Je faire redemander. Je suis, allé à une fête, avec mon ennemi, jet là, soudainement, j’ai été blessé par quelqu’un qui a été blessé par moi ; notre guérison à l’un et à l’autre dépend de ton appui et de ta sainte médecine : je n’ai point de haine, saint homme ; car, vois, mon intercession s’étend aussi à mon ennemi.

LE FRÈRE LAURENT. — Expose ce que tu as à me dire en termes simples et ronds, mon bon fils ; une confession énigmatique ne reçoit qu’une absolution équivoque.

ROMÉO. — Alors sache sans délai que le plus cher amour de mon cœur s’est fixé sur la belle jeune fille du riche Capulet : comme le mien s’est fixé sur elle, ainsi le sien s’est fixé sur moi ; tout est conclu, sauf ce que tu peux conclure par le saint mariage : quand, où, comment, nous nous sommes rencontrés et avons échangé des paroles d’amour et des serments, je te le dirai, en, nous promenant ; mais je te prie tout de suite de consentir à nous marier aujourd’hui.

LE FRÈRE LAURENT. — Bienheureux saint François, quel changement est-ce là ? Cette Rosaline que tu aimais si tendrement a-t-elle donc été oubliée si vite ? en ce cas l’amour des jeunes hommes n’a pas sa vraie résidence dans leur cœur, mais dans leurs yeux. Jésus Maria ! de quel déluge de larmes n’as-tu pas lavé tes joues creusées par le chagrin pour Rosaline ? Ah ! que d’eau salée dépensée en vain pour l’assaisonnement d’un amour dont tu ne goûtés pas ! Le soleil n’a pas encore dissipé le brouillard de tes soupirs ; tes anciens gémissements résonnent encore à mes vieilles oreilles ; là, sur ta joue, je vois la tache d’une ancienne larme qui n’a pas, encore été essuyée : si jamais tu fus toi-même, et si ces douleurs furent les tiennes, toi et ces douleurs vous apparteniez, entièrement à Rosaline ; et c’est ainsi que tu as, changé ! en ce cas, prononce cette sentence-ci les femmes peuvent bien tomber, quand les hommes ont si peu de force.

ROMÉO. — Tu m’as grondé souvent parce que j’aimais Rosaline.

LE FRÈRE LAURENT. — Parce que tu en raffolais, non parce que tu l’aimais, mon jeune pénitent.

ROMÉO. — Et tu m’as ordonné d’ensevelir mon amour.

LE FRÈRE LAURENT. — Mais non pas dans Une fosse, ou en enterrant un amour, tu en déterrasses un autre.

ROMÉO. — Je t’en prie, ne me gronde pas. celle que j’aime maintenant me rend grâce pour grâce, et amour pour amour ; ce n’était pas ce que faisait l’autre.

LE FRÈRE LAURENT. — Oh ! elle savait bien que ton amour récitait sa leçon de mémoire et ne savait pas épeler ses lettres. Mais allons, jeune inconstant, allons, viens avec moi, j’ai une raison de l’assister ; car ce mariage peut tourner assez heureusement pour changer en pur amour la rancune de vos deux maisons.

ROMÉO. — Oh ! partons d’ici, il m’importe beaucoup de me dépêcher :

LE FRÈRE LAURENT. — Prudemment et lentement ; ils trébuchent, ceux qui courent trop vite. (Ils sortent.)


SCÈNE IV

Une rue.
Entrent BENVOLIO et MERCUTIO.

MERCUTIO. — OÙ diable ce Roméo peut-il être ? est-ce qu’il n’est pas retourné chez lut cette nuit ?

BENVOLIO. — Il n’est pas revenu, chez son père ; j’ai parlé à son valet.

MERCUTIO. — Ah ! cette pâle fille au cœur de pierre, cette Rosaline le tourmente tellement qu’à coup sûr il deviendra fou.

BENVOLIO. — Tebaldo, le parent du vieux Capulet, a dépêché une lettre à la maison de son père.

MERCUTIO. — Un cartel, sur ma vie !

BENVOLIO. — Roméo y répondra.

MERCUTIO. — Tout homme qui sait écrire peut répondre à une lettre.

BENVOLIO. — Certes, il répondra à l’auteur de la lettre dans son propre style ; étant défié, il défiera.

MERCUTIO. — Hélas ! pauvre Roméo, il est déjà mort ! poignardé, par l’œil noir d’une fille blanche, fusille à travers l’oreille par un chant d’amour, percé au centre de son cœur parla flèche du petit archer aveugle, est-ce là un homme à affronter Tebaldo ?

BENVOLIO. — Bah ! qu’est-ce donc que Tebaldo ?

MERCUTIO. — Plus que le prince des chats, je vous le déclare5. Oh ! c’est le courageux capitaine des lois du savoir-vivre : il se bât comme vous chantez la, musique,garde ses temps, ses distances, ses mesures ; vous.prend un repos d’un soupir, — une, deux, et la troisième en pleine poitrine : c’est le vrai boucher des boutons de soie, un duelliste, un duelliste ; un gentilhomme de la tout à fait première catégorie, un maître en première et seconde causes : ah ! l’immortelle passade ! ah le punto reverso ! ah ! le touché6!

BENVOLIO. — Le quoi ?

MERCUTIO. — La peste de, ces grotesques fantasques pleins de zézaiements et d’affectations, qui vous ont.de nouvelles manières de poser les accents ! « Par Jésus, une excellente lame ! un très-bel homme ! une exquise putain ! » Parbleu, grand-père, n’est-ce pas une chose lamentable que nous soyons affligés de la sorte par ces mouches étrangères, ces débitants de modes nouvelles, ces pardonnez-moi, qui se mettent des culottes de nouvelle forme si collantes qu’ils né peuvent plus s’asseoir à l’aise sur les vieux bancs ? Oh ! leurs bons, leurs bons !

BENVOLIO. — Voici venir Roméo ; voici venir Roméo.

MERCUTIO. — Jaune et sec comme un hareng saur. Ô chair, ô chair, comme te voilà poissonnifiée ! Maintenant il est jusqu’au cou dans le genre de poésie que cultiva Pétrarque : Laure, comparée à sa Dame, était une marmitonne ; parbleu, elle avait un plus habile amant pour la chanter : Didon n’était qu’une dondon ; Cléopâtre, une gitana d’Égypte ; Hélène et Héro, des coureuses, et des catins ; Thisbé, un petit œil gris éveillé, ou quelque chose d’approchant, mais rien avec cela.

Entre ROMÉO.

MERCUTIO. — Signor Roméo, bonjour ! voilà un salut français pour votre culotte française, vous nous avez joliment payé en fausse monnaie la dernière nuit.

ROMÉO. — Bonjour à tous les deux. Comment vous ai-je payé en fausse monnaie ?

MERCUTIO. — En nous faussant compagnie, Messire, en nous faussant compagnie ; ne pouvez-vous pas comprendre ?

ROMÉO. — Pardon, mon bon Mercutio, j’avais des affaires importantes, et un homme dans un cas comme le mien peut bien faire fléchir la politesse.

MERCUTIO. — C’est absolument comme si vous disiez, an cas comme le mien force un homme à fléchir les jarrets.

ROMÉO. — Sans doute pour offrir ses politesses

MERCUTIO. — Tu as très-judicieusement deviné.

ROMÉO. — Voilà une interprétation très-polie.

MERCUTIO. — Parbleu, je suis la rosette même de la politesse.

ROMÉO. — Rosette est ici pour fleur ?

MERCUTIO. — Parfaitement.

ROMÉO. — Ah bien, en ce cas, mes escarpins sont très-fleuris.

MERCUTIO. — Bien dit ; poursuis-moi maintenant, cette plaisanterie jusqu’à ce que tes escarpins soient usés, afin que lorsque les uniques semelles de cette paire là seront hors d’usage, cette plaisanterie reste encore, après l’user, unique et hors de pair.

ROMÉO. — Ô la plaisanterie à mince semelle, unique et hors de pair seulement par sa mauvaise qualité !

MERCUTIO. — Sépare-nous, mon bon Benvolio ; mon esprit est rendu.

ROMÉO. — Donne de la cravache et de l’éperon, de la cravache et de l’éperon, sinon je crie : un autre rival, s’il vous plaît !

MERCUTIO. — Parbleu, si nos esprits veulent entreprendre la course de l’oie sauvage, je me récuse ; car il y a plus de l’oie sauvage dans un seul de tes sens, j’en suis sûr, que dans les miens cinq : m’avez-vous pris pour l’oie dans cette course d’esprit9?

ROMÉO. — Quand par hasard je ne t’ai pas pris pour l’oie, je ne t’ai pris pour rien du tout.

MERCUTIO. — Je vais te mordre l’oreille pour cette plaisanterie.

ROMÉO. — Voyons, bonne oie, ne mords pas.

MERCUTIO. — Ton esprit est de saveur très-mordante ; il fait un très âpre assaisonnement.

ROMÉO. — Une marmelade de pommes acides, n’est-elle pas le, vrai assaisonnement, d’une oie fade ?

MERCUTIO. — Ah, quel esprit en peau de chevreau ! d’abord étroit d’un pouce, il devient ensuite large d’une aune.

ROMÉO. — Je l’étends encore pour ce mot large, qui ajouté à oie, prouve qu’en long et en large tu es une grande oie.

MERCUTIO. — Eh bien, est-ce que cela ne vaut pas mieux que de gémir d’amour ? maintenant te. voilà sociable, te voilà redevenu Roméo ; maintenant tu es. ce que : ta es selon l’art aussi bien que selon la nature ; car ce, radoteur d’amour ressemble à un grand, dadais, qui se traîne d’ici de là, tirant la langue, en cherchant.un trou où-carcher son amusette.

BENVOLIO. — Arrête ici, arrête ici.

MERCUTIO. — Tu veux que j’arrête ma. description à la partie la plus intéressante.

BENVOLIO. — Sans cela, tu l’aurais faite trop longue.

MERCUTIO. — Oh ! tu te trompes, je l’aurais faite courte : car j’étais arrivé au fin fond de la chose, et je n’avais pas l’intention de tenir le dé plus longtemps10.

ROMÉO. — Ah mais voilà un bel équipement ! (Apercevant la nourrice.)

Entrent LA NOURRICE et PIERRE.

MERCUTIO. — Une voile, une voile, une voile11!

BENVOLIO. — Deux, deux ; une chemise et un jupon.

LA NOURRICE. — Pierre ?

PIERRE. — Voilà !

LA NOURRICE. — Mon éventail, Pierre12.

MERCUTIO. — Oui, mon bon Pierre, afin de cacher son visage ; car son éventail est plus joli que son visage.

LA NOURRICE. — Bien le bonjour, Messires.

MERCUTIO. — Bien le bonsoir, belle Madame.

LA NOURRICE. — Est-ce bonsoir, qu’il faut dire ?

MERCUTIO. — Ni plus, ni moins, je vous le déclare, caria main de maquerelle de l’horloge dirige son.index vers midi.

LA NOURRICE. — Fi ! quel homme êtes-vous donc ?

ROMÉO. — Un homme, Madame, que Dieu a fait pour qu’il se fit tort à lui-même.

LA NOURRICE. — Par ma foi, voilà qui est bien dit : « pour qu’il se fît toit à lui-même, » a-t-il dit ? Messires, quelqu’un de vous peut-il me dire où je trouverai le jeune Roméo ?

ROMÉO. — Je puis vous, le dire ; mais le jeune Roméo sera plus vieux lorsque vous l’aurez trouvé, que lorsque vous l’aurez cherche : je suis le plus jeune de ce nom, faute d’un pire.

LA NOURRICE. — Vous dites bien.

MERCUTIO. — Oui-da, est-ce que le pire est bien ? Très bien riposté, ma foi ; spirituel, très-spirituel.

LA NOURRICE. — Si c’est vous, Messire, je désire vous dire un mot en confidence.

BENVOLIO. — El !e va l’induire en quelque souper.

MERCUTIO. — Une maquerelle, Une maquerelle, une maquerelle ! taiaut !

ROMÉO. — Qu’est-ce que lu as fait lever ?

MERCUTIO. — Ce n’est pas un lièvre, Messire, à moins que ce ne soit un lièvre en pâté de carême, qui a quelque peu pris la barbe avant qu’on ait eu le temps de le finir, Messire. (Il chante.)

        Un vieux lièvre à barbe,
        Un vieux lièvre à barbe,
        Est un bon mets en temps de carême ;
        Mais un lièvre à barba,
        Est trop pour la force de vingt personnes,
        S’il prend la barbe avant d’être mangé13.

Roméo, venez-vous chez votre père ? nous y allons dîner.

ROMÉO. — Je vous suis.

MERCUTIO. — Adieu, ancienne Dame, adieu. (Il chante.) Madame, Madame, Madame14 (Sortent Mercutio et Benvolio.)

LA NOURRICE. — S’il vous plaît, Messire, quel est ce marchand impertinent qui tient boutique si bien montée en sottises ?

ROMÉO. — Un gentilhomme qui aime à s’entendre parler, nourrice, et qui dit plus de paroles en une minute qu’il n’en écouté en un mois.

LA NOURRICE. — S’il s’avise de dire quelque chose contre moi, je l’arrangerai de la belle façon, quand il serait plus railleur qu’il ne l’est, lui et vingt Jacquots de son espèce ; et si je ne le puis pas par moi-même, je trouverai qui le pourra. Méchant drôle ! je ne suis pas une de ses coureuses, moi ; je ne suis pas une de ses associées, moi. — Et toi, tu es là à rester coi, et tu permets que le premier drôle venu en use avec moi à son plaisir ?

PIERRE. — Je n’ai vu personne en user avec vous à son plaisir ; si je l’avais vu, mon arme aurait été bien vite dehors, je vous en réponds : je dégaine tout aussi vite qu’un autre, quand j’en vois l’occasion dans une querelle juste et que j’ai la loi de mon côté.

LA NOURRICE. — Vrai, j’en jure par Dieu, je suis tellement hors de moi que tout mon corps en tremble. Méchant drôle ! — Je vous en prie, Messire, un mot comme je vous le disais, ma jeune maîtresse m’a ordonné de vous chercher ; ce qu’elle m’a commandé de vous dire, je le garderai pour moi : mais d’abord, laissez-moi vous prévenir que si vous la conduisiez dans le paradis des fous, comme on dit, ce serait une très-méchante, conduite, comme on dit, car la Dame est jeune et par conséquent, si vous aviez double jeu avec elle, ce, serait une vilaine. chose que vous feriez envers une Dame et une façon d’agir qui ne serait pas bien du tout.

ROMÉO. — Nourrice, recommande- moi à ta Dame et maîtresse. Je le jure....

LA NOURRICE. — Bon cœur ! Oui, ma foi, je le lui dirai : Seigneur, Seigneur, qu’elle sera joyeuse.

ROMÉO. — Que lui diras-tu, nourrice ? tu ne m’écoutes pas.

LA NOURRICE. — Je lui dirai, Messire, que vous jurez ; ce qui si je comprends bien, est une promesse de gentilhomme ;

ROMÉO. — Dis-lui de trouver quelque moyen d’aller cette après-midi à confesse, et ellé sera confessée et mariée dans la cellule du frère Laurent. Voici pour tes peines.

LA NOURRICE. — Non vraiment, Messire, pas un sou.

ROMÉO. — Allons-donc, je te dis de prendre.

LA NOURRICE. — Cette après-midi, Messire ? bon, elle y sera.

ROMÉO. — Et toi, bonne nourrice ; tiens-toi derrière, le mur de l’abbaye : mon valet t’y rejoindra à-cette : même heure, et t’apportera, urne échelle de corde qui me servira d’escalier pour monter, dans le secret de là nuit, au faite suprême de mon bonheur. Adieu ! — sois fidéle, et je récompenserai tes services : adieu! — recommande-moi à ta maîtresse.

LA NOURRICE. — Allons, que le Dieu du ciel te bénisse ? — Écoutez un peu, Messire.

ROMÉO. — Qu’as-tu à me dire, ma bonne nourrice ?

LA NOURRICE. — Votre valet est-il discret ? N’avez-vous jamais entendu dire que deux hommes gardent bien leur secret quand-ils mettent un d’eux de côté ?

ROMÉO. — Je te réponds de lui ; mon valet est fidèle comme l’acier.

LA NOURRICE. — Bien, Messire ; ma maîtresse est la plus charmante Dame.... Seigneur ! Seigneur ! quand elle vous était un petit être babillard.... Oh, il y a dans la ville, un noble, un certain Paris, qui voudrait bien monter à l’abordage, armes en avant ; mais elle, la bonne âme, aimerait pétant voir un crapaud, un vrai crapaud, que le voir. Je la fais mettre quelquefois en colère, en lui disant que Paris est l’homme qui lui convient le mieux ; mais je vous le déclare, quand je lui dis cela, elle devient pâle comme le linge le plus blanc du monde entier. Est ce que Romarin et Roméo ne commencent pas ; tous deux par la même lettre15?

ROMÉO. — Oui, nourrice ; qu’est-ce que tu veux en conclure ? tous deux commencent par un R.

LA NOURRICE. — Ah, moqueur c’est le nom du chien ; R commence Roquet16. Mais je sais bien moi que ça com, mence par une autre lettre, et elle tient de si jolis, propos sur vous et le : romarin que ça vous ferait du bien à entendre17.

ROMÉO. — Recommande moi à ta Dame.

LA NOURRICE. — Oui, mille fois. (Sort Roméo) : Pierre !

PIERRE. — Voilà !

LA NOURRICE. — Passe devant et marchons vite. (Ils sortent.)


SCÈNE V

Le jardin de CAPULET.
Entre JULIETTE.

JULIETTE. — L’horloge sonnait neuf heures lorsque j’ai fait partir la nourrice : elle m’avait promis d’être de retour dans une demi-heure. Peut-être ne peut-elle pas le trouver : — mais non, cela n’est pas. — Oh ! elle est boiteuse ! les hérauts de l’amour devraient être les pensées qui courent dix fois plus vite que les rayons du soleil repoussant les ombres sur les cimes des collines sombres : c’est pourquoi ce sont des colombes aux ailes agiles que traînent l’Amour, et c’est pourquoi Cupidon rapide comme le vent, porte des ailes. Le soleil a maintenant atteint le point culminant de son, voyage de ce jour : de neuf heures à midi il ya trois longues heures, et elle n’est, pas encore revenue. Si elle avait les affections et le sang chaud de la jeunesse, elle serait dans -ses mouvements aussi rapide qu’une balle ; mes paroles la lanceraient droit à mon doux amour, et ses paroles, à lui, la relanceraient vers moi. Mais ces vieilles gens, on dirait que pour la plupart ils sont morts ; le plomb n’est pas plus difficile à remuer, plus lourd, plus lent, plus pâle. Ô Dieu, la voici !

Entrent LA NOURRICE et PIERRE.

JULIETTE. — ma douce nourrice, quelles nouvelles ? l’as-tu rencontré ? renvoie ton valet.

LA NOURRICE. — Pierre, attends à la porte. (Pierre sort.)

JULIETTE. — E-h bien, ma bonne et aimable nourrice, voyons. Seigneur, pourquoi cet air triste ? sites nouvelles sont tristes, dis-les-moi rondement et avec entrain, malgré tout : mais si elles sont bonnes, tu fausses la musique des douces nouvelles, en.me la jouant avec une physionomie si aigre.

LA NOURRICE. — Je n’en puis plus ; donnez-moi quelques minutes : — ah ! comme mes os sont moulus ! quelle course il m’a fallu faire !

JULIETTE. — Je voudrais, te donner mes os et que tu me donnasses tes nouvelles : allons, voyons, parle, je t’en prie ; — bonne, bonne nourrice, parle.

LA NOURRICE. — Jésus, quelle hâte ! ne pouvez-vous attendre un instant ? Ne voyez-vous pas que je suis hors d’haleine ?

JULIETTE. — Comment es-tu hors d’haleine, lorsque tu as assez d’haleine pour me dire que tu es hors d’haleine ? l’excuse que tu me fais pour ce retard est plus longue que le rapport que tu t’excuses de ne pas faire. Tes nouvelles sont-elles bonnes ou mauvaises ? réponds à cela ; dis quelles elles sont d’un mot, j’attendrai les détails : voyons, fais-moi ce plaisir : sont-elles bonnes ou mauvaises ?

LA NOURRICE. — Bon ! vous avez fait un choix ordinaire ; vous ne savez pas choisir un homme Roméo ! non, non, ce n’était pas là l’homme. Sa figure, il est vrai, est plus jolie que celle de n’importe qui, mais ses jambes l’emportent sur celles de tout le monde ; quant à la main, au pied, à la taille, quoiqu’il n’y ait pas à en parler, tout cela est au-dessus de toute comparaison : il n’est pas la fleur de la courtoisie ; mais je le garantis aussi doux qu’un agneau. Va ton chemin, fillette ; sers Dieu. — Eh bien, avez-vous déjà dîné, à la maison ?

JULIETTE. — Non, non : mais je savais déjà tout ce que tu me dis ; que dit— il le notre mariage ? qu’en dit-il ?

LA NOURRICE. — Seigneur, comme ma tête me fait mal ! quelle tête ai-je donc ? elle bat comme si elle allait se casser en vingt morceaux. Et mon dos, de l’autre côté : — oh mon dos, mon dos ! — Diable soit de vous pour m’avoir envoyée chercher ma mort, en me faisant courir par monts et par vaux !

JULIETTE. — Sur ma foi, je suis désolée que tu ne sois pas bien : Douce, douce, douce nourrice ; que dit mon amour ? apprends-le-moi.

LA NOURRICE. — Votre amour dit, comme un honnête gentilhomme, comme un courtois, un tendre, un beau, et, je le garantis, un vertueux.... — Où est votre mère ?

JULIETTE. — Où est ma mère ? — Parbleu, elle est dans., la maison ; où pourrait-elle être ? Quelle singulière réponse tu me fais : « Votre amour dit comme un honnête gentilhomme, — où est votre mère ? »

LA NOURRICE. — Ah, sainte mère de Dieu ! êtes-vous aussi bouillante que cela ? parbleu, débordez, alors. Si c’est là le cataplasme que vous appliquez sur mes os malades, vous pourrez désormais faire vos messages vous-même.

