Rome (Zola)/Chapitre II
À cette heure, la rue Giulia, qui s’étend toute droite sur près de cinq cents mètres, du palais Farnèse à l’église Saint-Jean-des-Florentins, était baignée d’un soleil clair dont la nappe l’enfilait d’un bout à l’autre, blanchissant le petit pavé carré de sa chaussée sans trottoirs ; et la voiture la remonta presque entièrement, entre les vieilles demeures grises, comme endormies et vides, aux grandes fenêtres grillées de fer, aux porches profonds laissant voir des cours sombres, pareilles à des puits. Ouverte par le pape Jules II, qui rêvait de la border de palais magnifiques, la rue, la plus régulière, la plus belle de Rome à l’époque, avait servi de Corso au seizième siècle. On sentait l’ancien beau quartier, tombé au silence, au désert de l’abandon, envahi par une sorte de douceur et de discrétion cléricales. Et les vieilles façades se succédaient, les persiennes closes, quelques grilles fleuries de plantes grimpantes, des chats assis sur les portes, des boutiques obscures où sommeillaient d’humbles commerces, installés dans des dépendances ; tandis que les passants étaient rares, d’actives bourgeoises qui se hâtaient, de pauvres femmes en cheveux traînant des enfants, une charrette de foin attelée d’un mulet, un moine superbe drapé de bure, un vélocipédiste filant sans bruit et dont la machine étincelait au soleil.
Enfin, le cocher se tourna, montra un grand bâtiment carré, au coin d’une ruelle qui descendait vers le Tibre.
— Palazzo Boccanera.
Pierre leva la tête, et ce sévère logis, noirci par l’âge, d’une architecture si nue et si massive, lui serra un peu le cœur. Comme le palais Farnèse et comme le palais Sacchetti, ses voisins, il avait été bâti par Antonio da San Gallo, vers 1540 ; même, comme pour le premier, la tradition voulait que l’architecte eût employé, dans la construction, des pierres volées au Colisée et au théâtre de Marcellus. Vaste et carrée sur la rue, la façade à sept fenêtres avait trois étages, le premier très élevé, très noble. Et, pour toute décoration, les hautes fenêtres du rez-de-chaussée, barrées d’énormes grilles saillantes, dans la crainte sans doute de quelque siège, étaient posées sur de grandes consoles et couronnées par des attiques qui reposaient elles-mêmes sur des consoles plus petites. Au-dessus de la monumentale porte d’entrée, aux battants de bronze, devant la fenêtre du milieu, régnait un balcon. La façade se terminait, sur le ciel, par un entablement somptueux, dont la frise offrait une grâce et une pureté d’ornements admirables. Cette frise, les consoles et les attiques des fenêtres, les chambranles de la porte étaient de marbre blanc, mais si terni, si émietté, qu’ils avaient pris le grain rude et jauni de la pierre. À droite et à gauche de la porte, se trouvaient deux antiques bancs portés par des griffons, de marbre également ; et l’on voyait encore, encastrée dans le mur, à l’un des angles, une adorable fontaine Renaissance, aujourd’hui tarie, un Amour qui chevauchait un dauphin, à peine reconnaissable, tellement l’usure avait mangé le relief.
Mais les regards de Pierre venaient d’être attirés surtout par un écusson sculpté au-dessus d’une des fenêtres du rez-de-chaussée, les armes des Boccanera, le dragon ailé soufflant des flammes ; et il lisait nettement la devise, restée intacte : Bocca nera, Alma rossa, bouche noire, âme rouge. Au-dessus d’une autre fenêtre, en pendant, il y avait une de ces petites chapelles encore nombreuses à Rome, une Sainte Vierge vêtue de satin, devant laquelle une lanterne brûlait en plein jour.
Le cocher, comme il est d’usage, allait s’engouffrer sous le porche sombre et béant, lorsque le jeune prêtre, saisi de timidité, l’arrêta.
— Non, non, n’entrez pas, c’est inutile.
Et il descendit de la voiture, le paya, se trouva, avec sa valise à la main, sous la voûte, puis dans la cour centrale, sans avoir rencontré âme qui vive.
C’était une cour carrée, vaste, entourée d’un portique, comme un cloître. Sous les arcades mornes, des débris de statues, des marbres de fouille, un Apollon sans bras, une Vénus dont il ne restait que le tronc, étaient rangés contre les murs ; et une herbe fine avait poussé entre les cailloux qui pavaient le sol d’une mosaïque blanche et noire. Jamais le soleil ne semblait devoir descendre jusqu’à ce pavé moisi d’humidité. Il régnait là une ombre, un silence, d’une grandeur morte et d’une infinie tristesse.
Pierre, surpris par le vide de ce palais muet, cherchait toujours quelqu’un, un concierge, un serviteur ; et il crut avoir vu filer une ombre, il se décida à franchir une autre voûte, qui conduisait à un petit jardin, sur le Tibre. De ce côté, la façade, tout unie, sans un ornement, n’offrait que les trois rangées de ses fenêtres symétriques. Mais le jardin lui serra le cœur davantage, par son abandon. Au centre, dans un bassin comblé, avaient poussé de grands buis amers. Parmi les herbes folles, des orangers aux fruits d’or mûrissants indiquaient seuls le dessin des allées, qu’ils bordaient. Contre la muraille de droite, entre deux énormes lauriers, il y avait un sarcophage du deuxième siècle, des faunes violentant des femmes, toute une effrénée bacchanale, une de ces scènes d’amour vorace, que la Rome de la décadence mettait sur les tombeaux ; et, transformé en auge, ce sarcophage de marbre, effrité, verdi, recevait le mince filet d’eau qui coulait d’un large masque tragique, scellé dans le mur. Sur le Tibre, s’ouvrait anciennement là une sorte de loggia à portique, une terrasse d’où un double escalier descendait au fleuve. Mais les travaux des quais étaient en train d’exhausser les berges, la terrasse se trouvait déjà plus bas que le nouveau sol, parmi des décombres, des pierres de taille abandonnées, au milieu de l’éventrement crayeux et lamentable qui bouleversait le quartier.
Cette fois, Pierre fut certain d’avoir vu l’ombre d’une jupe. Il retourna dans la cour, il s’y trouva en présence d’une femme qui devait approcher de la cinquantaine, mais sans un cheveu blanc, l’air gai, très vive, dans sa taille un peu courte. Pourtant à la vue du prêtre, son visage rond, aux petits yeux clairs, avait exprimé comme une méfiance.
Lui, tout de suite, s’expliqua, en cherchant les quelques mots de son mauvais italien.
— Madame, je suis l’abbé Pierre Froment…
Mais elle ne le laissa pas continuer, elle dit en très bon français avec l’accent un peu gras et traînard de l’Ile-de-France :
— Ah ! monsieur l’abbé, je sais, je sais… Je vous attendais, j’ai des ordres.
Et, comme il la regardait, ébahi :
— Moi, je suis Française… Voici vingt-cinq ans que j’habite leur pays, et je n’ai pas encore pu m’y faire, à leur satané charabia !
Alors, Pierre se souvint que le vicomte Philibert de la Choue lui avait parlé de cette servante, Victorine Bosquet, une Beauceronne, d’Auneau, venue à Rome à vingt-deux ans, avec une maîtresse phtisique, dont la mort brusque l’avait laissée éperdue, comme au milieu d’un pays de sauvages. Aussi s’était-elle donnée corps et âme à la comtesse Ernesta Brandini, une Boccanera, qui venait d’accoucher et qui l’avait ramassée sur le pavé pour en faire la bonne de sa fille Benedetta, avec l’idée qu’elle l’aiderait à apprendre le français. Depuis vingt-cinq ans dans la famille, elle s’était haussée au rôle de gouvernante, tout en restant une illettrée, si dénuée du don des langues, qu’elle n’était parvenue qu’à baragouiner un italien exécrable, pour les besoins du service, dans ses rapports avec les autres domestiques.
— Et monsieur le vicomte va bien ? reprit-elle avec sa familiarité franche. Il est si gentil, il nous fait tant de plaisir, quand il descend ici, à chacun de ses voyages !… Je sais que la princesse et la contessina ont reçu de lui, hier, une lettre qui vous annonçait.
