Romans et Contes de Théophile Gautier/Jettatura/11

La bibliothèque libre.
Jettatura
Romans et ContesA. Lemerre (p. 252-263).


XI


Le lendemain de cette scène, Alicia, dont la nuit n’avait pas été bonne, effleura à peine des lèvres le breuvage que lui offrait Vicè tous les matins, et le reposa languissamment sur le guéridon près de son lit. Elle n’éprouvait précisément aucune douleur, mais elle se sentait brisée ; c’était plutôt une difficulté de vivre qu’une maladie, et elle eût été embarrassée d’en accuser les symptômes à un médecin. Elle demanda un miroir à Vicè, car une jeune fille s’inquiète plutôt de l’altération que la souffrance peut apporter à sa beauté que de la souffrance elle-même. Elle était d’une blancheur extrême ; seulement deux petites taches semblables à deux feuilles de rose du Bengale tombées sur une coupe de lait nageaient sur sa pâleur. Ses yeux brillaient d’un éclat insolite, allumés par les dernières flammes de la fièvre ; mais le cerise de ses lèvres était beaucoup moins vif, et pour y faire revenir la couleur, elle les mordit de ses petites dents de nacre.

Elle se leva, s’enveloppa d’une robe de chambre en cachemire blanc, tourna une écharpe de gaze autour de sa tête, — car, malgré la chaleur qui faisait crier les cigales, elle était encore un peu frileuse, — et se rendit sur la terrasse à l’heure accoutumée, pour ne pas éveiller la sollicitude toujours aux aguets du commodore. Elle toucha du bout de ses lèvres au déjeuner, bien qu’elle n’eût pas faim, mais le moindre indice de malaise n’eût pas manqué d’être attribué à l’influence de Paul par sir Joshua Ward, et c’est ce qu’Alicia voulait éviter avant toute chose.

Puis, sous prétexte que l’éclatante lumière du jour la fatiguait, elle se retira dans sa chambre, non sans avoir réitéré plusieurs fois au commodore, soupçonneux en pareille matière, l’assurance qu’elle se portait à ravir.

« À ravir… J’en doute, se dit le commodore à lui-même lorsque sa nièce s’en fut allée. — Elle avait des tons nacrés près de l’œil, de petites couleurs vives au haut des joues, — juste comme sa pauvre mère, qui, elle aussi, prétendait ne s’être jamais mieux portée. — Que faire ? Lui ôter Paul, ce serait la tuer d’une autre manière ; laissons agir la nature. Alicia est si jeune ! Oui, mais c’est aux plus jeunes et aux plus belles que la vieille Mob en veut ; elle est jalouse comme une femme. Si je faisais venir un docteur ? mais que peut la médecine sur un ange ? Pourtant tous les symptômes fâcheux avaient disparu… Ah ! si c’était toi, damné Paul, dont le souffle fît pencher cette fleur divine, je t’étranglerais de mes propres mains. Nancy ne subissait le regard d’aucun jettatore, et elle est morte. — Si Alicia mourait ! Non, cela n’est pas possible. Je n’ai rien fait à Dieu pour qu’il me réserve cette affreuse douleur. Quand cela arrivera, il y aura longtemps que je dormirai sous ma pierre avec le Sacred to the memory of sir Joshua Ward, à l’ombre de mon clocher natal. C’est elle qui viendra pleurer et prier sur la pierre grise pour le vieux commodore… Je ne sais ce que j’ai, mais je suis mélancolique et funèbre en diable ce matin ! »

Pour dissiper ces idées noires, le commodore ajouta un peu de rhum de la Jamaïque au thé refroidi dans sa tasse, et se fit apporter son hooka, distraction innocente qu’il ne se permettait qu’en l’absence d’Alicia, dont la délicatesse eût pu être offusquée même par cette fumée légère mêlée de parfums.

Il avait déjà fait bouillonner l’eau aromatisée du récipient et chassé devant lui quelques nuages bleuâtres, lorsque Vicè parut annonçant le comte Altavilla.