JULIETTE. — En voilà un galimatias ! Voyons que dit Roméo ?

LA NOURRICE. — Avez-vous obtenu la permission d’aller à confesse aujourd’hui ?

JULIETTE. — Oui.

LA NOURRICE. — Alors rendez-vous à la cellule du frère Laurent ; un époux vous y attend pour faire de vous une femme. Ah bien, voilà ce coquin de sang qui vous monteaux joues. ; elles vont bientôt devenir écarlates à la moindre nouvelle. Rendez-vous à l’église j’irai par un autre chemin chercher une échelle qui doit servir à votre amour pour grimper jusqu’à un nid d’oiseau aussitôt qu’il fera nuit : moi, je suis l’esclave, et je travaille pour vos plaisirs ; mais vous porterez bientôt le fardeau cette nuit. Allons, je vais aller dîner ; vite à la cellule.

JULIETTE. — Vite au bonheur suprême ! honnête nourrice, adieu. (Elles sortent.)

SCÈNE VI

La cellule du FRÈRE LAURENT
Entrent LE FRÈRE LAURENT et ROMÉO.

LE FRÈRE LAURENT. — Puissent les cieux sourire, sur cet acte saint si favorablement, que l’avenir ne nous amène pas des chagrins pour nous en faire repentir.

ROMÉO. — Amen ! amen ! mais vienne quelque chagrin que ce soit, il ne peut contre balancer l’échange de joies que sa vue me donne dans une seule courte.minute. Unis seulement nos mains par la formule sainte, et puisque la mort meurtrière de l’amour fasse ce qu’elle voudra ; c’est assez que je puisse l’appeler mienne.

LE FRÈRE LAURENT. — Ces transports violents ont des fins violentes, et meurent dans leur triomphe, comme le feu et, la poudre qui se consument dès qu’ils se baisent. Le plus doux miel est fastidieux par sa douceur même, et coupe l’appétit par sa saveur : aimez-vous donc modérément ; c’est ainsi que font les longs amours, qui marche trop vite arrive aussi tard que qui marche trop lentement. — Voici venir.la Dame. Oh certes, ce.n’est pas.uii pied aussi léger qui usera jamais la durable pierre. Un amant pourrait marcher sur les toiles d’araignée qui se balancent mollement dans l’air gai de l’été, et cependant ne pas tomber, si légère est la vanité !

Entre JULIETTE.

JULIETTE. — Bonsoir à mon pieux confesseur.

LE FRÈRE LAURENT. — Roméo te remerciera pour nous deux, ma fille.

JULIETTE. — Et je le remercierai à son tour pour nous deux, sans quoi ses remercîments ne seraient pas payés.

ROMÉO. — Ah ! Juliette, si ta joie doit se mesurer sur la mienne, et si tu as plus de ressources que moi pour la peindre, alors parfume de ton haleine l’air qui nous entoure, et que la riche musique de ta voix décrive l’image du bonheur que nos deux âmes reçoivent l’une par l’autre de cette chère entrevue.

JULIETTE. — L’âme plus riche, en sentiments qu’en paroles., tire orgueil, de sa nature, non de vains ornements : ceux qui peuvent compter leur fortune me sont que des mendiants ; mais, mon sincère amour a grandi avec un tel excès que je ne puis compter la moitié de la somme de mes richesses.

LE FRÈRE LAURENT. — Venez, venez avec moi et nous allons rapidement achever cette affaire ; car avec votre permission, vous ne resterez pas seuls, avant que la

sainte église ait fait de vous une seule personne. (Ils sortent.)

ACTE III.

SCÈNE : PREMIÈRE.

Une place publique.
Entrent MERCUTIO, BENVOLIO, UN PAGE,
et DES VALETS.

BENVOLIO. — Je t’en prie, mon bon Mercutio, retirons nous : la journée est chaude, les capulets. sont sortis d’ans la ville, et si nous les rencontrons, nous n’éviterons pas une querelle car par ces jours de canicule, le sang affolé, se met vite en mouvement1.

MERCUTIO. — Tu ressembles à un de ces camarades qui, lorsqu’ils entrent dans une taverne, commencent par dé poser leur épée sur la table, en disant : « Dieu veuille que je n’en aie pas besoin ! » et qui, dès que la seconde rasade opère, la tirent contre le garçon, lorsqu’en effet il n’en est aucun besoin.

BENVOLIO. — Est ce que je suis un de ces hommes là ?

MERCUTIO. — Allons, allons, tu es dans ton genre un bonhomme aussi emporté qu’il en soit en Italie, et tu es aussi facilement excité à là mauvaise humeur, que tu es facilement de mauvaise humeur d’être excité.

BENVOLIO. — Et quoi encore ?

MERCUTIO. — Parbleu ! s’il y avait deux personnes telles que toi, nous n’en aurions, bien tôt. plus aucune des deux, car-elles se tueraient mutuellement. Toi ! mais parbleu, lu vas te quereller avec un homme qui a dans sa barbe un poil de plus, où un poil de moins que toi. Tu vas te quereller avec un. homme qui casse des noix, sans autre raison sinon que tu as les yeux couleur de noisette : quel autre œil, qu’un œil comme celui-là, découvrirait là un sujet de querelle ? Ta tête est aussi pleine de querelles qu’un œuf est plein de nourriture ; et cependant, à force de querelles, ta tète a été cassée comme un œuf qu’on a vidé. Tu t’es querellé avec un homme qui toussait dans la rue, parce qu’il avait réveillé ton chien qui dormait étendu au soleil. N’es-tu pas tombé sur un tailleur, parce qu’il portait son pourpoint neuf avant Pâques ? sur un autre, parte qu’il attachait ses souliers neufs avec de vieux rubans ? Et tu viens me sermonner sur le chapitre des querelles !

BENVOLIO. — Si j’étais aussi prompt à me quereller que toi, je céderais au premier venu la propriété pure et simple de ma vie pour une heure et quart d’existence.

MERCUTIO. — La propriété pure et simple ? ô homme simple !

BENVOLIO. — Par ma tête, voici les Capulets.

MERCUTIO. — Par mes talons, je n’en ai souci.

Entrent TEBALDO et autres.

TEBALDO. — Suivez-moi de près, car je vais leur par1er. — Bonjour, Messires j’ai un mol à dire à l’un de vous.

MERCUTIO. Bien qu’un mot à dire, et à un seul, de nous encore ? Ne pourriez-vous accoupler ce mot à quelque autre chose, et faire de cela un mot et une botte ?

TEBALDO. — Vous m’y trouverez facilement disposé, Messire, si vous m’en donnez occasion.

MERCUTIO. — Ne pourriez-vous pas prendre cette occasion, sans que je vous la donne ?

TEBALDO. — Mercutio, tu t’accordes avec Roméo....

MERCUTIO. — Je m’accorde ! qu’est-ce à dire ? Vas-tu nous prendre pour des ménétriers ? si tu nous prends pour des ménétriers, attends-toi à ne rien entendre que des discordances voici mon archet ; voici qui vous fera danser. Qu’est-ce à dire, je m’accorde !

BENVOLIO. — Nous parlons ici dans un lieu public et fréquenté : retirons-nous dans quelque endroit particulier, ou bien expliquez-vous froidement sur vos griefs, ou bien séparons-nous ; ici tous les yeux nous regardent.

MERCUTIO. — Les yeux des gens furent faits pour regarder, qu’ils regardent donc ; je ne bougerai pas pour faire plaisir à qui que ce soit, moi.

TEBALDO. — Bien, la paix soit avec vous, Messire ! voici venir mon homme.

Entre ROMÉO.

MERCUTIO. — Mais je veux bien être pendu, Messire, s’il porte votre livrée : parbleu, précédez-le sur le terrain, il y, sera votre suivant ; dans ce sens-là, Votre Honneur peut l’appeler son homme.

TEBALDO. — Roméo, je t’aime tant que je ne puis te l’exprimer avec plus de modération qu’en le disant : tu es un scélérat.

ROMÉO. — Tebaldo, j’ai des raisons de t’aimer qui modèrent singulièrement la colère qu’un pareil salut devrait soulever : je ne suis pas un scélérat ; adieu donc, je vois que tu ne me connais pas.

TEBALDO. — Bambin, cela ne peut excuser les injures que tu m’as faites ; en conséquence, retourne-toi et dégaine.

ROMÉO. — Je déclare que je ne t’ai jamais fait injure, et je t’aime plus que tu ne peux l’imaginer ; plus tard, tu connaîtras la raison de mon amour : ainsi, mon bon Capulet, — et ce nom je le tiens pour aussi cher que le mien propre, — tiens-toi pour satisfait.

MERCUTIO. — calme, déshonnête, vile soumission ! Messire de l’estocade reste maître du terrain ! (Il dégaine.) Tebaldo, tueur de. rats, voulez-vous faire un tour ?

TEBALDO. — Que yeux-tu de moi ?

MERCUTIO. — Rien qu’une de vos neuf existences, mon bon roi des chats ; voilà ce dont je prétends m’emparer, et quant aux huit autres, je me réserve, de les rosser à plate couture, selon votre conduite future à mon égard. Voulez-vous tirer votre épée de son étui par les oreilles ? Dépêchez-vous, ou bien la mienne ira caresser vos oreilles, à vous, avant que la vôtre soit sortie.

TEBALDO. — Je suis votre homme. (Il dégaine.)

ROMÉO. — Cher Mercutio, remets la rapière au fourreau.

MERCUTIO. — Allons, Messire, vôtre passade. (Ils se battent.)

ROMÉO. — Dégaine, Benvolio- ; force-les à baisser leurs épées. Par pudeur, gentilshommes, évitez ce scandale ! — Tebaldo, — Mercutio, — le prince a expressément, défendu les rixes dans les rues de Vérone. — Arrête, Tebaldo !mon bon Mercutio.... (Sortent Tebaldo et ses partisans.)

MERCUTIO. — Je suis blessé. La peste soit de vos deux maisons ! — J’ai mon compte : — et lui, est-ce qu’il est parti, et-sans la moindre blessure ?

RENVOLIO. — Comment ! est-ce que tu es blessé ?

MERCUTIO. — Oui, oui, une égratignure, une égratignure ; mais parbleu, elle est suffisante. — Où est ; mon page ? — Va, maraud, va me chercher un chirurgien. (Sort le page.)

ROMÉO. — Courage, ami ; la blessure ne peut être dangereuse.

MERCUTIO. — Non, elle n’est pas aussi profonde qu’un puits, ni aussi large qu’un portail d’église ; mais c’est égal, elle suffira. Venez me demander demain, et vous trouverez en moi un homme sérieux comme un cimetière2. Je, suis poivré pour ce monde-ci, je vous le déclare : — la peste soit de vos deux maisons — Mordieu, un chien, un rat, une souris, un chat, pourfendre ainsi un homme à mort ! Un fanfaron, un coquin, un drôle qui se bat avec la précision de l’arithmétique3! Pourquoi diable vous êtes-vous mis entre nous deux ? j’ai été blessé sous votre bras.

ROMÉO. — Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour le mieux.

MERCUTIO. — Aide-moi à me traîner vers quelque maison, Benvolio, ou je vais m’évanouir : la peste soit de vos deux maisons ! filles ont fait de moi pâture pour les vers : j’en tiens, et solidement encore. — Ah ! vos maisons ! (Sortent Mercutio et Benvolio.)

ROMÉO. — Ce gentilhomme, le proche parent du prince, mon ami le plus cher, c’est pour moi qu’il a reçu cette, blessure mortelle ; ma réputation est atteinte par l’outrage de Tebaldo, Tebaldo qui depuis une heure, est mon cousin. — Ô douce Juliette, ta beauté m’a efféminé, et a émoussé en mon âme le tranchant du courage !

Entre BENVOLIO.

BENVOLIO. — Roméo, Roméo, le brave Mercutio est mort ! Cette âme vaillante qui tout à l’heure méprisait trop prématurément la terre, vient de s’élancer vers les. nuages.

ROMÉO. — La noire fatalité de cette journée s’étendra sur bien d’autres qui sont à venir : ce jour commence seulement le malheur, d’autres l’achèveront.

BENVOLIO. — Voici le furieux Tebaldo qui revient.

ROMÉO. — Vivant et triomphant ! et Mercutio tué ! Remonte au ciel, prudente mansuétude ; et toi, fureur à l’œil enflammé, sois maintenant mon guide !

Rentre TEBALDO,

ROMÉO. — À cette heure, Tebaldo, reprends le scélérat que lu m’as donné il y a un instant ; car l’âme de Mercutio est à peu de distance au-dessus de nos têtes., et attend que la tienne aille lui tenir compagnie : toi, ou moi, ou tous les deux : nous devons le rejoindre.

TEBALDO. — Misérable bambin, qui étais ici-bas son camarade, c’est toi qui vas aller le rejoindre.

ROMÉO. — Voici qui en décidera. (Ils se battent ; Tebaldo tombe.)

BENVOLIO. — Vite, Roméo, décampe ! les citoyens accourent, et Tebaldo est tué : — ne reste donc pas ainsi anéanti : — le prince va te condamner à mort, si lu es pris : — hors d’ici ! — fuis ! — vite, vite !

ROMÉO. — Oh ! je suis le plastron de la fortune !

BENVOLIO. — Pourquoi restes-tu ? (Sort Roméo.)

Entrent DES CITOYENS.

PREMIER CITOYEN. — De quel côté s’est-il enfui, celui qui a tué Mercutio ? Tebaldo, ce meurtrier, de quel côté s’est-il enfui ?

BENVOLIO. — Le voici là couché, ce Tebaldo.

PREMIER CITOYEN. — Debout, Messire, venez avec moi ; je vous l’ordonne au nom du prince, obéissez.

Entrent LE PRINCE avec sa suite, MONTAIGU, CAPULET, LEURS FEMMES, et autres personnes.

LE PRINCE. — Où sont les scélérats qui ont commencé cette querelle ?

BENVOLIO. — Ô noble prince, je puis exposer toutes les phases malheureuses de cette fatale querelle : voici couché, tué par le jeune Roméo, l’homme qui avait tué ton parent, le brave Mercutio.

MADONNA CAPULET. — Tebaldo, mon neveu !— fils de mon frère ! prince ! neveu ! mari ! le sang de mon cher neveu a été répandu ! — Prince, si tu es juste, paye notre sang versé, en faisant couler celui de Montaigu. — Oh, neveu, neveu !

LE PRINCE. — Benvolio, qui a commencé cette sanglante querelle ?

BENVOLIO. — Tebaldo, ici étendu, tué par la main de Roméo. Roméo lui a parlé en bons termes, l’a supplié de réfléchir à l’insignifiance de la querelle, et lui a représenté quel serait votre haut déplaisir : tout cela exprimé d’une voix douce, avec de calmes regards, et en fléchissant humblement le genou, n’a pu amener à composition l’humeur querelleuse de Tebaldo, qui, souid à la paix, n’a eu de cesse qu’il n’eût dirigé la pointe de son épée contre la poitrine du hardi Mercutio ; celui-ci ; tout aussi chaud que lui, dirige pointe contre pointe meurtrière, et avec un courageux mépris s’efforce d’une main de repousser la froide mort, et de l’autre de la diriger contre Tebaldo dont la dextérité l’évite : Roméo crie à haute voix : « Arrêtez, amis ! séparez-vous, amis ! » et plus rapide que sa langue, son bras agile fait baisser leurs pointes, fatales, en s’interposant entre eux ; par-dessous son bras, un mauvais coup de Tebaldo va toucher la vie de l’intrépide Mercutio : Tebaldo s’est alors enfui ; mais un instant après il est revenu trouver Roméo, chez qui la soif de la vengeance venait seulement de s’éveiller, et ils ont tiré leurs épées avec la promptitude de l’éclair ; car avant que je pusse dégainer pour les séparer, le bouillant Tebaldo était déjà tué ; dès qu’il fut tombé, Roméo tourna le dos et prit la fuite : si ce n’est pas là toute la vérité, que Benvolio meure tout de suite.

MADONNA CAPULET. — C’est un parent de Montaigu ; l’affection le pousse à mentir, il ne dit pas la vérité ; il y a eu vingt d’entre eux engagés dans ce sinistre combat, et il a fallu ces vingt individus pour mettre fin à une seule existence. Je demande la justice que tu dois accorder, prince ; Roméo a tué Tebaldo, il ne doit, pas être permis à Roméo de vivre,

LE PRINCE. — Roméo l’a tué, et lui il avait tué Mercutio ; qui doit maintenant payer le prix de son sang précieux ?

MONTAIGU. — Ce n’est pas Roméo, prince, il était l’ami de Mercutio ; sa faute consiste simplement à avoir exécuté ce que la loi aurait décidé, la mort de Tebaldo.

LE PRINCE. — Et pour cette offense, nous l’exilons immédiatement de cette ville, je me trouve intéressé dans les faits et : gestes de vos haines, mon sang a coulé pour vos féroces querelles ; mais je vous condamnerai à une telle amende que vous vous, repentirez tous de la perte que j’ai faite : je resterai sourd aux plaidoyers et aux excuses ; ni larmes, ni prières ne rachèteront les violations de là loi ; par conséquent, n’usez d’aucun de ces moyens que Roméo parte d’ici en toute hâte, sinon l’heure où il sera découvert sera la dernière de sa vie. Emportez ce corps d’ici, et que notre volonté soit exécutée : la clémence qui pardonne aux assassins n’est qu’une meurtrière. (Ils sortent.)

SCÈNE II.

Un appartement dans la demeure de CAPULET
Entre JULIETTE.

JULIETTE. — Galopez à pleine course vers le palais de Phoebus, coursiers aux pieds de flamme ; un cocher comme Phaéton vous aurait bien vite poussé, vers l’occident., et nous ramènerait immédiatement la nuit sombre. Étends tes épais rideaux, nuit, prêtresse de l’amour, afin que tout regard errant soit aveugle, et que Roméo puisse sauter dans ces bras, sans qu’on le voie et qu’on en parle. Les amants y voient assez pour accomplir leurs rites amoureux à la lumière de leur propre beauté d’ailleurs, si l’amour est aveugle, il.s’accorde d’autant mieux avec la nuit. Viens, nuit complaisante, matrone aux vêtements sévères, habillée tout de noir, et apprendsmoi comment on s’y prend pour perdre une partie engagée sur une paire de virginités immaculées : caché de ton noir manteau mon sang vierge qui s’effarouche sur mes joues[4] , jusqu’à ce que le timide amour se soit assez enhardi pour regarder l’accomplissement du sincère amour comme un acte de simple pudeur. Viens, nuit ! viens, Roméo ! viens, toi qui seras le jour au sein de la nuit, car tu reposeras sur les ailes de la nuit plus blanc que la neige sur le dos d’un corbeau. Viens, nuit charmante ; viens., aimable nuit au front sombre, donnemoi mon. Roméo : et lorsqu’il mourra, prends-le, et coupe-le en petites étoiles, et il rendra la face du ciel si brillante, que le monde entier s’éprendra de la nuit, et ne rendra plus aucun culte au gai soleil. Oh, ! j’ai, acheté le palais d’un amour, mais je n’en ai pas encore

pris possession ; et moi, bien que je sois vendue, je ne suis pas encore possédée : ce jour est pour moi aussi ennuyeusement long, qu’est longue la nuit qui précède une fête pour une impatiente enfant qui a de nouvelles robes et ne peut encore les porter. — Oh ! voici ma nourrice, elle m’apporte des nouvelles ; toute voix qui prononce seulement le. nom de Roméo parle avec une céleste éloquence.

Entre LA NOURRICE avec une échelle de cordes.

JULIETTE. — Eh bien, nourrice, quelles nouvelles ? Qu’est-ce que tu as là ? les cordes que Roméo t’avait ordonné d’aller chercher ?

LA NOURRICE. — Oui, oui, les cordes. (Elle les jette à terre.)

JULIETTE. — Hélas de moi ! quelles nouvelles m’apportes-tu ? Qu’est-ce qui te fait tordre ainsi les mains ?

LA NOURRICE. — Ah, malheureux jour ! il est mort, il est mort, il est mort ! Nous sommes perdues, Madame, nous sommes perdues ! — Ah, malheureux jour ! — Il est parti, il est mort, il est tué !

JULIETTE. — Le ciel peut-il être si envieux ?

LA NOURRICE. — Roméo le peut, si le ciel ne le peut pas — Roméo, Roméo ! qui jamais aurait pensé pareille chose ? — Roméo !

JULIETTE. — Quel diable es-tu pour me tourmenter ainsi ? La torture que tu m’infliges suffirait pour faire rugir dans l’horrible enfer lui-même ? Est-ce que Roméo s’est tué lui-même ? dis seulement, oui, et cotte simple syllabe m’empoisonnera mieux que l’œil meurtrier du basilic : je n’existe plus, si un tel oui a lieu d’exister[5], et s’ils sont fermés au jour ces yeux dont la nuit te fera me répondre oui. S’il est mort, dis-moi, oui ; s’il ne l’est pas, dis-moi, non : que de courtes paroles décident de mon bonheur ou dé mon malheur.

LA NOURRICE. — J’ai vu la blessure, je l’ai vue de mes yeux, — ah ! Dieu nous protége ! — là, sur sa robuste poitrine. Un cadavre à faire pitié, fin cadavre sanglant à faire pitié ; pâle, pâle comme les cendres, tout taché de sang, tout souillé de caillots de sang : — je me suis évanouie à sa vue.

JULIETTE. — Oh, brise-toi, mon cœur ! pauvre cœur à qui la vie fait banqueroute, brise-toi ! Emprisonnez-vous, mes yeux, et ne regardez plus en liberté ! Vile terre, retourne à la terre ; cesse aujourd’hui d’être animée, et qu’une même lourde bière vous enferme, toi et Roméo !