C’était, en effet, le vicomte Philibert de la Choue qui avait tout arrangé pour le séjour de Pierre à Rome. De l’antique et vigoureuse race des Boccanera, il ne restait que le cardinal Pio Boccanera, la princesse sa sœur, vieille fille qu’on appelait par respect donna Serafina, puis leur nièce Benedetta, dont la mère, Ernesta, avait suivi au tombeau son mari le comte Brandini, et enfin leur neveu, le prince Dario Boccanera, dont le père, le prince Onofrio Boccanera, était mort, et la mère, une Montefiori, remariée. Par le hasard d’une alliance, le vicomte s’était trouvé petit parent de cette famille : son frère cadet avait épousé une Brandini, la sœur du père de Benedetta ; et c’était ainsi, à titre complaisant d’oncle, qu’il avait séjourné plusieurs fois au palais de la rue Giulia, du vivant du comte. Il s’était attaché à la fille de celui-ci, surtout depuis le drame intime d’un fâcheux mariage, qu’elle tâchait de faire annuler. Maintenant qu’elle était revenue près de sa tante Serafina et de son oncle le cardinal, il lui écrivait souvent, il lui envoyait des livres de France. Entre autres, il lui avait donc adressé celui de Pierre, et toute l’histoire était partie de là, des lettres échangées, puis une lettre de Benedetta annonçant que l’œuvre était dénoncée à la congrégation de l’Index, conseillant à l’auteur d’accourir et lui offrant gracieusement l’hospitalité au palais. Le vicomte, aussi étonné que le jeune prêtre, n’avait pas compris ; mais il l’avait décidé à partir, par bonne politique, passionné lui-même pour une victoire qu’à l’avance il faisait sienne. Et, dès lors, l’effarement de Pierre se comprenait, tombant dans cette demeure inconnue, engagé dans une aventure héroïque dont les raisons et les conditions lui échappaient.
Victorine reprit tout d’un coup :
— Mais je vous laisse là, monsieur l’abbé… Je vais vous conduire dans votre chambre. Où est votre malle ?
Puis, lorsqu’il lui eut montré sa valise, qu’il s’était décidé à poser par terre, en lui expliquant que, pour un séjour de quinze jours, il s’était contenté d’une soutane de rechange, avec un peu de linge, elle sembla très surprise.
— Quinze jours ! vous croyez ne rester que quinze jours ? Enfin, vous verrez bien.
Et, appelant un grand diable de laquais qui avait fini par se montrer :
— Giacomo, montez ça dans la chambre rouge… Si monsieur l’abbé veut me suivre ?
Pierre venait d’être tout égayé et réconforté par cette rencontre imprévue d’une compatriote, si vive, si bonne femme, au fond de ce sombre palais romain. Maintenant, en traversant la cour, il l’écoutait lui conter que la princesse était sortie, et que la contessina, comme on continuait à appeler Benedetta dans la maison, par tendresse, malgré son mariage, n’avait pas encore paru ce matin-là, un peu souffrante. Mais elle répétait qu’elle avait des ordres.
L’escalier se trouvait dans un angle de la cour, sous le portique : un escalier monumental, aux marches larges et basses, si douces, qu’un cheval aurait pu les monter aisément, mais aux murs de pierre si nus, aux paliers si vides et si solennels, qu’une mélancolie de mort tombait des hautes voûtes.
Arrivée au premier étage, Victorine eut un sourire, en remarquant l’émoi de Pierre. Le palais semblait inhabité, pas un bruit ne venait des salles closes. Elle désigna simplement une grande porte de chêne, à droite.
— Son Éminence occupe ici l’aile sur la cour et sur la rivière, oh ! pas le quart de l’étage seulement… On a fermé tous les salons de réception sur la rue. Comment voulez-vous entretenir une pareille halle, et pour quoi faire ? Il faudrait du monde.
Elle continuait de monter de son pas alerte, restée étrangère, trop différente sans doute pour être pénétrée par le milieu ; et, au second étage, elle reprit :
— Tenez ! voici, à gauche, l’appartement de donna Serafina et, à droite, voici celui de la contessina. C’est le seul coin de la maison un peu chaud, où l’on se sente vivre… D’ailleurs, c’est lundi aujourd’hui, la princesse reçoit ce soir. Vous verrez ça.
Puis, ouvrant une porte qui donnait sur un autre escalier, très étroit :
— Nous autres, nous logeons au troisième… Si monsieur l’abbé veut bien me permettre de passer devant lui ?
Le grand escalier d’honneur s’arrêtait au second ; et elle expliqua que le troisième étage était seulement desservi par cet escalier de service, qui descendait à la ruelle longeant le flanc du palais, jusqu’au Tibre. Il y avait là une porte particulière, c’était très commode.
Enfin, au troisième, elle suivit un corridor, elle montra de nouveau des portes.
— Voici le logement de don Vigilio, le secrétaire de Son Éminence… Voici le mien… Et voici celui qui va être le vôtre… Chaque fois que monsieur le vicomte vient passer quelques jours à Rome, il n’en veut pas d’autre. Il dit qu’il est plus libre, qu’il sort et qu’il rentre quand il veut. Je vous donnerai, comme à lui, une clé de la porte en bas… Et puis, vous allez voir quelle jolie vue !
Elle était entrée. Le logement se composait de deux pièces, un salon assez vaste, tapissé d’un papier rouge à grands ramages, et une chambre au papier gris de lin, semé de fleurs bleues décolorées. Mais le salon faisait l’angle du palais, sur la ruelle et sur le Tibre ; et elle était allée tout de suite aux deux fenêtres, l’une ouvrant sur les lointains du fleuve, en aval, l’autre donnant en face sur le Transtévère et sur le Janicule, de l’autre côté de l’eau.
— Ah ! oui, c’est très agréable ! dit Pierre qui l’avait suivie, debout près d’elle.
Giacomo, sans se presser, arriva derrière eux, avec la valise. Il était onze heures passées. Alors, voyant le prêtre fatigué, comprenant qu’il devait avoir très faim, après un tel voyage, Victorine offrit de lui faire servir tout de suite à déjeuner, dans le salon. Ensuite, il aurait l’après-midi pour se reposer ou pour sortir, et il ne verrait ces dames que le soir, au dîner. Il se récria, déclara qu’il sortirait, qu’il n’allait certainement pas perdre un après-midi entier. Mais il accepta de déjeuner, car, en effet, il mourait de faim.
Cependant, Pierre dut patienter une grande demi-heure encore. Giacomo, qui le servait sous les ordres de Victorine, était sans hâte. Et celle-ci, pleine de méfiance, ne quitta le voyageur qu’après s’être assurée qu’il ne manquait réellement de rien.
— Ah ! monsieur l’abbé, quelles gens, quel pays ! Vous ne pouvez pas vous en faire la moindre idée. J’y vivrais cent ans, que je ne m’y habituerais pas… Mais la contessina est si belle, si bonne !
Puis, tout en mettant elle-même sur la table une assiette de figues, elle le stupéfia, quand elle ajouta qu’une ville où il n’y avait que des curés ne pouvait pas être une bonne ville. Cette servante incrédule, si active et si gaie, dans ce palais, recommençait à l’effarer.
— Comment ! vous êtes sans religion ?
— Non, non ! monsieur l’abbé, les curés, voyez-vous, ce n’est pas mon affaire. J’en avais déjà connu un, en France, quand j’étais petite. Plus tard, ici, j’en ai trop vu, c’est fini… Oh ! je ne dis pas ça pour Son Éminence, qui est un saint homme digne de tous les respects… Et l’on sait, dans la maison, que je suis une honnête fille : jamais je ne me suis mal conduite. Pourquoi ne me laisserait-on pas tranquille, du moment que j’aime bien mes maîtres et que je fais soigneusement mon service ?
Elle finit par rire franchement.
— Ah ! quand on m’a dit qu’un prêtre allait venir, comme si nous n’en avions déjà pas assez, ça m’a fait d’abord grogner dans les coins… Mais vous m’avez l’air d’un brave jeune homme, je crois que nous nous entendrons à merveille… Je ne sais pas à cause de quoi je vous en raconte si long, peut-être parce que vous venez de France et peut-être aussi parce que la contessina s’intéresse à vous… Enfin, vous m’excusez, n’est-ce pas ? monsieur l’abbé, et croyez-moi, reposez-vous aujourd’hui, ne faites pas la bêtise d’aller courir leur ville, où il n’y a pas des choses si amusantes qu’ils le disent.
Lorsqu’il fut seul, Pierre se sentit brusquement accablé, sous la fatigue accumulée du voyage, accrue encore par la matinée de fièvre enthousiaste qu’il venait de vivre ; et, comme grisé, étourdi par les deux œufs et la côtelette mangés en hâte, il se jeta tout vêtu sur le lit, avec la pensée de se reposer une demi-heure. Il ne s’endormit pas sur-le-champ, il songeait à ces Boccanera, dont il connaissait en partie l’histoire, dont il rêvait la vie intime, dans le grossissement de ses premières surprises, au travers de ce palais désert et silencieux, d’une grandeur si délabrée et si mélancolique. Puis, ses idées se brouillèrent, il glissa au sommeil, parmi tout un peuple d’ombres, les unes tragiques, les autres douces, des faces confuses qui le regardaient de leurs yeux d’énigme, en tournoyant dans l’inconnu.
