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Rome (Zola)/Chapitre I

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Charpentier et Fasquelle (p. 1-41).


ROME



I


Pendant la nuit, le train avait eu de grands retards, entre Pise et Civita-Vecchia, et il allait être neuf heures du matin, lorsque l’abbé Pierre Froment, après un dur voyage de vingt-cinq heures, débarqua enfin à Rome. Il n’avait emporté qu’une valise, il sauta vivement du wagon, au milieu de la bousculade de l’arrivée, écartant les porteurs qui s’empressaient, se chargeant lui-même de son léger bagage, dans la hâte qu’il éprouvait d’être arrivé, de se sentir seul et de voir. Et, tout de suite, devant la gare, sur la place des Cinq-Cents, étant monté dans une des petites voitures découvertes, rangées le long du trottoir, il posa la valise près de lui, après avoir donné l’adresse au cocher :

— Via Giulia, palazzo Boccanera.

C’était un lundi, le 3 septembre, par une matinée de ciel clair, d’une douceur, d’une légèreté délicieuses. Le cocher, un petit homme rond, aux yeux brillants, aux dents blanches, avait eu un sourire en reconnaissant un prêtre français, à l’accent. Il fouetta son maigre cheval, la voiture partit avec la vive allure de ces fiacres romains, si propres, si gais. Mais, presque aussitôt, après avoir longé les verdures du petit square, arrivé sur la place des Thermes, il se retourna, souriant toujours, désignant de son fouet des ruines.

— Les Thermes de Dioclétien, dit-il en un mauvais français de cocher obligeant, désireux de plaire aux étrangers, pour s’assurer leur clientèle.

Des hauteurs du Viminal, où se trouve la Gare, la voiture descendit au grand trot la pente raide de la rue Nationale. Et, dès lors, il ne cessa plus, il tourna la tête à chaque monument, le montra du même geste. Dans ce bout de large voie, il n’y avait que des bâtisses neuves. Sur la droite, plus loin, montaient des massifs de verdure, en haut desquels s’allongeait un interminable bâtiment jaune et nu, couvent ou caserne.

— Le Quirinal, le palais du roi, dit le cocher.

Pierre, depuis une semaine que son voyage était décidé, passait les jours à étudier la topographie de Rome sur des plans et dans des livres. Aussi aurait-il pu se diriger, sans avoir à demander son chemin, et les explications le trouvaient prévenu. Ce qui le déroutait pourtant, c’étaient ces pentes soudaines, ces continuelles collines qui étagent en terrasses certains quartiers. Mais la voix du cocher se haussa, bien qu’un peu ironique, et le mouvement de son fouet se fit plus ample, lorsque, sur la gauche, il nomma une immense construction, fraîche et crayeuse encore, tout un pâté gigantesque de pierres, surchargé de sculptures, de frontons et de statues.

— La Banque Nationale.

Plus bas, comme la voiture tournait sur une place triangulaire, Pierre, qui levait les yeux, fut ravi en apercevant, très haut, supporté par un grand mur lisse, un jardin suspendu, d’où se dressait, dans le ciel limpide, l’élégant et vigoureux profil d’un pin parasol centenaire. Il sentit toute la fierté et toute la grâce de Rome.

— La villa Aldobrandini.

Puis, ce fut, plus bas encore, une vision rapide qui acheva de le passionner. La rue faisait de nouveau un coude brusque, lorsque, dans l’angle, une trouée de lumière se produisit. C’était, en contre-bas, une place blanche, comme un puits de soleil, empli d’une aveuglante poussière d’or ; et, dans cette gloire matinale, s’érigeait une colonne de marbre géante, toute dorée du côté où l’astre la baignait à son lever, depuis des siècles. Il fut surpris, quand le cocher la lui nomma, car il ne se l’était pas imaginée ainsi, dans ce trou d’éblouissement, au milieu des ombres voisines.

— La colonne Trajane.

Au bas de la pente, la rue Nationale tournait une dernière fois. Et ce furent encore des noms jetés, au trot vif du cheval : le palais Colonna, dont le jardin est bordé de maigres cyprès ; le palais Torlonia, à demi éventré pour les embellissements nouveaux, le palais de Venise, nu et redoutable, avec ses murs crénelés, sa sévérité tragique de forteresse du moyen âge, oubliée là dans la vie bourgeoise d’aujourd’hui. La surprise de Pierre augmentait, devant l’aspect inattendu des choses. Mais le coup fut rude surtout, lorsque le cocher, de son fouet, lui indiqua triomphalement le Corso, une longue rue étroite, à peine aussi large que notre rue Saint-Honoré, blanche de soleil à gauche, noire d’ombre à droite, et au bout de laquelle la lointaine place du Peuple faisait comme une étoile de lumière : était-ce donc là le cœur de la ville, la promenade célébrée, la voie vivante où affluait tout le sang de Rome ?

Déjà la voiture s’engageait dans le cours Victor-Emmanuel, qui continue la rue Nationale, les deux trouées dont on a coupé l’ancienne cité de part en part, de la Gare au pont Saint-Ange. À gauche, l’abside ronde du Gesù était toute blonde de gaieté matinale. Puis, entre l’église et le lourd palais Altieri, qu’on n’avait point osé jeter bas, la rue s’étranglait, on entrait dans une ombre humide, glaciale. Et, au-delà, devant la façade du Gesù, sur la place, le soleil recommençait, éclatant, déroulant ses nappes dorées ; tandis qu’au loin, au fond de la rue d’Aracœli, noyée d’ombre également, des palmiers ensoleillés apparaissaient.

— Le Capitole, là-bas, dit le cocher.

Le prêtre se pencha vivement. Mais il ne vit que la tache verte, au bout du ténébreux couloir. Il était pénétré comme d’un frisson par ces alternatives soudaines de chaude lumière et d’ombre froide. Devant le palais de Venise, devant le Gesù, il lui avait semblé que toute la nuit des jours anciens lui glaçait les épaules ; puis, c’était, à chaque place, à chaque élargissement des voies nouvelles, une rentrée dans la lumière, dans la douceur gaie et tiède de la vie. Les coups de soleil jaune tombaient des toitures, découpaient nettement les ombres violâtres. Entre les façades, on apercevait des bandes de ciel très bleu et très doux. Et il trouvait à l’air qu’il respirait un goût spécial, encore indéterminé, un goût de fruit qui augmentait en lui la fièvre de l’arrivée.

Malgré son irrégularité, c’est une fort belle voie moderne que le cours Victor-Emmanuel ; et Pierre pouvait se croire dans une grande ville quelconque, aux vastes bâtisses de rapport. Mais, quand il passa devant la Chancellerie, le chef-d’œuvre de Bramante, le monument type de la Renaissance romaine, son étonnement revint, son esprit retourna aux palais qu’il venait déjà d’entrevoir à cette architecture nue, colossale et lourde, ces immenses cubes de pierre, pareils à des hôpitaux ou à des prisons. Jamais il ne se serait imaginé ainsi les fameux palais romains, sans grâce ni fantaisie, sans magnificence extérieure. C’était évidemment fort beau, il finirait par comprendre, mais il devrait y réfléchir.

Brusquement, la voiture quitta le populeux cours Victor-Emmanuel, pénétra dans des ruelles tortueuses, où elle avait peine à passer. Le calme s’était fait, le désert, la vieille ville endormie et glaciale, au sortir du clair soleil et des foules de la ville nouvelle. Il se rappela les plans consultés, il se dit qu’il approchait de la via Giulia ; et sa curiosité qui avait grandi, s’accrut alors jusqu’à le faire souffrir, désespéré de ne pas en voir, de ne pas en savoir tout de suite davantage. Dans l’état de fièvre où il était depuis son départ, les étonnements qu’il éprouvait à ne pas trouver les choses telles qu’il les avait attendues, les chocs que venait de recevoir son imagination, aggravaient sa passion, le jetaient au désir aigu et immédiat de se contenter. Neuf heures sonnaient à peine, il avait toute la matinée pour se présenter au palais Boccanera : pourquoi ne se faisait-il pas conduire sur-le-champ à l’endroit classique, au sommet d’où l’on voyait Rome entière, étalée sur les sept collines ? Quand cette pensée fut entrée en lui, elle le tortura, il finit par céder.

Le cocher ne se retournait plus, et Pierre dut se soulever, pour lui crier la nouvelle adresse :

— À San Pietro in Montorio.

D’abord, l’homme s’étonna, parut ne pas comprendre. D’un signe de son fouet, il indiqua que c’était là-bas, au loin. Enfin, comme le prêtre insistait, il se remit à sourire complaisamment, avec un branle amical de la tête. Bon, bon ! il voulait bien, lui.

Et le cheval repartit d’un train plus rapide, au milieu du dédale des rues étroites. On en suivit une, étranglée entre de hauts murs, où le jour descendait comme au fond d’une tranchée. Puis, au bout, il y eut une rentrée soudaine en plein soleil, on traversa le Tibre sur l’antique pont de Sixte IV, tandis qu’à droite et à gauche s’étendaient les nouveaux quais, dans le ravage et les plâtres neufs des constructions récentes. De l’autre côté, le Transtévère lui aussi était éventré ; et la voiture monta la pente du Janicule, par une voie large qui portait, sur de grandes plaques, le nom de Garibaldi. Une dernière fois, le cocher eut son geste d’orgueil bon enfant, en nommant cette voie triomphale.

— Via Garibaldi.

Le cheval avait dû ralentir le pas, et Pierre, pris d’une impatience enfantine, se retournait pour voir, à mesure que la ville, derrière lui, s’étendait et se découvrait davantage. La montée était longue, des quartiers surgissaient toujours, jusqu’aux lointaines collines. Puis, dans l’émotion croissante qui faisait battre son cœur, il trouva qu’il gâtait la satisfaction de son désir, en l’émiettant ainsi, à cette conquête lente et partielle de l’horizon. Il voulait recevoir le coup en plein front, Rome entière vue d’un regard, la ville sainte ramassée, embrassée d’une seule étreinte. Et il eut la force de ne plus se retourner, malgré l’élan de tout son être.