LA NOURRICE. — Ô Tebaldo ! Tebaldo ! le meilleur ami que j’eusse ! Ô courtois Tebaldo ! honnête gentilhomme ! faut-il que j’aie assez vécu pour te voir mort !

JULIETTE. — Quelle est cette tempête qui souffle en directions si contraires ? Roméo est-il égorgé ? Tebaldo est-il mort ? mon bien-aimé cousin, et mon Seigneur plus aimé’ encore ? En ce cas, redoutable trompette, sonne le jugement dernier ! car qui donc existe, si ces deux-là ne sont plus ?

LA NOURRICE. — Tebaldo est mort, et Roméo est banni ; Roméo qui l’a tué est banni.

JULIETTE. — Ô Dieu ! — est-ce que la main de Roméo a répandu le sang de Tebaldo ?

LA NOURRICE. — Oui, oui : hélas, malheureux jour ! elle l’a répandu.

JULIETTE. — Ô cœur de serpent caché sous une face en fleurs ! jamais dragon habita-t-il une si belle caverne ? Beau tyran ! angélique démon ! corbeau aux plumes de colombe ! agneau à la rage de loup ! exécrable réalité sous la plus divine apparence ! exact contraire de ce que tu paraissais exactement ! saint damné ! honorable scélérat ! Ô nature, qu’avais-tu donc à démêler avec l’enfer, lorsque tu as installé une âme de démon dans le paradis mortel d’une chair si charmante ? Jamais livre contenant un texte si vil eut-il une si magnifique reliure ? Oh ! pourquoi faut-il que la fourberie habite dans un tel somptueux palais !

LA NOURRICE. — Il n’y a pas de loyauté, de foi, d’honnêteté chez les hommes : tous des parjures, tous des menteurs, tous des rien du tout, tous des hypocrites. — Ah ! où est mon valet ? Donnez-moi un peu d’eau-de-vie : — ces chagrins, ces douleurs, ces malheurs me vieillissent. Que la honte tombe sur Roméo !

JULIETTE. — Puisse ta langue se couvrir d’ampoules pour le souhait que tu formes ! Il ne naquit pas pour la honte la honte serait honteuse de s’asseoir sur soit front ; car c’est un trône où l’honneur peut être couronné monarque unique de la terre entière. Ah ! quelle.bête j’étais de gronder contre lui !

LA NOURRICE. — Allez-vous bien parler de celui qui a tué votre cousin ?

JULIETTE. — Parlerai-je mal de celui qui est mon époux ? Ah linon pauvre Seigneur, quelle langue.caressera ton nom, puisque moi, ton épouse depuis trois heures, j’ai pu le blesser ? Mais pourquoi, vilain, as-tu tué mon cousin ? Ce vilain cousin, il est vrai, aurait voulu tuer mon époux : retournez, folles larmes, retournez à la source d’où vous êtes sorties ; c’est à la douleur que vous devez offrir votre tribut liquide, et par méprise, vous l’offrez à la joie. Il vit mon époux que Tebaldo aurait voulu tuer ; il est mort, Tebaldo qui aurait voulu tuer mon époux : tout cela est heureux ; pourquoi donc est-ce-que je pleure alors ? Il y a eu un mot, pire que la mort de Tebaldo, qui m’a poignardé : oh, que je voudrais l’oublier ! Mais, hélas ! il pèse sur ma mémoire d’un poids aussi lourd qu’un crime damnable sur.la conscience d’un pécheur : « Tebaldo est mort, et Roméo est banni ;» ce mot banni, ce seul mot, banni, équivaut à la mort de dix mille Tebaldos. La mort, de Tebaldo était un assez grand malheur, la fatalité pouvait s’arrêter là : ou bien, si l’âpre malheur aime à marcher en compagnie, et veut absolument être associé à d’autres chagrins, pourquoi, lorsqu’elle a eu dit : Tebaldo est mort, n’a-t-elle pas fait suivre cette nouvelle de celle autre : ton père est mort, ou ta mère est morte, ou tous les deux sont.morts ? cela m’eût arraché les gémissements ordinaires. Mais cette nouvelle qui est venue à l’arrière garde de la mort de Tebaldo : Romeo est banni ! Oh ! dans ce seul mot, père, mère, Tebaldo, Roméo, Juliette, tous disparaissent ; par ce seul mot, tous sont égorgés ! Roméo est banni ! il n’y a pas de fin, de limites, de mesure, de bornes dans la puissance de mort de ce mot : il n’y a pas de mots capables de rendre le son de ce malheur. — Où sont mon père et ma mère, nourrice ?

LA NOURRICE. — Pleurant et sanglotant sur le cadavre de Tebaldo : voulez-vous venir les trouver ? je vais vous conduire près d'eux.

JULIETTE. — Qu’ils lavent ses blessures de leurs larmes ; quand leurs yeux seront secs, mes larmes seront aussi épuisées, mais c’est pour le bannissement de Roméo que je les aurai versées. Enlevé ces cordes : — pauvres cordés, vous êtes trempées ; nous sommes trompées, vous et moi, car Roméo est exilé : il vous avait prises comme une route pour monter à mon lit ; mais moi, vierge, je meurs vierge veuve. Venez, cordes ; viens, nourrice ; je vais à mon lit nuptial ; que la mort, et non Roméo, prenne ma virginité !

LA NOURRICE. — Allez dans votre chambre : je vais aller chercher Roméo pour quai vous console ; je sais parfaitement où il est. Écoutez-moi, votre Roméo sera ici cette nuit : je vais aller le trouver ; il est caché dans la cellule de frère Laurent.

JULIETTE. — Oh, trouve-le ! donne cet anneau à mon fidèle chevalier, et recommande-lui de venir prendre son dernier adieu. (Elles sortent.)

SCÈNE III.

La cellule du FRÈRE LAURENT.
Entre LE FRÈRE LAURENT.

LE FRÈRE LAURENT. — Sors, Roméo viens ici, malheureux la douleur s’est éprise, de tes perfections, et tu es marié à la calamité.

Entre ROMÉO.

ROMÉO. — Père, quelles nouvelles ? quelle est la sentence du prince ? quelle douleur qui m’est encore inconnue demande à faire ma connaissance ?

LE FRÈRE LAURENT. — Ces tristes visites-là ne sont que trop familières à mon cher fils. Je t’apporte les nouvelles de la sentence du prince.

ROMÉO. — La sentence du prince équivaut à la sentence de mort, n’est-ce pas ?

LE FRÈRE LAURENT. — Ses lèvres ont laissé tomber une plus douce sentence ; ce n’est pas la mort, du corps, mais le bannissement du corps.

ROMÉO. — Ah ! le bannissement ? Sois clément, dis la mort ; car l’exil est pour moi bien plus terrible à contempler que la mort : ne dis pas le bannissement.

LE FRÈRE LAURENT. — Tu es banni d’ici, de Vérone : prends patience, le monde est vaste et grand.

ROMÉO. — En dehors des murs de Vérone, le monde n’existe pas ; il n’existe que le purgatoire, la torture, l’enfer lui-même. Être exilé d’ici, c’est être exilé du monde, et l’exil du monde s’appellera mort : le bannissement est donc la mort mal nommée : en appelant la mort bannissement, tu coupes nia tête avec une. hache d’or, et tu souris au coup qui m’assassine.

LE FRÈRE LAURENT. — Ô péché mortel ! Ô grossière ingratitude ! nos lois appellent la mort sur ta faute ; mais le bon prince, prenant ton parti, a fait rebrousser chemin à la loi, et changé en exil la mort au nom sinistre : c’est clémence affectueuse, et tu ne le vois pas,

ROMÉO. — C’est torture, et non clémence : le ciel est ici où vit Juliette : le moindre chat, le moindre chien, la plus petite souris, l’être le plus insignifiant, vivent ici dans le ciel, puisqu’ils peuvent la contempler ; mais Roméo ne le peut pas. — Les mouches immondes jouissent de ; plus de biens réels, d’un, sort plus heureux, de plus de privilèges, que Roméo ; elles peuvent se poser sur ce miracle de blancheur, la main de ma chère Juliette, elles peuvent dérober un immortel bonheur à ses lèvres qui, dans leur pudeur virginale et pure, conservent une perpétuelle rougeur, comme si elles croyaient que leurs propres baisers sont péché : voilà les trésors vers lesquels peuvent voler les mouches, et dont il faut que je m'envole [6] ; ce qu’elles font, Roméo ne peut le faire ; il est banni. Et tu me dis encore que l’exil n’est pas la mort ? N’avais-tu pour me tuer aucune potion empoisonnée, aucun couteau bien affilé, aucun genre de mort soudaine, aussi bas fût-il, au lieu de ce mot banni ! Banni ? Ô frère, les damnés se servent de ce mot en enfer, les hurlements l’accompagnent : comment as-tu le cœur, étant un prêtre. Un pieux confesseur, un, homme qui absout les péchés, et mon ami déclaré, de m’égorger avec ce mot banni ?

LE FRÈRE LAURENT. — Jeune fou passionné, écoute-moi un instant.

ROMÉO. — Oh ! tu vas me parler encore de bannissement.

LE FRÈRE LAURENT. — Je te donnerai une armure pour te garder contre ce mot ; la philosophie, doux lait de l’adversité, te consolera, quoique banni.

ROMÉO. — Encore ce banni ! — Arrière la philosophie ! A moins que la philosophie ne puisse faire une Juliette, changer de place une ville, casser le jugement d’un prince, elle ne m’est d’aucun secours, d’aucune, utilité ; ne m’enparle pas davantage.

LE FRÈRE LAURENT. — Oh ! je vois bien maintenant que les fous n’ont pas d’oreilles.

ROMÉO. — Comment en auraient-ils, lorsque les sages n’ont pas d’yeux ?

LE FRÈRE LAURENT. — Laissé-moi discuter avec toi ta situation.

ROMÉO. — Tu ne peux parler de ce que tu ne sens pas : si tu étais jeune comme moi, si Juliette était ta bienaimée, si tu n’étais marié que depuis une heure, si Tebaldo avait été tué par toi, si tu étais éperdu, d’amour. comme moi, et si tu étais : banni comme moi, alors tu pourrais parler, alors tu pourrais arracher tes cheveux, et tomber à terre, comme je le fais en ce moment, pour y prendre la mesure d’une fosse non encore, creusée. (On frappe a là porte.)

LE FRÈRE LAURENT. — Leve-toi, on frappe ; mon bon Roméo, cache-toi.

ROMÉO. — Moi, non, à moins que la vapeur des sanglots de mon cœur malade, m’enveloppant comme un nuage, ne me dérobe à la recherche des yeux. (On frappe de nouveau.)

LE FRÈRE LAURENT. — Écoute comme on frappe !-Qui est là ? — Lève-toi, Roméo ; tu vas te faire prendre. — Attendez un instant ! — Relève-toi (on frappe encore) ; cours à mon cabinet d’étude. — Tout à l’heure. — Volonté de Dieu ! quel entêtement est-ce là ! — J’y vais, j’y vais ! (On frappe encore.) Qui donc frappe si fort ? d’où venez-vous ? que voulez-vous ?

LA NOURRICE, du dehors. — Laissez-moi entrer, et vous connaîtrez l’objet de mon message ; je viens de la part de Madame Juliette.

LE FRÈRE LAURENT. — En ce cas, soyez la bienvenue.

Entre LA NOURRICE.

LA NOURRICE. — révérend frère, oh ! dites moi, révérend frère, où est le Seigneur de Madame, où est Roméo ?

LE FRÈRE LAURENT. — Ici à terre, ivrede ses propres larmes.

LA NOURRICE. — C’est juste le cas de ma maîtresse, juste son cas !

LE FRÈRE LAURENT. — Ô lamentable, sympathie ! douloureuse conformité de situation !

LA NOURRICE. — C’est justement comme ça qu’elle est couchée, sanglotant et pleurant, pleurant et sanglotant. Relevez-vous, relevez-vous ; relevez-vous, si vous êtes un homme : au nom de Juliette, par amour pour elle, relevez-vous, et tenez-vous droit ; pourquoi vous laisser tomber dans un si grand désespoir4?

ROMÉO. — Nourrice !

LA NOURRICE. — Ah, Messire ! ah, Messire ! — Bon, la mort est la fin de tout.

ROMÉO. — Parlais-tu de Juliette ? Comment prend-elle les choses ? Ne me regarde-t-elle pas comme un vieux meurtrier, maintenant que j’ai souillé l’enfance de notre amour d’un sang si proche du sien ? Où est-elle ? que faitelle ? que dit celle qui est mon épouse secrète en face de notre amour brisé ?

LA NOURRICE. — Ô Messire, elle ne dit lien, mais elle pleure et pleure ; puis elle tombe sur son lit, .puis elle se relève en sur saut, et appelle Tebaldo ; puis elle crie après Roméo, et elle retombe encore.

ROMÉO. — Tout comme si ce nom pareil à une balle lancée, par le canon mortel d’un fusil l’assassinait, de même que la main maudite de celui.qui porte ce nom assassiné son parent.—Oh ! dis-moi, frère, dis-moi, dans quelle vile partie de cette charpente corporelle mon nom loge-t-il ? dis-le-moi, afin que je puisse saccager cet odieux palais de mon être. (Il tire son épée.)

LE FRÈRE LAURENT. — Retiens ta main désespérée : es-tu un homme ? Ton aspect crie que tu en es un ; mais tes larmes sont d’une femme, et tes actes insensés dénotent la déraisonnable fureur d’une bête. Ô femme déguisée sous l’apparence d’un homme ! ou, pour mieux dire, bête féroce sous l’apparence humaine ! Tu m’as épouvanté : par mon saint ordre, j’aurais cru que. ton âme était mieux équilibrée. Après avoir tué Tebaldo, vas-tu te tuer toi même ? vas-tu tuer, aussi cette Dame qui vit de ta vie, en commettant contre toi-même un acte damné de haine ? Pourquoi maudis-tu ta naissance, le ciel, et la terre ? naissance, terre, et ciel, se rencontrent en toi tous les trois, et tu voudrais les perdre tous trois à la fois. Fi, fi ! tu outrages ta beauté, ton amour, ton esprit ; ces biens abondent en toi, et, semblable à un usurier, tu détournes chacun d’eux du légitime usage qui pourrait le mieux orner ta beauté, ton amour, ton esprit. Ta noble forme n’est qu’une image de cire puisqu’elle fait divorce d’avec la force morale de l’homme : ton cher amour que tu as juré n’est qu’un creux parjure, puisqu’il veut tuer cette bien-aimée que tu as fait vœu de chérir : ton esprit, cet ornement de la beauté et de l’amour, dénaturé par la conduite des deux autres, pareil à la poudre contenue dans la giberne d’un soldat inexpérimenté, est enflammé par ta propre ignorance, et tu te mutiles avec tes propres moyens de défense. Allons, relève-toi, jeune homme ! elle vit, cette Juliette, pour l’amour de laquelle tu étais comme mort il y a peu de temps ; en bien, tu es heureux de ce côté-là. Tebaldo voulait te tuer, c’est toi qui as tué Tebaldo ; tu es encore heureux par là. La loi qui te menaçait de mort, s’est montrée ton amie, et a changé la mort en exil ; tu es encore heureux en cela. Il té pleut sur la tête une averse de bénédictions ; le bonheur té fait la cour dans son plus bel accoutrement ; mais, pareil à une fillette malapprise et boudeuse, tu fais la moue à ta fortune et à ton amour. Prends garde, prends garde, car les hommes qui agissent ainsi meurent misérables. Va, rends-toi auprès de ta bien-aimée, comme cela avait été décidé, monte dans sa. chambre, va la consoler ; mais fais attention à ne pas rester jusqu’à l’heure où l’on apposte la garde, car alors lu ne pourrais pas sortir pour aller à Mantoue, où tu dois vivre, jusqu’à ce que nous trouvions une occasion de révéler votre mariage, de réconcilier vos parents, d’implorer le pardon du prince, et de te rappeler deux millions de fois plus heureux que tu ne seras parti malheureux. — Marche devant, nourrice : porte mes saluts à ta maîtresse, et recommande-lui d’envoyer de. bonne heure tout son monde au lit, chose à laquelle le lourd chagrin ne les dispose que trop : Roméo va se rendre à votre logis.

LA NOURRICE. — Ô Seigneur, j’aurais pu passer toute la nuit à écouter ces bons conseils : oh, quelle chose c’est que l’instruction ! — Monseigneur, je vais dire à Madame que vous viendrez.

ROMÉO. — Fais, et recommande à ma chérie de se préparer à me gronder.

LA NOURRICE. — Voici, Messire, un anneau qu’elle m’a recommandé de vous donner, Messire. Dépêchez-vous, faites hâte, car il commence à se faire vraiment tard. (Sort la nourrice.)

ROMÉO. — Comme mon courage vient d’être ranimé par ce don !

LE FRÈRE LAURENT. — Pars, bonne nuit, et songe aux conditions d’où dépend tout votre bonheur ; — ou bien sauve-toi avant que la garde prenne ses postes, ou bien pars d’ici déguisé avec le point du jour : réside à Mantoue ; je saurai dénicher ton domestique ; et, de temps à autre, il te portera avis de chaque incident heureux qui vous adviendra ici. Donne-moi ta main, il se fait tard : adieu ; lionne nuit.

ROMÉO. — Si une joie sans égale ne m’appelait pas, ce me serait une douleur de me séparer si brusquement de toi. Adieu. (Ils sortent.)

SCÈNE IV.

Un appartement dans la maison de CAPULET.
Entrent CAPULET, MADONNA CAPULET et PARIS.

CAPULET. — Les choses ont tourné si malheureusement, Messire, que nous n’avons pas eu un instant pour presser notre fille. Voyez-vous, elle aimait tendrement son cousin Tebaldo, et ainsi faisais-je ; — bon, nous sommes nés pour mourir. — Il est très-tard, elle ne descendra pas ce soir. Je vous promets que sans votre compagnie, il y a une heure que je serais au lit.

PARIS. — Les jours où le malheur nous visite ne sont pas ceux des visites d’amour. Bonne nuit, Madame, recommandez-moi à votre fille.

MADONNA CAPULET. — Je le ferai et demain, de bonne heure, je connaîtrai ses dispositions ; ce soir elle est enfermée avec son chagrin.

CAPULET. — Messire Paris je vous réponds, hardiment de l’amour de ma fille. Je crois qu’elle se laissera-à tous égards diriger-par moi ; bien mieux, je n’en doute pas. Femme, allez la voir avant de vous mettre au lit. Informez-la de l’amour de mon fils Paris, et avertissez-la, vous me comprenez bien, que mercredi prochain.... mais doucement ! quel jour sommes-nous ?

PARIS. — Lundi, Monseigneur.

CAPULET. — Lundi ! Ah, ah ! bon, mercredi est trop proche, ce sera pour jeudi ; jeudi donc, dites-lui qu’elle sera mariée à ce noble comte. Serez-vous prêt ? cette promptitude vous convient-elle ? Nous ne ferons pas grande fêle ; un ami ou deux : — car, voyez-vous, Tebaldo ayant été tué si récemment, on penserait que nous tenions peu à lui, tout notre parent qu’il était, si nous faisions trop d’étalage : par conséquent, nous aurons une demi-douzaine d’amis, et voilà tout. Mais que dites-vous de jeudi ?

PARIS. — Monseigneur, je voudrais que jeudi fût demain.

CAPULET. — Bon, je vous congédie : — ce sera pour jeudi alors. — Vous, allez trouver Juliette avant de vous mettre au lit ; préparez-la à ce jour de mariage, femme. Adieu, Monseigneur. De la lumière dans ma’ chambre, holà ! Par ma foi, il est tellement lard que nous pouvons dire qu’il est de bon matin : — bonne nuit. (Ils sortent.)

SCÈNE V.

La chambre de JULIETTE.
Entrent ROMÉO et JULIETTE.

JULIETTE. — Veux-tu donc partir ? le jour est loin encore : c’était le rossignol, et non l’alouette, dont le chant a percé ton oreille craintive ; il chante la nuit sur ce grenadier là-bas : crois-moi, mon amour, c’était le rossignol6.

ROMÉO. — C’était l’alouette, le héraut du matin, et non le rossignol : regarde, bien-aimée, ces jalouses bandes de lumière qui dans le ciel d’orient enlacent les nuages qui voudraient se séparer : les flambeaux de la nuit sont consumés, et le jour joyeux pose la pointe de-son pied sur la crête des montagnes-brumeuses. Il me faut partir et vivre, ou rester et mourir.

JULIETTE. — Cette lumière là-bas n’est pas la lumière du jour, je le sais bien, moi : c’est quelque météore que le soleil exhale pour te servir cette nuit de torche, et t’éclairer pendant ta route vers Mantoue : reste donc encore, tu n’as pas besoin de partir.

ROMÉO. — Que je sois pris, que je sois mis à mori, j’en suis heureux, si tu le yeux ainsi. Je dirai volontiers que cette lueur grise là-bas n’est pas l’œil du matin, mais’ lé pâle reflet du front de Cynthia ; je dirai que ce n’est pas l’alouette dont, les notes élevées frappent la voûte du ciel, si haut au-dessus de nos têtes : j’ai plus désir, de rester que je n’ai envie de partir. Viens, mort, et sois la bienvenue ! Juliette le veut ainsi. — Qu’en dis-tu, mon âme ? causons, il n’est pas encore jour.

JULIETTE. — C’est le jour, c’est le jour ; pars, fuis d’ici., vile, vite ! C’est l’alouette qui chante ainsi hors de ton des mélodies âprement discordantes et des notes suraiguës. Il y a des gens qui disent que l’alouette fait de beaux accords ; cela n’est pas, puisqu’elle nous sépare : d’autres disent que l’alouette et l’odieux crapaud échangent leurs yeux7; oh ! que je voudrais qu’ils eussent aussi échangé leurs voix, puisque cette voix nous arrache avec frayeur aux bras l’un de l’autre, et te chasse d’ici par ses fanfares en l’honneur du jour8. Oh ! pars maintenant, la lumière croît de plus en plus.

