Romans et Contes de Théophile Gautier/Jettatura/12

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Jettatura
Romans et ContesA. Lemerre (p. 263-270).


XII


Alicia s’était établie dans une salle basse de la maison, dont les murs étaient ornés de ces paysages à fresques qui, en Italie, remplacent les papiers. Des nattes de paille de Manille couvraient le plancher. Une table sur laquelle était jeté un bout de tapis turc et que jonchaient les poésies de Coleridge, de Shelley, de Tennyson et de Longfellow, un miroir à cadre antique et quelques chaises de canne composaient tout l’ameublement ; des stores de jonc de la Chine historiés de pagodes, de rochers, de saules, de grues et de dragons, ajustés aux ouvertures et relevés à demi, tamisaient une lumière douce ; une branche d’oranger, toute chargée de fleurs que les fruits, en se nouant, faisaient tomber, pénétrait familièrement dans la chambre et s’étendait comme une guirlande au-dessus de la tête d’Alicia, en secouant sur elle sa neige parfumée.

La jeune fille, toujours un peu souffrante, était couchée sur un étroit canapé près de la fenêtre ; deux ou trois coussins du Maroc la soulevaient à demi ; la couverture vénitienne enveloppait chastement ses pieds ; arrangée ainsi, elle pouvait recevoir Paul sans enfreindre les lois de la pudeur anglaise.

Le livre commencé avait glissé à terre de la main distraite d’Alicia ; ses prunelles nageaient vaguement sous leurs longs cils et semblaient regarder au-delà du monde ; elle éprouvait cette lassitude presque voluptueuse qui suit les accès de fièvre, et toute son occupation était de mâcher les fleurs de l’oranger qu’elle ramassait sur sa couverture et dont le parfum amer lui plaisait. N’y a-t-il pas une Vénus mâchant des roses, du Schiavone ? Quel gracieux pendant un artiste moderne eût pu faire au tableau du vieux Vénitien en représentant Alicia mordillant des fleurs d’oranger !

Elle pensait à M. d’Aspremont et se demandait si vraiment elle vivrait assez pour être sa femme ; non qu’elle ajoutât foi à l’influence de la jettature, mais elle se sentait envahie malgré elle de pressentiments funèbres : la nuit même, elle avait fait un rêve dont l’impression ne s’était pas dissipée au réveil.

Dans son rêve, elle était couchée, mais éveillée, et dirigeait ses yeux vers la porte de sa chambre, pressentant que quelqu’un allait apparaître. — Après deux ou trois minutes d’attente anxieuse, elle avait vu se dessiner sur le fond sombre qu’encadrait le chambranle de la porte une forme svelte et blanche, qui, d’abord transparente et laissant, comme un léger brouillard, apercevoir les objets à travers elle, avait pris plus de consistance en avançant vers le lit.

L’ombre était vêtue d’une robe de mousseline dont les plis traînaient à terre ; de longues spirales de cheveux noirs, à moitié détordues, pleuraient le long de son visage pâle, marqué de deux petites taches roses aux pommettes ; la chair du col et de la poitrine était si blanche qu’elle se confondait avec la robe, et qu’on n’eût pu dire où finissait la peau et où commençait l’étoffe ; un imperceptible jaseron de Venise cerclait le col mince d’une étroite ligne d’or ; la main fluette et veinée de bleu tenait une fleur — une rose-thé — dont les pétales se détachaient et tombaient à terre comme des larmes.

Alicia ne connaissait pas sa mère, morte un an après lui avoir donné le jour ; mais bien souvent elle s’était tenue en contemplation devant une miniature dont les couleurs presque évanouies, montrant le ton jaune d’ivoire, et pâles comme le souvenir des morts, faisaient songer au portrait d’une ombre plutôt qu’à celui d’une vivante, et elle comprit que cette femme qui entrait ainsi dans la chambre était Nancy Ward, — sa mère. — La robe blanche, le jaseron, la fleur à la main, les cheveux noirs, les joues marbrées de rose, rien n’y manquait, — c’est bien la miniature agrandie, développée, se mouvant avec toute la réalité du rêve.

Une tendresse mêlée de terreur faisait palpiter le sein d’Alicia. Elle voulait tendre ses bras à l’ombre, mais ses bras, lourds comme du marbre, ne pouvaient se détacher de la couche sur laquelle ils reposaient. Elle essayait de parler, mais sa langue ne bégayait que des syllabes confuses.

Nancy, après avoir posé la rose-thé sur le guéridon, s’agenouilla près du lit et mit sa tête contre la poitrine d’Alicia, écoutant le souffle des poumons, comptant les battements du cœur ; la joue froide de l’ombre causait à la jeune fille, épouvantée de cette auscultation silencieuse, la sensation d’un morceau de glace.

L’apparition se releva, jeta un regard douloureux sur la jeune fille, et, comptant les feuilles de la rose dont quelques pétales encore s’étaient séparés, elle dit : « Il n’y en a plus qu’une. »

Puis le sommeil avait interposé sa gaze noire entre l’ombre et la dormeuse, et tout s’était confondu dans la nuit.