En haut il y a une vaste terrasse. L’église San Pietro in Montorlo se trouve là, à l’endroit où saint Pierre, dit-on, fut crucifié. La place est nue et rousse, cuite par les grands soleils d’été ; pendant qu’un peu plus loin, derrière, les eaux claires et grondantes de l’Acqua Paola tombent à gros bouillons des trois vasques de la fontaine monumentale, dans une éternelle fraîcheur. Et, le long du parapet qui borde la terrasse, à pic sur le Transtévère, s’alignent toujours des touristes, des Anglais minces, des Allemands carrés, béants d’admiration traditionnelle, leur Guide à la main, qu’ils consultent, pour reconnaître les monuments.

Pierre sauta lestement de la voiture, laissant sa valise sur la banquette, faisant signe d’attendre au cocher, qui alla se ranger près des autres fiacres et qui resta philosophiquement sur son siège, au plein soleil, la tête basse comme son cheval, tous deux résignés d’avance à la longue station accoutumée.

Et Pierre, déjà, regardait de toute sa vue, de toute son âme, debout contre le parapet, dans son étroite soutane noire, les mains nues et serrées nerveusement, brûlantes de sa fièvre. Rome, Rome ! la Ville des Césars, la Ville des papes, la Ville Éternelle qui deux fois a conquis le monde, la Ville prédestinée du rêve ardent qu’il faisait depuis des mois ! elle était là enfin, il la voyait ! Des orages, les jours précédents, avaient abattu les grandes chaleurs d’août. Cette admirable matinée de septembre fraîchissait dans le bleu léger du ciel sans tache, infini. Et c’était une Rome noyée de douceur, une Rome du songe, qui semblait s’évaporer au clair soleil matinal. Une fine brume bleuâtre flottait sur les toits des bas quartiers, mais à peine sensible, d’une délicatesse de gaze ; tandis que la Campagne immense, les monts lointains se perdaient dans du rose pâle. Il ne distingua rien d’abord, il ne voulait s’arrêter à aucun détail, il se donnait à Rome entière, au colosse vivant, couché là devant lui, sur ce sol fait de la poussière des générations. Chaque siècle en avait renouvelé la gloire, comme sous la sève d’une immortelle jeunesse. Et ce qui le saisissait, ce qui faisait battre son cœur plus fort, à grands coups, dans cette première rencontre, c’était qu’il trouvait Rome telle qu’il la désirait, matinale et rajeunie, d’une gaieté envolée, immatérielle presque, toute souriante de l’espoir d’une vie nouvelle, à cette aube si pure d’un beau jour.

Alors, Pierre, immobile et debout devant l’horizon sublime, les mains toujours serrées et brûlantes, revécut en quelques minutes les trois dernières années de sa vie. Ah ! quelle année terrible, la première, celle qu’il avait passée au fond de sa petite maison de Neuilly, portes et fenêtres closes, terré là comme un animal blessé qui agonise ! Il revenait de Lourdes l’âme morte, le cœur sanglant, n’ayant plus en lui que de la cendre. Le silence et la nuit s’étaient faits sur les ruines de son amour et de sa foi. Des jours et des jours s’écoulèrent, sans qu’il entendît ses veines battre, sans qu’une lueur se levât, éclairant les ténèbres de son abandon. Il vivait machinalement, il attendait d’avoir le courage de se reprendre à l’existence, au nom de la raison souveraine, qui lui avait fait tout sacrifier. Pourquoi donc n’était-il pas plus résistant et plus fort, pourquoi ne conformait-il pas sa vie tranquillement à ses certitudes nouvelles ? Puisqu’il refusait de quitter la soutane, fidèle à un amour unique et par dégoût du parjure, pourquoi ne se donnait-il pas pour besogne quelque science permise à un prêtre, l’astronomie ou l’archéologie ? Mais quelqu’un pleurait en lui, sa mère sans doute, une immense tendresse éperdue que rien n’avait assouvie encore, qui se désespérait sans fin de ne pouvoir se contenter. C’était la continuelle souffrance de sa solitude, la plaie restée vive dans la haute dignité de sa raison reconquise.

Puis, un soir d’automne, par un triste ciel de pluie, le hasard le mit en relation avec un vieux prêtre, l’abbé Rose, vicaire à Sainte-Marguerite, dans le faubourg Saint-Antoine. Il alla le voir au fond du rez-de-chaussée humide qu’il occupait, rue de Charonne, trois pièces transformées en asile, pour les petits enfants abandonnés, qu’il ramassait dans les rues voisines. Et, dès ce moment, sa vie changea, un intérêt nouveau et tout-puissant y était entré, il devint l’aide peu à peu passionné du vieux prêtre. Le chemin était long, de Neuilly à la rue de Charonne. D’abord il ne le fit que deux fois par semaine. Puis, il se dérangea tous les jours, il partait le matin pour ne rentrer que le soir. Les trois pièces ne suffisant plus, il avait loué le premier étage, il s’y était réservé une chambre où il finit par coucher souvent ; et toutes ses petites rentes passaient là, dans ce secours immédiat donné à l’enfance pauvre ; et le vieux prêtre, ravi, touché aux larmes de ce jeune dévouement qui lui tombait du ciel, l’embrassait en pleurant, l’appelait l’enfant du bon Dieu.

La misère, la scélérate et abominable misère, Pierre alors la connut, vécut chez elle, avec elle, pendant deux années. Cela commença par ces petits êtres qu’il ramassait sur le trottoir, que la charité des voisins lui amenait, maintenant que l’asile était connu du quartier : des garçonnets, des fillettes, des tout-petits tombés à la rue, pendant que les pères et les mères travaillaient, buvaient ou mouraient. Souvent le père avait disparu, la mère se prostituait, l’ivrognerie et la débauche étaient entrées au logis avec le chômage ; et c’était la nichée au ruisseau, les plus jeunes crevant de froid et de faim sur le pavé, les autres s’envolant pour le vice et le crime. Un soir, rue de Charonne, sous les roues d’un fardier, il avait retiré deux petits garçons, deux frères, qui ne purent même lui donner une adresse, venus ils ne savaient d’où. Un autre soir, il rentra avec une petite fille dans ses bras, un petit ange blond de trois ans à peine, trouvée sur un banc, et qui pleurait, en disant que sa maman l’avait laissée là. Et, plus tard, forcément, de ces maigres et pitoyables oiseaux culbutés du nid, il remonta aux parents, il fut amené à pénétrer de la rue dans les bouges, s’engageant chaque jour davantage dans cet enfer, finissant par en connaître toute l’épouvantable horreur, le cœur saignant, éperdu d’angoisse terrifiée et de charité vaine.

Ah ! la dolente cité de la misère, l’abîme sans fond de la déchéance et de la souffrance humaines, quels voyages effroyables il y fit, pendant ces deux années qui bouleversèrent son être ! Dans ce quartier Sainte-Marguerite, au sein même de ce faubourg Saint-Antoine si actif, si courageux à la besogne, il découvrit des maisons sordides des ruelles entières de masures sans jour, sans air, d’une humidité de cave, où croupissait, où agonisait, empoisonnée, toute une population de misérables. Le long de l’escalier branlant, les pieds glissaient sur les ordures amassées. À chaque étage, recommençait le même dénuement, tombé à la saleté, à la promiscuité la plus basse. Des vitres manquaient, le vent faisait rage, la pluie entrait à flots. Beaucoup couchaient sur le carreau nu, sans jamais se dévêtir. Pas de meubles, pas de linge, une vie de bête qui se contente et se soulage comme elle peut, au hasard de l’instinct et de la rencontre. Là-dedans, en tas, tous les sexes, tous les âges, l’humanité revenue à l’animalité par la dépossession de l’indispensable, par une indigence telle, qu’on s’y disputait à coups de dents les miettes balayées de la table des riches. Et le pis y était cette dégradation de la créature humaine, non plus le libre sauvage qui allait nu, chassant et mangeant sa proie dans les forêts primitives, mais l’homme civilisé retourné à la brute, avec toutes les tares de sa déchéance, souillé, enlaidi, affaibli, au milieu du luxe et des raffinements d’une cité reine du monde.

Pierre, dans chaque ménage, retrouvait la même histoire. Au début, il y avait eu de la jeunesse, de la gaieté, la loi du travail acceptée courageusement. Puis, la lassitude était venue : toujours travailler pour ne jamais être riche, à quoi bon ? L’homme avait bu pour le plaisir d’avoir sa part de bonheur, la femme s’était relâchée des soins du ménage, buvant elle aussi parfois, laissant les enfants pousser au hasard. Le milieu déplorable, l’ignorance et l’entassement avaient fait le reste. Plus souvent encore, le chômage était le grand coupable : il ne se contente pas de vider le tiroir aux économies, il épuise le courage, il habitue à la paresse. Pendant des semaines, les ateliers se vident, les bras deviennent mous. Impossible, dans ce Paris si enfiévré d’action, de trouver la moindre besogne à faire. Le soir, l’homme rentre en pleurant, ayant offert ses bras partout, n’ayant pas même réussi à être accepté pour balayer les rues, car l’emploi est recherché, il y faut des protections. N’est-ce pas monstrueux, sur ce pavé de la grande ville où resplendissent, où retentissent les millions, un homme qui cherche du travail pour manger, et qui ne trouve pas, et qui ne mange pas ? La femme ne mange pas, les enfants ne mangent pas. Alors, c’était la famine noire, l’abrutissement, puis la révolte, tous les liens sociaux rompus, sous cette affreuse injustice de pauvres êtres que leur faiblesse condamnait à la mort. Et le vieil ouvrier, celui dont cinquante années de dur labeur avaient usé les membres, sans qu’il pût mettre un sou de côté, sur quel grabat d’agonie tombait-il pour mourir, au fond de quelle soupente ? Fallait-il donc l’achever d’un coup de marteau, comme une bête de somme fourbue, le jour où, ne travaillant plus, il ne mangeait plus ? Presque tous allaient mourir à l’hôpital. D’autres disparaissaient, ignorés, emportés dans le flot boueux de la rue. Un matin, au fond d’une hutte infâme, sur de la paille pourrie, Pierre en découvrit un, mort de faim, oublié là depuis une semaine, et dont les rats avaient dévoré le visage.