« Sir Joshua, dit le comte après les premières civilités, avez-vous réfléchi à la demande que je vous ai faite l’autre jour ?

— J’y ai réfléchi, reprit le commodore ; mais, vous le savez, M. Paul d’Aspremont a ma parole.

— Sans doute ; pourtant il y a des cas où une parole se retire ; par exemple, lorsque l’homme à qui on l’a donnée, pour une raison ou pour une autre, n’est pas tel qu’on le croyait d’abord.

— Comte, parlez plus clairement.

— Il me répugne de charger un rival ; mais, d’après la conversation que nous avons eue ensemble, vous devez me comprendre. Si vous rejetiez M. Paul d’Aspremont, m’accepteriez-vous pour gendre ?

— Moi, certainement ; mais il n’est pas aussi sûr que miss Ward s’arrangeât de cette substitution. — Elle est entêtée de ce Paul, et c’est un peu ma faute, car moi-même je favorisais ce garçon avant toutes ces sottes histoires. — Pardon, comte, de l’épithète, mais j’ai vraiment la cervelle à l’envers.

— Voulez-vous que votre nièce meure ? dit Altavilla d’un ton ému et grave.

— Tête et sang ! ma nièce mourir ! » s’écria le commodore en bondissant de son fauteuil et en rejetant le tuyau de maroquin de son hooka.

Quand on attaquait cette corde chez sir Joshua Ward, elle vibrait toujours.

« Ma nièce est-elle donc dangereusement malade ?

— Ne vous alarmez pas si vite, milord ; miss Alicia peut vivre, et même très longtemps.

— À la bonne heure ! vous m’aviez bouleversé.

— Mais à une condition, continua le comte Altavilla : c’est qu’elle ne voie plus M. Paul d’Aspremont.

— Ah ! voilà la jettature qui revient sur l’eau ! Par malheur, miss Ward n’y croit pas.

— Écoutez-moi, dit posément le comte Altavilla. — Lorsque j’ai rencontré pour la première fois miss Alicia au bal chez le prince de Syracuse et que j’ai conçu pour elle une passion aussi respectueuse qu’ardente, c’est de la santé étincelante, de la joie d’existence, de la fleur de vie qui éclataient dans toute sa personne que je fus d’abord frappé. Sa beauté en devenait lumineuse et nageait comme dans une atmosphère de bien-être. — Cette phosphorescence la faisait briller comme une étoile ; elle éteignait Anglaises, Russes, Italiennes, et je ne vis plus qu’elle. — À la distinction britannique elle joignait la grâce pure et forte des anciennes déesses ; excusez cette mythologie chez le descendant d’une colonie grecque.

— C’est vrai qu’elle était superbe ! Miss Edwina O’Herty, lady Eleonor Lilly, mistress Jane Strangford, la princesse Véra Fédorowna Bariatinski faillirent en avoir la jaunisse de dépit, dit le commodore enchanté.

— Et maintenant ne remarquez-vous pas que sa beauté a pris quelque chose de languissant, que ses traits s’atténuent en délicatesses morbides, que les veines de ses mains se dessinent plus bleues qu’il ne faudrait, que sa voix a des sons d’harmonica d’une vibration inquiétante et d’un charme douloureux ? L’élément terrestre s’efface et laisse dominer l’élément angélique. Miss Alicia devient d’une perfection éthérée que, dussiez-vous me trouver matériel, je n’aime pas voir aux filles de ce globe. »

Ce que disait le comte répondait si bien aux préoccupations secrètes de sir Joshua Ward qu’il resta quelques minutes silencieux et comme perdu dans une rêverie profonde.

« Tout cela est vrai ; bien que parfois je cherche à me faire illusion, je ne puis en disconvenir.

— Je n’ai pas fini, dit le comte ; la santé de miss Alicia avant l’arrivée de M. d’Aspremont en Angleterre avait-elle fait naître des inquiétudes ?