L’âme de sa mère venait-elle l’avertir et la chercher ? Que signifiait cette phrase mystérieuse tombée de la bouche de l’ombre : — « Il n’y en a plus qu’une ? » Cette pâle rose effeuillée était-elle le symbole de sa vie ? Ce rêve étrange avec ses terreurs gracieuses et son charme effrayant, ce spectre charmant drapé de mousseline et comptant des pétales de fleurs préoccupaient l’imagination de la jeune fille, un nuage de mélancolie flottait sur son beau front, et d’indéfinissables pressentiments l’effleuraient de leurs ailes noires.

Cette branche d’oranger qui secouait sur elle ses fleurs n’avait-elle pas aussi un sens funèbre ? les petites étoiles virginales ne devaient donc pas s’épanouir sous son voile de mariée ? Attristée et pensive, Alicia retira de ses lèvres la fleur qu’elle mordait ; la fleur était jaune et flétrie déjà…

L’heure de la visite de M. d’Aspremont approchait. Miss Ward fit un effort sur elle-même, rasséréna son visage, tourna du doigt les boucles de ses cheveux, rajusta les plis froissés de son écharpe de gaze, et reprit en main son livre pour se donner une contenance.

Paul entra, et miss Ward le reçut d’un air enjoué, ne voulant pas qu’il s’alarmât de la trouver couchée, car il n’eût pas manqué de se croire la cause de sa maladie. La scène qu’il venait d’avoir avec le comte Altavilla donnait à Paul une physionomie irritée et farouche qui fit faire à Vicè le signe conjurateur, mais le sourire affectueux d’Alicia eut bientôt dissipé le nuage.

« Vous n’êtes pas malade sérieusement, je l’espère, dit-il à miss Ward en s’asseyant près d’elle.

— Oh ! ce n’est rien, un peu de fatigue seulement : il a fait siroco hier, et ce vent d’Afrique m’accable : mais vous verrez comme je me porterai bien dans notre cottage du Lincolnshire ! Maintenant que je suis forte, nous ramerons chacun notre tour sur l’étang ! »

En disant ces mots, elle ne put comprimer tout à fait une petite toux convulsive.

M. d’Aspremont pâlit et détourna les yeux.

Le silence régna quelques minutes dans la chambre.

« Paul, je ne vous ai jamais rien donné, reprit Alicia en ôtant de son doigt déjà maigri une bague d’or toute simple ; prenez cet anneau, et portez-le en souvenir de moi ; vous pourrez peut-être le mettre, car vous avez une main de femme ; — adieu ! je me sens lasse et je voudrais essayer de dormir ; venez me voir demain. »

Paul se retira navré ; les efforts d’Alicia pour cacher sa souffrance avaient été inutiles ; il aimait éperdument miss Ward, et il la tuait ! cette bague qu’elle venait de lui donner, n’était-ce pas un anneau de fiançailles pour l’autre vie ?

Il errait sur le rivage à demi fou, rêvant de fuir, de s’aller jeter dans un couvent de trappistes et d’y attendre la mort assis sur son cercueil, sans jamais relever le capuchon de son froc. Il se trouvait ingrat et lâche de ne pas sacrifier son amour et d’abuser ainsi de l’héroïsme d’Alicia : car elle n’ignorait rien, elle savait qu’il n’était qu’un jettatore, comme l’affirmait le comte Altavilla, et, prise d’une angélique pitié, elle ne le repoussait pas !

« Oui, se disait-il, ce Napolitain, ce beau comte qu’elle dédaigne, est véritablement amoureux. Sa passion fait honte à la mienne : pour sauver Alicia, il n’a pas craint de m’attaquer, de me provoquer, moi, un jettatore, c’est-à-dire, dans ses idées, un être aussi redoutable qu’un démon. Tout en me parlant, il jouait avec ses amulettes, et le regard de ce duelliste célèbre qui a couché trois hommes sur le carreau, se baissait devant le mien ! »

Rentré à l’hôtel de Rome, Paul écrivit quelques lettres, fit un testament par lequel il laissait à miss Alicia Ward tout ce qu’il possédait, sauf un legs pour Paddy, et prit les dispositions indispensables à un galant homme qui doit avoir un duel à mort le lendemain.

Il ouvrit les boîtes de palissandre où ses armes étaient renfermées dans les compartiments garnis de serge verte, remua épées, pistolets, couteaux de chasse, et trouva enfin deux stylets corses parfaitement pareils qu’il avait achetés pour en faire don à des amis.

C’étaient deux lames de pur acier, épaisses près du manche, tranchantes des deux côtés vers la pointe, damasquinées, curieusement terribles et montées avec soin. Paul choisit aussi trois foulards et fit du tout un paquet.

Puis il prévint Scazziga de se tenir prêt de grand matin pour une excursion dans la campagne.

« Oh ! dit-il, en se jetant tout habillé sur son lit, Dieu fasse que ce combat me soit fatal ! Si j’avais le bonheur d’être tué, — Alicia vivrait ! »