Mais ce fut un soir du dernier hiver que sa pitié déborda. L’hiver, les souffrances des misérables deviennent atroces, dans les taudis sans feu, où la neige entre par les fentes. La Seine charrie, le sol est couvert de glace, toutes sortes d’industries sont forcées de chômer. Dans les cités des chiffonniers, réduits au repos, des bandes de gamins s’en vont pieds nus, vêtus à peine, affamés et toussant, emportés par de brusques rafales de phtisie. Il trouvait des familles, des femmes avec des cinq et six enfants, blottis en tas pour se tenir chaud, et qui n’avaient pas mangé depuis trois jours. Et ce fut le soir terrible, lorsque, le premier, il pénétra, au fond d’une allée sombre, dans la chambre d’épouvante, où une mère venait de se suicider avec ses cinq petits, de désespoir et de faim, un drame de la misère dont tout Paris allait frissonner pendant quelques heures. Plus un meuble, plus un linge, tout avait dû être vendu, pièce à pièce, chez le brocanteur voisin. Rien que le fourneau de charbon fumant encore. Sur une paillasse à moitié vide, la mère était tombée en allaitant son dernier-né un nourrisson de trois mois ; et une goutte de sang perlait au bout du sein, vers lequel se tendaient les lèvres avides du petit mort. Les deux fillettes, trois ans et cinq ans, deux blondines jolies, dormaient aussi là leur éternel sommeil, côte à côte ; tandis que des deux garçons, plus âgés, l’un s’était anéanti, la tête entre les mains, accroupi contre le mur, pendant que l’autre avait agonisé par terre, en se débattant, comme s’il s’était traîné sur les genoux, pour ouvrir la fenêtre. Des voisins accourus racontaient la banale, l’affreuse histoire : une lente ruine, le père ne trouvant pas de travail, glissant à la boisson peut-être, le propriétaire las d’attendre, menaçant le ménage d’expulsion, et la mère perdant la tête, voulant mourir, décidant sa nichée à mourir avec elle, pendant que son homme, sorti depuis le matin, battait vainement le pavé. Comme le commissaire arrivait pour les constatations, ce misérable rentra ; et, quand il eut vu, quand il eut compris, il s’abattit ainsi qu’un bœuf assommé, il se mit à hurler d’une plainte incessante, un tel cri de mort, que toute la rue terrifiée en pleurait.

Ce cri horrible de race condamnée qui s’achève dans l’abandon et dans la faim, Pierre l’avait emporté au fond de ses oreilles, au fond de son cœur ; et il ne put manger, il ne put s’endormir, ce soir-là. Était-ce possible, une abomination pareille, un dénuement si complet, la misère noire aboutissant à la mort, au milieu de ce grand Paris regorgeant de richesses, ivre de jouissances, jetant pour le plaisir les millions à la rue ? Quoi ! d’un côté de si grosses fortunes, tant d’inutiles caprices satisfaits, des vies comblées de tous les bonheurs ! de l’autre, une pauvreté acharnée, pas même du pain, aucune espérance, les mères se tuant avec leurs nourrissons, auxquels elles n’avaient plus à donner que le sang de leurs mamelles taries ! Et une révolte le souleva, il eut un instant conscience de l’inutilité dérisoire de la charité. À quoi bon faire ce qu’il faisait, ramasser les petits, porter des secours aux parents, prolonger les souffrances des vieux ? L’édifice social était pourri à la base, tout allait crouler dans la boue et dans le sang. Seul, un grand acte de justice pouvait balayer l’ancien monde, pour reconstruire le nouveau. Et, à cette minute, il sentit si nettement la cassure irréparable, le mal sans remède, le chancre de la misère sûrement mortel, qu’il comprit les violents, prêt lui-même à accepter l’ouragan dévastateur et purificateur, la terre régénérée par le fer et le feu, comme autrefois, lorsque le Dieu terrible envoyait l’incendie pour assainir les villes maudites.

Mais l’abbé Rose, ce soir-là, en l’entendant sangloter, monta le gronder paternellement. C’était un saint, d’une douceur et d’un espoir infinis. Désespérer, grand Dieu ! quand l’Évangile était là ! Est-ce que la divine maxime : « Aimez-vous les uns les autres », ne suffisait pas au salut du monde ? Il avait l’horreur de la violence, et il disait que, si grand que fût le mal, on en viendrait tout de même bien vite à bout, le jour où l’on retournerait en arrière, à l’époque d’humilité, de simplicité et de pureté, lorsque les chrétiens vivaient en frères innocents. Quelle délicieuse peinture il faisait de la société évangélique, dont il évoquait le renouveau avec une gaieté tranquille, comme si elle devait se réaliser le lendemain ! Et Pierre finit par sourire, par se plaire à ce beau conte consolateur, dans son besoin d’échapper au cauchemar affreux de la journée. Ils causèrent très tard, ils reprirent les jours suivants ce sujet de conversation que le vieux prêtre chérissait, abondant toujours en nouveaux détails, parlant du règne prochain de l’amour et de la justice, avec la conviction touchante d’un brave homme qui était certain de ne pas mourir sans avoir vu Dieu sur la terre.

Alors, chez Pierre, une évolution nouvelle se fit. La pratique de la charité, dans ce quartier pauvre, l’avait amené à un attendrissement immense : son cœur défaillait, éperdu, meurtri de cette misère qu’il désespérait de jamais guérir. Et, sous ce réveil du sentiment, il sentait parfois céder sa raison, il retournait à son enfance, à ce besoin d’universelle tendresse que sa mère avait mis en lui, imaginant des soulagements chimériques, attendant une aide des puissances inconnues. Puis, sa crainte, sa haine de la brutalité des faits, acheva de le jeter au désir croissant du salut par l’amour. Il était grand temps de conjurer l’effroyable catastrophe inévitable, la guerre fratricide des classes qui emporterait le vieux monde, condamné à disparaître sous l’amas de ses crimes. Dans la conviction où il était que l’injustice se trouvait à son comble, que l’heure vengeresse allait sonner où les pauvres forceraient les riches au partage, il se plut dès lors à rêver une solution pacifique le baiser de paix entre tous les hommes, le retour à la morale pure de l’Évangile, telle que Jésus l’avait prêchée. D’abord, des doutes le torturèrent : était-ce possible, ce rajeunissement de l’antique catholicisme, allait-on pouvoir le ramener à la jeunesse, à la candeur du christianisme primitif ? Il s’était mis à l’étude, lisant, questionnant, se passionnant de plus en plus pour cette grosse question du socialisme catholique, qui justement menait grand bruit depuis quelques années ; et, dans son amour frissonnant des misérables, préparé comme il l’était au miracle de la fraternité, il perdait peu à peu les scrupules de son intelligence, il se persuadait que le Christ, une seconde fois, devait venir racheter l’humanité souffrante. Enfin, cela se formula nettement dans son esprit, en cette certitude que le catholicisme épuré, ramené à ses origines, pouvait être l’unique pacte, la loi suprême qui sauverait la société actuelle, en conjurant la crise sanglante dont elle était menacée. Deux années auparavant, lorsqu’il avait quitté Lourdes, révolté par toute cette basse idolâtrie, la foi morte à jamais et l’âme inquiète pourtant devant l’éternel besoin du divin qui tourmente la créature, un cri était monté en lui, du plus profond de son être : une religion nouvelle, une religion nouvelle ! Et, aujourd’hui, c’était cette religion nouvelle, ou plutôt cette religion renouvelée, qu’il croyait avoir découverte, dans un but de salut social, utilisant pour le bonheur humain la seule autorité morale debout, la lointaine organisation du plus admirable outil qu’on ait jamais forgé pour le gouvernement des peuples.

Durant cette période de lente formation que Pierre traversa, deux hommes, en dehors de l’abbé Rose, eurent une grande influence sur lui. Une bonne œuvre l’avait mis en rapport avec monseigneur Bergerot, un évêque, dont le pape venait de faire un cardinal, en récompense de toute une vie d’admirable charité, malgré la sourde opposition de son entourage qui flairait chez le prélat français un esprit libre, gouvernant en père son diocèse ; et Pierre s’enflamma davantage au contact de cet apôtre, de ce pasteur d’âmes, un de ces chefs simples et bons, tels qu’il les souhaitait à la communauté future. Mais la rencontre qu’il fit du vicomte Philibert de la Choue, dans des associations catholiques d’ouvriers, fut encore plus décisive pour son apostolat. Le vicomte, un bel homme, d’allure militaire, à la face longue et noble, gâtée par un nez cassé et trop petit, ce qui semblait indiquer l’échec final d’une nature mal d’aplomb, était un des agitateurs les plus actifs du socialisme catholique français. Il possédait de grands domaines, une grande fortune, bien qu’on racontât que des entreprises agricoles malheureuses lui en avaient emporté déjà près de la moitié. Dans son département, il s’était efforcé d’installer des fermes modèles, où il avait appliqué ses idées en matière de socialisme chrétien, et il ne semblait guère, non plus, que le succès l’encourageât. Seulement, cela lui avait servi à se faire nommer député, et il parlait à la Chambre, il y exposait le programme du parti, en longs discours retentissants. D’ailleurs, d’une ardeur infatigable, il conduisait des pèlerinages à Rome, il présidait des réunions, faisait des conférences, se donnait surtout au peuple, dont la conquête, disait-il dans l’intimité, pouvait seule assurer le triomphe de l’Église. Et il eut de la sorte une action considérable sur Pierre, qui admirait naïvement en lui les qualités dont il se sentait dépourvu, un esprit d’organisation, une volonté militante un peu brouillonne, tout entière appliquée à recréer en France la société chrétienne. Le jeune prêtre apprit beaucoup dans sa fréquentation, mais il resta quand même le sentimental, le rêveur dont l’envolée, dédaigneuse des nécessités politiques, allait droit à la cité future du bonheur universel ; tandis que le vicomte avait la prétention d’achever la ruine de l’idée libérale de 1789, en utilisant pour le retour au passé, la désillusion et la colère de la démocratie.