Les Boccanera avaient compté deux papes, l’un au treizième siècle, l’autre au quinzième ; et c’était de ces deux élus, maîtres tout-puissants, qu’ils tenaient autrefois leur immense fortune, des terres considérables du côté de Viterbe, plusieurs palais dans Rome, des objets d’art à emplir des galeries, un amas d’or à combler des caves. La famille passait pour la plus pieuse du patriciat romain, celle dont la foi brûlait, dont l’épée avait toujours été au service de l’Église ; la plus croyante, mais la plus violente, la plus batailleuse aussi, continuellement en guerre, d’une sauvagerie telle, que la colère des Boccanera était passée en proverbe. Et de là venaient leurs armes, le dragon ailé soufflant des flammes, la devise ardente et farouche, qui jouait sur leur nom : Bocca nera, Alma rossa, bouche noire, âme rouge, la bouche enténébrée d’un rugissement, l’âme flamboyant comme un brasier de foi et d’amour. Des légendes de passions folles, d’actes de justice terribles, couraient encore. On racontait le duel d’Onfredo, le Boccanera qui, vers le milieu du seizième siècle, avait justement fait bâtir le palais actuel, sur l’emplacement d’une antique demeure, démolie. Onfredo, ayant su que sa femme s’était laissé baiser sur les lèvres par le jeune comte Costamagna, le fit enlever un soir, puis amener chez lui, les membres liés de cordes ; et là, dans une grande salle, avant de le délivrer, il le força de se confesser à un moine. Ensuite il coupa les cordes avec un poignard, il renversa les lampes, il cria au comte de garder le poignard et de se défendre. Pendant près d’une heure, dans une obscurité complète, au fond de cette salle encombrée de meubles, les deux hommes se cherchèrent s’évitèrent, s’étreignirent, en se lardant à coups de lame. Et quand on enfonça les portes, on trouva, parmi des mares de sang au travers des tables renversées, des sièges brisés, Costamagna le nez coupé, les cuisses déchiquetées de trente-deux blessures, tandis qu’Onfredo avait perdu deux doigts de la main droite, les épaules trouées comme un crible. Le miracle fut que ni l’un ni l’autre n’en moururent. Cent ans plus tôt, sur cette même rive du Tibre, une Boccanera, une enfant de seize ans à peine, la belle et passionnée Cassia, avait frappé Rome de terreur et d’admiration. Elle aimait Flavio Corradini, le fils d’une famille rivale, exécrée, que son père, le prince Boccanera, lui refusait rudement, et que son frère aîné, Ercole, avait juré de tuer, s’il le surprenait jamais avec elle. Le jeune homme la venait voir en barque, elle le rejoignait par le petit escalier qui descendait au fleuve. Or, Ercole, qui les guettait, sauta un soir dans la barque, planta un couteau en plein cœur de Flavio. Plus tard, on put rétablir les faits, on comprit que Cassia, alors, grondante, folle et désespérée, faisant justice, ne voulant pas elle-même survivre à son amour, s’était jetée sur son frère, avait saisi de la même étreinte irrésistible le meurtrier et la victime, en faisant chavirer la barque. Lorsqu’on avait retrouvé les trois corps, Cassia serrait toujours les deux hommes, écrasait leurs visages l’un contre l’autre, entre ses bras nus, restés d’une blancheur de neige.
Mais c’étaient là des époques disparues. Aujourd’hui, si la foi demeurait, la violence du sang semblait se calmer chez les Boccanera. Leur grande fortune aussi s’en était allée, dans la lente déchéance qui, depuis un siècle, frappe de ruine le patriciat de Rome. Les terres avaient dû être vendues, le palais s’était vidé, tombant peu à peu au train médiocre et bourgeois des temps nouveaux. Eux, du moins, se refusaient obstinément à toute alliance étrangère, glorieux de leur sang romain resté pur. Et la pauvreté n’était rien, ils contentaient là leur orgueil immense, ils vivaient à part, sans une plainte, au fond du silence et de l’ombre où s’achevait leur race. Le prince Ascanio, mort en 1848, avait eu, d’une Corvisieri, quatre enfants : Pio, le cardinal, Serafina, qui ne s’était pas mariée pour demeurer près de son frère ; et, Ernesta n’ayant laissé qu’une fille, il ne restait donc comme héritier mâle, seul continuateur du nom, que le fils d’Onofrio, le jeune prince Dario, âgé de trente ans. Avec lui, s’il mourait sans postérité, les Boccanera, si vivaces, dont l’action avait empli l’histoire, devaient disparaître.
Dès l’enfance, Dario et sa cousine Benedetta s’étaient aimés d’une passion souriante, profonde et naturelle. Ils étaient nés l’un pour l’autre, ils n’imaginaient pas qu’ils pussent être venus au monde pour autre chose que pour être mari et femme, lorsqu’ils seraient en âge de se marier. Le jour où, déjà près de la quarantaine, le prince Onofrio, homme aimable très populaire dans Rome, dépensant son peu de fortune au gré de son cœur, s’était décidé à épouser la fille de la Montefiori, la petite marquise Flavia, dont la beauté superbe de Junon enfant l’avait rendu fou, il était allé habiter la villa Montefiori, la seule richesse, l’unique propriété que ces dames possédaient, du côté de Sainte-Agnès-hors-les-Murs : un vaste jardin, un véritable parc, planté d’arbres centenaires, où la villa elle-même, une assez pauvre construction du dix-septième siècle, tombait en ruine. De mauvais bruits couraient sur ces dames la mère presque déclassée depuis qu’elle était veuve, la fille trop belle, les allures trop conquérantes. Aussi le mariage avait-il été désapprouvé formellement par Serafina, très rigide, et par le frère aîné, Pio, alors seulement camérier secret participant du Saint-Père, chanoine de la Basilique vaticane. Et, seule, Ernesta avait gardé avec son frère, qu’elle adorait pour son charme rieur, des relations suivies ; de sorte que, plus tard, sa meilleure distraction était devenue, chaque semaine, de mener sa fille Benedetta passer toute une journée à la villa Montefiori. Et quelle journée délicieuse pour Benedetta et pour Mario, âgés elle de dix ans, lui de quinze, quelle journée, tendre et fraternelle, au travers de ce jardin si vaste, presque abandonné, avec ses pins parasols, ses buis géants, ses bouquets de chênes verts, dans lesquels on se perdait comme dans une forêt vierge !
Ce fut une âme de passion et de souffrance que la pauvre âme étouffée d’Ernesta. Elle était née avec un besoin de vivre immense, une soif de soleil, d’existence heureuse, libre et active, au plein jour. On la citait pour ses grands yeux clairs, pour l’ovale charmant de son doux visage. Très ignorante, comme toutes les filles de la noblesse romaine, ayant appris le peu qu’elle savait dans un couvent de religieuses françaises, elle avait grandi cloîtrée au fond du noir palais Boccanera, ne connaissant le monde que par la promenade quotidienne qu’elle faisait en voiture, avec sa mère, au Corso et au Pincio. Puis, à vingt-cinq ans, lasse et désolée déjà, elle contracta le mariage habituel, elle épousa le comte Brandini, le dernier-né d’une très noble famille, très nombreuse et pauvre, qui dut venir habiter le palais de la rue Giulia, où toute une aile du second étage fut disposée pour que le jeune ménage s’y installât. Et rien ne fut changé, Ernesta continua de vivre dans la même ombre froide, dans ce passé mort dont elle sentait de plus en plus sur elle le poids, comme une pierre de tombe. C’était d’ailleurs, de part et d’autre, un mariage très honorable. Le comte Brandini passa bientôt pour l’homme le plus sot et le plus orgueilleux de Rome. Il était d’une religion stricte, formaliste et intolérant, et il triompha, lorsqu’il parvint, après des intrigues sans nombre, de sourdes menées qui durèrent dix ans, à se faire nommer grand écuyer de Sa Sainteté. Dès lors, avec sa fonction, il sembla que toute la majesté morne du Vatican entrât dans son ménage. Encore la vie fut-elle possible pour Ernesta, sous Pie IX, jusqu’en 1870 : elle osait ouvrir les fenêtres sur la rue, recevait quelques amies sans se cacher, acceptait des invitations à des fêtes. Mais, lorsque les Italiens eurent conquis Rome et que le pape se déclara prisonnier, ce fut le sépulcre, rue Giulia. On ferma la grande porte, on la verrouilla, on en cloua les battants, en signe de deuil ; et, pendant douze années, on ne passa que par le petit escalier, donnant sur la ruelle. Défense également d’ouvrir les persiennes de la façade. C’était la bouderie, la protestation du monde noir, le palais tombé à une immobilité de mort ; et une réclusion totale, plus de réceptions, de rares ombres, les familiers de donna Serafina, qui, le lundi, se glissaient par la porte étroite, entrebâillée à peine. Alors, pendant ces douze années lugubres, la jeune femme pleura chaque nuit, cette pauvre âme sourdement désespérée agonisa d’être ainsi enterrée vive.