— Jamais : c’était la plus fraîche et la plus rieuse enfant des trois royaumes.

— La présence de M. d’Aspremont coïncide, comme vous le voyez, avec les périodes maladives qui altèrent la précieuse santé de miss Ward. Je ne vous demande pas, à vous, homme du Nord, d’ajouter une foi implicite à une croyance, à un préjugé, à une superstition, si vous voulez, de nos contrées méridionales, mais convenez cependant que ces faits sont étranges et méritent toute votre attention…

— Alicia ne peut-elle être malade… naturellement ? dit le commodore, ébranlé par les raisonnements captieux d’Altavilla, mais que retenait une sorte de honte anglaise d’adopter la croyance populaire napolitaine.

— Miss Ward n’est pas malade ; elle subit une sorte d’empoisonnement par le regard, et si M. d’Aspremont n’est pas jettatore, au moins il est funeste.

— Qu’y puis-je faire ? elle aime Paul, se rit de la jettature et prétend qu’on ne peut donner une pareille raison à un homme d’honneur pour le refuser.

— Je n’ai pas le droit de m’occuper de votre nièce : je ne suis ni son frère, ni son parent, ni son fiancé ; mais si j’obtenais votre aveu, peut-être tenterais-je un effort pour l’arracher à cette influence fatale. Oh ! ne craignez rien ; je ne commettrai pas d’extravagance ; — quoique jeune, je sais qu’il ne faut pas faire de bruit autour de la réputation d’une jeune fille ; — seulement permettez-moi de me taire sur mon plan. Ayez assez de confiance en ma loyauté pour croire qu’il ne renferme rien que l’honneur le plus délicat ne puisse avouer.

— Vous aimez donc bien ma nièce ? dit le commodore.

— Oui, puisque je l’aime sans espoir ; mais m’accorderez-vous la licence d’agir ?

— Vous êtes un terrible homme, comte Altavilla ; eh bien ! tâchez de sauver Alicia à votre manière, je ne le trouverai pas mauvais, et même je le trouverai fort bon. »

Le comte se leva, salua, regagna sa voiture et dit au cocher de le conduire à l’hôtel de Rome.

Paul, les coudes sur la table, la tête dans ses mains, était plongé dans les plus douloureuses réflexions ; il avait vu les deux ou trois gouttelettes rouges sur le mouchoir d’Alicia, et, toujours infatué de son idée fixe, il se reprochait son amour meurtrier ; il se blâmait d’accepter le dévouement de cette belle jeune fille décidée à mourir pour lui, et se demandait par quel sacrifice surhumain il pourrait payer cette sublime abnégation.

Paddy, le jockey-gnome, interrompit cette méditation en apportant la carte du comte Altavilla.

« Le comte Altavilla ! que peut-il me vouloir ? fit Paul excessivement surpris. Faites-le entrer. »

Lorsque le Napolitain parut sur le seuil de la porte, M. d’Aspremont avait déjà posé sur son étonnement ce masque d’indifférence glaciale qui sert aux gens du monde à cacher leurs impressions.

Avec une politesse froide il désigna un fauteuil au comte, s’assit lui-même, et attendit en silence, les yeux fixés sur le visiteur.

« Monsieur, commença le comte en jouant avec les breloques de sa montre, ce que j’ai à vous dire est si étrange, si déplacé, si inconvenant, que vous auriez le droit de me jeter par la fenêtre. — Épargnez-moi cette brutalité, car je suis prêt à vous rendre raison en galant homme.

— J’écoute, monsieur, sauf à profiter plus tard de l’offre que vous me faites, si vos discours ne me conviennent pas, répondit Paul, sans qu’un muscle de sa figure bougeât.