Pierre passa des mois enchantés. Jamais néophyte n’avait vécu si absolument pour le bonheur des autres. Il fut tout amour, il brûla de la passion de son apostolat. Ce peuple misérable qu’il visitait, ces hommes sans travail, ces mères, ces enfants sans pain, le jetaient à la certitude de plus en plus grande qu’une nouvelle religion devait naître, pour faire cesser une injustice dont le monde révolté allait violemment mourir ; et cette intervention du divin, cette renaissance du christianisme primitif, il était résolu à y travailler, à la hâter de toutes les forces de son être. Sa foi catholique restait morte, il ne croyait toujours pas aux dogmes, aux mystères, aux miracles. Mais un espoir lui suffisait, celui que l’Église pût encore faire du bien, en prenant en main l’irrésistible mouvement démocratique moderne, afin d’éviter aux nations la catastrophe sociale menaçante. Son âme s’était calmée, depuis qu’il se donnait cette mission, de remettre l’Évangile au cœur du peuple affamé et grondant des faubourgs. Il agissait, il souffrait moins de l’affreux néant qu’il avait rapporté de Lourdes ; et, comme il ne s’interrogeait plus, l’angoisse de l’incertitude ne le dévorait plus. C’était avec la sérénité d’un simple devoir accompli qu’il continuait à dire sa messe. Même il finissait par penser que le mystère qu’il célébrait ainsi, que tous les mystères et tous les dogmes n’étaient en somme que des symboles, des rites nécessaires à l’enfance de l’humanité, et dont on se débarrasserait plus tard, lorsque l’humanité grandie, épurée, instruite, pourrait supporter l’éclat de la vérité nue.

Et Pierre, dans son zèle d’être utile, dans sa passion de crier tout haut sa croyance, s’était trouvé un matin à sa table, écrivant un livre. Cela était venu naturellement, ce livre sortait de lui comme un appel de son cœur, en dehors de toute idée littéraire. Le titre, une nuit qu’il ne dormait pas, avait brusquement flamboyé, dans les ténèbres : la Rome nouvelle. Et cela disait tout, car n’était-ce pas de Rome, l’éternelle et la sainte, que devait partir le rachat des peuples ? L’unique autorité existante se trouvait là, le rajeunissement ne pouvait naître que de la terre sacrée où avait poussé le vieux chêne catholique. En deux mois, il écrivit ce livre, qu’il préparait depuis un an sans en avoir conscience, par ses études sur le socialisme contemporain. C’était en lui comme un bouillonnement de poète, il lui semblait parfois rêver ces pages, tandis qu’une voix intérieure et lointaine les lui dictait. Souvent, lorsqu’il lisait au vicomte Philibert de la Choue les lignes écrites la veille, celui-ci les approuvait vivement, au point de vue de la propagande, en disant que le peuple avait besoin d’être ému pour être entraîné, et qu’il aurait fallu aussi composer des chansons pieuses, amusantes pourtant, qu’on aurait chantées dans les ateliers. Quant à monseigneur Bergerot, sans examiner le livre au point de vue du dogme, il fut touché profondément du souffle ardent de charité qui sortait de chaque page, il commit même l’imprudence d’écrire une lettre approbative à l’auteur, en l’autorisant à la mettre comme préface en tête de l’œuvre. Et c’était cette œuvre publiée en juin, que la congrégation de l’Index allait frapper d’interdiction, c’était pour la défense de cette œuvre que le jeune prêtre venait d’accourir à Rome, plein de surprise et d’enthousiasme, tout enflammé du désir de faire triompher sa foi, résolu à plaider sa cause lui-même devant le Saint-Père, dont il était convaincu d’avoir exprimé simplement les idées.

Pendant que Pierre revivait ainsi ses trois années dernières, il n’avait pas bougé, debout contre le parapet, devant cette Rome tant rêvée et tant souhaitée. Derrière lui, des arrivées et des départs brusques de voitures se succédaient, les maigres Anglais et les Allemands lourds défilaient, après avoir donné à l’horizon classique les cinq minutes marquées dans le Guide ; tandis que le cocher et le cheval de son fiacre attendaient complaisamment, la tête basse sous le grand soleil, qui chauffait la valise restée seule sur la banquette. Et lui semblait s’être aminci encore, dans sa soutane noire, comme élancé, immobile et fin, tout entier au spectacle sublime. Il avait maigri après Lourdes, son visage s’était fondu. Depuis que sa mère l’emportait de nouveau, le grand front droit, la tour intellectuelle qu’il devait à son père, semblait décroître, pendant que la bouche de bonté, un peu forte, le menton délicat, d’une infinie tendresse, dominaient, disaient son âme, qui brûlait aussi dans la flamme charitable des yeux.

Ah ! de quels yeux tendres et ardents il la regardait, la Rome de son livre, la Rome nouvelle dont il avait fait le rêve ! Si, d’abord, l’ensemble l’avait saisi, dans la douceur un peu voilée de l’admirable matinée, il distinguait maintenant des détails, il s’arrêtait à des monuments. Et c’était avec une joie enfantine qu’il les reconnaissait tous, pour les avoir longtemps étudiés sur des plans et dans des collections de photographies. Là, sous ses pieds, le Transtévère s’étendait, au bas du Janicule, avec le chaos de ses vieilles maisons rougeâtres, dont les tuiles mangées de soleil cachaient le cours du Tibre. Il restait un peu surpris de l’aspect plat de la ville, regardée ainsi du haut de cette terrasse, comme nivelée par cette vue à vol d’oiseau, à peine bossuée des sept fameuses collines, une houle presque insensible au milieu de la mer élargie des façades. Là-bas, à droite, se détachant en violet sombre sur les lointains bleuâtres des monts Albains, c’était bien l’Aventin avec ses trois églises à demi cachées parmi des feuillages ; et c’était aussi le Palatin découronné, qu’une ligne de cyprès bordait d’une frange noire. Le Cœlius, derrière, se perdait, ne montrait que les arbres de la villa Mattei, pâlis dans la poussière d’or du soleil. Seuls, le mince clocher et les deux petits dômes de Sainte-Marie-Majeure indiquaient le sommet de l’Esquilin, en face et très loin, à l’autre bout de la ville ; tandis que, sur les hauteurs du Viminal, il n’apercevait, noyée de lumière, qu’une confusion de blocs blanchâtres, striés de petites raies brunes, sans doute des constructions récentes, pareilles à une carrière de pierres abandonnée. Longtemps il chercha le Capitole, sans pouvoir le découvrir. Il dut s’orienter, il finit par se convaincre qu’il en voyait bien le campanile, en avant de Sainte-Marie-Majeure, là-bas, cette tour carrée, si modeste, qu’elle se perdait au milieu des toitures environnantes. Et, à gauche, le Quirinal venait ensuite, reconnaissable à la longue façade du palais royal, cette façade d’hôpital ou de caserne, d’un jaune dur, plate et percée d’une infinité de fenêtres régulières. Mais, comme il achevait de se tourner, une soudaine vision l’immobilisa. En dehors de la ville, au-dessus des arbres du jardin Corsini, le dôme de Saint-Pierre lui apparaissait. Il semblait posé sur la verdure ; et, dans le ciel d’un bleu pur, il était lui-même d’un bleu de ciel si léger, qu’il se confondait avec l’azur infini. En haut, la lanterne de pierre qui le surmonte, toute blanche et éblouissante de clarté, était comme suspendue.

Pierre ne se lassait pas, et ses regards revenaient sans cesse d’un bout de l’horizon à l’autre. Il s’attardait aux nobles dentelures, à la grâce fière des monts de la Sabine et des monts Albains, semés de villes, dont la ceinture bornait le ciel. La Campagne romaine s’étendait par échappées immenses, nue et majestueuse, tel qu’un désert de mort, d’un vert glauque de mer stagnante ; et il finit par distinguer la tour basse et ronde du tombeau de Cæcilia Metella, derrière lequel une mince ligne pâle indiquait l’antique voie Appienne. Des débris d’aqueducs semaient l’herbe rase, dans la poussière des mondes écroulés. Et il ramenait ses regards, et c’était la ville de nouveau, le pêle-mêle des édifices, au petit bonheur de la rencontre. Ici, tout près, il reconnaissait, à sa loggia tournée vers le fleuve, l’énorme cube fauve du palais Farnèse. Plus loin, cette coupole basse, à peine visible, devait être celle du Panthéon. Puis, par sauts brusques, c’étaient les murs reblanchis de Saint-Paul-hors-les-Murs, pareils à ceux d’une grange colossale, les statues qui couronnent Saint-Jean-de-Latran, légères, à peine grosses comme des insectes ; puis, le pullulement des dômes, celui du Gesù, celui de Saint-Charles, celui de Saint-André-de-la-Vallée, celui de Saint-Jean-des-Florentins ; puis tant d’autres édifices encore, resplendissants de souvenirs, le château Saint-Ange dont la statue étincelait, la villa Médicis qui dominait la ville entière, la terrasse du Pincio où blanchissaient des marbres parmi des arbres rares, les grands ombrages de la villa Borghèse, au loin, fermant l’horizon de leurs cimes vertes. Vainement il chercha le Colisée. Le petit vent du nord qui soufflait, très doux, commençait pourtant à dissiper les buées matinales. Sur les lointains vaporeux, des quartiers entiers se dégageaient avec vigueur, tels que des promontoires, dans une mer ensoleillée. Çà et là, parmi l’amoncellement indistinct des maisons, un pan de muraille blanche éclatait, une rangée de vitres jetait des flammes, un jardin étalait une tache noire, d’une puissance de coloration surprenante. Et le reste, le pêle-mêle des rues, des places, les îlots sans fin, semés en tous sens, s’emmêlaient s’effaçaient dans la gloire vivante du soleil, tandis que de hautes fumées blanches, montées des toits, traversaient avec lenteur l’infinie pureté du ciel.