Ernesta avait eu sa fille Benedetta assez tard, à trente-trois ans. D’abord, l’enfant lui fut une distraction. Puis, l’existence réglée la reprit dans son broiement de meule, elle dut mettre la fillette au Sacré-Cœur de la Trinité-des-Monts, chez les religieuses françaises qui l’avaient instruite elle-même. Benedetta en sortit grande fille, à dix-neuf ans, sachant le français et l’orthographe, un peu d’arithmétique, le catéchisme, quelques pages confuses d’histoire. Et la vie des deux femmes avait continué, une vie de gynécée où l’Orient se sent déjà, jamais une sortie avec le mari, avec le père, les journées passées au fond de l’appartement clos, égayées par l’unique, l’éternelle promenade obligatoire, le tour quotidien au Corso et au Pincio. À la maison, l’obéissance restait absolue, le lien de famille gardait une autorité, une force, qui les pliait toutes deux sous la volonté du comte, sans révolte possible, et, à cette volonté, s’ajoutait celle de donna Serafina et du cardinal, sévères défenseurs des vieilles coutumes. Depuis que le pape ne sortait plus dans Rome, la charge de grand écuyer laissait des loisirs au comte, car les écuries se trouvaient singulièrement réduites ; mais il n’en faisait pas moins au Vatican son service, simplement d’apparat, avec un déploiement de zèle dévot, comme une protestation continue contre la monarchie usurpatrice installée au Quirinal. Benedetta venait d’avoir vingt ans, lorsque son père rentra, un soir, d’une cérémonie à Saint-Pierre, toussant et frissonnant. Huit jours après, il mourait, emporté par une fluxion de poitrine. Et, au milieu de leur deuil, ce fut une délivrance inavouée pour les deux femmes, qui se sentirent libres.
Dès ce moment, Ernesta n’eut plus qu’une pensée, sauver sa fille de cette affreuse existence murée, ensevelie. Elle s’était trop ennuyée, il n’était plus temps pour elle de renaître, mais elle ne voulait pas que Benedetta vécût à son tour une vie contre nature dans une tombe volontaire. D’ailleurs, une lassitude, une révolte pareilles se montraient chez quelques familles patriciennes, qui, après la bouderie des premiers temps, commençaient à se rapprocher du Quirinal. Pourquoi les enfants, avides d’action, de liberté et de grand soleil, auraient-ils épousé éternellement la querelle des pères ? Et, sans qu’une réconciliation pût se produire entre le monde noir et le monde blanc, des nuances se fondaient déjà, des alliances imprévues avaient lieu. La question politique laissait Ernesta indifférente ; elle l’ignorait même ; mais ce qu’elle désirait avec passion, c’était que sa race sortît enfin de cet exécrable sépulcre, de ce palais Boccanera, noir, muet, où ses joies de femme s’étaient glacées d’une mort si longue. Elle avait trop souffert dans son cœur de jeune fille, d’amante et d’épouse, elle cédait à la colère de sa destinée manquée, perdue en une imbécile résignation. Et le choix d’un nouveau confesseur, à cette époque, influa encore sur sa volonté ; car elle était restée très religieuse, pratiquante docile aux conseils de son directeur. Pour se libérer davantage elle venait de quitter le père jésuite choisi par son mari lui-même et elle avait pris l’abbé Pisoni, le curé d’une petite église voisine Sainte-Brigitte, sur la place Farnèse. C’était un homme de cinquante ans, très doux et très bon, d’une charité rare en pays romain, dont l’archéologie, la passion des vieilles pierres, avait fait un ardent patriote. On racontait que, si humble qu’il fût, il avait à plusieurs reprises servi d’intermédiaire entre le Vatican et le Quirinal, dans des affaires délicates, et, devenu aussi le confesseur de Benedetta, il aimait à entretenir la mère et la fille de la grandeur de l’unité italienne, de la domination triomphale de l’Italie, le jour où le pape et le roi s’entendraient.
Benedetta et Dario s’aimaient comme au premier jour, sans hâte, de cet amour fort et tranquille des amants qui se savent l’un à l’autre. Mais il arriva, alors, qu’Ernesta se jeta entre eux, s’opposa obstinément au mariage. Non, non, pas Dario ! pas ce cousin, le dernier du nom, qui enfermerait lui aussi sa femme dans le noir tombeau du palais Boccanera ! Ce serait l’ensevelissement continué, la ruine aggravée, la même misère orgueilleuse, l’éternelle bouderie qui déprime et endort. Elle connaissait bien le jeune homme, le savait égoïste et affaibli, incapable de penser et d’agir, destiné à enterrer sa race en souriant, à laisser crouler les dernières pierres de la maison sur sa tête, sans tenter un effort pour fonder une famille nouvelle ; et ce qu’elle voulait, c’était une fortune autre, son enfant renouvelée, enrichie, s’épanouissant à la vie des vainqueurs et des puissants de demain. Dès ce moment, la mère ne cessa de s’entêter à faire le bonheur de sa fille malgré elle, lui disant ses larmes, la suppliant de ne pas recommencer sa déplorable histoire. Cependant, elle aurait échoué, contre la volonté paisible de la jeune fille qui s’était donnée à jamais, si des circonstances particulières ne l’avaient mise en rapport avec le gendre qu’elle rêvait. Justement, à la villa Montefiori, où Benedetta et Dario s’étaient engagés, elle fit la rencontre du comte Prada, le fils d’Orlando, un des héros de l’unité italienne. Venu de Milan à Rome, avec son père, à l’âge de dix-huit ans, lors de l’occupation, il était entré d’abord au ministère des Finances, comme simple employé, tandis que le vieux brave, nommé sénateur, vivait petitement d’une modeste rente, l’épave dernière d’une fortune mangée au service de la patrie. Mais, chez le jeune homme, la belle folie guerrière de l’ancien compagnon de Garibaldi s’était tournée en un furieux appétit de butin, au lendemain de la victoire et il était devenu un des vrais conquérants de Rome, un des hommes de proie qui dépeçaient et dévoraient la ville. Lancé dans d’énormes spéculations sur les terrains, déjà riche, à ce qu’on racontait, il venait de se lier avec le prince Onofrio, qu’il avait affolé, en lui soufflant l’idée de vendre le grand parc de la villa Montefiori, pour y construire tout un quartier neuf. D’autres affirmaient qu’il était l’amant de la princesse, la belle Flavia, plus âgée que lui de neuf ans, superbe encore. Et il y avait en effet, chez lui, une violence de désir, un besoin de curée dans la conquête, qui lui ôtait tout scrupule devant le bien et la femme des autres. Dès la première rencontre, il voulut Benedetta. Celle-ci, il ne pouvait l’avoir comme maîtresse, elle n’était qu’à épouser ; et il n’hésita pas un instant, il rompit net avec Flavia, brusquement affamé de cette pure virginité, de ce vieux sang patricien qui coulait dans un corps si adorablement jeune. Quand il eut compris qu’Ernesta, la mère, était pour lui, il demanda la main de la fille, certain de vaincre. Ce fut une grande surprise, car il avait une quinzaine d’années de plus qu’elle ; mais il était comte, il portait un nom déjà historique, il entassait les millions, bien vu au Quirinal, en passe de toutes les chances. Rome entière se passionna.