ROMÉO. — Plus grandit la lumière, plus s’augmentent les ténèbres de nos malheurs !

Entre LA NOURRICE.

LA NOURRICE. — Madame !

JULIETTE. — Nourrice ?

LA NOURRICE. — Madame votre mère se rend à votre chambre : le jour s’est levé ; soyez prudente, faites attention. (Elle sort.)

JULIETTE. — Alors, fenêtre, laisse entrer, le jour, et laisse sortir ma vie.

ROMÉO. — Adieu, adieu ! Un baiser, et je descends. (Il descend.)

JULIETTE. — Es-tu donc parti ainsi ? mon Seigneur ! mon amour ! mon époux ! mon ami ! Il faut que tu me fasses savoir de tes nouvelles, chaque jour, à toutes les heures, car dans une minute il y a bien des jours : oh ! à ce compte, comme je serai vieille avant de revoir mon Roméo !

ROMÉO. — Adieu ! je ne laisserai échapper aucune occasion qui pourra te porter mes saluts, ma bien-aimée

JULIETTE. — Oh ! penses-tu que nous nous revoyons jamais ?

ROMÉO. — Je n’en doute pas, et tous ces malheurs serviront de thèmes à de douces conversations dans nos jours à venir.

JULIETTE. — Ô Dieu ! mon âme est pleine de pressentiments de malheur ! Il me semble, maintenant que tu es si bas, que je te vois comme un mort dans le fond d’une tombé : ou mes yeux me trompent, ou tu parais pâle.

ROMÉO. — Et crois-moi, mon amour, c’est ainsi que tu parais à, mes yeux : le chagrin altéré boit notre sang. Adieu, adieu ! (Il sort.)

JULIETTE. — Ô fortune, fortune ! tous les hommes.t’appellent inconstante : si tu es inconstante, que fais-tu. donc avec lui, qui est renommé pour sa fidélité ? Sois inconstante, fortune ; car alors j’espère que tu ne le garderas pas longtemps, mais que tu me le renverras bien vite.

MADONNA CAPULET, de l’intérieur. — Eh, fillette, êtes-vous levée ?

JULIETTE. — Qui appelle ? Est - ce Madame ma mère ? Comment n’est-elle pas encore couchée si tard, ou comment est-elle levée si matin ? Quelle cause exceptionnelle l’amène ici ?

Entre MADONNA CAPULET.

MADONNA CAPULET. — Eh bien, comment allez-vous, Juliette ?

JULIETTE. — Madame, je ne suis pas bien.

MADONNA CAPULET. — Toujours pleurant pour la mort de votre cousin ? Crois-tu donc que le flot de tes larmes va l’emporter hors de son tombeau ? et si cela t’était possible, tu ne pourrais pas néanmoins le faire revivre ; ainsi console-toi : le chagrin à certaine dose prouve beaucoup d’affection ; mais à trop forte, dose, il prouve toujours quelque faiblesse d’esprit.

JULIETTE. — Laissez-moi cependant pleurer une perte si sensible.

MADONNA CAPULET. — Cela vous fera sentir la perté, mais ne vous rendra pas l’ami que vous pleurez.

JULIETTE. — Sentant aussi vivement la perte, je ne puis point ne pas pleurer éternellement l’ami.

MADONNA CAPULET. — Bon, ma fille, ce qui cause tes larmes, c’est moins de le savoir mort, que de savoir vivant le scélérat qui l’a tué.

JULIETTE. — Quel scélérat, Madame ?

MADONNA CAPULET. — Ce scélérat de Roméo.

JULIETTE. — Scélérat et lui sont à bien des lieues de distance. Dieu lui pardonne ! Je lui pardonne de tout mon cœur, et cependant il n’est pas sur terre un homme qui afflige plus mon cœur.

MADONNA CAPULET. — C’est parce que ce traître meurtrier vit toujours.

JULIETTE. — Oui, Madame, hors de l’atteinte de ces mains-ci. Oh ! que je voudrais être seule chargée de venger la mort de mon cousin !

MADONNA CAPULET. — Nous en tirerons vengeance, ne crains rien : par conséquent, ne pleure plus. J’enverrai à Mantoue, où réside ce proscrit vagabond, quelqu’un qui lui administrera une potion extraordinaire par le moyen de laquelle il ira bientôt tenir compagnie à Tebaldo ; j’espère que tu seras contente alors.

JULIETTE. — En vérité, je ne serai jamais contente au sujet de Roméo, avant de le contempler... mort ; — mon pauvre cœur est-il assez torturé pour un parent9? Madame, si vous pouviez trouver un homme pour porter un poison, je le préparerais ; si bien que Roméo après l’avoir pris, sommeillerait bientôt en paix. Oh ! comme mon cœur abhorre de l’entendre nommer, — et comme j’ai peine de ne pouvoir m’approcher de lui — pour satisfaire l’amour que je portais, à mon cousin Tebaldo sur la personne de son meurtrier !

MADONNA CAPULET. — Trouve les moyens, et moi je trouverai l’homme. Mais j’ai à l’apprendre de joyeuses nouvelles, ma fille.

JULIETTE. — La joie vient bien à propos, car nous en avons grand besoin. Quelles sont ces nouvelles ? Je vous prie de me les dire, Madame.

MADONNA CAPULET. — Va, va, tu as un père qui t’aime bien, enfant ; un père qui pour te tirer de ta tristesse, vient de te ménager soudainement un jour de joie, que tu n’attendais pas et que je ne prévoyais point.

JULIETTE. — Cela tombe bien, Madame ; et qu’est-ce que ce jour-là ?

MADONNA CAPULET. — Pardi, mon enfant, jeudi prochain dans la matinée, ce jeune, brave et noble gentilhomme, le comte Paris, aura le bonheur de faire de toi, à l’église de Saint-Pierre, une joyeuse épouse.

JULIETTE. — Eh bien, par l’église de Saint-Pierre et par saint Pierre lui-même, il n’y fera nullement de moi une joyeuse épouse. Je m’étonne de cette précipitation, et qu’il me faille nie marier, avant que celui qui doit être mon mari m’ait fait la cour. Je vous en prie, Madame, dites à mon Seigneur et père que je ne veux pas me marier encore ; et quand je me marierai, ce sera à Roméo, que vous savez que je hais, plutôt qu’à Paris, je vous le jure : — voilà en effet des nouvelles !

MADONNA CAPULET. — Voici venir votre père ; dites-lui cela vous-même, et vous allez voir comment il va le prendre.

Entrent CAPULET et LA NOURRICE

CAPULET. — Lorsque le soleil se couche, la terre distille de la rosée ; mais pour le coucher de soleil du fils de mon frère, il pleut à pleins seaux. — Eh bien, qu’est-ce ? nous voilà changée en fontaine, fillette ? Comment, toujours, en larmes ? toujours pleurant par ondées ? Ma foi, dans ta petite personne, tu représentes à la fois, la barque, la mer et le Vent ; car dans tes yeux, que je puis, appeler une hier, monte et descend sans cesse une marée ; de larmes ; la barque qui navigué au milieu de ce flot salé est ton, corps, ; les vents sont tes soupirs ; et soupirs et larmes luttant ensemble de violence, sans un seul moment de calme, finiront par faire naufrager ton corps, battu de la tempête Eh bien, femme, lui ayez-vous annoncé ce que nous ayons décidé !

MADONNA CAPULET. — Oui, Messire ; mais elle ne veut pas de mari, elle, vous remercie. Je voudrais que la sotte fût mariée à son tombeau !

CAPULET. — Doucement ! donnez -moi Je temps, donnez-moi Je temps de bien vous comprendre, femme, Comment est-ce qu’elle dit qu’elle ne veut-pas de mari ? est-ce ; qu’elle nous remercie ? est-ce qu’elle est fière a ce point ? est-ce qu’elle : ne s’estime pas heureuse, tout indigne qu’elle en est, que nous lui ayons trouvé, pour fiance un. si digne gentilhomme ?

JULIETTE. — Je ne suis pas fière, en effet, que Vous ayez trouvé ce mari, mais je vousen suis reconnaissante : je ne pourrai jamais être fière de ce que je déteste ; mais je serai toujours reconnaissante d’une chose odieuse faite avec intention d’amour.

CAPULET. — Eh bien, qu’est-ce à dire, qu’est-ce à dire, Mademoiselle la logicienne10? qu’est-ce que-cela signifie ? Qu’est-ce que ces fière et non fière, et ces je vous remercie et je ne vous remercie pas ? Mignonne, Mademoiselle, veuillez ne me donner ni de vos remerciments, ni de vos ; fiertés, mais préparez vos jolies jambes à se rendre jeudi prochain, à l’église de Saint-Pierre, avec Paris, ou je t’y traînerai sur une claie, moi. Qu’est-ce à dire, carogne chlorotique ! coquine ! figure de suif13!

MADONNA CAPULET. — Fi, fi ! Comment donc ! êtes-vous fou ?

JULIETTE. — Mon bon père, je vous en conjure à genoux, ayez la patience de m’entendre vous dire un seul mot.

CAPULET. — Va te faire pendre, jeune coquine ! désobéissante drôlesse ! Je t’en avertis, aie soin d’aller à l’église jeudi, ou ne me regarde jamais plus en face : ne. parle pas, ne réplique pas, ne me réponds pas ; les doigts me démangent. Femme, nous nous regardions comme peu en grâce auprès de Dieu, parce qu’il ne nous avait envoyé que ce seul enfant ; mais maintenant je vois que c’était encore un de trop, et qu’en la recevant, nous avons reçu une malédiction. Qu’elle aille au diable, la misérable !

LA NOURRICE. — Le Dieu du ciel la bénisse ! Vous avez tort, Monseigneur, de la traiter ainsi.

CAPULET. — Et pourquoi cela, Madame la Sagesse ? Tenez votre langue en bride, ma bonne Madame Prudence ; allez bredouiller avec vos commères, allez.

LA NOURRICE. — Je ne dis rien de mal.

CAPULET. — Ah parbleu, je vous demande bien pardon !

LA NOURRICE. — Est-ce qu’on ne peut pas dire un mot ?

CAPULET. — Paix, sotte marmotteuse ! allez faire vos graves réflexions en buvant avec vos commères, nous n’en avons pas besoin ici.

MADONNA CAPULET. — Vous êtes trop vif.

CAPULET. — Hé, sainte hostie ! cela me rend fou. Comment de jour et de nuit, à toute heure, en tout temps, en toute circonstance, pendant le travail, pendant le plaisir, seul, en compagnie, je n’aurai eu qu’une seule pensée, son mariage ; et maintenant que je lui ai trouvé un gentilhomme de noble famille, de belle fortune, jeune, de noble éducation, étoffé comme on dit de toutes sortes d’honorables qualités, fait comme on désirerait qu’un homme fût fait, il ire faut entendre : une misérable sotte pleurnicheuse, une poupée12 geignante qui fait la petite bouche devant sa fortune, me répondre « je ne veux pas me marier à je ne puis aimer » — « je suis trop jeune » — « je vous en prie, pardonnez-moi ! » — Certes, si vous ne voulez pas vous marier, je vous pardonnerai : vous irez chercher pâture où vous voudrez, vous n’habiterez pas avec moi. Réfléchissez-y, et soyez avertie, je, n’ai pas l’habitude de plaisanter. Jeudi est proche ; consultez votre cœur et prenez un parti : si vous êtes mienne, je vous donnerai à mon ami ; si vous ne.voulez pas être mienne, allez vous faire pendre, mendiez, crevez de faim, mourez dans les rues-, car sur mon âme, je ne te reconnaîtrai jamais plus, et je te réponds que rien de ce qui m’appartient ne te fera du bien. Compte là-dessus, et fais tes réflexions en conséquence ; je ne me rétracterai pas. (Il sort.)

JULIETTE. — Oh ! n’est-il pas un Dieu compatissant siégeant sur les nuages pour voir jusqu’au fond de ma douleur ? Ô ma douce mère, ne me repoussez pas ! Retardez ce mariage d’un mois, d’une semaine, ou sinon faites mon lit nuptial dans ce sombre monument où dort Tebaldo.

MADONNA CAPULET. — Ne me parle pas, car je ne dirai pas un mot : fais ce que tu voudras, car j’en ai fini avec toi. (Elle sort.)

JULIETTE. — Ô Dieu ! — Ô nourrice ! comment peut-on empêcher cela ? Mon époux est sur terre, mon serment est au ciel ; comment ce serment pourrait-il revenir-sur la terre, à moins que mon époux ne me l’envoie du ciel en quittant la terre ? — Aide-moi, conseille-moi. — Hélas ! hélas ! faut-il que le ciel soumette à ses épreuves un être aussi faible que moi ! — Que dis-tu ? n’as-tu pas une parole de joie ? Donne-moi quelque moyen de sortir d’embarras, nourrice.

LA NOURRICE. — Ma foi, voici ce qu’il faut faire. Roméo est banni, et il y a l’univers à parier contre rien, qu’il n’osera jamais venir vous réclamer ou, s’il le fait, il faudra, que ce soit en se cachant. Puisque les choses sont dans, l’état où nous les voyons maintenant, je crois que ce qu’il a de mieux à faire est de vous marier avec le comte. Oh ! c’est un aimable gentilhomme ! Roméo est un torchon de vaisselle à côté de lui ; un aigle, Madame, n’a pas Un œil aussi vert, aussi vif, aussi beau, que celui de Paris. Malepeste, je vous juge fort. heureuse dans ce second mariage, car il est fort supérieur au premier ; d’ailleurs, quand il ne le serait pas, votre premier mari est mort, où il vaudrait autant qu’il fût mort, puisqu’il ne vous sert à rien, vous vivant ici.

JULIETTE. — Parles-tu du fond de ton cœur ?

LA NOURRICE. — Et du fond de mon âme-aussi, ou qu’ils soient tous les deux maudits.

JULIETTE. — Amen !

LA NOURRICE. — Quoi ?

JULIETTE. — Bon, tu m’as merveilleusement consolée. Rentre, et dis à Madame ma mère, qu’ayant eu le malheur de déplaire à mon père, je suis sortie pour aller à la cellule de frère Laurent me confesser et chercher l’absolution.

LA NOURRICE. — Pardi, c’est ce que je vais faire, et c’est sagement agir. (Elle sort.)

JULIETTE. — Ô vieille damnée ! démon très-pervers ! y a-t-il un péché plus grand à me conseiller le parjure, qu’à déprécier mon Seigneur avec cette même langue qui l’a tant de fois déclaré au-dessus de toute comparaison ? Va, donneuse de conseils, toi et mon cœur feront deux désormais. Je vais aller trouver le frère pour savoir quel remède il peut, nie donner ; et après cela, si tout me manque, j’ai moi-même le pouvoir de mourir. (Elle sort.)







ACTE IV.

SCÈNE PREMIÈRE.

La cellule du FRÈRE LAURENT.
Entrent LE FRÈRE LAURENT et PARIS.

LE FRÈRE LAURENT. — Jeudi, Messire ? le temps est bien court.

PARIS. — Mon père Capulet le veut ainsi, et je n’ai aucune envie de modérer son empressement.

LE FRÈRE LAURENT. — Vous dites que vous ne connaissez pas les sentiments de la Dame ; cette conduite est contre l’usage, je ne la goûte pas

PARIS. — Elle pleure immodérément la mort de Tebaldo, et par conséquent j’ai peu parlé d’amour, car Vénus ne sourit pas dans une maison en larmes. Mais, Messire, son père regarde comme dangereux qu’elle laisse prendre à son chagrin un si grand empire ; et dans sa sagesse, il hâte notre mariage afin d’arrêter le déluge de ses larmes : cette douleur, qui a beaucoup trop grandi dans sa solitude, pourra se dissiper, quand elle sera en compagnie. Vous connaissez maintenant les raisons de cette promptitude.

LE FRÈRE LAURENT, à part. — Je voudrais ne pas connaître les raisons qui exigeraient qu’elle se ralentît. Voyez, Messire, voici la Dame qui se dirige vers ma cellule.

Entre JULIETTE.

PARIS. — Heureuse rencontre, Madame et mon épouse !

JULIETTE. — Ce souhait pourra être bon, Messire, lorsque je serai mariée.

PARIS. — Et il pourra être bon, et il sera bon, jeudi prochain, ma bien-aimée.

JULIETTE. — Ce qui doit être sera.

LE FRÈRE LAURENT. — C’est un texte certain.

PARIS. — Êtes-vous venue pour vous confesser à ce père ?

JULIETTE. — Répondre à votre question serait me confesser à vous ?

PARIS. — Ne lui niez pas que vous m’aimez.

JULIETTE. — Je vous confesserai à vous que je l’aime.

PARIS. — Et vous confesserez aussi que vous m’aimez, j’en suis sûr.

JULIETTE. — Si je fais cela, cette confession aura plus grand prix faite derrière vous qu’en face.

PARIS. — Pauvre âme, tes larmes ont fort outragé ton visage.

JULIETTE. — Les larmes ont’gagné par là une petite victoire, car il était assez laid déjà avant leur malice.

PARIS. — Tu l’outrages plus encore que ne font les larmes par ce jugement.

JULIETTE. — Ce qui est la vérité n’est pas une calomnie, Messire ; et ce que j’ai dit, je l’ai dit à ma face.

PARIS. — Ta face est à moi, et tu l’as calomniée.

JULIETTE. — Cela peut bien être, car en effet elle ne m’appartient pas. — Êtes-Vous de loisir maintenant, mon révérend père, ou reviendrai-je vous trouver à l’office du soir1?

LE FRÈRE LAURENT. — Je suis de loisir en ce moment, ma mélancolique fille. — Monseigneur, nous aurions besoin d’être seuls.

PARIS. — Dieu défende que je trouble la dévotion ! — Juliette, jeudi, de bon matin, j’irai vous réveiller. Jusqu’à ce moment, adieu, et gardez ce respectueux baiser. (Il sort.)

JULIETTE. — Oh ! ferme, la porte, et quand tu l’auras fermée, viens pleurer avec moi : pas, d’espérance, pas de remède, pas de secours !

LE FRÈRE LAURENT. — Ah ! Juliette, je connais déjà ton chagrin, et il me tourmente à nie faire perdre la tête : j’apprends que tu dois et rien ne peut retarder Cet événement — être mariée jeudi prochain à ce comte.

JULIETTE. — Ne me dis pas, frère, que tuas appris ce malheur, si tu ne peux me dire, comment je puis le prévenir : si, dans ta sagesse, tu ne peux me donner de secours, en bien, dis-moi seulement que ma résolution est sagesse, et je vais immédiatement me donner secours avec ce couteau. Dieu a joint mon cœur à celui de Roméo ; toi tu as joint nos mains ; et avant que cette main par toi scellée à Roméo signe un autre contrat, ou que mon cœur, traîtreusement révolté, se tourne vers un autre, cette arme-là réduira main et cœur à l’impuissance, de la mort. Que ta vieille et longue expérience me donne donc quelque conseil immédiat, ou sinon, vois, ce couteau meurtrier va décider entre ma situation désespérée et moi ; il me servira d’arbitre, puisque l’autorité de tes années et de ta science n’aura pas su m’ouvrir une issue, véritablement honorable. Ne sois pas si long à parler ; je brûle de mourir, si ce que tu as à me dire ne me parle pas de remède.

LE FRÈRE LAURENT. — Arrête, ma fille : j’aperçois une sorte d’espérance qui, pour se réaliser, demande une exécution aussi désespérée qu’est désespérée l’action que ; nous voudrions prévenir. Si, plutôt que de te marier au comte Pâlis, tu as la force de volonté de te tuer loi-même, il est probable que tu auras le courage d’entreprendre, pour repousser loin de toi cette honte, une chose qui ressemble à la mort, toi qui ne crains pas d’affronter la mort pour échapper à ce que tu redoutes ; si tu as ce courage, je te donnerai un remède.

JULIETTE. — Oh ! plutôt que d’épouser Paris, ordonne-moi de sauter du haut des remparts dé la tour là-bas, ou de marcher dans les sentiers où rôdent les voleurs ; ordonne-moi de me glisser là où se tiennent les serpents ; enchaîne-moi avec des ours rugissants ; ou enferme-moi de nuit dans un charnier comble jusqu’au faîte d’os de morts au cliquetis sec, de membres en putréfaction, et de crânes jaunes et chauves ; ordonne-moi de descendre dans une fosse nouvellement creusée, et de m’ensevelir avec un homme mort sous le même linceul, toutes choses qui, en les entendant raconter, m’ont souvent fait trembler, et je les entreprendrai sans trouble et sans hésitation pour rester l’épouse sans tache de mon doux bien-aimé.

LE FRÈRE LAURENT. — Tiens bon, alors ; retourne au logis, sois gaie, consens à épouser Paris. Demain est mercredi ; demain soir, fais en sorte de coucher seule, ne laisse pas ta nourrice coucher avec loi dans ta chambre : prends cette fiole, une fois que tu seras au lit, et bois la liqueur distillée qu’elle contient : aussitôt à travers toutes tes veines courra une froide et assoupissante humeur ; ton pouls ne gardera plus ses mouvements réguliers, mais il s’arrêtera ; nul souffle, nulle chaleur n’attesteront que tu. vis ; les roses de tes joues et de tes lèvres se changeront en couleurs de cendres pâles. ; les rideaux de tes yeux tomberont, comme ils tombent lorsque la mort éteint la lumière de la vie ; chacun de tes membres, privé de souplesse et de liberté, froid, roide, immobile, paraîtra comme mort : tu resteras quarante-deux heures sous cette apparence trompeuse d’une mort figée, et ensuite tu te réveilleras comme d’un agréable sommeil Maintenant, lorsque le fiancé viendra au matin pour te faire lever de ton lit, on t’y trouvera morte ; et alors, comme c’est la coutume de notre pays, vêtue de ta plus belle toilette, le corps à-découvert sur ta bière2, on te portera à cet ancien caveau, où est ensevelie toute, la race des Capulets. En même temps, et avant que tu te réveilles, Roméo recevra avis par mes lettres de notre stratagème ; il viendra ici : tous deux ensemble nous épierons ton réveil, et cette même nuit Roméo t’emmènera à Mantoue. Ce moyen te délivrera de cette honte présente, si aucune inconstance puérile, ni aucune frayeur de femmelette, ne font broncher ton courage au moment de l’exécution.