Mais bientôt Pierre, par un secret instinct, ne s’intéressa plus qu’à trois points de l’horizon immense. Là-bas, la ligne de cyprès minces qui frangeait de noir la hauteur du Palatin, l’émotionnait ; il n’apercevait derrière, que le vide, les palais des Césars avaient disparu, écroulés, rasés par le temps ; et il les évoquait, il croyait les voir se dresser comme des fantômes d’or, vagues et tremblants, dans la pourpre de la matinée splendide. Puis, ses regards retournaient à Saint-Pierre, et là le dôme était debout encore, abritant sous lui le Vatican qu’il savait être à côté, collé au flanc du colosse ; et il le trouvait triomphal, couleur du ciel, si solide et si vaste, qu’il lui apparaissait comme le roi géant, régnant sur la ville, vu de partout, éternellement. Puis, il reportait les yeux en face, vers l’autre mont, au Quirinal, où le palais du roi ne lui semblait plus qu’une caserne plate et basse, badigeonnée de jaune. Et toute l’histoire séculaire de Rome, avec ses continuels bouleversements, ses résurrections successives, était là pour lui, dans ce triangle symbolique, dans ces trois sommets qui se regardaient, par-dessus le Tibre : la Rome antique épanouissant, en un entassement de palais et de temples, la fleur monstrueuse de la puissance et de la splendeur impériales ; la Rome papale, victorieuse au Moyen Âge, maîtresse du monde, faisant peser sur la chrétienté cette église colossale de la beauté reconquise ; la Rome actuelle, celle qu’il ignorait, qu’il avait négligée, dont le palais royal, si nu, si froid, lui donnait une pauvre idée, l’idée d’une tentative bureaucratique et fâcheuse, d’un essai de modernité sacrilège sur une cité à part, qu’il aurait fallu laisser au rêve de l’avenir. Cette sensation presque pénible d’un présent importun, il l’écartait, il ne voulait pas s’arrêter à tout un quartier neuf, toute une petite ville blafarde, en construction sans doute encore, qu’il voyait distinctement près de Saint-Pierre, au bord du fleuve. Sa Rome nouvelle, à lui, il l’avait rêvée, et il la rêvait encore, même en face du Palatin anéanti dans la poussière des siècles, du dôme de Saint-Pierre dont la grande ombre endormait le Vatican, du palais du Quirinal refait à neuf et repeint, régnant bourgeoisement sur les quartiers nouveaux qui pullulaient de toutes parts éventrant la vieille ville aux toits roux, éclatante sous le clair soleil matinal.

La Rome Nouvelle, le titre de son livre se remit à flamboyer devant Pierre, et une autre songerie l’emporta, il revécut son livre, après avoir revécu sa vie. Il l’avait écrit d’enthousiasme utilisant les notes amassées au hasard, et la division en trois parties s’était tout de suite imposée : le passé, le présent, l’avenir.

Le passé, c’était l’extraordinaire histoire du christianisme primitif, de la lente évolution qui avait fait de ce christianisme le catholicisme actuel. Il démontrait que, sous toute évolution religieuse, se cache une question économique, et qu’en somme l’éternel mal, l’éternelle lutte n’a jamais été qu’entre le pauvre et le riche. Chez les Juifs, immédiatement après la vie nomade, lorsqu’ils ont conquis Chanaan et que la propriété se crée, la lutte des classes éclate. Il y a des riches et il y a des pauvres : dès lors naît la question sociale. La transition avait été brusque, l’état de choses nouveau empira si rapidement, que les pauvres, se rappelant encore l’âge d’or de la vie nomade, souffrirent et réclamèrent avec d’autant plus de violence. Jusqu’à Jésus, les prophètes ne sont que des révoltés, qui surgissent de la misère du peuple, qui disent ses souffrances, accablent les riches, auxquels ils prophétisent tous les maux, en punition de leur injustice et de leur dureté. Jésus lui-même n’est que le dernier d’eux, et il apparaît comme la revendication vivante du droit des pauvres. Les prophètes, socialistes et anarchistes, avaient prêché l’égalité sociale, en demandant la destruction du monde, s’il n’était point juste. Lui, apporte également aux misérables la haine du riche. Tout son enseignement est une menace contre la richesse, contre la propriété ; et, si l’on entendait par le Royaume des cieux, qu’il promettait, la paix et la fraternité sur cette terre, il n’y aurait plus là qu’un retour à l’âge d’or de la vie pastorale, que le rêve de la communauté chrétienne, tel qu’il semble avoir été réalisé après lui, par ses disciples. Pendant les trois premiers siècles, chaque Église a été un essai de communisme, une véritable association, dont les membres possédaient tout en commun, hors les femmes. Les Apologistes et les premiers Pères de l’Église en font foi, le christianisme n’était alors que la religion des humbles et des pauvres, une démocratie, un socialisme, en lutte contre la société romaine. Et, quand celle-ci s’écroula, pourrie par l’argent, elle succomba sous l’agio, les banques véreuses, les désastres financiers, plus encore que sous le flot des Barbares et le sourd travail de termites des chrétiens. La question d’argent est toujours à la base. Aussi en eut-on une nouvelle preuve, lorsque le christianisme, triomphant enfin, grâce aux conditions historiques, sociales et humaines, fut déclaré religion d’État. Pour assurer complètement sa victoire, il se trouva forcé de se mettre avec les riches et les puissants ; et il faut voir par quelles subtilités, quels sophismes, les Pères de l’Église en arrivent à découvrir dans l’Évangile de Jésus la défense de la propriété. Il y avait là pour le christianisme une nécessité politique de vie, il n’est devenu qu’à ce prix le catholicisme, l’universelle religion. Dès lors, la redoutable machine s’érige, l’arme de conquête et de gouvernement : en haut, les puissants les riches, qui ont le devoir de partager avec les pauvres, mais qui n’en font rien ; en bas, les pauvres, les travailleurs, à qui l’on enseigne la résignation et l’obéissance, en leur réservant le Royaume futur, la compensation divine et éternelle. Monument admirable, qui a duré des siècles, où tout est bâti sur la promesse de l’Au-delà, sur cette soif inextinguible d’immortalité et de justice dont l’homme est dévoré.

Cette première partie de son livre, cette histoire du passé, Pierre l’avait complétée par une étude à grands traits du catholicisme jusqu’à nos jours. C’était d’abord saint Pierre, ignorant, inquiet, tombant à Rome par un coup de génie, venant réaliser les oracles antiques qui avaient prédit l’éternité du Capitole. Puis, c’étaient les premiers papes, de simples chefs d’associations funéraires, c’était le lent avènement de la papauté toute-puissante, en continuelle lutte de conquête dans le monde entier, s’efforçant sans relâche de satisfaire son rêve de domination universelle. Au Moyen Âge, avec les grands papes, elle crut un instant toucher au but, être la maîtresse souveraine des peuples. La vérité absolue ne serait-ce pas le pape pontife et roi de la terre, régnant sur les âmes et sur les corps de tous les hommes, comme Dieu lui-même, dont il est le représentant ? Cette ambition totale et démesurée, d’une logique parfaite, a été remplie par Auguste, empereur et pontife, maître du monde, et, renaissant toujours des ruines de la Rome antique, c’est la figure glorieuse d’Auguste qui a hanté les papes, c’est le sang d’Auguste qui a battu dans leurs veines. Mais le pouvoir s’étant dédoublé après l’effondrement de l’Empire romain, il fallut partager, laisser à l’empereur le gouvernement temporel, en ne gardant sur lui que le droit de le sacrer, par délégation divine. Le peuple était à Dieu, le pape donnait le peuple à l’empereur, au nom de Dieu, et pouvait le reprendre, pouvoir sans limite dont l’excommunication était l’arme terrible, souveraineté supérieure qui acheminait la papauté à la possession réelle et définitive de l’empire. En somme, entre le pape et l’empereur, l’éternelle querelle a été le peuple qu’ils se disputaient, la masse inerte des humbles et des souffrants, le grand muet dont de sourds grondements disaient seuls parfois l’inguérissable misère. On disposait de lui comme d’un enfant, pour son bien ; et l’Église aidait vraiment à la civilisation, rendait des services à l’humanité, répandait d’abondantes aumônes. Toujours, le rêve ancien de la communauté chrétienne revenait, au moins dans les couvents : un tiers des richesses amassées pour le culte, un tiers pour les prêtres, un tiers pour les pauvres. N’était-ce pas la vie simplifiée, l’existence rendue possible aux fidèles sans désirs terrestres, en attendant les satisfactions inouïes du Ciel ? Donnez-nous donc la terre entière, nous ferons ainsi trois parts des biens d’ici-bas, et vous verrez quel âge d’or régnera, au milieu de la résignation et de l’obéissance de tous !

Mais Pierre montrait ensuite la papauté assaillie par les plus grands dangers, au sortir de sa toute-puissance du Moyen Âge. La Renaissance faillit l’emporter dans son luxe et son débordement, dans le bouillonnement de sève vivante jaillie de l’éternelle nature méprisée, laissée pour morte pendant des siècles. Plus menaçants encore étaient les sourds réveils du peuple, du grand muet, dont la langue semblait commencer à se délier. La Réforme avait éclaté comme une protestation de la raison et de la justice, un rappel aux vérités méconnues de l’Évangile ; et il fallut, pour sauver Rome d’une disparition totale, la rude défense de l’Inquisition, le lent et obstiné labeur du concile de Trente qui raffermit le dogme et assura le pouvoir temporel. Ce fut alors l’entrée de la papauté dans deux siècles de paix et d’effacement, car les solides monarchies absolues qui s’étaient partagé l’Europe pouvaient se passer d’elle, ne tremblaient plus devant les foudres de l’excommunication devenues innocentes, n’acceptaient plus le pape que comme un maître de cérémonie, chargé de certains rites. Un déséquilibrement s’était produit dans la possession du peuple : si les rois tenaient toujours le peuple de Dieu, le pape devait seulement enregistrer la donation une fois pour toutes, sans avoir à intervenir, quelle que fût l’occasion, dans le gouvernement des États. Jamais Rome n’a été moins près de réaliser son rêve séculaire de domination universelle. Et, quand la Révolution française éclata, on put croire que la proclamation des droits de l’homme allait tuer la papauté, dépositaire du droit divin que Dieu lui avait délégué sur les nations. Aussi quelle inquiétude première, quelle colère, quelle défense désespérée, au Vatican, contre l’idée de liberté, contre ce nouveau credo de la raison libérée et de l’humanité rentrant en possession d’elle-même ! C’était le dénouement apparent de la longue lutte entre empereur et le pape, pour la possession du peuple : l’empereur disparaissait, et le peuple, libre désormais de disposer de lui, prétendait échapper au pape, solution imprévue où paraissait devoir crouler tout l’antique échafaudage du catholicisme.