Jamais ensuite Benedetta ne s’était expliqué comment elle avait pu finir par consentir. Six mois plus tôt, six mois plus tard, certainement, un pareil mariage ne se serait pas conclu, devant l’effroyable scandale soulevé dans le monde noir. Une Boccanera, la dernière de cette antique race papale, donnée à un Prada, à un des spoliateurs de l’Église ! Et il avait fallu que ce projet fou tombât à une heure particulière et brève, au moment où un rapprochement suprême était tenté entre le Vatican et le Quirinal. Le bruit courait que l’entente allait se faire enfin, que le roi consentait à reconnaître au pape la propriété souveraine de la cité Léonine et d’une étroite bande de territoire, allant jusqu’à la mer. Dès lors, le mariage de Benedetta et de Prada ne devenait-il pas comme le symbole de l’union, de la réconciliation nationale ? Cette belle enfant, le lis pur du monde noir, n’était-il pas l’holocauste consenti, le gage accordé au monde blanc ? Pendant quinze jours, on ne causa pas d’autre chose, et l’on discutait, on s’attendrissait, on espérait. La jeune fille, elle, n’entrait guère dans ces raisons, n’écoutant que son cœur, dont elle ne pouvait disposer, puisqu’elle l’avait donné déjà. Mais, du matin au soir, elle avait à subir les prières de sa mère, qui la suppliait de ne pas refuser la fortune, la vie qui s’offrait. Surtout elle était travaillée par les conseils de son confesseur, le bon abbé Pisoni, dont le zèle patriotique éclatait en cette circonstance : il pesait sur elle de toute sa foi aux destinées chrétiennes de l’Italie, il remerciait la Providence d’avoir choisi une de ses ouailles pour hâter un accord qui devait faire triompher Dieu dans le monde entier. Et, à coup sûr, l’influence de son confesseur fut une des causes décisives qui la déterminèrent, car elle était très pieuse, très dévote particulièrement à une madone, dont elle allait adorer l’image chaque dimanche, dans la petite église de la place Farnèse. Un fait la frappa beaucoup, l’abbé Pisoni lui raconta que la gamme de la lampe qui brûlait devant l’image, devenait blanche, chaque fois qu’il s’agenouillait lui-même, en suppliant la Vierge de conseiller le mariage rédempteur à sa pénitente. Ainsi agirent des forces supérieures ; et elle cédait par obéissance à sa mère, que le cardinal et donna Serafina avaient combattue, puis qu’ils laissèrent faire à son gré, lorsque la question religieuse intervint. Elle avait grandi dans une pureté, dans une ignorance absolue, ne sachant rien d’elle-même, si fermée à la vie, que le mariage avec un autre que Dario était simplement la rupture d’une longue promesse d’existence commune, sans l’arrachement physique de sa chair et de son cœur. Elle pleura beaucoup, et elle épousa Prada, en un jour d’abandon, ne trouvant pas la volonté de résister aux siens et à tout le monde, consommant une union dont Rome entière était devenue complice.
Et alors, le soir même des noces, ce fut le coup de foudre. Prada, le Piémontais, l’Italien du Nord et de la conquête, montra-t-il la brutalité de l’envahisseur, voulut-il traiter sa femme comme il avait traité la ville, en maître impatient de se contenter ? Ou bien la révélation de l’acte fut-elle seulement imprévue pour Benedetta, trop salissante de la part d’un homme qu’elle n’aimait pas et qu’elle ne put se résigner à subir ? Jamais elle ne s’expliqua clairement. Mais elle ferma violemment la porte de sa chambre, la verrouilla, refusa avec obstination de la rouvrir à son mari. Pendant un mois, il dut y avoir des tentatives furieuses de Prada, que cet obstacle à sa passion affolait. Il était outragé, il saignait dans son orgueil et dans son désir, jurait de dompter sa femme, comme on dompte une jument indocile, à coups de cravache. Et toute cette rage sensuelle d’homme fort se brisait contre l’indomptable volonté qui avait poussé en un soir, sous le front étroit et charmant de Benedetta. Les Boccanera s’étaient réveillés en elle : tranquillement, elle ne voulait pas ; et rien au monde, pas même la mort, ne l’aurait forcée à vouloir. Puis, c’était chez elle, devant cette brusque connaissance de l’amour, un retour à Dario, une certitude qu’elle devait donner son corps à lui seul, puisque à lui seul elle l’avait promis. Le jeune homme, depuis le mariage qu’il avait dû accepter comme un deuil, voyageait en France. Elle ne s’en cacha même pas, lui écrivit de revenir, s’engagea de nouveau à ne jamais appartenir à un autre. D’ailleurs, sa dévotion avait grandi encore, cet entêtement de garder sa virginité à l’amant choisi se mêlait, dans son culte, à une pensée de fidélité à Jésus. Un cœur ardent de grande amoureuse s’était révélé en elle, prêt au martyre pour la foi jurée. Et quand sa mère, désespérée, la suppliait à mains jointes de se résigner au devoir conjugal, elle répondait qu’elle ne devait rien, puisqu’elle ne savait rien en se mariant. Du reste, les temps changeaient, l’accord avait échoué entre le Vatican et le Quirinal, à ce point, que les journaux des deux partis venaient de reprendre, avec une violence nouvelle, leur campagne d’outrages ; et ce mariage triomphal auquel tout le monde avait travaillé, comme à un gage de paix, croulait dans la débâcle, n’était plus qu’une ruine ajoutée à tant d’autres.
Ernesta en mourut. Elle s’était trompée, son existence manquée d’épouse sans joie aboutissait à cette suprême erreur de la mère. Le pis était qu’elle restait seule, sous l’entière responsabilité du désastre, car son frère, le cardinal, et sa sœur, donna Serafina, l’accablaient de reproches. Pour se consoler, elle n’avait que le désespoir de l’abbé Pisoni, doublement frappé, par la perte de ses espérances patriotiques et par le regret d’avoir travaillé à une telle catastrophe. Et, un matin, on trouva Ernesta, toute froide et blanche dans son lit. On parla d’une rupture au cœur ; mais le chagrin avait pu suffire, elle souffrait affreusement, discrètement, sans se plaindre, comme elle avait souffert toute sa vie. Il y avait déjà près d’un an que Benedetta était mariée, se refusant à son mari, mais ne voulant pas quitter le domicile conjugal, pour éviter à sa mère le coup terrible d’un scandale public. Sa tante Serafina agissait pourtant sur elle, en lui donnant l’espoir d’une annulation de mariage possible, si elle allait se jeter aux genoux du Saint-Père ; et elle finissait par la convaincre, depuis que, cédant elle-même à de certains conseils, elle lui avait donné pour directeur son propre confesseur, le père jésuite Lorenza, en remplacement de l’abbé Pisoni. Ce père jésuite, âgé de trente-cinq ans à peine, était un homme grave et aimable, aux yeux clairs, d’une grande force dans la persuasion. Benedetta ne se décida qu’au lendemain de la mort de sa mère, et seulement alors elle revint habiter, au palais Boccanera, l’appartement où elle était née, où sa mère venait de s’éteindre. Tout de suite, d’ailleurs, le procès en annulation de mariage fut porté, pour une première instruction, devant le cardinal-vicaire, chargé du diocèse de Rome. On racontait que la contessina ne s’y était décidée qu’après avoir obtenu une audience secrète du pape, qui lui avait témoigné la plus encourageante sympathie. Le comte Prada parlait d’abord de forcer judiciairement sa femme à réintégrer le domicile conjugal. Puis, supplié par son père, le vieil Orlando, que cette affaire désolait, il se contenta d’accepter le débat devant l’autorité ecclésiastique, exaspéré surtout de ce que la demanderesse alléguait que le mariage n’avait pas été consommé, par suite d’impuissance du mari. C’est un des motifs les plus nets, acceptés comme valables en cour de Rome. Dans son mémoire, l’avocat consistorial Morano, une des autorités du barreau romain, négligeait simplement de dire que cette impuissance avait pour cause unique la résistance de la femme ; et tout un débat se livrait sur ce point délicat, si scabreux, que la vérité semblait impossible à faire : on donnait, de part et d’autre, des détails intimes en latin, on produisait des témoins, des amis, des domestiques, ayant assisté à des scènes, racontant la cohabitation d’une année. Enfin, la pièce la plus décisive était un certificat, signé par deux sages-femmes, qui, après examen, concluaient à la virginité intacte de la jeune fille. Le cardinal-vicaire, agissant comme évêque de Rome, avait donc déféré le procès à la congrégation du Concile, ce qui était pour Benedetta un premier succès, et les choses en étaient là, elle attendait que la congrégation se prononçât définitivement, avec l’espoir que l’annulation religieuse du mariage serait ensuite un argument irrésistible pour obtenir le divorce devant les tribunaux civils. Dans l’appartement glacial où sa mère Ernesta, soumise et désespérée, venait de mourir, la contessina avait repris sa vie de jeune fille et se montrait très calme, très forte en sa passion, ayant juré de ne se donner à personne autre qu’à Dario, et de ne se donner à lui que le jour où un prêtre les aurait saintement unis devant Dieu.