JULIETTE. — Donne, donne ! Ô ne me parle pas de crainte !

LE FRÈRE LAURENT. — Tiens ; pars, sois forte dans cette résolution, et heureuse d’ans ses conséquences : j’enverrai à Mantoue, avec mes lettres pour ton Seigneur, un frère qui fera toute diligence.

JULIETTE. — Amour, donne-moi courage ! et le courage m’apportera secours. Adieu, cher père ! (Ils sortent.)


SCÈNE II

Une salle dans la maison de CAPULET.
Entrent CAPULET, MADONNA CAPULET, LA NOURRICE, et DES VALETS.


CAPULET. — Invite autant de convives qu’il y en a là d’inscrits. (Sort un premier valet.) Maraud, va me retenir vingt cuisiniers habiles.

SECOND VALET. — Vous n’en aurez aucun de mauvais, Messire, car je les mettrai à l’épreuve pour savoir s’ils peuvent lécher leurs doigts.

CAPULET. — Comment cela peut-il les mettre à l’épreuve ?

SECOND VALET. — Parbleu, Messire, c’est un mauvais cuisinier celui qui ne peut pas lécher ses doigts8 ; par conséquent celui qui ne peut pas lécher ses doigts, ne viendra pas en ma compagnie.

CAPULET. — Allons, va-t’en. (Sort le second valet.) Nous serons vraiment bien au dépourvu pour cette circonstance. — Eh bien, est-ce que ma fille est allée trouver frère Laurent ?

LA NOURRICE. — Oui, ma foi.

CAPULET. — Bon, peut-être aura-t-il la chance de lui faire quelque bien ; la coquine, elle est maussade et têtue.

LA NOURRICE. — Voyez, la voici qui revient toute gaie du confessionnal.

Entre JULIETTE.

CAPULET. — Eh bien, Mademoiselle l’entêtée, où est-ce que vous êtes allée courir ?

JULIETTE. — En un lieu où j’ai appris à me repentir du péché d’opposition désobéissante à votre personne et à vos projets. Il m’a été enjoint par le pieux Laurent de tomber à vos pieds, et d’implorer votre pardon : — pardonnez-moi, je vous en conjure ! désormais je me laisserai toujours diriger par vous.

CAPULET. — Envoyez chercher le comte ; apprenez-lui ce qui vient de se passer : je veux que le nœud de cette alliance soit noué demain matin.

JULIETTE. — J’ai rencontré le jeune Seigneur à la cellule de Laurent, et je lui ai donné toutes les marques d’affection décente que je pouvais lui montrer sans sortir des bornes de la réserve.

CAPULET. — Bon, je suis heureux de cela ; c’est bien, levez-vous ; les choses, sont comme elles-devaient être. Faites-moi venir le comte ; en oui, dis-je, allez parbleu, et amenez-le ici. Vraiment, je le déclare devant Dieu, toute notre ville a de grandes obligations à ce pieux et révérend frère.

JULIETTE. — Nourrice, voulez-vous venir avec moi dans mon cabinet, m’aider à choisir les ornements nécessaires que vous jugerez de mise pour ma toilette de demain ?

MADONNA CAPULET. — Non pas avant jeudi ; nous avons. le temps d’ici là.

CAPULET. — Accompagne-la, nourrice : — nous irons à l’église demain. (Sortent Juliette et la Nourrice.)

MADONNA CAPULET. — Nous serons bien à court pour nos provisions ; il est maintenant presque nuit.

CAPULET. — Bah ! je vais mettre mes gens en train, et tout marchera bien, je te le garantis, femme : va trouver Juliette, aide-la à préparer sa toilette ; je ne me coucherai pas cette nuit : laisse-moi seul ; je veux pour cette fois jouer le, personnage de ménagère. Holà, hé ! Ils sont tous dehors bon, je vais sortir moi-même-pour aller trouver le comte Paris, et le préparer à la journée, de demain : j’ai le cœur étonnamment léger maintenant que cette fillette égarée est rentrée dans le droit sentier. (Ils sortent.)


SCÈNE III

La chambre de JULIETTE.
Entrent JULIETTE et LA NOURRICE.

JULIETTE. — Oui, cette toiletté est celle qui convient, le mieux : — mais, gentille nourrice, je t’en prie, laissemoi seule avec moi-même cette nuit ; car j’ai besoin d’adresser, au ciel bien des oraisons pour l’engager à sourire à ma situation, qui, comme tu le sais, est pénible ; et pleine de péchés.

Entre MADONNA, CAPULET.

MADONNA CAPULET. — Eh bien, êtes-vous encore occupées, eh ? avez-vous besoin de mon aide ?

JULIETTE. — Non, Madame nous avons choisi les objets essentiels qui seront convenables pour notre toilette de demain : s’il vous plaît, veuillez maintenant me laisser seule, et emmenez-la nourrice coucher dans votre chambre cette nuit ; car, j’en suis sûre, vous avez plein les mains de choses à faire, dans ce ; si soudain événement.

MADONNA CAPULET. — Bonne nuit ! mets-toi au lit, et repose-toi, car m en as besoin. (Sortent Madonna Capalet et la Nourrice.)

JULIETTE. — Adieu ! — Dieu sait quand nous nous reverrons. Il court dans mes veines un petit frisson de Crainte, qui glace presque en moi la chaleur de la vie : je vais les rappeler afin de me rassurer. — Nourrice !mais que ferait-elle ici ? il faut absolument que je joue seule ma scène lugubre. — Viens, fiole. — Mais quoi, si ce breuvage n’agissait pas du tout ? serai-je donc mariée demain matin ? Non, non, voici qui s’y opposerait : repose ici, toi4. (Elle pose un poignard à côté d’elle.) Mais si c’était un poison que le frère m’a subtilement remis pour me faire mourir, dans la crainte de -se déshonorer par ce mariage, puisqu’il m’a déjà mariée à Roméo ? Je crains que ce ne soit du poison et cependant, j’en suis sûre, cela ne se peut pas, car il a de tout temps été reconnu pour un saint homme. Je ne veux pas accueillir une aussi mauvaise pensée. Et qu’arrivera-t-il si, lorsque je serai dans la tombe, je me réveille avant l’heure ail Roméo viendra me délivrer ? voilà une possibilité terrible ! Ne serai-je pas alors suffoquée dans le caveau dont la bouche infecte ne livre passage à aucun air salubre, et n’y mourrai-je pas étouffée avant que mon Roméo vienne ? Ou si je vis, n’est-il pas très probable que l’horrible sensation de la mort et de la nuit associée à la terreur dû lieu — ce caveau cet ancien sépulcre, où depuis tant de centaines d’années se sont entassés les os de tous mes ancêtres ensevelis, où le sanglant Tebaldo, encore fraîchement en terre, se putréfie dans son linceul, où, dit-on, les esprits retiennent à certaines heures de la nuit.... hélas, hélas, n’est-il pas probable que me réveillant avant l'heure, au milieu d’odeurs infectes et de cris pareils à ceux de la mandragore arrachée de terre qui font devenir fous les vivants qui les entendent5.... oh ! si je me réveille alors, est-ce que je ne perdrai pas la raison, environnée comme je le serai de toutes ces terreurs hideuses ? Et, alors en proie à la folie, ne serai-je pas capable de jouer avec les ossements de mes pères, d’arracher de son cercueil le sanglant Tebaldo, et au milieu de cette frénésie, me servant de l’os de quelque arrière ancêtre, comme d’une massue, de briser ma tête en délire ? Oh ! est-ce que je rêve ? il me semble que je vois le spectre de mon cousin cherchant Roméo qui lui traversa le corps de sa rapière : — arrête, Tebaldo, arrête ! — Je viens, Roméo ! c’est pour toi que je bois ceci. (Elle se jette sur son lit.)

SCÈNE IV.

Une salle dans la demeure de CAPULET.


Entrent MADONNA CAPULET et LA NOURRICE.

MADONNA CAPULET. — Tiens, prends ces clefs, et va me chercher d’autres épices, nourrice.

LA NOURRICE. — Ils demandent des dattes et des coings dans l’office des pâtissiers.

Entre CAPULET.

CAPULET.— Allons, remuons-nous, remuons-nous, remuons-nous ! le coq a chanté pour la deuxième fois ; la cloché du beffroi6 a sonné, il est trois heures. — Veille aux pâtés, ma bonne Angelica : n’épargne pas la dépense.

LA NOURRICE. — Allez donc, tatillon, allez vous mettre au lit, voyons ; sur ma foi, vous serez malade demain pour avoir veillé cette nuit.

CAPULET. — Non, pas un brin ; parbleu, j’ai veillé bien d’autres fois des nuits entières pour de moindres causes, et je n’ai jamais été malade.

MADONNA CAPULET. — Oui, vous avez été un chasseur, de souris dans votre temps ; mais je TOUS garderai contre de semblables veilles maintenant. (Sortent Madonna Capulet et la Nourrice.)

CAPULET. — Oh la jalouse ! oh la jalouse !

Entrent des VALETS, avec des broches, des bûches et des paniers.

CAPULET. — Eh bien, mon garçon, qu’est-ce là ?

PREMIER VALET. — Des choses pour le cuisinier, Messire ; mais je ne sais ce que c’est.

CAPULET. — Faites hâte, faites hâte. — (Sort le premier valet.) Maraud, va chercher des bûches plus sèches ; appelle Pierre, il te montrera où elles sont.

SECOND VALET. — J’ai un chef, Messire, capable de trouver des bûches sans avoir besoin d’importuner Pierre pour cela. (Il sort.)

CAPULET. — Par la messe, voilà qui est bien, dit ! Un joyeux coquin, ma foi ! nous t’installerons chef des bûches. — Sur ma foi, il est jour : le comte sera ici sous peu avec des musiciens, car Il m’a dit qu’il en amènerait. (On entend de la musique.) Je l’entends : il est tout près. — Nourrice ! — Femme ! — Holà ! — Eh, Nourrice, dis-je !

Rentre LA NOURRICE.

CAPULET. — Va réveiller Juliette, va. et aide-la à fairesa toilette ; moi je vais aller causer avec Paris : — dépêche-toi, fais hâte, fais hâte ! le fiancé est arrivé déjà : fais hâte, dis-je ! (Ils sortent.)


SCÈNE V.

La chambre de JULIETTE. JULIETTE est étendue sur son lit.
Entre LA NOURRICE.

LA NOURRICE. — Maîtresse ! — Eh, maîtresse ! — Juliette ! — Elle dort solidement, je lui en réponds. — Hé, agneau !— hé, Madame ! — fi, petite dormeuse ! — Hé, dis-je, ma chérie ! — Madame ! —mon cher cœur ! — Hé, fiancée ! — Quoi, pas un mot ? — Vous prenez vos avances de sommeil maintenant ; dormez pour une semaine, car la nuit prochaine, le comte Paris est bien décidé à jouer avec vous une partie qui vous laissera peu dormir. Dieu me pardonne, bons saints du paradis, comme elle dort ! Il faut absolument que je l’éveille : — Madame, Madame, Madame ! Oui, laissez le comte vous surprendre dans votre lit ; il va vous éveiller en sur saut, ma foi : c’est ce qui va arriver, ma foi ! — Comment, habillée ! et avec vos parures vous vous êtes donc levée et recouchée ! Il faut absolument que je vous éveille. Madame ! Madame ! Madame ! — Hélas ! hélas ! — Au secours ! au secours ! Madame est morte ! — Oh ! quel malheur ! pourquoi suis-je née — Un peu d’eau-de-vie, holà ! — Monseigneur ! Madame !


Entre MADONNA CAPULET

MADONNA CAPULET. — Quel est ce bruit ?

LA NOURRICE. — Ô lamentable jour !

MADONNA CAPULET. — Qu’y a-t-il ?

LA NOURRICE. — Regardez, regardez ! Ô malheureux jour !

MADONNA CAPULET. — Hélas ! hélas ! — Mon enfant, m’a vie unique, ranime-toi, rouvre les yeux, ou je vais mourir avec toi ! — Au secours, au secours ! — appelle du secours.


Entre CAPULET.

CAPULET. — Morbleu, faites donc descendre Juliette ; son époux est venu.

LA NOURRICE. — Elle est morte, trépassée, elle est morte ; hélas, malheureux jour !

MADONNA CAPULET. — Hélas, malheureux jour ! elle est morte, elle est morte, elle est morte !

CAPULET. — Ah ! laissez-moi la voir : — hélas ! elle est froide ; son sang s’est arrêté ; ses articulations sont roides : la vie a depuis longtemps quitté ses lèvres : la mort est étendue sur elle, comme une gelée hors de saison sur la plus douce fleur de toute la campagne.

LA NOURRICE. — Ô lamentable jour !

MADONNA CAPULET. — Ô heure malheureuse !

CAPULET. — La mort, qui l’a enlevée d’ici pour me faire gémir, noue ma langue et ne me permet pas de parler.

Entrent LE FRÈRE LAURENT et PARIS avec
des MUSICIENS.

LE FRÈRE LAURENT. — Allons, la fiancée est-elle prête à aller à l’église ?

CAPULET. — Prête à y aller, mais à en revenir, jamais plus : ô mon fils, la nuit qui précédait ton mariage, le trépas a couché avec ta fiancée : vois, la voici étendue, fleur comme elle était, déflorée par lui. Le trépas est mon gendre, le trépas est mon héritier ; il a épousé ma fille ! je vais mourir, et lui tout laisser ; vie et biens, tout cela appartient au trépas.

PARIS. — Ai-je donc tant aspiré à voir se lever ce jour pour qu’il me donnât un pareil spectacle ?

MADONNA CAPULET. — Ô jour maudit, malheureux, odieux, lamentable ! Ô heure la plus misérable qu’ait jamais vue le temps dans le cours de, son éternel pèlerinage ! N’avoir qu’une enfant, une pauvre enfant, une pauvre enfant chérie, n’avoir qu’elle pour joie, et consolation, et la cruelle mort vient l’enlever à mes yeux !

LA NOURRICE. — Ô malheur ! Ô malheureux, malheureux, malheureux jour ! Ô jour lamentable ! le plus déplorable jour que j’aie jamais, jamais contemplé encore ! Ô jour ! ô jour ! ô jour ! ô jour odieux ! Fut-il jamais un jour si noir que celui-là ! Ô malheureux jour ! ô malheureux jour

PARIS. — Trompé, divorcé, outragé, méprisé, assassiné ! Ô très détestable mort, tu m’as trompé et ruiné, cruelle, cruelle que tu es ! Ô amour ! ô vie ! vie, non, mais amour au sein de la mort !

CAPULET. — Méprisé, dépouillé, haï, martyrisé, tué ! Ô temps implacable, pourquoi es-tu venu à cette heure assassiner, assassiner ; notre fête ? — Ô mon enfant ! ô mon enfant ! mon âme, et non mon enfant ! es-tu donc morte ? Hélas ! mon enfant, est morte, et avec mon enfant mes joies ; sont ensevelies !

LE FRÈRE LAURENT. — Paix, de grâce, paix ! Le remède aux choses lamentables n’est pis dans ces lamentations. Le ciel et vous possédiez en commun cette belle vierge ; maintenant le ciel l’a tout entière, et son sort n’en est que plus heureux. Vous ne pouviez pas protéger. la part que vous aviez d’elle contre la mort ; mais le ciel conserve la part qu’il avait d’elle dans la vie éternelle. Le but que vous poursuiviez avant tout était son élévation ; son élévation était votre ciel à vous : et mainténant, est-ce que vous allez pleurer parce qu’elle est élevée au-dessus des nuages, aussi haut que le ciel lui-même ? Oh ! votre amour aime si mal votre enfant, que son bonheur suprême vous rend fous : celle qui est bien mariée, n’est pas celle qui vil mariée longtemps ; mais elle est la mieux mariée, celle qui meurt jeune mariée. Séchez vos larmes, semez le romarin sur ce beau corps7, et selon la coutume, portez-la à l’église, dans ses plus beaux atours. Quoique, la folle nature nous invite tous à pleurer, les larmes de la nature sont cependant un objet de pitié pour la raison.

CAPULET. — Toutes les choses que nous avions ordonnées pour la joie, changeant d’office, prendront un caractère funèbre ; nos instruments sont changés en cloches mélancoliques, notre fêté nuptiale devient une triste fête des funérailles ; nos hymnes solennels sont changés en sombres glas de mort, nos fleurs de fiançailles vont servir pour un ensevelissement, et toutes choses sont transformées en leurs contraires.

LE FRÈRE LAURENT. — Rentrez, Messire, — et vous, Madame, rentrez avec lui ; — allez, vous aussi, Messire Paris ; — que chacun se prépare à suivre ce beau corps, à son tombeau : les cieux vous regardent avec courroux pour quelque péché ; ne les irritez pas davantage en contrariant leur-souveraine volonté. (Sortent Capulet, Madonna Capulet, Paris et le Frère.)

PREMIER MUSICIEN. — Sur ma foi, nous pouvons fermer nos flûtes dans leurs étuis, et partir.

LA NOURRICE. — Mes honnêtes braves garçons, oui fermez-les, fermez-les ; car vous le voyez, les choses sont dans un triste état. (Elle sort.)

PREMIER MUSICIEN. — Oui, sur ma foi, les choses auraient fort besoin d’être raccommodées.

Entre PIERRE.

PIERRE. — Musiciens, holà, musiciens : l’air de gaieté du cœur, s’il vous plaît, gaieté du cœur ; si vous voulez que je revive, jouez-moi gaieté du cœur.

PREMIER MUSICIEN. — Pourquoi gaieté du cœur ?

PIERRE. — Ô musiciens, parce que mon cœur joue de lui-même, « mon cœur est plein de douleur8 : » oh, jouez-moi quelque joyeuse complainte pour me consoler.

PREMIER MUSICIEN. — Nous ne jouerons pas de complainte ; ce n’est pas l’heure de jouer maintenant.

PIERRE. — Vous ne voulez donc pas ?

PREMIER MUSICIEN. — Non.

PIERRE. — Alors, je m’en vais vous en donner solidement.

PREMIER MUSICIEN. — Que vas-tu nous donner ?

PIERRE. — Pas de l’argent, sur ma foi, mais du violonneux ; je vous donnerai du ménétrier.

PREMIER MUSICIEN. — En ce cas, moi, je vous donnerai du domestique.

PIERRE. — En ce cas, je vous appliquerai la rapière du domestique sur votre caboche. Je ne veux pas de ces anicroches : je vous donnerai du , je vous donnerai du fa ; notez-vous bien qui je suis ?

PREMIER MUSICIEN. — Si vous nous donnez du , et si vous nous donnez du fa, c’est vous qui nous notez.

SECOND MUSICIEN. — Je vous en prie, rengainez votre rapière et dégainez votre esprit.

PIERRE. — Allons, en garde, c’est mon esprit qui va vous attaquer ! Je vais rengainer la lame de mon poignard, et vous battre comme il faut avec la lame de mon esprit. — Répondez-moi comme des hommes :

        Lorsque le chagrin peignant torture le cœur,
        Et que les plaintes douloureuses oppressent l’âme 9,
        Alors la musique avec ses sons d’argent....

Pourquoi sons d’argent ? pourquoi la musique avec ses sons d’argent ? Que répondez-vous, Simon Chanterelle ?

PREMIER MUSICIEN. — Pardi, Monsieur, parce que l’argent a un doux son.

PIERRE. — Joli ! et que dites-vous, vous, Hugues Rebec ?

SECOND MUSICIEN. — Je dis que la musique a un son d’argent, parce que les musiciens jouent pour de l’argent.

PIERRE. — Joli aussi ! et vous, que dites-vous, Jacques du Son ?

TROISIÈME MUSICIEN. — Ma foi, je ne sais quoi dire.

PIERRE. — Oh, je vous demande pardon ; vous êtes le chanteur : je parlerai pour vous. Voici : — la musique a un son d’argent, parce que des gaillards tels que vous ont rarement de l’or pour jouer :

Alors la musique avec ses sons d’argent
Nous relève avec un prompt secours.
(Il sort en chantant.)

PREMIER MUSICIEN. — Quel drôle infect cela fait !

DEUXIÈME MUSICIEN. — Pendu soit-il, le Pierrot ! Venez, nous allons rentrer : attendons les pleureurs, et restons pour le dîner. (Ils sortent.)



ACTE V.

SCÈNE PREMIÈRE.

MANTOUE. — Une rue.
Entre ROMÉO.

ROMÉO. — Si je puis croire que les yeux du sommeil voient juste, mes rêves me présagent que quelque joyeux événement est proche. Le maître de mon cœur (a) est gaiement assis sur son trône, et, tout aujourd’hui, un entrain inaccoutumé n’a cessé, de me soulever de terre

(a) Le maître de mon cœur, c’est-à-dire l’amour. avec des pensées riantes. J’ai rêvé que ma Dame venait et me trouvait mort (étrange rêve que celui qui permet à un. homme mort de penser !), et qu’elle a insufflé par ses baisers une telle vie à travers mes lèvres que je revivais et que j’étais un empereur. Hélas ! quelle n’est pas-la douceur de L’amour possédé. lorsque les ombres seules de l’amour sont si riches en joies !

Entre BALTHAZAR.

ROMÉO. — Des-nouvelles de Vérone ! — Eh bien, qu’y a-t-il, Balthazar ? Est-ce que tu ne m’as pas apporté des lettres du frère ? Comment va ma Dame ? mon père va-t-il bien ? Comment va Madame Juliette ? je te le demande encore ; car si elle va bien, rien ne va mal.

BALTHAZAR. — En ce cas, rien ne va mai, car elle est bien ; son corps sommeille dans le monument des Capulets, et la partie immortelle d’elle-même vit avec les anges. Je l’ai vu déposer dans le caveau de ses ancêtres, et j’ai fait immédiatement toute, diligence pour venir vous le dire : oh ! pardonnez-moi de vous apporter ces mauvaises nouvelles, puisque vous m’avez chargé vous-même de cet office, Messire.