Pierre terminait ici la première partie de son livre, par un rappel du christianisme primitif, en face du catholicisme actuel, qui est le triomphe des riches et des puissants. Cette société romaine que Jésus était venu détruire, au nom des pauvres et des humbles, la Rome catholique ne l’a-t-elle pas rebâtie, à travers les siècles, dans son œuvre politique d’argent et d’orgueil ? Et quelle triste ironie, quand on constatait qu’après dix-huit cents ans d’Évangile, le monde s’effondrait de nouveau dans l’agio, les banques véreuses, les désastres financiers, dans cette effroyable injustice de quelques hommes gorgés de richesses, parmi les milliers de leurs frères qui crevaient de faim ! Tout le salut des misérables était à recommencer. Mais ces choses terribles, Pierre les disait en des pages si adoucies de charité, si noyées d’espérance, qu’elles y avaient perdu leur danger révolutionnaire. D’ailleurs, nulle part il n’attaquait le dogme. Son livre n’était que le cri d’un apôtre, en sa forme sentimentale de poème, où brûlait l’unique amour du prochain.

Ensuite, venait la seconde partie de l’œuvre, le présent, l’étude de la société catholique actuelle. Là, Pierre avait fait une peinture affreuse de la misère des pauvres, de cette misère d’une grande ville, qu’il connaissait, dont il saignait pour en avoir touché les plaies empoisonnées. L’injustice ne se pouvait plus tolérer, la charité devenait impuissante, la souffrance était si épouvantable, que tout espoir se mourait au cœur du peuple. Ce qui avait contribué à tuer la foi en lui, n’était-ce pas le spectacle monstrueux de la chrétienté, dont les abominations le corrompaient, l’affolaient de haine et de vengeance ? Et tout de suite, après ce tableau d’une civilisation pourrie, en train de crouler, il reprenait l’histoire à la Révolution française, à l’immense espérance que l’idée de liberté avait apportée au monde. En arrivant au pouvoir, la bourgeoisie, le grand parti libéral, s’était chargé de faire enfin le bonheur de tous. Mais le pis est que la liberté, décidément, après un siècle d’expérience, ne semble pas avoir donné aux déshérités plus de bonheur. Dans le domaine politique, une désillusion commence. En tout cas, si le troisième état se déclare satisfait, depuis qu’il règne, le quatrième état, les travailleurs, souffrent toujours et continuent à réclamer leur part. On les a proclamés libres, on leur a octroyé l’égalité politique, et ce ne sont en somme que des cadeaux dérisoires, car ils n’ont, comme jadis, sous leur servitude économique, que la liberté de mourir de faim. Toutes les revendications socialistes sont nées de là, le problème terrifiant dont la solution menace d’emporter la société actuelle, s’est posé dès lors entre le travail et le capital. Quand l’esclavage a disparu du monde antique, pour faire place au salariat, la révolution fut immense ; et, certainement, l’idée chrétienne était un des facteurs puissants qui ont détruit l’esclavage. Aujourd’hui qu’il s’agit de remplacer le salariat par autre chose, peut-être par la participation de l’ouvrier aux bénéfices, pourquoi donc le christianisme ne tenterait-il pas d’avoir une action nouvelle ? Cet avènement prochain et fatal de la démocratie, c’est une autre phase de l’histoire humaine qui s’ouvre, c’est la société de demain qui se crée. Et Rome ne pouvait se désintéresser, la papauté allait avoir à prendre parti dans la querelle, si elle ne voulait pas disparaître du monde, comme un rouage devenu décidément inutile.

De là naissait la légitimité du socialisme catholique. Lorsque, de toutes parts, les sectes socialistes se disputaient le bonheur du peuple à coups de solutions, l’Église devait apporter la sienne. Et c’était ici que la Rome nouvelle apparaissait, et que l’évolution s’élargissait, dans un renouveau d’espérance illimitée. Évidemment, l’Église catholique n’avait rien, en son principe, de contraire à une démocratie. Il lui suffirait même de reprendre la tradition évangélique, de redevenir l’Église des humbles et des pauvres, le jour où elle rétablirait l’universelle communauté chrétienne. Elle est d’essence démocratique, et si elle s’est mise avec les riches, avec les puissants, lorsque le christianisme est devenu le catholicisme, elle n’a fait qu’obéir à la nécessité de se défendre pour vivre, en sacrifiant de sa pureté première ; de sorte qu’aujourd’hui, si elle abandonnait les classes dirigeantes condamnées, pour retourner au petit peuple des misérables, elle se rapprocherait simplement du Christ, elle se rajeunirait, se purifierait des compromissions politiques qu’elle a dû subir. En tous temps, l’Église, sans renoncer en rien à son absolu, a su plier devant les circonstances : elle réserve sa souveraineté totale, elle tolère simplement ce qu’elle ne peut empêcher, elle attend avec patience, même pendant des siècles, la minute où elle redeviendra la maîtresse du monde. Et, cette fois, la minute n’allait-elle pas sonner, dans la crise qui se préparait ? De nouveau, toutes les puissances se disputent la possession du peuple. Depuis que la liberté et l’instruction ont fait de lui une force, un être de conscience et de volonté réclamant sa part, tous les gouvernants veulent le gagner, régner par lui et même avec lui, s’il le faut. Le socialisme, voilà l’avenir, le nouvel instrument de règne ; et tous font du socialisme, les rois ébranlés sur leur trône, les chefs bourgeois des républiques inquiètes, les meneurs ambitieux qui rêvent du pouvoir. Tous sont d’accord que l’État capitaliste est un retour au monde païen, au marché d’esclaves, tous parlent de briser l’atroce loi de fer, le travail devenu une marchandise soumise aux lois de l’offre et de la demande, le salaire calculé sur le strict nécessaire dont l’ouvrier a besoin pour ne pas mourir de faim. En bas, les maux grandissent, les travailleurs agonisent de famine et d’exaspération, pendant qu’au-dessus de leurs têtes les discussions continuent, les systèmes se croisent, les bonnes volontés s’épuisent à tenter des remèdes impuissants. C’est le piétinement sur place, l’effarement affolé des grandes catastrophes prochaines. Et, parmi les autres, le socialisme catholique, aussi ardent que le socialisme révolutionnaire, est entré à son tour dans la bataille, en tâchant de vaincre.

Alors, toute une étude suivait des longs efforts du socialisme catholique, dans la chrétienté entière. Ce qui frappait surtout, c’était que la lutte devenait plus vive et plus victorieuse, dès qu’elle se livrait sur une terre de propagande, encore non conquise complètement au christianisme. Par exemple, dans les nations où celui-ci se trouvait en présence du protestantisme, les prêtres luttaient pour la vie avec une passion extraordinaire, disputaient aux pasteurs la possession du peuple, à coups de hardiesses, de théories audacieusement démocratiques. En Allemagne, la terre classique du socialisme, monseigneur Ketteler parla un des premiers de frapper les riches de contributions, créa plus tard une vaste agitation que tout le clergé dirige aujourd’hui, grâce à des associations et à des journaux nombreux. En Suisse, monseigneur Mermillod plaida si haut la cause des pauvres, que les évêques, maintenant, y font presque cause commune avec les socialistes démocrates, qu’ils espèrent convertir sans doute au jour du partage. En Angleterre, où le socialisme pénètre avec tant de lenteur, le cardinal Manning remporta des victoires considérables, prit la défense des ouvriers pendant une grève fameuse, détermina un mouvement populaire que signalèrent de fréquentes conversions. Mais ce fut surtout en Amérique, aux États-Unis, que le socialisme catholique triompha, dans ce milieu de pleine démocratie, qui a forcé des évêques tels que monseigneur Ireland à se mettre à la tête des revendications ouvrières : toute une Église nouvelle semble là en germe, confuse encore et débordante de sève, soulevée d’un espoir immense, comme à l’aurore du christianisme rajeuni de demain. Et, si l’on passe ensuite à l’Autriche et à la Belgique, nations catholiques, on voit que, chez la première, le socialisme catholique se confond avec l’antisémitisme et que, chez la seconde, il n’a aucun sens précis ; tandis que le mouvement s’arrête et même disparaît, dès qu’on descend à l’Espagne et à l’Italie, ces vieilles terres de foi, l’Espagne toute aux violences des révolutionnaires, avec ses évêques têtus qui se contentent de foudroyer les incroyants comme aux jours de l’Inquisition, l’Italie immobilisée dans la tradition, sans initiative possible, réduite au silence et au respect, autour du Saint-Siège. En France, pourtant, la lutte restait vive, mais surtout une lutte d’idées. La guerre, en somme, s’y menait contre la Révolution, et il semblait qu’il eût suffit de rétablir l’ancienne organisation des temps monarchiques, pour retourner à l’âge d’or. C’était ainsi que la question des corporations ouvrières était devenue l’affaire unique, comme la panacée à tous les maux des travailleurs. Mais on était loin de s’entendre : les uns, les catholiques qui repoussaient l’ingérence de l’État, qui préconisaient une action purement morale, voulaient les corporations libres ; tandis que les autres, les jeunes, les impatients, résolus à l’action, les demandaient obligatoires, avec capital propre, reconnues et protégées par l’État. Le vicomte Philibert de la Choue avait particulièrement mené une ardente campagne, par la parole, par la plume, en faveur de ces corporations obligatoires ; et son grand chagrin était de n’avoir pu encore décider le pape à se prononcer ouvertement sur le cas de savoir si les corporations devaient être ouvertes ou fermées. À l’entendre, le sort de la société était là, la solution paisible de la question sociale ou l’effroyable catastrophe qui devait tout emporter. Au fond, bien qu’il refusât de l’avouer, le vicomte avait fini par en venir au socialisme d’État. Et, malgré le manque d’accord, l’agitation restait grande, des tentatives peu heureuses étaient faites, des sociétés coopératives de consommation, des sociétés d’habitations ouvrières, des banques populaires, des retours plus ou moins déguisés aux anciennes communautés chrétiennes ; pendant que, de jour en jour, au milieu de la confusion de l’heure présente, dans le trouble des âmes et dans les difficultés politiques que traversait le pays, le parti catholique militant sentait son espérance grandir, jusqu’à la certitude aveugle de reconquérir bientôt le gouvernement du monde.