— Vous êtes jettatore ! »

À ces mots, une pâleur verte envahit subitement la face de M. d’Aspremont, une auréole rouge cercla ses yeux ; ses sourcils se rapprochèrent, la ride de son front se creusa, et de ses prunelles jaillirent comme des lueurs sulfureuses ; il se souleva à demi, déchirant de ses mains crispées les bras d’acajou du fauteuil. Ce fut si terrible qu’Altavilla, tout brave qu’il était, saisit une des petites branches de corail bifurquées suspendues à la chaîne de sa montre, et en dirigea instinctivement les pointes vers son interlocuteur.

Par un effort suprême de volonté, M. d’Aspremont se rassit et dit : « Vous aviez raison, monsieur ; telle est, en effet, la récompense que mériterait une pareille insulte ; mais j’aurai la patience d’attendre une autre réparation.

— Croyez, continua le comte, que je n’ai pas fait à un gentleman cet affront, qui ne peut se laver qu’avec du sang, sans les plus graves motifs. J’aime miss Alicia Ward.

— Que m’importe ?

— Cela vous importe, en effet, fort peu, car vous êtes aimé ; mais moi, don Felipe Altavilla, je vous défends de voir miss Alicia Ward.

— Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous.

— Je le sais, répondit le comte napolitain ; aussi je n’espère pas que vous m’obéissiez.

— Alors quel est le motif qui vous fait agir ? dit Paul.

— J’ai la conviction que le fascino dont malheureusement vous êtes doué influe d’une manière fatale sur miss Alicia Ward. C’est là une idée absurde, un préjugé digne du moyen âge, qui doit vous paraître profondément ridicule ; je ne discuterai pas là-dessus avec vous. Vos yeux se portent vers miss Ward et lui lancent malgré vous ce regard funeste qui la fera mourir. Je n’ai aucun autre moyen d’empêcher ce triste résultat que de vous chercher une querelle d’Allemand. Au seizième siècle, je vous aurais fait tuer par quelqu’un de mes paysans de la montagne ; mais aujourd’hui ces mœurs ne sont plus de mise. J’ai bien pensé à vous prier de retourner en France ; c’était trop naïf : vous auriez ri de ce rival qui vous eût dit de vous en aller et de le laisser seul auprès de votre fiancée sous prétexte de jettature. »

Pendant que le comte Altavilla parlait, Paul d’Aspremont se sentait pénétré d’une secrète horreur ; il était donc, lui chrétien, en proie aux puissances de l’enfer, et le mauvais ange regardait par ses prunelles ! il semait les catastrophes, son amour donnait la mort ! Un instant sa raison tourbillonna dans son cerveau, et la folie battit de ses ailes les parois intérieures de son crâne.

« Comte, sur l’honneur, pensez-vous ce que vous dites ? s’écria d’Aspremont après quelques minutes d’une rêverie que le Napolitain respecta.

— Sur l’honneur, je le pense.

— Oh ! alors ce serait donc vrai ! dit Paul à demi-voix : je suis donc un assassin, un démon, un vampire ! je tue cet être céleste, je désespère ce vieillard ! » Et il fut sur le point de promettre au comte de ne pas revoir Alicia ; mais le respect humain et la jalousie qui s’éveillaient dans son cœur retinrent ses paroles sur ses lèvres.

« Comte, je ne vous cache point que je vais de ce pas chez miss Ward.

— Je ne vous prendrai pas au collet pour vous en empêcher ; vous m’avez tout à l’heure épargné les voies de fait, j’en suis reconnaissant ; mais je serai charmé de vous voir demain, à six heures, dans les ruines de Pompeï, à la salle des thermes, par exemple ; on y est fort bien. Quelle arme préférez-vous ? Vous êtes l’offensé : épée, sabre ou pistolet ?

— Nous nous battrons au couteau et les yeux bandés, séparés par un mouchoir dont nous tiendrons chacun un bout. Il faut égaliser les chances : je suis jettatore ; je n’aurais qu’à vous tuer en vous regardant, monsieur le comte ! »

Paul d’Aspremont partit d’un éclat de rire strident, poussa une porte et disparut.