ROMÉO. — En est-il ainsi ? alors, je vous défie, étoiles ! —Tu connais mon logement : procure-moi de l’encre et du papier, et loue-moi des chevaux de poste ; je partirai d’ici ce soir.

BALTHAZAR. — Je vous en conjure, Messire, prenez patience ; votre aspect est pâle et égaré, et me fait craindre quelque malheur.

ROMÉO. — Bah, tu te trompes : laisse-moi, et fais ce que je t’ordonne de faire. N’as-tu pas de lettres pour moi de la part du frère ?

BALTHAZAR. — Non, mon bon Seigneur.

ROMÉO. — Peu importe : pars, et va me louer ces chevaux ; je te rejoins.immédiatement. (Sort Balthazar.) Bien, Juliette, je coucherai à tes côtés cette nuit. Voyons les moyens. — Ô mal ! comme tu es prompt à entrer dans les pensées dés hommes désespérés ! Je me rappelle un apothicaire, — il habite dans ces environs, — que j’ai remarqué dernièrement triant des simples, en vêtements déchirés et d’une mine sombre : il avait l’air affamé, l’âpre misère l’avait rongé jusqu’aux os : au plafond de sa pauvre boutique pendaient une tortue, un alligator empaillé, et autres peaux de poissons monstrueux ; sur les rayons étaient placés quelques misérables boites vides, des pots de terre verts, des vessies, des graines moisies, des restes de ficelle, de vieux gâteaux de rose, tout cela maigrement épars, pour faire montre. En remarquant cette pénurie, je me dis en moi-même, — si un homme avait besoin d’un poison dont la vente est punie de mort à Mantoue, ici demeure un misérable manant qui le lui vendrait. Oh ! cette pensée-là n’a fait que devancer mon besoin présent, et cet homme besoigneux me vendra le poison. Si j’ai bonne mémoire, voici là sa maison : comme c’est jour de fête, la boutique du mendiant est fermée. — Holà, ho ! apothicaire !

Entre L’APOTHICAIRE.

L’APOTHICAIRE. — Qui appelle si haut ?

ROMÉO. — Viens ici, l’ami. — Je vois que tu es pauvre ; tiens, voilà quarante ducats : procure moi une dose de poison, un poison si rapide, que dès qu’il se sera répandu à travers ses veines, le malheureux fatigué de la vie qui l’aura pris, tombe mort, et que son âme soit renvoyée de son corps aussi violemment que la poudre rapide, une fois enflammée, se précipite hors des entrailles du fatal canon.

L’APOTHICAIRE. — J’ai de telles, mortelles drogues, mais il y a peine de mort à Mantoue pour celui qui découvre qu’il en a.

ROMÉO. — Quoi ! tu es si nu et si misérable, et tu as peur de mourir ! La famine loge dans tes joues, le besoin et le malheur jeûnent dans tes yeux, le mépris et la mendicité pendent sur ton dos, ni le monde, ni les lois du monde ne te sont amis : le monde ne promulgue pas de lois qui puissent te faire riche ; par conséquent, cesse d’être pauvre, viole la loi, et prends cet or.

L’APOTHICAIRE. — C’est ma pauvreté qui consent, non ma volonté.

ROMÉO. — Je paye ta pauvreté, et non ta volonté.

L’APOTHICAIRE. — Placez ceci dans n’importe quel liquide que vous voudrez, et buvez le ; eussiez-vous la force de vingt hommes, cela vous dépêcherait immédiatement.

ROMÉO. — Voici ton or ; l’or est pour les âmes des hommes un pire poison, et qui accomplit plus, de meurtres dans ce-monde exécrable, que ces pauvres drogues-ci que tu n’as pas permission de vendre. C’est moi qui te vends du poison, tu ne m’en as vendu aucun. Adieu : achète de la nourriture, et tâche de te faire de la chair. — Viens, cordial, et non poison, viens avec moi au tombeau de Juliette ; car c’est là que je ferai usage de toi. (Ils sortent.)

SCÈNE II

La cellule du FRÈRE LAURENT
Entre LE FRÈRE JEAN.

LE FRÈRE JEAN. — Révérend frère en saint François ! frère, holà !

Entre LE FRÈRE LAURENT.

LE FRÈRE LAURENT. — Cette voix doit être celle du frère Jean. — Sois le bienvenu à ton retour de Mantoue : que dit Roméo ? ou bien, s’il a préféré m’écrire ses intentions, donne-moi sa lettre.

LE FRÈRE JEAN. — J’étais allé à la recherche d’un frère déchaussé appartenant à notre ordre, qui était à visiter les malades dans la ville, pour qu’il me servît de compagnon de route1, et au moment où je le rencontrais, les agents de salubrité de la ville, soupçonnant que nous nous trouvions dans une ’maison où régnait une peste contagieuse, ont fermé les portes, et n’ont pas voulu nous laisser sortir en sorte que mon voyage pour Mantoue a. été empêché.

LE FRÈRE LAURENT. — En ce cas, qui a porté ma lettre à Roméo ?

LE FRÈRE JEAN. — Je n’ai pu l’envoyer, — la voici, — ni me procurer un messager pour la porter, tant, ils avaient peur de l’infection.

LE FRÈRE LAURENT. — Malheureux contre-temps ! Par mon saint ordre, cette lettre n’était pas insignifiante, mais contenait des choses de grande et précieuse importance ; il peut arriver de graves accidents de ce qu’elle n’a pas été remise. Frère Jean, sors, va me chercher un levier de fer, et porte-le immédiatement dans ma cellule.

LE FRÈRE JEAN. — Frère, je vais aller le chercher et te l’apporter. (il sort.)

LE FRÈRE LAURENT. — Il faut donc que j’aille seul au monument ; d’ici à trois- heures la belle Juliette se réveillera ; elle me grondera beaucoup de ce que Roméo n’a pas eu avis de ces événements : mais j’écrirai derechef à Mantoue, et je la garderai dans ma cellule jusqu’à l’arrivée de Roméo. Pauvre corps vivant, enfermé dans la tombe d’un mort ! (Il sort.)


SCÈNE III.

Un cimetière. Le monument des CAPULETS.
Entrent PARIS et son PAGE portant des fleurs et une torche.

PARIS. — Donne-moi ta torche enfant : pars d’ici, et tiens-toi à distance ; — cependant, non, éteins-la, car je ne voudrais pas être vu. Couche-foi tout de ton long sous ces ifs qui sont là-bas, et pose ton oreille contre la terre sonore ; le terrain de ce cimetière est tellement ébranlé et peu solide, tant on, y a creusé de fosses, qu’il ne se peut qu’on y fasse un pas sans que le bruit t’en arrive : dans ce cas-là, donne un coup de sifflet, pour me prévenir que tu entends, quelqu’un qui approche. Donne-moi ces fleurs fais ce que je te-dis, va.

LE PAGE, à part. — J’ai presque peur de rester seul dans ce cimetière ; cependant je. vais essayer de faire bonne contenance. (Il se retire.)

PARIS. — Douce fleur, je sème de fleurs ton lit nuptial, dont le dais, ô malheur est poussière et pierres ; chaque nuit, je viendrai l’arroser d’une eau parfumée, ou à son défaut, des larmes distillées par mes sanglots. Les obsèques que je veux célébrer pour toi, seront de venir chaque huit semer ta tombe de fleurs et pleurer. (Le page siffle.) L’enfant me donne le signal que quelqu’un approche. Quel est le pied maudit qui foule ce soir ce sentier, et qui vient ainsi contrarier, mes cérémonies et mes : rites de, fidèle amour Comment ! avec une torche ! Couvre-moi de ta cape quelques instants, ô nuit. (Il se retire.)


Entrent ROMÉO et BALTHAZAR avec une torche, une pioche, etc.

ROMÉO. — Donne-moi cette pioche et la barre de fier pour soulever. Tiens prends cette lettre demain, matin de bonne heure, aie soin de la remettre, à mon Seigneur et père. Donne-moi là-lumière quelque chose, que tu entendes ou que tu voies, je t’ordonne sur ta vie de rester à l’écart et de ne pas m’interrompre dans mes actions. Si je descends dans ce lit de là mort c’est d’abord, pour contempler le visage de ma Dame ; mais surtout pour enlever de sa main morte un précieux anneau, un anneau auquel je veux donner fin cher emploi ainsi donc pars, va-t’en : — mais si soupçonneux, tu reviens pour épier ce que je serai en train de faire, par le ciel, je te couperai en morceaux, et je sèmerai de tes membres ce cimetière, affamé d’existences : la situation et les pensées de mon âme sont frénétiques plus féroces, et bien autrement inexorables, que les tigres à jeun ou la mer mugissante.

BALTHAZAR. — Je vais partir, Messire, et je ne vous troublerai pas.

ROMÉO. — En cela, lu me montreras ton amitié : prends ce que voici : vis, et sois heureux ; adieu, mon bon garçon.

BALTHAZAR. — Malgré sa recommandation, je Vais me cacher aux alentours ; ses regards me font peur, et je me méfie de ses intentions. (Il se retire.)

ROMÉO. — Détestable bouche, gouffre de mort, qui t’es gorgé du mets le plus précieux de la terre, voici comment je force à s’ouvrir tes mâchoires pourries. (Il ouvre le sépulcre.) En dépit de toi, je veux t’assouvir encore d’autre nourriture !

PARIS. — C’est le hautain proscrit Montaigu, celui qui tua le cousin de ma bien-aimée, laquelle en ressentit un tel chagrin qu’on suppose que la belle créature en est. morte ; il est venu ici pour faire subir quelque odieux outrage aux cadavres. Je m’en vais le saisir. (Il s’avance.) Arrête ton travail impie, vil Montaigu ! La vengeance doit-elle donc être poursuivie plus loin que la mort ? Scélérat condamné, je t’arrête : obéis, et viens avec moi, car tu dois mourir.

ROMÉO. — Oui, je dois mourir en effet, c’est pour cela que je suis venu ici. — Mon bon et gentil jeune homme, ne tente pas un homme désespéré : fuis d’ici, et laisse-moi : pense à ceux qui dorment ici, et que leur pensée te fasse fuir d’effroi. — Je t’en conjure, jeune homme, né fais pas tomber un autre péché sur ma tête en me poussant à la fureur : oh, va-t’en ! Par le ciel, je t’aime plus que moi-même, car je suis venu ici armé contre moi-même : ne reste pas, pars ; — vis, et dis plus tard que la clémence d’un fou frénétique te recommanda de t’enfuir.

PARIS. — Je brave tes conjurations, et je t’arrête ici comme un félon.

ROMÉO. — Veux-tu donc me provoquer ? Alors, en garde, bambin ! (Ils combattent.)

LE PAGE. — Seigneur ! ils se battent ! je vais aller appeler la garde. (Il sort. Paris tombe.)

PARIS. — Oh, je suis tué ! Si tu es charitable, ouvre la tombe, dépose-moi à-côté de Juliette. (Il meurt.)

ROMÉO. — Sur ma foi, je le ferai. Tâchons de reconnaître son visage. — C’est le parent de Mercutio, le noble comte Paris ! — Que me disait mon valet, en route, pendant que mon âme bouleversée dé tempêtes l’écoutait sans l’entendre ? Je crois qu’il m’a dit que Paris devait être marié à Juliette ? me l’a-t-il dit ou non ? ou bien ai-je rêvé la chose ? où bien, suis-je assez fou pour avoir imaginé la chose tout seul en l’entendant parler de Juliette ? — Oh ! donne-moi ta main, toi qui fus inscrit avec moi sur le livre de l’âpre malheur ! Je vais t’ensevelir dans un glorieux tombeau ; un tombeau ? — on ! non, jeune homme égorgé, mais un phare2 ; car Juliette y est couchée, et sa beauté fait de ce caveau une salle de fêtes pleine de lumière. Mort, couche-toi ici, enterré par un homme mort. (Il dépose Paris dans le monument.) Que de fois les hommes, lorsqu’ils sont sur le point de mourir, se montrent gais ! C’est ce que leurs gardiens appellent un éclair avant la mort : oh ! comment puis-je appeler cela un éclair (a) ? — Ô ma chérie ! ma femme ! la mort qui a sucé le miel de ton haleine n’a pas eu encore de pouvoir sur ta beauté : tu n’as pas été conquise ; l’étendard de la beauté est encore rouge sur tes lèvres et sur tes joues, et le pâle drapeau de la mort n’y a pas encore été planté. — Tebaldo, est-ce toi qui es couché dans ton linceul sanglant ? Oh ! quelle plus grande réparation puis-je te faire, que de séparer de ce monde celui qui fut ton ennemi, au moyen de cette même main qui a tranché ta jeunesse dans sa fleur ? Pardonne-moi, cousin ! — Ô chère Juliette, pourquoi es-tu encore si belle ? Croirai-je que l’immatériel trépas est amoureux, et que le monstre-maigre et abhorré le garde dans les ténèbres, pour être sa maîtresse ? Dans cette crainte, je vais aller habiter avec toi, et jamais plus je ne quitterai ce palais de sombre nuit. Là, là, je resterai avec les vers qui sont tes filles de chambre ; là j’établirai mon

(a) Roméo vient de jouer sur le mot mort, et il s’étonne d’avoir pu faire une pointe en tel moment lieu éternel de repos, en débarrassant cette chair fatiguée du monde de la tyrannie des étoiles funestes. — Regardez-la pour la dernière fois, mes yeux ! Prenez votre dernière étreinte, mes bras ! El vous, mes lèvres, vous qui êtes les portes de la respiration scellez d’un baiser loyal un marché éternel conclu avec la mort rapace ! Viens, cruel conducteur ; viens, guide repoussant ! Pilote désespéré, allons, précipite contre les rochers’ qui vont la briser la barque fatiguée et malade de la tempête ! Je bois à mon amour ! (Il boit le poison.) Oh, tu es un honnête apothicaire ! tes drogues sont rapides. Je meurs ainsi avec un baiser. (Il meurt.)

Entre, de l’autre côté du cimetière, LE FRÈRE LAURENT avec une lanterne, un levier et une pioche.

LE FRÈRE LAURENT. — Saint François me donne diligence ! Que de fois, cette nuit, mes vieux pieds ont trébuché aux tombes ! Qui est là ?

BALTHAZAR, s’avançant. — Un homme qui.est un ami et qui vous connaît bien.

LE FRÈRE LAURENT. — La bénédiction de Dieu soit avec loi ! Dis-moi, mon bon ami, quelle est cette torche là-bas qui prête inutilement sa lumière aux vers et aux crânes sans yeux ? Autant que je puis le distinguer, elle brûle dans le monument des Capulets.

BALTHAZAR. — Elle y brûle, pieux Messire, et il y a là mon maître, un homme que vous aimez.

LE FRÈRE LAURENT. — Qui ça ?

BALTHAZAR. — Roméo.

LE FRÈRE LAURENT. — Depuis combien de temps est-il là ?

BALTHAZAR. — Depuis une grande demi-heure.

LEFRÉRE LAURENT. — Viens avec moi au caveau.

BALTHAZAR. — Je n’ose pas, Messire ; mon maître croit que je suis parti d’ici, et il m’a fait les menaces de mort les plus formidables, si je restais pour surveiller ses actions.

LE FRÈRE LAURENT. — Reste alors, j’irai seul : la crainte s’empare de moi ; oh ! je redoute beaucoup qu’il ne soit arrivé quelque malheur.

BALTHAZAR. — Comme je m’étais endormi sous cet if, ici, j’ai rêvé que mon maître et un autre homme se battaient, et que mon maître avait tué son adversaire.

LE FRÈRE LAURENT, s'approchant du monument. — Roméo ! — Hélas ! hélas ! quel est ce sang qui tache l’entrée de pierre de ce sépulcre ? Que signifient ces épées sanglantes et sans maîtres qui sont là, par terre, souillées, près de ce lieu de paix ! (Il entre dans le monument.) Roméo ! Oh, pâle ! — Qui encore ? quoi ! Paris aussi ? et baigné dans son sang ? Ah ! quelle heure implacable que celle qui a été coupable de ce hasard lamentable ! — La Dame s’agite. (Juliette se réveille.)

JULIETTE. — Ô secourable frère ! où est mon Seigneur ? je me rappelle bien où je devais me trouver, et m’y voilà : où est mon Roméo ? (On entend du bruit.)

LE FRÈRE LAURENT. — J’entends du bruit. — Dame, sors de cet autre de mort, de contagion, de sommeil contre nature : un pouvoir trop grand pour que nous puissions lui résister a traversé nos desseins. Partons, partons d’ici : ton époux est là couché mort sur ton sein, et Paris aussi : viens, je te placerai dans-un couvent de pieuses nonnes : ne perds pas de temps à m’interroger, car la garde arrive : allons, viens, ma bonne Juliette ; (nouveau bruit) je n’ose pas rester plus longtemps.

JULIETTE. — Va, pars d’ici toi, car moi je ne m’en irai pas. (Sort le frère Laurent.) Qu’y a-t-il là ? une coupe, serrée par la main de mon fidèle bien-aimé ? C’est le poison, je le vois, qui a mis prématurément fin à ses jours. méchant ! il a tout bu, et ne m’en a pas laissé par amitié une seule goutte pour, me venir en aide après lui ! Je vais baiser tes lèvres ; peut-être y a-t-il encore assez de poison pour me faire mourir en y goûtant le cordial du baiser. (Elle l’embrasse.) Tes lèvres sont chaudes !

PREMIER GARDE, de l’intérieur. — Conduis-nous, petit ? de quel côté c’est-il ?

JULIETTE. — Oui-da, du bruit ? en ce cas, je vais me dépêcher. Ô poignard qui es là bien à point ! (Elle enlève le poignard de Roméo.) Voici ton fourreau (elle se poignarde) ; rouille-toi là, et permets-moi de mourir. (Elle tombe sur le corps de Roméo, et meurt.)

Entre LA GARDE avec LE PAGE DE PARIS.

LE PAGE. — Voici la place ; là, où la torche brûle.

PREMIER GARDE. — La place est sanglante ; cherchez dans tout le cimetière ; allez, quelques-uns d’entre vous, et arrêtez tous ceux que vous trouverez. (Sortent quelques hommes de la garde.) Quel spectacle lamentable ! là gît le comte assassiné ; et Juliette qui saigne ; Juliette qui depuis deux jours était enterrée, elle est chaude et nouvellement morte. Allez, avertisses, le prince, courez chez les Capulets, réveillez les Montaigus, que d’autres fassent les recherches. (Sortent quelques hommes de la garde.) Nous voyons, bien le terrain où les victimes de ces malheurs sont étendues ; mais quant au terrain moral d’où sont sortis tous ces lamentables malheurs, nous ne pouvons le découvrir sans témoignages.

Rentrent quelques hommes de la garde avec BALTHAZAR.

SECOND GARDE. — Voici le valet de Roméo ; nous l’avons trouvé dans le cimetière.

PREMIER GARDE. — Tenez-le en sûreté jusqu’à ce que le prince soit arrivé.

Rentrent d’autres hommes de la garde avec LE FRÈRE LAURENT.

TROISIÈME GARDE. — Voici un frère qui tremblé, soupire, et pleuré : nous lui avons pris cette pioche et ce levier qu’il portait avec lui, comme il sortait de ce côté du cimetière.

PREMIER GARDE. — Grave incrimination : gardez aussi le frère.

Entrent LE PRINCE et les gens de sa suite.

LE PRINCE. — Quel est le malheur levé de si bonne heure qui tire notre personne de notre repos du matin ?

Entrent CAPULET, MADONNA CAPULET, et autres.

CAPULET. — Quel peut être le motif qui leur fait pousser de tels cris à travers la ville ?

MADONNA CAPULET. — Le peuple crie dans les rues, les uns Roméo, d’autres Juliette, et d’autres Paris, et tous courent en poussant des clameurs vers notre monument.

LE PRINCE. — Quel est donc le sujet de cette alarme qui perce nos oreilles ?

PREMIER GARDE. — Mon Souverain, ici gît assassiné le comte Paris ; Roméo est mort, et Juliette, qui était déjà morte, a été tuée tout récemment, car elle est encore chaude.

LE PRINCE. — Faites des perquisitions, interrogez, et sachez comment cet odieux massacre s’est produit.

PREMIER GARDE. — Il y a ici un moine ainsi que le valet de Roméo assassiné ; nous les avons trouvés avec les instruments nécessaires pour ouvrir les tombés de ces morts.

CAPULET. — Ô ciel ! femme ! vois.comme notre fille saigne ! ce poignard s’est trompé de place, car sa gaine est vide à la ceinture de Montaigu, et il s’est choisi par erreur un fourreau dans le sein de ma fille !

MADONNA CAPULET. — Hélas ! ce spectacle de mort est comme une cloche qui’ sonne à ma vieillesse le départ pour la tombe.

Entrent MONTAIGU et autres.

LE PRINCE. — Viens, Montaigu ; car tu t’es levé de bonne heure, pour voir ton fils et ton héritier qui s’est couché de meilleure heure encore.

MONTAIGU. — Hélas ! mon Suzerain, ma femme est morte cette nuit ; la douleur que lui a causée l’exil de mon fils a éteint son souffle : quel nouveau malheur conspire contre ma vieillesse ?

LE PRINCE. — Regarde, et tu verras.

MONTAIGU. — Ô enfant impoli ! que signifient ces manières qui t’ont fait prendre le pas sur ton père pour aller au tombeau ?

LE PRINCE. — Imposez un instant silence à vos douleurs, jusqu’à ce que nous ayons éclairci. ces faits obscurs, et découvert leur source, leur origine, leur véritable principe ; puis ensuite je consentirai à être le capitaine de vos douleurs, et à marcher à votre tête même jusqu’au trépas mais pour le moment, suspendez vos plaintes, et que le malheur se fasse l’esclave de la patience. Faites avancer les personnes soupçonnées.