Justement, Dario, lui aussi, était venu habiter le palais Boccanera, six mois plus tôt, à la suite de la mort de son père et de toute une catastrophe qui l’avait ruiné. Le prince Onofrio, après avoir, sur le conseil de Prada, vendu la villa Montefiori dix millions à une compagnie financière, s’était laissé prendre à la fièvre de spéculation qui brûlait Rome, au lieu de garder ses dix millions en poche, sagement ; si bien qu’il s’était mis à jouer, en rachetant ses propres terrains, et qu’il avait fini par tout perdre, dans le krach formidable où s’engloutissait la fortune de la ville entière. Totalement ruiné, endetté même, le prince n’en continuait pas moins ses promenades au Corso de bel homme souriant et populaire, lorsqu’il était mort accidentellement, des suites d’une chute de cheval ; et, onze mois plus tard, sa veuve, la toujours belle Flavia, qui s’était arrangée pour repêcher dans le désastre une villa moderne et quarante mille francs de rente, avait épousé un homme magnifique, son cadet de dix ans, un Suisse nommé Jules Laporte, ancien sergent de la garde du Saint-Père, ensuite courtier marron d’un commerce de reliques, aujourd’hui marquis Montefiori, ayant conquis le titre en conquérant la femme, par un bref spécial du pape. La princesse Boccanera était redevenue la marquise Montefiori. Et c’était alors que, blessé, le cardinal Boccanera avait exigé que son neveu Dario vînt occuper, près de lui, un petit appartement, au premier étage du palais. Dans le cœur du saint homme, qui semblait mort au monde, l’orgueil du nom demeurait, une tendresse pour ce frêle garçon, le dernier de la race, le seul par qui la vieille souche pût reverdir. Il ne se montrait d’ailleurs pas hostile au mariage avec Benedetta, qu’il aimait aussi d’une affection paternelle, si fier et si hautement convaincu de leur piété, en les prenant tous les deux près de lui, qu’il dédaignait les bruits abominables que les amis du comte Prada, dans le monde blanc, faisaient courir, depuis la réunion du cousin et de la cousine sous le même toit. Donna Serafina gardait Benedetta, comme lui-même gardait Dario, et dans le silence, dans l’ombre du vaste palais désert, ensanglanté autrefois par tant de violences tragiques, il n’y avait plus qu’eux quatre, avec leurs passions maintenant assoupies, derniers vivants d’un monde qui croulait, au seuil d’un monde nouveau.
Lorsque, brusquement, l’abbé Pierre Froment se réveilla, la tête lourde de rêves pénibles, il fut désolé de voir que le jour tombait. Sa montre, qu’il se hâta de consulter, marquait six heures. Lui qui comptait se reposer une heure au plus, en avait dormi près de sept, dans un accablement invincible. Et, même éveillé, il restait sur le lit, brisé, comme vaincu déjà avant d’avoir combattu. Pourquoi donc cette prostration, ce découragement sans cause, ce frisson de doute, venu il ne savait d’où, pendant son sommeil, et qui abattait son jeune enthousiasme du matin ? Les Boccanera étaient-ils liés à cette faiblesse soudaine de son âme ? Il avait entrevu, dans le noir de ses rêves, des figures si troubles, si inquiétantes, et son angoisse continuait, il les évoquait encore, effaré de se réveiller ainsi au fond d’une chambre ignorée, pris du malaise de l’inconnu. Les choses ne lui semblaient plus raisonnables, il ne s’expliquait pas comment c’était Benedetta qui avait écrit au vicomte Philibert de la Choue pour le charger de lui apprendre que son livre était dénoncé à la congrégation de l’Index ; et quel intérêt elle pouvait avoir à ce que l’auteur vînt se défendre à Rome ; et dans quel but elle avait poussé l’amabilité jusqu’à vouloir qu’il descendit chez eux. Sa stupeur, en somme, était d’être là, étranger, sur ce lit, dans cette pièce, dans ce palais dont il entendait autour de lui le grand silence de mort. Les membres anéantis, le cerveau comme vide, il avait une brusque lucidité, il comprenait que des choses lui échappaient, que toute une complication devait se cacher sous l’apparente simplicité des faits. Mais ce ne fut qu’une lueur, le soupçon s’effaça, et il se leva violemment, il se secoua, en accusant le triste crépuscule d’être la cause unique de ce frisson et de cette désespérance, dont il avait honte.
Pierre, alors, pour se remuer, se mit à examiner les deux pièces. Elles étaient meublées d’acajou, simplement, presque pauvrement, des meubles dépareillés, datant du commencement du siècle. Le lit n’avait pas de tentures, ni les fenêtres, ni les portes. Par terre, sur le carreau nu, passé au rouge et ciré, des petits tapis de pied s’alignaient seuls devant les sièges. Et il finit par se rappeler, en face de cette nudité et de cette froideur bourgeoises, la chambre où il avait couché, enfant, à Versailles, chez sa grand-mère, qui avait tenu là un petit commerce de mercerie, sous Louis-Philippe. Mais, à un mur de la chambre, devant le lit, un ancien tableau l’intéressa, parmi des gravures enfantines et sans valeur. C’était, à peine éclairée par le jour mourant, une figure de femme, assise sur un soubassement de pierre, au seuil d’un grand et sévère logis, dont on semblait l’avoir chassée. Les deux battants de bronze venaient de se refermer à jamais, et elle demeurait là, drapée dans une simple toile blanche, tandis que des vêtements épars, lancés rudement, au hasard, traînaient sur les épaisses marches de granit. Elle avait les pieds nus, les bras nus, la face entre ses mains convulsées de douleur, une face qu’on ne voyait pas, que les ondes d’une admirable chevelure noyait, voilait d’or fauve. Quelle douleur sans nom, quelle honte affreuse, quel abandon exécrable cachait-elle ainsi, cette rejetée, cette obstinée d’amour, dont on rêvait sans fin l’histoire, d’un cœur éperdu ? On la sentait adorablement jeune et belle, dans sa misère, dans ce lambeau de linge drapé à ses épaules ; mais le reste d’elle appartenait au mystère, et sa passion, et peut-être son infortune, et sa faute peut-être. À moins qu’elle ne fût là seulement le symbole de tout ce qui frissonne et pleure, sans visage, devant la porte éternellement close de l’invisible. Longtemps il la regarda, si bien qu’il s’imagina enfin distinguer son profil, d’une souffrance, d’une pureté divines. Ce n’était qu’une illusion, le tableau avait beaucoup souffert, noirci, délaissé, et il se demandait de quel maître inconnu pouvait bien être ce panneau, pour l’émouvoir à ce point. Sur le mur d’à côté, une Vierge, une mauvaise copie d’une toile du dix-huitième siècle, l’irrita par la banalité de son sourire.
Le jour tombait de plus en plus, et Pierre ouvrit la fenêtre du salon, s’accouda. En face de lui, sur l’autre rive du Tibre, se dressait le Janicule, le mont d’où il avait vu Rome, le matin. Mais ce n’était plus, à cette heure trouble, la ville de jeunesse et de rêve, envolée dans le soleil matinal. La nuit pleuvait en une cendre grise, l’horizon se noyait, indistinct et morne. Là-bas, à gauche, il devinait de nouveau le Palatin, par-dessus les toits ; et, à droite, là-bas, c’était toujours le dôme de Saint-Pierre, couleur d’ardoise, sur le ciel de plomb ; tandis que derrière lui, le Quirinal, qu’il ne pouvait voir, devait sombrer lui aussi sous la brume. Quelques minutes se passèrent, et tout se brouilla encore, il sentit Rome s’évanouir, s’effacer dans son immensité, qu’il ignorait. Son doute et son inquiétude sans cause le reprirent, si douloureusement, qu’il ne put rester à la fenêtre davantage ; il la referma, alla s’asseoir, laissa les ténèbres le submerger, d’un flot d’infinie tristesse. Et sa rêverie désespérée ne prit fin que lorsque la porte s’ouvrit doucement et que la clarté d’une lampe égaya la pièce.
C’était Victorine qui entrait avec précaution, en apportant de la lumière.
— Ah ! monsieur l’abbé, vous voici debout. J’étais venue vers quatre heures ; mais je vous ai laissé dormir. Et vous avez joliment bien fait de dormir à votre contentement.
Puis, comme il se plaignait d’être courbaturé et frissonnant, elle s’inquiéta.
— N’allez pas prendre leurs vilaines fièvres ! Vous savez que le voisinage de leur rivière n’est pas sain. Don Vigilio, le secrétaire de Son Eminence, les a, les fièvres, et je vous assure que ce n’est pas drôle.
Aussi lui conseilla-t-elle de ne pas descendre et de se recoucher. Elle l’excuserait auprès de la princesse et de la contessina. Il finit par la laisser dire et faire, car il était hors d’état d’avoir une volonté. Sur son conseil, il dîna pourtant, il prit un potage, une aile de poulet et des confitures, que Giacomo, le valet, lui monta. Et cela lui fit grand bien, il se sentit comme réparé, à ce point qu’il refusa de se mettre au lit et qu’il voulut absolument remercier ces dames, le soir même, de leur aimable hospitalité. Puisque donna Serafina recevait le lundi, il se présenterait.
— Bon, bon ! approuva Victorine. Du moment que vous allez bien, ça vous distraira… Le mieux est que don Vigilio, votre voisin, entre vous prendre à neuf heures et qu’il vous accompagne. Attendez-le.