Justement, la deuxième partie du livre finissait par un tableau du malaise intellectuel et moral où se débat cette fin de siècle. Si la masse des travailleurs souffre d’être mal partagée et exige que, dans un nouveau partage, on lui assure au moins son pain quotidien, il semble que l’élite n’est pas plus contente, se plaignant du vide où la laissent sa raison libérée, son intelligence élargie. C’est la fameuse banqueroute du rationalisme, du positivisme et de la science elle-même. Les esprits que dévore le besoin de l’absolu, se lassent des tâtonnements, des lenteurs de cette science qui admet les seules vérités prouvées ; ils sont repris de l’angoisse du mystère, il leur faut une synthèse totale et immédiate, pour pouvoir dormir en paix ; et, brisés, ils retombent à genoux sur la route, éperdus à la pensée qu’ils ne sauront jamais tout, préférant Dieu, l’inconnu révélé, affirmé en un acte de foi. Aujourd’hui encore, en effet, la science ne calme ni notre soif de justice, ni notre désir de sécurité, ni l’idée séculaire que nous nous faisons du bonheur, dans la survie, dans une éternité de jouissances. Elle n’en est qu’à épeler le monde, elle n’apporte, pour chacun, que la solidarité austère du devoir de vivre, d’être un simple facteur du travail universel ; et comme l’on comprend la révolte des cœurs, le regret de ce ciel chrétien, peuplé de beaux anges, plein de lumière, de musiques et de parfums ! Ah ! baiser ses morts, se dire qu’on les retrouvera, qu’on revivra avec eux une immortalité glorieuse ! Et avoir cette certitude de souveraine équité pour supporter l’abomination de l’existence terrestre ! Et tuer ainsi l’affreuse pensée du néant, et échapper à l’horreur de la disparition du moi, et se tranquilliser enfin dans l’inébranlable croyance qui remet au lendemain de la mort la solution heureuse de tous les problèmes de la destinée ! Ce rêve, les peuples le rêveront longtemps encore. C’est ce qui explique comment, à cette fin de siècle, par suite du surmenage des esprits, par suite également du trouble profond où est l’humanité, grosse d’un monde prochain, le sentiment religieux s’est réveillé, inquiet, tourmenté d’idéal et d’infini, exigeant une loi morale et l’assurance d’une justice supérieure. Les religions peuvent disparaître, le sentiment religieux en créera de nouvelles, même avec la science. Une religion nouvelle ! une religion nouvelle ! Et n’était-ce pas le vieux catholicisme qui, dans cette terre contemporaine où tout semblait devoir favoriser ce miracle, allait renaître, jeter des rameaux verts, s’épanouir en une toute jeune et immense floraisons ?

Enfin, dans la troisième partie de son livre, Pierre avait dit, en phrases enflammées d’apôtre, ce qu’allait être l’avenir, ce catholicisme rajeuni, apportant aux nations agonisantes la santé et la paix, l’âge d’or oublié du christianisme primitif. Et, d’abord, il débutait par un portrait attendri et glorieux de Léon XIII, le pape idéal, le prédestiné chargé du salut des peuples. Il l’avait évoqué, il l’avait vu ainsi, dans son désir brûlant de la venue d’un pasteur qui mettait fin à la misère. Ce n’était pas un portrait d’étroite ressemblance, mais le sauveur nécessaire, l’inépuisable charité, le cœur et l’intelligence larges, tels qu’il les rêvait. Pourtant, il avait fouillé les documents, étudié les encycliques, basé la figure sur les faits : l’éducation religieuse à Rome, la courte nonciature à Bruxelles, le long épiscopat à Pérouse. Dès que Léon XIII est pape, dans la difficile situation laissée par Pie IX, se révèle la dualité de sa nature, le gardien inébranlable du dogme, le politique souple, résolu à pousser la conciliation aussi loin qu’il le pourra. Nettement, il rompt avec la philosophie moderne, il remonte, par-delà la Renaissance, au Moyen Âge, il restaure dans les écoles catholiques la philosophie chrétienne, selon l’esprit de saint Thomas d’Aquin, le docteur angélique. Puis, le dogme mis de la sorte à l’abri, il vit d’équilibre, donne des gages à toutes les puissances, s’efforce d’utiliser toutes les occasions. On le voit, d’une activité extraordinaire, réconcilier le Saint-Siège avec l’Allemagne, se rapprocher de la Russie, contenter la Suisse, souhaiter l’amitié de l’Angleterre, écrire à l’empereur de la Chine pour lui demander de protéger les missionnaires et les chrétiens de son Empire. Plus tard, il interviendra en France, reconnaîtra la légitimité de la République. Dès le début, une pensée se dégage, la pensée qui fera de lui un des grands papes politiques ; et c’est, d’ailleurs, la pensée séculaire de la papauté, la conquête de toutes les âmes, Rome centre et maîtresse du monde. Il n’a qu’une volonté, qu’un but, travailler à l’unité de l’Église, ramener à elle les communions dissidentes, pour la rendre invincible, dans la lutte sociale qui se prépare. En Russie, il tâche de faire reconnaître l’autorité morale du Vatican ; en Angleterre, il rêve de désarmer l’Église anglicane, de l’amener à une sorte de trêve fraternelle ; mais, en Orient surtout, il convoite un accord avec les Églises schismatiques, qu’il traite en simples sœurs séparées, dont son cœur de père sollicite le retour. De quelle force victorieuse Rome ne disposerait-elle pas, le jour où elle régnerait sans conteste sur les chrétiens de la terre entière ?

Et c’est ici qu’apparaît l’idée sociale de Léon XIII. Encore évêque de Pérouse, il avait écrit une lettre pastorale, où se montrait un vague socialisme humanitaire. Puis, dès qu’il a coiffé la tiare, il change d’opinion, foudroie les révolutionnaires, dont l’audace alors terrifiait l’Italie. Tout de suite, d’ailleurs, il se reprend, averti par les faits, comprenant le danger mortel de laisser le socialisme aux mains des ennemis du catholicisme. Il écoute les évêques populaires des pays de propagande, cesse d’intervenir dans la querelle irlandaise, retire l’excommunication dont il avait frappé aux États-Unis les Chevaliers du travail, défend de mettre à l’Index les livres hardis des écrivains catholiques socialistes. Cette évolution vers la démocratie se retrouve dans ses plus fameuses encycliques : Immortale Dei, sur la constitution des États ; Libertas, sur la liberté humaine ; Sapientiæ, sur les devoirs des citoyens chrétiens, Rerum novarum, sur la condition des Ouvriers, et c’est particulièrement cette dernière qui semble avoir rajeuni l’Église. Le pape y constate la misère imméritée des travailleurs, les heures de travail trop longues, le salaire trop réduit. Tout homme a le droit de vivre, et le contrat extorqué par la faim est injuste. Ailleurs, il déclare qu’on ne doit pas abandonner l’ouvrier, sans défense, à une exploitation qui transforme en fortune pour quelques-uns la misère du plus grand nombre. Forcé de rester vague sur les questions d’organisation, il se borne à encourager le mouvement corporatif, qu’il place sous le patronage de l’État ; et, après avoir ainsi restauré l’idée de l’autorité civile, il remet Dieu en sa place souveraine, il voit surtout le salut par des mesures morales, par l’antique respect dû à la famille et à la propriété. Mais cette main secourable de l’auguste vicaire du Christ, tendue publiquement aux humbles et aux pauvres, n’était-ce pas le signe certain d’une nouvelle alliance, l’annonce d’un nouveau règne de Jésus sur la terre ? Désormais, le peuple savait qu’il n’était pas abandonné. Et, dès lors, dans quelle gloire était monté Léon XIII, dont le jubilé sacerdotal et le jubilé épiscopales avaient été fêtés pompeusement, parmi le concours d’une foule immense, des cadeaux sans nombre, des lettres flatteuses envoyées par tous les souverains !

Ensuite, Pierre avait traité la question du pouvoir temporel, ce qu’il croyait devoir faire librement. Sans doute il n’ignorait pas que, dans sa querelle avec l’Italie, le pape maintenait aussi obstinément qu’au premier jour ses droits sur Rome ; mais il s’imaginait qu’il y avait là une simple attitude nécessaire, imposée par des raisons politiques, et qui disparaîtrait, quand sonnerait l’heure. Lui, était convaincu que, si jamais le pape n’avait paru plus grand, il devait à la perte du pouvoir temporel cet élargissement de son autorité, cette splendeur pure de toute-puissance morale où il rayonnait. Quelle longue histoire de fautes et de conflits que celle de la possession de ce petit royaume de Rome, depuis quinze siècles ! Au quatrième siècle, Constantin quitté Rome, il ne reste au Palatin vide que quelques fonctionnaires oubliés, et le pape, naturellement, s’empare du pouvoir, la vie de la cité passe au Latran. Mais ce n’est que quatre siècles plus tard que Charlemagne reconnaît les faits accomplis, en donnant formellement au pape les États de l’Église. La guerre, dès lors, n’a plus cessé entre la puissance spirituelle et les puissances temporelles, souvent latente, parfois aiguë, dans le sang et dans les flammes. Aujourd’hui, n’est-il pas déraisonnable de rêver, au milieu de l’Europe en armes, la papauté reine d’un lambeau de territoire, où elle serait exposée à toutes les vexations, où elle ne pourrait être maintenue que par une armée étrangère ? Que deviendrait-elle, dans le massacre général qu’on redoute ? et combien elle est plus à l’abri, plus digne, plus haute, dégagée de tout souci terrestre, régnant sur le monde des âmes ! Aux premiers temps de l’Église, la papauté, de locale, de purement romaine, s’est peu à peu catholicisée, universalisée, conquérant son empire sur la chrétienté entière. De même, le sacré collège, qui a continué d’abord le sénat romain, s’est internationalisé ensuite, a fini de nos jours par être la plus universelle de nos assemblées, dans laquelle siègent des membres de toutes les nations. Et n’est-il pas évident que le pape, appuyé ainsi sur les cardinaux, est devenu la seule et grande autorité internationale, d’autant plus puissante qu’elle est libérée des intérêts monarchiques et qu’elle parle au nom de l’humanité, par-dessus même la notion de patrie ? La solution tant cherchée, au milieu de si longues guerres, est sûrement là : ou donner la royauté temporelle du monde au pape, ou ne lui en laisser que la royauté spirituelle. Représentant de Dieu, souverain absolu et infaillible par délégation divine, il ne peut que rester dans le sanctuaire, si, déjà maître des âmes, il n’est pas reconnu par tous les peuples comme l’unique maître des corps, le roi des rois.