LE FRÈRE LAURENT. — Je suis le plus important des deux, celui qui a le moins de forces pour commettre un tel effroyable massacre, et cependant le plus soupçonné de l’avoir commis, tant les circonstances de temps et de lieu déposent- contre moi ; me voici devant, vous prêt à accuser et à disculper ma personne condamnée et excusée.

LE PRINCE. — Eh bien, dis-nous sans l’arrêter ce que tu sais de cette catastrophe.

LE FRÈRE LAURENT. — Je serai bref, car le peu de souffle qui me reste n’est pas suffisant pour me permettre d’être ennuyeux. Roméo, que voici mort, était le mari de cette Juliette ; elle, que voici morte, était l’épouse fidèle de ce Roméo : je les avais mariés, et le jour de leur mariage secret fut le jour même où périt Tebaldo, dont la mort intempestive bannit de cette ville le nouvel époux ; c’était pour lui, et non pour Tebaldo, que Juliette se consumait. Vous, pour repousser d’elle ces assauts de la douleur, vous la fiançâtes, et vous vouliez la marier par force au comte Paris : alors, elle vint me trouver, et avec une physionomie égarée m’ordonna de lui trouver un moyen de la débarrasser de ce second mariage, sans quoi elle me menaça de se tuer dans ma cellule. Alors je lui donnai une potion narcotique dont mon art m’avait fait reconnaître la puissance, potion qui eut l’effet que j’en attendais, car elle lui créa l’apparence de la mort : en même temps j’écrivis à Roméo qu’il eût à se rendre ici pendant cette fatale nuit pour m’aider à la retirer de sa tombe empruntée, car cette nuit était l’époque où la force de la potion devait cesser d’opérer. Mais celui qui portait ma lettre, le frère Jean, fut arrêté par accident, et hier soir il est revenu en me la rapportant : alors, moi seul, je suis venu en ce lieu, à l’heure précise de son réveil, pour la retirer du caveau de ses ancêtres, avec l’intention de la garder secrètement dans ma cellule, jusqu’à ce que je pusse l’envoyer sans inconvénients à Roméo : mais lorsque je suis arrivé, — quelques minutes avant l’instant de son réveil, — j’ai trouvé gisants sous le coup d’une mort fatale, le noble Paris et le fidèle Roméo. Elle s’est éveillée ; je l’ai suppliée de s’enfuir et de supporter avec patience cette oeuvre du ciel : mais à ce moment un bruit m’a fait m’éloigner de la tombe ; elle, en proie à un excessif désespoir, n’a pas voulu venir avec moi, et elle s’est fait semble-t-il, violence à elle-même. Voilà tout ce que je sais ; sa nourrice a connaissance du mariage : et si quelque chose en tout cela doit retomber à ma charge, que la rigueur de la plus sévère de nos lois sacrifie ma vieille existence, et l’enlève ainsi quelques heures avant son terme naturel.

LE PRINCE. — Nous t’avons toujours connu pour un saint homme. — Où est le valet de Roméo ? Qu’a-t-il à dire en cette affaire ?

BALTHAZAR. — J'apportai à mon maître la nouvelle de la mort de Juliette, et alors il est venu en poste de Mantoue, à ce lieu-ci, à ce monument. Il m’ordonna de donner de bon matin cette lettre à son père, et il entra dans le caveau en me menaçant de mort, si je ne m’éloignais pas en l’y laissant seul.

LE PRINCE. — Donne-moi la lettre, je vais la lire. — Où est le page du comte qui est allé chercher la garde ? — Maraud, que faisait voire maître en ce lieu ?

LE PAGE. — Il était venu pour semer de fleurs le tombeau de sa Dame ; il m’ordonna de me tenir à l’écart, ce que je fis ; puis, un instant après, est venu quelqu’un avec une lumière pour ouvrir la tombe ; mon maître, de propos en propos, a fini par tirer l’épée contre lui, et alors je me suis enfui pour aller chercher la gardé.

LE PRINCE. — Cette lettre témoigne pleinement de la vérité du récit du moine ; elle raconte les péripéties de leur amour, et parle de la nouvelle de la mort de Juliette : il écrit qu’il a acheté du poison d’un pauvre apothicaire, et qu’ainsi muni, il s’est rendu à ce caveau pour mourir, et se coucher auprès de Juliette. — Où sont ces ennemis ? — Capulet ! Montaigu ! voyez quelle malédiction pèse sur votre haine, puisque le ciel a trouvé le moyen de tuer votre bonheur par l’amour même ! Et moi, pour avoir trop fermé les yeux sur vos discordes, j’ai perdu deux de mes parents : tous sont punis.

CAPULET. — Ô frère Montaigu ! donne-moi ta main ; cette étreinte est le douaire de ma fille, car je ne puis demander plus.

MONTAIGU. — Mais je puis te donner davantage : car je ferai dresser à ta fille une statue en or pur, afin que tant que Vérone sera connue sous ce nom, nulle imagé n’y soit tenue en aussi haute admiration que celle de la loyale et fidèle Juliette.

CAPULET. — Roméo sera couché près de sa Dame sous une forme aussi riche que la sienne : pauvres holocaustes de notre inimitié !

LE PRINCE. — Cette matinée apporte avec elle une paix lugubre ; le soleil, par chagrin, n’ose pas montrer sa tête. Partons d’ici pour nous entretenir plus longuement de ces tristes événements ; quelques-uns seront pardonnés et quelques autres punis5 ; car jamais il n’y eut histoire plus lamentable que celle de Juliette et de son Roméo. (Ils sortent.)


COMMENTAIRE.

ACTE I.

1. Le nom d’Escalus que Shakespeare donne au prince de vérone n’est que la traduction en mauvais latin du nom de della Scala qui a été mieux rendu par celui de Scaliger (porte échelle). Le della Scala dont il s’agit ici serait, dit-on, Barthélemy I délia Scala, troisième capitano de Vérone (1 301-1 304). Les Scaligers étaient originaires de Bavière d’où ils avaient été chassés au onzième siècle par le duc Henri VIII C’est au moment où la chute du féroce Ezzelin semblait avoir abattu pour toujours dans cette région de l’Italie le pouvoir gibelin, et où la maison d’Esté paraissait toute-puissante à la tête des guelfes, vers le milieu du treizième siècle, que Mastino délia Scala se leva dans vérone et y fonda une famille princière qui pendant près d’un siècle et demi soutint sans discontinuer les intérêts du parti gibelin. Le plus connu et le plus justement célèbre de ces princes est Can Grande I, l’ami et le protecteur de Dante, qui trouva auprès de lui un asile lorsqu’il eut été chassé de Florence. La famille s’éteignit par deux bâtards, Barthélémy. II et Antonio. Les princes italiens du moyen âge tenaient la vie de leurs proches en médiocre considération, même quand ils étaient légitimes, à plus forte raison quand ils étaient bâtards. Antonio fit donc tuer son frère ; mais lui-même fut bientôt après dépouillé par le duc de Milan, Jean Galéas Visconti, neveu et gendre de Béatrice della Scala, fille de Mastino II. Un peu plus tard, pendant les guerres que Philippe-Marie Visconti eut à soutenir avec la seigneurie, de Venise, Vérone échappa à la domination milanaise, et fut, de par la toute-puissance de la loi d’attraction, incorporée à Venise qui était alors dans sa phase ascensionnelle.

2. Nous avons laissé son nom italien à Tebaldo (Thibaut) transformé par Shakespeare en Tybalt. Nous avons de même traduit par Madonna le titre de Lady accolé aux deux femmes de Montaigu et de Capulet, et conservé nous ne savons pourquoi par tous les traducteurs. Lady ne fut jamais ; que nous sachions, un titre italien, et Shakespeare en l’employant n’a fait que ce qu’aurait fait un Français qui traduirait Madonna on Signora par Madame.

3. L’histoire légendaire de Roméo et de Juliette a été sérieusement mise en doute par le professeur Todeschini dans deux petites dissertations fort bien faites, l’une adressée à Jacopo Milan, l’autre à Bartolommeo Bressan, éditeur de la petite nouvelle de Luigi da Porto, le premier en date des récits qui nous ont valu le chef-d’oeuvre de Shakespeare. Il y prouve fort bien qu’on n’a jamais parlé de cette histoire avant l’historien de Vérone, Girolamo della Corte, lequel écrivait vers le milieu du seizième siècle, c’est-à-dire deux siècles et demi après l’époque où se serait passée cette aventure. Il établit que Girolamo della Corte n’a pu s’appuyer que sur trois sortes de documents, les chroniques nationales, la tradition populaire, et enfin le fameux tombeau de Juliette à Vérone. Or tous les chroniqueurs véronais gardent le silence sur cette histoire. Quant à la tradition populaire, il y a tout lieu de croire qu’il n’en existait d’aucun genre. Luigi da Porto, au commencement de son récit, prétend tenir cette histoire d’un archer véronais, beau conteur et vert galant, qui lui aurait assuré que cette histoire était très-célèbre à Vérone. Mais ce personnage a-t-il réellement existé, ou n’est-il pas plutôt ce personnage du narrateur qui a pris tant de noms en littérature et que les romanciers emploient pour donner un air de vérité à leurs fictions ? Cet archer s’appelait Pellegrino, dit Luigi da Porto ; l’évêque Bandello, qui après lui a raconté la même histoire, déclare la tenir d’un officier nommé Pèregrino. Ce nom seul (le pelerin, le voyageur) indique que nous avons affaire à un être de raison, et non à un témoin qui a vécu. Enfin le prétendu tombeau de Juliette à Vérone se compose d’une simple pièce de marbre, sans inscription, sans date, ornements ni emblèmes. L’histoire de Roméo et Juliette peut donc être tenue en toute assurance pour apocryphe.

Le doute du professeur Todeschini va beaucoup plus loin, il s’étend à la rivalité des deux familles et a leur existence même. Ces familles des Montaigu et des Capulet que l’on nous présente comme ennemies, sembleraient au contraire avoir été unies et avoir appartenu au même parti politique. Sur quoi s’appuie-t-on pour les représenter comme rivales ; tout simplement sur ces quelques vers de Dante dans son apostrophe à Albert d’Allemagne ;

          Vieni veder Montecchi e Cappelletti,
          Monaldi et Fillipeschi, nom senza cura,
          Color già tristi, et costor con sospetto.

Comme le poëte vient de décrire l’état d’anarchie dans lequel l’abandon de l’empereur laisse l’Italie, on en a conclu qu’il opposait ici les partis aux prises ; par exemple que les Montecchi étaient gibelins, et les Cappelletti guelfes. Mais des recherches minutieuses montrent que ce n’est pas ainsi que ces vers doivent être interprétés, et que cette énumération ne comprend que des noms d’un seul parti, celui du parti gibelin auquel Dante appartenait. C’est donc comme si Dante disait à l’empereur Albert : « Viens voir l’état dans lequel tu laisses tes appuis, les gibelins de Vérone, les gibelins d’Orvieto. les gibelins de Crémone. Où en sont-ils ? Les uns sont abattus, les autres bien menacés. » Cette interprétation qui est la vraie est appuyée par un commentaire d’une des plus anciennes éditions de Dante, commentaire qui établit que par les noms Montecchi, Cappelletti, etc., Dante désigne non des familles, mais des régions. Les Montecchi, dit ce commentateur, sont là pour Vérone, les Cappelletti pour Crémone et une partie de la Lombardie, les Monaldi et les Filippeschi pour Orvieto et une partie de la marche d’Ancône.

Premier point bien établi, les Montaigu et les Capulet appartenaient au même parti politique, le parti gibelin. Un autre commentateur de Dante, qui fit des cours publics sur la divine Comédie vers l’an 1375 (c’est-à-dire à une époque très-rapprochée, et de Dante, et de la date assignée à l’histoire de Romeo et Juliette), Benvenuto de Rambaldi d’Imola, s’exprime ainsi sur ces deux familles : « Istae fuerunt duae clarae familiae Veronae, quae habuerunt diù bellum cum alia. familia nobilissimâ, scilicet cum comitibus de Sancto Bonifacio. Nam Monticuli comités cum favore Eccelini de Romano ejecerunt Azonem II, marchionem Eslensem, rectorem illius civitatis. Sed ipse in manu forti cum comité Alberto Sancti Bonifacii, Monticulis acte debellatis, reintravit Veronam, ubi finem vitae feliciter terminavit. » « Ce furent deux familles illustres de Vérone qui eurent longtemps la guerre avec une autre famille très-noble, les comtes de Saint -Boniface. Les comtes de Montaigu. en effet avec la faveur d’Ezzelin de Romano chassèrent Azon II, marquis d’Este, gouverneur de cette ville. Mais celui-ci revint en main forte avec le comte Albert de Saint-Boni face, et les partisans de Montaigu ayant été battus en bataille rangée, Azon rentra dans la ville où il acheva sa vie heureusement. » Ainsi ces fameux rivaux auraient été unis par les liens politiques les plus étroits et par la fraternité du champ de bataille, mais à la vérité avant la date assignée à l’histoire de Roméo et Juliette, puisque la citation que nous venons de faire se rapporte à une époque antérieure au pouvoir des della Scala, pendant laquelle Ezzelin de Romano chef des gibelins disputait Vérone au marquis d’Este, chef des guelfes. Le même fait, cité plus haut, est rapporté au commencement de sa nouvelle par Luigi da Porto, qui, circonstance singulière, admet lui aussi que ces deux familles avaient été antérieurement unies contre Azon d’Este.

Maintenant ces deux familles ont-elles existé en réalité, et ne sont-elles pas plutôt des noms de partis, comme vient de nous le dire un des commentateurs cités plus haut ? Il semble bien qu’il ait existé en toute réalité à Vérone une famille du nom de Montaigu. Celle famille aurait été la plus importante des familles gibelines de cette région, et par suite aurait donné son nom à tout le parti gibelin véronais. Plusieurs fois exilée de Vérone par le parti guelfe, elle en aurait été expulsée définitivement sous la domination même du parti gibelin en 1324, et se serait établie à Udine. Au moins c’est là ce qu’admet Luigi da Porto dont l’opinion est corroborée par un curieux extrait d’une chronique d’Udine que je trouve citée en note par l’éditeur italien. « Non sans amertume, et en sanglotant, il se rappela la malheureuse journée où le magnifique Crescimbeue de Monticoli avec deux fils d’un âge tendre, et le Seigneur Federico della Scala (dont Crescimbene avait favorisé les trames contre Can Grande), fut cruellement chassé de Vérone en 1824. Auquel temps après de longues pérégrinations il lui fut accordé par l’empereur Charles IV d’habiter Udine, où il fut pourvu de moyens honorables pour soutenir son rang. » Les Montecchi ont donc existé à Vérone ; mais les Cappelletti ? S’il faut admettre sur la foi du vieux commentateur cité plus haut (lequel s’appuyait par parenthèse sur l’autorité très-grave de Pierre Alighieri, le fils même de Dante) que les noms cités dans le tercet du fameux appel, à Albert désignent non des familles, mais des régions, les Cappelletti seraient pris ici pour les gibelins de Crémone, soit que ce parti fût désigné ainsi du nom de quelque famille puissante qui lui servait de chef, soit plus simplement que ce nom lui vînt de la forme des chapeaux que portaient ses adhérents. Ainsi dans ce dernier cas, Cappelletti ne serait pas plus un nom propre que têtes rondes et cavaliers, en Angleterre, ou cabillauds et hameçons, en Hollande. Il n’est donc pas bien sûr qu’il ait existé même à Crémone une famille des Cappelletti ; et en tout cas elle était inconnue à Vérone.

4. Mot à mot, nous ne porterons pas des charbons. Porter des charbons, expression populaire du temps équivalente à notre se laisser monter sur le dos, ou avaler des couleuvres. Nous avons déjà rencontré plusieurs fois cette expression, notamment dans Henri V.

5. Le calembour est en effet tout à fait féroce en anglais. Je couperai les têtes des filles (I will eut the heads of maids) ou leurs virginités (or their maiden-heads.)

6. Poor John, dit le texte. Ce sobriquet populaire désignait la merluche, poisson vulgaire, espèce inférieure de morue. Nous avons déjà vu dans la Tempête Caliban qualifié de ce sobriquet par les matelots ivres qu’il prend pour des dieux.

7. C’était autrefois une manière habituelle d’engager les querelles que de se mâchonner le pouce ou l’index en passant devant quelqu’un. Les commentateurs citent plusieurs passages de divers auteurs, un entre autres de Decker, qui montrent que cette grimace insolente était journellement en pratique parmi les querelleurs au temps de Shakespeare.

8. C’est-à-dire l’épée des jours de combat, opposée à la petite épée de la tenue habituelle.

9. Shakespeare a repris cette pensée pour la placer dans la bouche du jeune Ferdinand dans la Tempête.

10. Pensée souvent reproduite par Shakespeare, surtout dans les sonnets. En voici un exemple, sonnet I : « Nous désirons que les plus belles créatures se reproduisent, afin que la rose de la beauté ne meure jamais ; mais que lorsque la rose la plus épanouie s’effeuillera sous l’action du temps, sa tendre héritière puisse conserver ses souvenus. » En voici un autre, sonnet IV : « Mais alors quand la nature te sommera de partir, quel acceptable témoignage laisseras-tu de toi ? Non employée, ta beauté devra être ensevelie avec toi ; employée au contraire, elle vivra pour être ton exécuteur testamentaire. »

11. She is the hopeful lady of my earth, elle est en espérance la dame de ma terre, expression aujourd’hui un peu baroque, mais qui se rapporte à l’expression juridique par laquelle l’ancien droit qualifiait une héritière, fille de terre, selon le vieux mot français.

12. « Tachius nous apprend que le crapaud avant d’engager combat avec l’araignée se fortifie par le moyen de cette plante, et que s’il se retire blessé, il a recours pour se guérir à cette même plante. » (GRAY.)

13. Lady-Bird, dit le texte, dame-oiseau.

14. Shakespeare qui observe la couleur locale jusque dans ses moindres détails, ayant à faire chercher une date par la nourrice, n’a pas manqué d’avoir recours à un de ces accidents naturels qui sont les calendriers du peuple par tous pays, Un tremblement de terre pour une Italienne du peuple est une de ces dates, comme le serait une inondation pour une nourrice hollandaise. Les commentateurs nous apprennent que dans les vingt-cinq années qui précédèrent la représentation de Roméo et Juliette, il y avait eu deux tremblements de terre célèbres, dont l’un en 1580 se fit sentir à Londres et autres villes d’Angleterre. Mais il est plus probable que le poëte a voulu mentionner un tremblement de terre terrible qui eut lieu précisément dans les environs de Vérone et qui détruisit Ferrare, en 1570. D’après une brochure du temps, ce tremblement de terre se serait fait sentir deux fois : la première fois, le 11 novembre, il aurait duré l’espace d’un Ave Maria ; la seconde, le 17, la, terre aurait tremblé tout le jour, et le nombre des secousses ressenties aurait été de 104 en heures. Le- titre de cette brochure mérite du resté d’être cité, parce qu’il donne une idée des ravages qu’opéra ce tremblement de terre par l’effroi qu’il semble avoir inspire à l’auteur. Le voici in extenso : « Copie de la lettre envoyée de Ferrare le 22 de novembre 1570. Imprimée à Londres, dans Paul’s Churchiard, au signe de la Lucrèce, par Thomas Purfoote, dans, laquelle lettre l’écrivain décrit les grands et horribles tremblements de terre, les pertes excessives et irréparables, avec la grandes mortalité du peuple, la ruine et le renversement d’un nombre infini, de monastères, palais et autres demeures, et la destruction du château de sa, gracieuse excellence. » Un érudit, M. Hunter, nous apprend que lorsque l’église de Saint-Étienne à Ferrare fut rebâtie, on grava sur sa façade une inscription latine qu’il cite, mais que nous nous dispensons de rapporter, car par une coïncidence étrange, elle reproduit exactement le titre détaillé, de la brochure que nous venons de citer.

15. Quelques commentateurs qui semblent, peu au fait du langage porpulaire de tous les temps ont trouvé cette expression de la nourrice un peu étrange, et dans leur bonne volonté de justifier leur auteur, ils ont cherché des précédents à cet homme de cire. Ils en ont trouvé, que ne trouve-t-on pas ? Horace en effet n’a-t-il pas parlé, de bras de cire, cerea brachia ? Les commentateurs sont trop ingénieux. Pour la nourrice de Juliette, comme pour bon nombre de nourrices de l’an 1871, les figures de cire que l’on voit chez les coiffeurs ou autres lieux, représentent. l’idéal même de la beauté. Les curieux trouveront dans les Excentriques de M. Champfleury, le cas très-curieux au point de vue psychologique d’un montreur de figures de cire qui s’éprit d’une passion saugrenue pour une de ses poupées. Cette passion devint tellement irrésistible qu’il s’enfuit en enlevant son idole, et en abandonnant à la misère sa femme légitime, qu’il avait pris d’autant plus en horreur que la pauvre diablesse s’était avisée de lui faire d’atroces scènes de jalousie. Cette Ariane délaissée ne put découvrir la retraite obscure où son imaginatif époux était allé passer avec sa poupée des jours tissus d’or et de soie. Je recommande au lecteur curieux l’histoire de cet imbécile, la plus singulière victime que l’idéal ait jamais faite. Cet Ixion d’un nouveau genre avait sur la beauté les mêmes idées que la nourrice de Juliette.

16. C’était autrefois la coutume pour les personnes qui se rendaient à un bal masqué, soit de lire en entrant une sorte d’adresse apologétique où l’on s’excusait de se présenter le visage couvert, sans se faire connaître, adresse où l’on faisait l’éloge de la beauté ou des qualités morales de la maîtresse du logis et des dames de sa société, soit de se faire précéder par un courrier costumé qui annonçait l’arrivée. Shakespeare a montré plusieurs fois cette coutume en action, dans Henri VIII, dans Timon d’Athènes, dans Peines d’amour perdues. Par l’arc de Tartare, Shakespeare entend un arc composé d’un segment de cercle, et d’une corde, ce qu’était en effet l’arc des Tartares d’autrefois. Cette forme d’are est exactement celle que l’antiquité donnait à l’arc de Cupidon.