Pierre venait de se laver et de passer sa soutane neuve, lorsque, à neuf heures précises, un coup discret fut frappé à la porte. Un petit prêtre se présenta, âgé de trente ans à peine, maigre et débile, la face longue et ravagée, couleur de safran. Depuis deux années, des crises de fièvre, chaque jour, à la même heure, le dévoraient. Mais, dans sa face jaunie, ses yeux noirs, quand il oubliait de les éteindre, brûlaient, embrasés par son âme de feu.
Il fit une révérence et dit simplement en un français très pur :
— Don Vigilio, monsieur l’abbé, est entièrement à votre service… Si vous voulez bien que nous descendions ?
Alors, Pierre le suivit, en le remerciant. Don Vigilio, d’ailleurs, ne parla plus, se contenta de répondre par des sourires. Ils avaient descendu le petit escalier, ils se trouvèrent au second étage, sur le vaste palier du grand escalier d’honneur. Et Pierre restait surpris et attristé du faible éclairage, de loin en loin des becs de gaz d’hôtel garni louche, dont les taches jaunes étoilaient à peine les profondes ténèbres des hauts couloirs sans fin. C’était gigantesque et funèbre. Même sur le palier, où s’ouvrait la porte de l’appartement de donna Serafina, en face de celle qui conduisait chez sa nièce, rien n’indiquait qu’il pût y avoir réception, ce soir-là. La porte restait close, pas un bruit ne sortait des pièces, dans le silence de mort montant du palais entier. Et ce fut don Vigilio, qui, après une nouvelle révérence, tourna discrètement le bouton, sans sonner.
Une seule lampe à pétrole, posée sur une table, éclairait l’antichambre, une large pièce aux murs nus, peints à fresque d’une tenture rouge et or, drapée régulièrement tout autour, à l’antique. Sur les chaises, quelques paletots d’homme, deux manteaux de femme, étaient jetés ; tandis que les chapeaux encombraient une console. Un domestique, assis, le dos au mur, sommeillait.
Mais, comme don Vigilio s’effaçait pour le laisser entrer dans un premier salon, une pièce tendue de brocatelle rouge, à demi obscure et qu’il croyait vide, Pierre se trouva en face d’une apparition noire, une femme vêtue de noir, dont il ne put distinguer les traits d’abord. Il entendit heureusement son compagnon qui disait, en s’inclinant :
— Contessina, j’ai l’honneur de vous présenter monsieur l’abbé Pierre Froment, arrivé de France ce matin.
Et il demeura un instant seul avec Benedetta, au milieu de ce salon désert, dans la lueur dormante de deux lampes voilées de dentelle. Mais, à présent, un bruit de voix venait du salon voisin, un grand salon dont la porte, ouverte à deux battants, découpait un carré de clarté plus vive.
Tout de suite la jeune femme s’était montrée accueillante, avec une parfaite simplicité.
— Ah ! monsieur l’abbé, je suis heureuse de vous voir. J’ai craint que votre indisposition ne fût grave. Vous voilà tout à fait remis n’est-ce pas ?
Il l’écoutait, séduit par sa voix lente, légèrement grasse, où toute une passion contenue semblait passer dans beaucoup de sage raison. Et il la voyait enfin, avec ses cheveux si lourds et si bruns, sa peau si blanche, d’une blancheur d’ivoire. Elle avait la face ronde, les lèvres un peu fortes, le nez très fin, des traits d’une délicatesse d’enfance. Mais c’étaient surtout les yeux, chez elle, qui vivaient, des yeux immenses, d’une infinie profondeur, où personne n’était certain de lire. Dormait-elle ? Rêvait-elle ? Cachait-elle la tension ardente des grandes saintes et des grandes amoureuses, sous l’immobilité de son visage ? Si blanche, si jeune, si calme, elle avait des mouvements harmonieux, toute une allure très réfléchie, très noble et rythmique. Et, aux oreilles, elle portait deux grosses perles, d’une pureté admirable, des perles qui venaient d’un collier célèbre de sa mère, et que Rome entière connaissait.
Pierre s’excusa, remercia.
— Madame, je suis confus, j’aurais voulu dès ce matin vous dire combien j’étais touché de votre bonté trop grande.
Il avait hésité à l’appeler madame, en se rappelant le motif allégué dans son instance en nullité de mariage. Mais, évidemment, tout le monde l’appelait ainsi. Son visage, d’ailleurs, était resté tranquille et bienveillant, et elle voulut le mettre à son aise.
— Vous êtes chez vous, monsieur l’abbé. Il suffit que notre parent, monsieur de la Choue, vous aime et s’intéresse à votre œuvre. Vous savez que j’ai pour lui une grande affection…
Sa voix s’embarrassa un peu, elle venait de comprendre qu’elle devait parler du livre, la seule cause du voyage et de l’hospitalité offerte.
— Oui, c’est le vicomte qui m’a envoyé votre livre. Je l’ai lu, je l’ai trouvé très beau. Il m’a troublée. Mais je ne suis qu’une ignorante, je n’ai certainement pas tout compris, et il faudra que nous en causions, vous m’expliquerez vos idées, n’est-ce pas, monsieur l’abbé ?
Dans ses grands yeux clairs, qui ne savaient pas mentir, il lut alors la surprise, l’émoi d’une âme d’enfant, mise en présence d’inquiétants problèmes qu’elle n’avait jamais soulevés. Ce n’était donc pas elle qui s’était prise de passion, qui avait voulu l’avoir près d’elle, pour le soutenir, pour être de sa victoire ? Il soupçonna de nouveau, et très nettement cette fois, une influence secrète, quelqu’un dont la main menait tout, vers un but ignoré. Mais il était charmé de tant de simplicité et de franchise, chez une créature si belle, si jeune et si noble ; et il se donnait à elle, dès ces quelques mots échangés. Il allait lui dire qu’elle pouvait disposer de lui, entièrement, lorsqu’il fut interrompu par l’arrivée d’une autre femme, également vêtue de noir, dont la haute et mince taille se détacha durement dans le cadre lumineux de la porte grande ouverte du salon voisin.
— Eh bien ! Benedetta, as-tu dit à Giacomo de monter voir ? Don Vigilio vient de descendre, et il est seul. C’est inconvenant.
— Mais non, ma tante, monsieur l’abbé est ici.
Et elle se hâta de les présenter l’un à l’autre.
— Monsieur l’abbé Pierre Froment… La princesse Boccanera.
Il y eut des saluts cérémonieux. Elle devait toucher à la soixantaine, et elle se serrait tellement, qu’on l’eût prise, par-derrière, pour une jeune femme. C’était d’ailleurs sa coquetterie dernière, les cheveux tout blancs, épais et rudes encore, n’ayant gardé de noirs que les sourcils, dans sa face longue aux larges plis, plantée du grand nez volontaire de la famille. Elle n’avait jamais été belle, et elle était restée fille, blessée mortellement du choix du comte Brandini qui avait voulu Ernesta, sa cadette, résolue dès lors à mettre ses joies dans l’unique satisfaction de l’orgueil héréditaire du nom qu’elle portait. Les Boccanera avaient déjà compté deux papes, et elle espérait bien ne pas mourir avant que son frère le cardinal fût le troisième. Elle s’était faite sa femme de charge secrète, elle ne l’avait pas quitté, veillant sur lui, le conseillant, menant la maison souverainement, accomplissant des miracles pour cacher la ruine lente qui en faisait crouler les plafonds sur leurs têtes. Si, depuis trente ans, elle recevait chaque lundi quelques intimes, tous du Vatican, c’était par haute politique, pour rester le salon du monde noir, une force et une menace.
Aussi Pierre devina-t-il à son accueil combien peu il pesait devant elle, petit prêtre étranger qui n’était pas même prélat. Et cela l’étonnait encore, posait de nouveau la question obscure : pourquoi l’avait-on invité, que venait-il faire dans ce monde fermé aux humbles ? Il la savait d’une austérité de dévotion extrême, il crut finir par comprendre qu’elle le recevait seulement par égard pour le vicomte ; car, à son tour, elle ne trouva que cette phrase :
— Nous sommes si heureuses d’avoir de bonnes nouvelles de monsieur de la Choue ! Il y a deux ans, il nous a amené un si beau pèlerinage !