Mais quelle étrange aventure que cette poussée nouvelle de la papauté dans le champ ensemencé par la Révolution française, ce qui l’achemine peut-être vers la domination dont la volonté la tient debout depuis tant de siècles ! Car la voilà seule devant le peuple ; les rois sont abattus ; et, puisque le peuple est libre désormais de se donner à qui bon lui semble, pourquoi ne se donnerait-il pas à elle ? Le déchet certain que subit l’idée de liberté permet tous les espoirs. Sur le terrain économique, le parti libéral semble vaincu. Les travailleurs, mécontents de 89, se plaignent de leur misère aggravée, s’agitent, cherchent le bonheur désespérément. D’autre part, les régimes nouveaux ont accru la puissance internationale de l’Église, les membres catholiques sont en nombre dans les parlements des républiques et des monarchies constitutionnelles. Toutes les circonstances paraissent donc favoriser cette extraordinaire fortune du catholicisme vieillissant, repris d’une vigueur de jeunesse. Jusqu’à la science qu’on accuse de banqueroute, ce qui sauve du ridicule le Syllabus, trouble les intelligences, rouvre le champ illimité du mystère et de l’impossible. Et, alors, on rappelle une prophétie qui a été faite, la papauté maîtresse de la terre, le jour où elle marcherait à la tête de la démocratie, après avoir réuni les Églises schismatiques d’Orient à l’Église catholique, apostolique et romaine. Les temps étaient sûrement venus, puisque le pape, donnant congé aux grands et aux riches de ce monde, laissait à l’exil les rois chassés du trône, pour se remettre, comme Jésus, avec les travailleurs sans pain et les mendiants des routes. Encore peut-être quelques années de misère affreuse, d’inquiétante confusion, d’effroyable danger social, et le peuple, le grand muet dont on a disposé jusqu’ici, parlera, retournera au berceau, à l’Église unifiée de Rome, pour éviter la destruction menaçante des sociétés humaines.

Et Pierre terminait son livre par une évocation passionnée de la Rome nouvelle, de la Rome spirituelle qui régnerait bientôt sur les peuples réconciliés, fraternisant dans un autre âge d’or. Il y voyait même la fin des superstitions, il s’était oublié, sans aucune attaque directe aux dogmes, jusqu’à faire le rêve du sentiment religieux élargi, affranchi des rites, tout entier à l’unique satisfaction de la charité humaine ; et, encore blessé de son voyage à Lourdes, il avait cédé au besoin de contenter son cœur. Cette superstition de Lourdes, si grossière, n’était-elle pas le symptôme exécrable d’une époque de trop de souffrance ? Le jour où l’Évangile serait universellement répandu et pratiqué, les souffrants cesseraient d’aller chercher si loin, dans des conditions si tragiques, un soulagement illusoire, certains dès lors de trouver assistance, d’être consolés et guéris chez eux, dans leurs maisons, au milieu de leurs frères. Il y avait, à Lourdes, un déplacement de la fortune inique, un spectacle effroyable qui faisait douter de Dieu, une continuelle cause de combat, qui disparaîtrait dans la société vraiment chrétienne de demain. Ah ! cette société, cette communauté chrétienne, c’était au désir ardent de sa prochaine venue que toute l’œuvre aboutissait ! Le christianisme enfin redevenant la religion de justice et de vérité qu’il était, avant de s’être laissé conquérir par les riches et les puissants ! Les petits et les pauvres régnant, se partageant les biens d’ici-bas, n’obéissant plus qu’à la loi égalitaire du travail ! Le pape seul debout à la tête de la fédération des peuples, souverain de paix, ayant la simple mission d’être la règle morale, le lien de charité et d’amour qui unit tous les êtres ! Et n’était-ce pas la réalisation prochaine des promesses du Christ ? Les temps allaient s’accomplir, la société civile et la société religieuse se recouvriraient, si parfaitement qu’elles ne feraient plus qu’une ; et ce serait l’âge de triomphe et de bonheur prédit par tous les prophètes, plus de luttes possibles, plus d’antagonisme entre le corps et l’âme, un merveilleux équilibre qui tuerait le mal, qui mettrait sur la terre le royaume de Dieu. La Rome nouvelle, centre du monde, donnant au monde la religion nouvelle !

Pierre sentit des larmes lui monter aux yeux, et d’un geste inconscient, sans s’apercevoir qu’il étonnait les maigres Anglais et les Allemands trapus, défilant sur la terrasse, il ouvrit les bras, il les tendit vers la Rome réelle, baignée d’un si beau soleil, qui s’étendait à ses pieds. Serait-elle douce à son rêve ? Allait-il, comme il l’avait dit, trouver chez elle le remède à nos impatiences et à nos inquiétudes ? Le catholicisme pouvait-il se renouveler, revenir à l’esprit du christianisme primitif, être la religion de la démocratie, la foi que le monde moderne bouleversé, en danger de mort, attend pour s’apaiser et vivre ? Et il était plein de passion généreuse, plein de foi. Il revoyait le bon abbé Rose, pleurant émotion en lisant son livre ; il entendait le vicomte Philibert de la Choue lui dire qu’un livre pareil valait une armée, il se sentait surtout fort de l’approbation du cardinal Bergerot, cet apôtre de la charité inépuisable. Pourquoi donc la congrégation de l’Index menaçait-elle son œuvre d’interdit ? Depuis quinze jours, depuis qu’on l’avait officieusement prévenu de venir à Rome, s’il voulait se défendre, il retournait cette question, sans pouvoir découvrir quelles pages étaient visées. Toutes lui paraissaient brûler du plus pur christianisme. Mais il arrivait frémissant d’enthousiasme et de courage, il avait hâte d’être aux genoux du pape, de se mettre sous son auguste protection, en lui disant qu’il n’avait pas écrit une ligne sans s’inspirer de son esprit, sans vouloir le triomphe de sa politique. Était-ce possible que l’on condamnât un livre où, très sincèrement, il croyait avoir exalté Léon XIII, en l’aidant dans son œuvre d’unité chrétienne et d’universelle paix ?

Un instant encore, Pierre resta debout contre le parapet. Depuis près d’une heure, il était là, ne parvenant pas à rassasier sa vue de la grandeur de Rome, qu’il aurait voulu posséder tout de suite, dans l’inconnu qu’elle lui cachait. Oh ! la saisir, la savoir, connaître à l’instant le mot vrai qu’il venait lui demander ! C’était une expérience encore, après Lourdes, et plus grave, décisive, dont il sentait bien qu’il sortirait raffermi ou foudroyé à jamais. Il ne demandait plus la foi naïve et totale du petit enfant, mais la foi supérieure de l’intellectuel, s’élevant au-dessus des rites et des symboles, travaillant au plus grand bonheur possible de l’humanité, basé sur son besoin de certitude. Son cœur battait à ses tempes : quelle serait la réponse de Rome ? Le soleil avait grandi, les quartiers hauts se détachaient avec plus de vigueur sur les fonds incendiés. Au loin, les collines se doraient, devenaient de pourpre, tandis que les façades prochaines se précisaient, très claires, avec leurs milliers de fenêtres, nettement découpées. Mais des vapeurs matinales flottaient encore, des voiles légers semblaient monter des rues basses, noyant les sommets, où elles s’évaporaient, dans le ciel ardent, d’un bleu sans fin. Il crut un instant que le Palatin s’était effacé, il en voyait à peine la sombre frange de cyprès, comme si la poussière même de ses ruines la cachait. Et le Quirinal surtout avait disparu, le palais du roi semblait s’être reculé dans une brume, si peu important avec sa façade basse et plate, si vague au loin, qu’il ne le distinguait plus ; tandis que, sur la gauche, au-dessus des arbres, le dôme de Saint-Pierre avait grandi encore, dans l’or limpide et net du soleil, tenant tout le ciel, dominant la ville entière.

Ah ! la Rome de cette première rencontre, la Rome matinale où, brûlant de la fièvre de l’arrivée, il n’avait pas même aperçu les quartiers neufs, de quel espoir illimité elle le soulevait, cette Rome qu’il croyait trouver là vivante, telle qu’il l’avait rêvée ! Et, par ce beau jour, pendant que, debout, dans sa mince soutane noire, il la contemplait ainsi, quel cri de prochaine rédemption lui paraissait monter des toits, quelle promesse de paix universelle sortait de cette terre sacrée, deux fois reine du monde ! C’était la troisième Rome, La Rome Nouvelle, dont la paternelle tendresse, par-dessus les frontières, allait à tous les peuples, pour les réunir, consolés, en une commune étreinte. Il la voyait, il l’entendait, si rajeunie, si douce d’enfance, sous le grand ciel pur, comme envolée dans la fraîcheur du matin, dans la candeur passionnée de son rêve.

Enfin, Pierre s’arracha au spectacle sublime. La tête basse, en plein soleil, le cocher et le cheval n’avaient pas bougé. Sur la banquette, la valise brûlait, chauffée par l’astre déjà lourd. Et il remonta dans la voiture, en donnant de nouveau l’adresse :

— Via Giulia, palazzo Boccanera.