17. Nous avons déjà dit dans une des notes jointes au Marchand de Venise, que toute troupe de masques était toujours accompagnée d’un ou de plusieurs porteurs de torches, et que cet emploi était considéré comme n’ayant aucun caractère dégradant. Steevens raconte à ce sujet que les gentilshommes pensionnaires (nous avons dit dans une de nos notes au Songe d’une nuit d’été ce qu’était cette compagnie) accompagnèrent à Cambridge la reine Élisabeth et lui tinrent les torches pendant qu’on représentait une pièce devant elle dans la chapelle du collége du roi.

18. Nous avons vu mainte fois, notamment dans Henri IV (2° partie), qu’autrefois les nattes de jonc faisaient office de tapis.

19. Dun is the mouse. Aucun commentateur n’a donné une explication satisfaisante de cette expression, et cependant, chose curieuse, ils en ont eux-mêmes découvert la clef. Cette expression se rapporte a un ancien jeu de paysans, dont Gifford dans ses notes aux Œuvres de Ben Jonson nous a donné la description. On apportait une bûche dans une grande chambre ; cette bûche représentait un cheval de charrette, et une fois qu’elle était posée au milieu de l’appartement, quelqu’un de la société s’écriait : Dun is in the mire, le cheval est embourbé. Alors les paysans se ruaient par manière de plaisanterie sur la bûche pour relever le cheval imaginaire, et ce jeu fort rustique consistait dans les efforts qu’ils semblaient faire, et dans les ruses qu’ils prenaient pour en lâcher les bouts de manière à les laisser tomber sur les doigts de pieds de leurs camarades. L’explication est, nous semble-t-il, aussi claire que le jour Cette expression s’appliqua proverbialement à toute personne qu’un obstacle retenait de force, qui s’empétrait dans une erreur de conduite ou qui tombait dans un traquenard. Ce fut quelque chose comme notre souris est prise au piège, ou notre renard est enfumé. Si le sergent de police apparaît dans cette phrase, c’est qu’en effet nuls n’étaient mieux placés que les officiers de justice pour donner à cette expression proverbiale son application la plus nette.

20. L’annotateur de l’édition Peter et Galpin fait très-ingénieusement remarquer que la reine Mab est dite l’accoucheuse des fées, parce que c’est elle qui met au monde les actes d’imagination, « enfants de la vaine fantaisie. »

21. Nous avons déjà vu (Notes aux Joyeuses commères de Windsor) que les lames espagnoles, notamment celles de Tolède et de Bilbao, jouissaient d’une grande réputation.

22. Court-Cuphoard, dit le texte. C’était la partie supérieure du buffet que l’on pouvait enlever à volonté, tandis que la table qui composait la partie inférieure était immobile.

23. Marchpane. dit le texte. Nous traduisons ce mot par frangipane, parce qu’étant donnés les éléments dont se composait cette friandise, elle ressemblait beaucoup au gâteau d’origine italienne qui s’appelait frangipane, si même elle n’était pas ce gâteau même. Il y entrait des noisettes, des amandes, de la pistache, du sucre de rose.

24. Ces deux noms que nous traduisons par des équivalents français sont en anglais Susan Grindstone et Potpan.

25. Turn the tables up. Cette forme de tables composées de jambes de bois sur lesquelles on posait de larges surfaces en planches n’est pas encore tellement tombée en désuétude que j’aie besoin de beaucoup de commentaires pour faire comprendre l’ordre que donne ici Capulet. Quand on voulait débarrasser l’appartement, on enlevait ces surfaces et on les plantait toutes droites contre une des parois de la salle.

26. Les commentateurs se sont tous donné le mot pour ne pas expliquer un fait sans lequel ce passage est entièrement inintelligible, Roméo est allé au bal masqué des Capalets avec le costume qui traduit le nom qu’il porte. Romeo. Les pèlerins autrefois s’appelaient Romei en Italie, probablement parce que Rome était à l’origine le but ordinaire des pèlerinages. De là ce marivaudage pieux entre Juliette et Roméo. Comment les commentateurs ne se sont-ils pas rappelé le magnifique passage qui termine le chant VIe du Paradis de Dante, où le poëte raconte l’histoire de ce Romeo qui fut le ministre mal récompensé de Raymond de Provence ? Quand on rencontre Dante sur son chemin, ce qu’on a de mieux à faire est de le citer, de le relire, de l’apprendre par cœur. Donc, ô lecteur, lisez les admirables tercets.

        E dentro alla présente marghérita,
        Luce la luce di Romeo, di cui
        Fu l’opra grande e bella mal gradita.
 

        Quattro figlie ebbe, e ciascuna reina,
        Ramondo Berlinghieri, e cio gli fece
        Romeo, persona umile e peregrina.

        E poi il mosser le parole biecé
        A dimandar ragione a questo giusto
        Che gli assegno sette e cinque per diece,

        Indi partissi povero e vetusto :
        E se il monde sapesse il cuor, ch’ egli ebbe
        Mendicando la sua vita a frusto a frusto,

        Assai lo lodde e più lo loderebbe.

« Au centre de la présente perle, luit la lumière du Romeo, dont l’oeuvre grande et belle fut mal récompensée. — Quatre filles eut Raymond Bérenger, et chacune fut reine, et cela fut l’œuvre du Romeo, personne humble et errante. — Mais ensuite les paroles tortueuses le poussèrent à demander raison à ce juste qui lui donna sept et cinq de dix. — Il partit de là pauvre et vieux ; et si le monde savait quel cœur, il montra en mendiant sa vie morceau à morceau, il le loue déjà beaucoup, mais il le louerait bien davantage. » Shakespeare, qui possède d’une incroyable façon tous les détails des sujets qu’il traite, connaissait cette signification du nom de Roméo, car c’est lui qui est l’inventeur de ce costume de pélerin. Dans Luigi da Porto. Roméo vient au bal costumé en femme : dans Bandello, il n’est pas question de costume du tout.

ACTE II.

1. Est-ce Abraham Cupidon, ou Adam Cupidon ? Les plus anciennes éditions portent toutes Abraham, et ce fut Steevens qui suggéra le nom d’Adam. Sa correction est probablement juste. Nous avons vu (notes à Beaucoup de bruit pour rien) qu’on disait proverbialement un Adam pour désigner un habile archer, et cela en souvenir de cet Adam Bell qui avec Clym de la Vallée et William Cloudesly soutint si longtemps la lutte des outlaws saxons des comtés du Nord contre les conquérants normands. Cependant il se pourrait bien qu’il y eût ici une allusion à l’antique amour d’Abraham pour sa servante Agar. Abraham Cupidon serait là en ce cas pour désigner l’amour d’un supérieur pour une inférieure. Or ce fut la justement le cas du roi Cophetua qui s’éprit d’une mendiante et l’épousa. Nous avons cité dans nos notes à Peines d’amour perdues la ballade où est racontée cette histoire.

2. On a supposé.assez justement que ces paroles sont une réponse en à parte aux plaisanteries de Mercutio, que Roméo entend au moment où il escalade le mur du jardin.

3. Tassel gentle, gentil tiercelet. Le tiercelet est le mil e de l’autour, et nommé ainsi, dit-on, parce qu’il était un tiers moins gros que la femelle. Il est appelé gentle (gentil dans le sens de noble) parce qu’il était le plus soumis, le moins sauvage,

4. Traduction d’un admirable vers de Lucrèce par cet ignorant prétendu de Shakespeare.

        Omniparens, cadem rerum commune sepulchrum.

« Génitrice universelle, et sépulcre commun des choses. » Si ce n’est pas une traduction, la rencontre est au moins bien bizarre.

5. Tebaldo, en anglais Tybalt, en français Thibaut, est le nom du chat dans le vieux poëme du Renard, si populaire au moyen âge.

6. Nous avons déjà expliqué la plupart de ces expressions dans nos notes à Comme il vous plaira, La passade était un mouvement en avant ou de côté de manière à s’effacer et à pousserenmême temps. Le punto reverso était le mouvement qui portait une botte en faisant incliner l’épée de l’adversaire, ou en glissant sur elle. — Nous avons traduit par gentilhomme de la tout à fait première catégorie ces mots de Mercutio, a gentleman of the very first house, qui signifient littéralement gentilhomme de la tout à fait première maison. Nous supposons que Mercutio veut dire que Tebaldo est de première force aux armes ; mais il se peut qu’il y ait ici une nuance de cette même pensée et que cela veuille dire qu’il est de la plus haute école d’escrime. Au seizième siècle, en effet, les maîtres d’armes qui avaient une importance particulière donnaient à leurs établissements les noms les plus relevés qu’ils pouvaient. L’un d’eux, Rocco, venu d’Italie en Angleterre, trouvant le terme d’école trop mesquin, appela son établissement collège. Il est vrai qu’il lui en avait coûté gros pour établir son université d’escrime qui s’élevait dans Warwick-Lane, mais il paraît qu’il faisait payer ses leçons eu conséquence. Le contemporain qui nous a transmis ces détails nous révèle l’origine de cette expression le boucher des boutons de soie, « Un gentilhomme très-solide de ses poings, nommé Augustin Bagger, se résolut à aller demander raison au signor Rocco, et s’étant rendu à la maison qu’il habitait dans Black friars, il lui parla ainsi : « Signor Rocco, signor Rocco, toi qu’on regarde comme le plus habile « hommédû. monde aux armes, toi qui te fais fort de toucher n’importe « quel Anglais au bouton, toi qui as entrepris de passer les mers pour « apprendre aux vaillants nobles et gentilshommes d’Angleterre à se « battre, lâche compère, sors de ta maison si tu l’oses, je suis venu « pour me battre avec toi. » (Édition STAUNTON.)

7. En français dans l’original. Ce n’est pas d’hier comme on le voit que ce mot mon bon est affecté par les gens du bel air.

8. Cléopâtre était une gypsy. Nous avons dit dans une note d’Antoine et Cléopâtre que les bohémiens se vantent de venir d’Égypte. Cette épithète qui s’accorde parfaitement avec le caractère de Cléopâtre, avons-nous fait remarquer déjà, est d’autant mieux à sa place accolée au nom de cette princesse que Cléopâtre était reine d’Égypte.

9. La chasse de l’oie sauvage consistait à attacher deux chevaux ensemble avec une longe ; celui qui partait le premier obligeait son compagnon à le suivre sur tous les terrains où il lui plaisait de courir, et lorsque l’un des deux avait mis l’autre dans l’impossibilité d’aller plus longtemps, il était réputé vainqueur.

10. Toute cette scène se compose de plaisanteries d’un sens obscur et d’un esprit douteux. Ce sont dans toute la force du terme des calembredaines de jeunes gens. Cela n’a ni queue ni tête, et n’est remarquable que par le ton de vivacité que Shakespeare y a porté afin d’imiter la pétulance de la jeunesse qui s’étourdit de ses paroles.

11. Une voile ! une voile ! Allusion probable au balancement de hanches de la nourrice qui s’avance en se dandinant d’un air majestueux, peut-être aussi à sa toilette, Nos jeunes gens d’aujourd’hui diraient une chaloupe, une chaloupe ! et cette expression d’argot du bal Mabille serait la véritable traduction de l’exclamation de Mercurio. Ces mots d’argot ont donc de lointains ancêtres, et même les plaisants ne font que rabâcher.

12. La nourrice qui se donne des airs de Dame fait porter devant elle son éventail comme c’était la coutume des Dames d’alors qui lorsqu’elles sortaient à pied se faisaient escorter de plusieurs valets, l’un pour porter le manteau, l’autre le capuchon, l’autre l’éventail, etc.

13. Ce couplet grotesque est peut-être le refrain d’une vieille ballade perdue, mais nous inclinerions plutôt à croire que c’est une improvisation facétieuse de Mercutio.

14. Nous avons vu dans le Soir des rois que ce refrain appartient à une vieille ballade dont il n’existe qu’un fragment conservé par Percy. Nous avons donné la traduction de ce fragment dans nos notes du Soir des rois.

15. Le romarin était un emblème de fidélité et une fleur qu’on plaçait dans les couronnes de mariage. Voilà pourquoi la nourrice s’inquiète tant de savoir si Roméo et romarin commencent par la même lettre. C’est une allusion au prochain mariage de Juliette et de Roméo.

16. R is for the dog ; R est pour, le chien. Les anciennes éditions portent R is for the no ; R est pour le non. Tyrwhitt est l’auteur de cette ingénieuse et pénétrante correction. R était appelé anciennement , la lettre du chien, parce qu’on établissait une ressemblance entre le son de cette lettre errre et le grognement du chien, arrre. Ben Jonson, dans sa grammaire anglaise, après avoir donné une explication équivalente à celle-là, cite comme exemple un curieux passage de Perse qui prouve que cette lettre R portait le nom de lettre du chien dès la plus haute antiquité.

        Sonat hic de nare caninâ.
        Litera.... (PERSE, satire I.)

Le commentateur Douce cite d’un autre côté cette explication que donne Érasme de l’expression proverbiale, canina facundia. R, dit Érasme, litera quæ in rixando prima est, canina vocatur.

17. Il est assez difficile de savoir ce que veut dire ici la nourrice, puisque Roméo, ainsi qu’elle vient de le faire remarquer, commence comme romarin par une R. Un commentateur contemporain, homme de beaucoup de talent, M. Gerald Massey, fils d’un pauvre batelier et simple ouvrier élevé par ses propres efforts, a émis à ce sujet une opinion ingénieuse, trop ingénieuse peut-être. Il suppose que ce passage est une allusion au patron bien-aimé de Shakespeare, le comte de Sonthampton, dont le nom de famille, Wriothesley, se prononce comme Riothesley, sans faire sentir le double W, et commence cependant par une autre lettre que R.

ACTE III.

1. Le commentateur de l’édition Peter et Galpin cite au sujet de ce passage ces fort singulières et fort curieuses lignes extraites d’un vieux livre de Sir Thomas Smith : la Société d’Angleterre, 1583. « Et communément chaque année, ou chaque deux années, au commencement de l’été, ou plus tard (car dans la chaude saison le peuple est pour la plus grande partie indiscipliné), même dans les temps calmes de paix le roi avec son conseil choisit, etc., etc. »

2. En Italie les funérailles suivaient immédiatement la mort, et c’est à cette coutume que le pauvre Mercutio fait allusion, lorsqu’il dit qu’où le trouvera le jour suivant sérieux comme un cimetière.

3. Qui combat selon, le livre de l’arithmétique. Allusion à l’habitude qu’ont les maîtres d’escrime de compter les mouvements lorsqu’ils donnent leçon. Une, deux ; une deux ; trois, touché. »

4. Why should you fall in so deep an O ; tel est le texte. Cette lettre O joue décidément un rôle important et multiple dans Shakespeare ; nous l’avons déjà rencontrée trois fois, dans le Songe d’une nuit d’été, Henri V, Antoine et Cléopâtre, pour désigner un objet de forme ronde ; les étoiles, un cirque, le globe de la terre. Ici la nourrice l’emploie pour exprimer une chose toute morale ; l’extrême abattement, l’extrême prostration, l’extrême douleur, tous états d’âme qui s’expriment et se résument en effet par l’exclamation O.

5. Steevens fait su sujet de ce passage l’observation suivante : « Pour comprendre cette allusion, il faut se rappeler que les anciens soldats anglais se servaient de fusils dont les chiens étaient à mèches au lieu de fusils avec des chiens garnis de pierres comme à présent ils étaient donc obligés de porter une mèche allumée à leur ceinture très-près de la bouteille de bois où leur poudre était contenue. » Nous voilà bien loin des modernes engins de destruction, et cette fois nous ne pouvons dire que tout se répète sous le soleil.

6. Encore un exemple de la minutieuse connaissance que possédait Shakespeare des détails qui intéressaient les sujets qu’il traitait. On a remarqué que le rossignol avait l’habitude de chanter plusieurs semaines de suite sur le même arbre, et que dans les régions du sud, le grenadier était un de ses arbres préférés.

7. Comme le crapaud a de très-beaux yeux et un corps hideux, et que l’alouette a un gentil petit corps et de vilains yeux, l’imagination populaire en avait conclu que ces deux animaux avaient dû échanger leurs yeux, puisque les yeux du crapaud conviendraient mieux à l’alouette et ceux de l’alouette au crapaud. Mais la beauté des yeux n’est pas le seul avantage du crapaud, animal trop calomnié et qui a quantité de choses charmantes et plusieurs choses nobles, par exemple une mélancolie tranquille que Spinoza aurait pu admirer, carie crapaud est de tons les êtres de la création celui qui semble le plus fortement exprimer ce sentiment spinosiste par excellence, la résignation aux lois fatales de ? choses. Le crapaud possède aussi une voix douce comme le son des flûtes. Avez-vous jamais remarqué dans le concert que chante la campagne aux heures où tombe le soir, une voix qui domine toutes les autres, une note d’une mélodie pure comme le cristal, résonnante comme l’argent, mélancolique comme le regret, allant droit à l’âme et qui semble le cri musical d’un amour sans espoir ? Eh bien, cette note est celle du crapaud dont le chant a précisément une ressemblance avec celui de l’alouette. Tous deux en effet sont purs, suaves, argentins, et un peu monotones. L’alouette et le crapaud ne disent jamais que la même note, et c’est peut-être cette ressemblance entre leurs chants qui aura conduit l’imagination populaire à conclure qu’il devait y avoir entre eux un commerce assez intime pour qu’ils eussent eu la fantaisie d’échanger leurs yeux.

8. Hunt’s up, dit le texte, réveil de chasse. Autrefois tous les chants qu’on pourrait appeler des réveille-matin, même les chants d’amour, étaient appelés en Angleterre hunt’s up, réveils de chassé, parce que, ceux-ci étaient naturellement les plus nombreux. Voici un de ces hunt’s up que possède en manuscrit M. Collier ; il combine comme on va le voir les caractères d’un chant d’amour et d’un réveil de chasse.

     LE NOUVEAU RÉVEILLE-MATIN.

  La chasse est debout, la chasse est debout,
  Réveille-toi, ma dame franche,
  Le soleil s’est levé, il est sorti de sa prison,
  Par-dessous la mer miroitante.

  La chasse est debout, la chasse est debout,
  Réveille-toi, ma dame brillante,
  L’alouette du matin est eu haut dans l’air,
  Pour épier la venue de la lumière du jour.

  La chasse est debout, la chasse est debout,
  Réveille-toi, ma belle dame,
  Les vaches et les moutons qui tout à l’heure dormaient,
  Broutent dans l’air du matin.

  La chasse est debout, la chasse est debout,
  Réveille-toi, ma dame si gaie,
  Les étoiles se sont enfuies à leur lit de l’océan,
  Et il est maintenant grand jour.

  La chasse est debout, la chasse est debout,
  Réveille-toi, ma dame éblouissante,
  Les collines se dressent éveillées, et les bois tout autour
  Sont vêtus d’habits d’un vert charmant,

  La chasse est debout, la chasse est debout,
  Réveille-toi. ma dame chérie,
  Un matin au printemps est la plus douce chose,
  Qui vienne dans toute l’année.

  La chasse est debout, la chasse est debout,
  Réveille-toi, ma douce dame,
  Je vais au bosquet, à cette heure aimée,
  Pour y rencontrer ma sincère bonne amie.

              (Extrait de l’édition STAUNTON.)

9. Il y a ici une nuance de pensée tout à fait intraduisible. Juliette exprime ses véritables sentiments en les dissimulant sous les sentiments d’une haine feinte. Le mot dead, mort, est disposé de manière à présenter ce double sens.


     Indeed, I never sïiall be satisfed,
     With Romeo, till I behold him, — dead —
     Is my poor heart so for a kinsman vexed.

« En vérité, je ne serai jamais satisfaite avec Roméo, que lorsque je l’aurai vu — mort — est mon pauvre cœur tant il est affligé pour la mort d’un parent. » Madonna Capulet comprend que Juliette ne sera satisfaite que lorsqu’elle aura vu Roméo mort ; mais Juliette a eu soin d’arranger sa phrase de manière à se dire à elle-même que c’est son cœur qui est mort tant il est affligé.

10. Chop logic, dit le texte. Une note de Steevens nous donne l’explication de cette vieille expression par le moyen d’un court extrait d’un vieux livre populaire intitulé les XXIV ordres des coquins, « Chop logic est le domestique qui lorsque son maître lui fait reproche, lui répond vingt mots pour un seul. »

11. Tallow face. Comme cette injure du père Capulet fait bien dresser devant les yeux de l’imagination la figure de Juliette ; une grande demoiselle italienne, avec un teint jaunâtre et bistré, une chevelure brune, et de grands yeux sérieux, passionnés et ardents.

12. Mammet, dit le texte. Ce mot que nous traduisons par poupée et qui signifie en effet poupée a une origine des plus étranges. Ce n’est

  1. Peut-être y a-t-il ici une erreur d’impression. Up, dit le valet, en haut, et Roméo, semble entendre sup, souper.
  2. Il y a ici un jeu de mots presque intraduisible qui porte sur le mot lie qui signifie à la fois mentir et se coucher. Roméo entend le mot dans le dernier sens
  3. Le centre de son corps, c’est-à-dire son cœur, qui s’est séparé de lui pour rester dans les lieux qu’habite Juliette.
  4. Hood my unmanned blood bating in my cheeks, mot à mot, encapuchonne mon sang sauvage (non apprivoisé), qui se débat dans mes joués. Juliette emprunte ici ses expressions au vocabulaire de la fauconnerie. Lorsqu’on voulait apprivoiser, humaniser un faucon, on l’enveloppait d’un chaperon dans lequel on le laissait se débattre jusqu’à ce qu’il fût rendu.
  5. Juliette joue sur la syllabe I, je, moi, qui était l’ancienne orthographe du mot ay, oui.
  6. Le jeu de mots dans le texte porte sur le mot fly, qui signifie à la fois mouche et s’enfuir