Elle passa la première, elle introduisit enfin le jeune prêtre dans le salon voisin. C’était une vaste pièce carrée, tendue de vieille brocatelle jaune, à grandes fleurs Louis XIV. Le plafond, très élevé, avait un revêtement merveilleux de bois sculpté et peint, des caissons à rosaces d’or. Mais le mobilier était disparate. De hautes glaces, deux superbes consoles dorées, quelques beaux fauteuils du dix-septième siècle ; puis, le reste lamentable, un lourd guéridon Empire tombé on ne savait d’où, des choses hétéroclites venues de quelque bazar, des photographies affreuses, traînant sur les marbres précieux des consoles. Il n’y avait là aucun objet d’art intéressant. Aux murs, d’anciens tableaux médiocres ; excepté un primitif inconnu et délicieux, une Visitation du quatorzième siècle, la Vierge toute petite, d’une délicatesse pure d’enfant de dix ans, tandis que l’Ange, immense, superbe, l’inondait du flot d’amour éclatant et surhumain ; et, en face, un antique portrait de famille, celui d’une jeune fille très belle, coiffée d’un turban, que l’on croyait être le portrait de Cassia Boccanera, l’amoureuse et la justicière, qui s’était jetée au Tibre avec son frère, Ercole, et le cadavre de son amant, Flavio Corradini. Quatre lampes éclairaient, d’une grande lueur calme, la pièce fanée, comme jaunie d’un mélancolique coucher de soleil, grave, vide et nue, sans un bouquet de fleurs.
Tout de suite, donna Serafina présenta Pierre d’un mot, et dans le silence, dans l’arrêt brusque des conversations, il sentit les regards qui se fixaient sur lui, comme sur une curiosité promise et attendue. Il y avait là une dizaine de personnes au plus, parmi lesquelles Dario, debout, causant avec la petite princesse Celia Buongiovanni, amenée par une vieille parente, qui entretenait à demi-voix un prélat, monsignor Nani, tous deux assis dans un coin d’ombre. Mais Pierre venait surtout d’être frappé par le nom de l’avocat consistorial Morano, dont le vicomte, en l’envoyant à Rome, avait cru devoir lui expliquer la situation particulière dans la maison, afin de lui éviter des fautes. Depuis trente ans, Morano était l’ami de donna Serafina. Cette liaison, autrefois coupable, car l’avocat avait femme et enfants, était devenue, après son veuvage, et surtout avec le temps, une liaison excusée, acceptée par tous, une sorte de ces vieux ménages naturels que la tolérance mondaine consacre. Tous les deux, très dévots, s’étaient certainement assuré les indulgences nécessaires. Et Morano se trouvait là, à la place qu’il occupait depuis plus d’un quart de siècle, au coin de la cheminée, bien que le feu de l’hiver n’y fût pas allumé encore. Et, lorsque donna Serafina eut rempli son devoir de maîtresse de maison, elle reprit elle-même sa place, à l’autre coin de la cheminée, en face de lui.
Alors, tandis que Pierre s’asseyait, près de don Vigilio, silencieux et discret sur une chaise, Dario continua plus haut l’histoire qu’il contait à Celia. Il était joli homme, de taille moyenne, svelte et élégant, portant toute sa barbe brune et très soignée, avec la face longue, le nez fort des Boccanera, mais les traits adoucis, comme amollis par le séculaire appauvrissement du sang.
— Oh ! une beauté, répéta-t-il avec emphase, une beauté étonnante !
— Qui donc ? demanda Benedetta, en les rejoignant.
Celia, qui ressemblait à la petite Vierge du primitif, accroché au-dessus de sa tête, s’était mise à rire.
— Mais, chère, une pauvre fille, une ouvrière, que Dario a vue aujourd’hui.
Et Dario dut recommencer son récit. Il passait dans une étroite rue, du côté de la place Navone, quand il avait aperçu, sur les marches d’un perron, une belle et forte fille de vingt ans, effondrée, qui pleurait à gros sanglots. Touché surtout de sa beauté, il s’était approché d’elle, avait fini par comprendre qu’elle travaillait dans la maison, une fabrique de perles de cire, mais que le chômage était venu, que l’atelier venait de fermer, et qu’elle n’osait rentrer chez ses parents, tellement la misère y était grande. Sous le déluge de ses larmes, elle levait sur lui des yeux si beaux, qu’il avait fini par tirer de sa poche quelque argent. Et elle s’était levée d’un bond, toute rouge et confuse, se cachant les mains dans sa jupe, ne voulant rien prendre, disant qu’il pouvait la suivre, s’il voulait, et qu’il donnerait ça à sa mère. Puis, elle avait filé vivement, vers le pont Saint-Ange.
— Oh ! une beauté, répéta-t-il d’un air d’extase, une beauté magnifique !… Plus grande que moi, mince encore dans sa force, avec une gorge de déesse ! Une vraie antique, une Vénus à vingt ans, le menton un peu fort, la bouche et le nez d’une correction de dessin parfaite, les yeux, ah ! les yeux si purs, si larges !… Et nu-tête, coiffée d’un casque de lourds cheveux noirs, la face éclatante, comme dorée d’un coup de soleil !
Tous s’étaient mis à écouter, ravis, dans cette passion de la beauté que, malgré tout, Rome garde au cœur.
— Elles deviennent bien rares, ces belles filles du peuple, dit Morano. On pourrait battre le Transtévère, sans en rencontrer. Voici qui prouve pourtant qu’il en existe encore, au moins une.
— Et comment l’appelles-tu, ta déesse ? demanda Benedetta souriante, amusée et extasiée ainsi que les autres.
— Pierina, répondit Dario, riant lui aussi.
— Et qu’en as-tu fait ?
Mais le visage excité du jeune homme prit une expression de malaise et de peur, comme celui d’un enfant, qui, dans ses jeux, tombe sur une laide bête.
— Ah ! ne m’en parle pas, j’ai eu bien du regret… Une misère, une misère à vous rendre malade !
Il l’avait suivie par curiosité, il était arrivé, derrière elle, de l’autre côté du pont Saint-Ange, dans le quartier neuf en construction, bâti sur les anciens Prés du Château ; et là, au premier étage d’une des maisons abandonnées, à peine sèche et déjà en ruine, il était tombé sur un spectacle affreux, dont son cœur restait soulevé : toute une famille, la mère, le père, un vieil oncle infirme, des enfants, mourant de faim, pourrissant dans l’ordure. Il choisissait les termes les plus nobles pour en parler, il écartait l’horrible vision d’un geste effrayé de la main.
— Enfin, je me suis sauvé, et je vous réponds que je n’y retournerai pas.
Il y eut un hochement de tête général, dans le silence froid et gêné qui s’était fait. Morano conclut en une phrase amère, où il accusait les spoliateurs, les hommes du Quirinal, d’être l’unique cause de toute la misère de Rome. Est-ce qu’on ne parlait pas de faire un ministre du député Sacco, cet intrigant compromis dans toutes sortes d’aventures louches ? Ce serait le comble de l’impudence, la banqueroute infaillible et prochaine.
Et seule Benedetta, dont le regard s’était fixé sur Pierre, en songeant à son livre, murmura :
— Les pauvres gens ! c’est bien triste, mais pourquoi donc ne pas retourner les voir ?
Pierre, dépaysé et distrait d’abord, venait d’être profondément remué par le récit de Dario. Il revivait son apostolat au milieu des misères de Paris, il s’attendrissait pitoyablement, en retombant, dès son arrivée à Rome, sur des souffrances pareilles. Sans le vouloir, il haussa la voix, il dit très haut :
— Oh ! madame, nous irons les voir ensemble, vous m’emmènerez. Ces questions me passionnent tant !
L’attention de tous fut ainsi ramenée sur lui. On se mit à le questionner, il les sentit inquiets de son impression première, de ce qu’il pensait de leur ville et d’eux-mêmes. Surtout on lui recommandait de ne pas juger Rome sur les apparences. Enfin, quel effet lui avait-elle produit ? Comment l’avait-il vue, comment la jugeait-il ? Et lui, poliment, s’excusait de ne pouvoir répondre, n’ayant rien vu, n’étant pas même sorti. Mais on ne l’en pressa que plus vivement, il eut la sensation nette d’un travail sur lui, d’un effort pour l’amener à l’admiration et à l’amour. On le conseillait, on l’adjurait de ne pas céder à des désillusions fatales, de persister, d’attendre que Rome lui révélât son âme.
— Monsieur l’abbé, combien de temps comptez-vous rester parmi nous ? demanda une voix courtoise, d’un timbre doux et clair.
C’était monsignor Nani, assis dans l’ombre, qui parlait haut pour la première fois. À diverses reprises, Pierre avait cru s’apercevoir que le prélat ne le quittait pas de ses yeux bleus, très vifs, tandis qu’il semblait écouter attentivement le lent bavardage de la tante de Celia. Et, avant de répondre, il le regarda dans sa soutane lisérée de cramoisi, l’écharpe de soie violette serrée à la taille, l’air jeune encore bien qu’il eût dépassé la cinquantaine, avec ses cheveux restés blonds, son nez droit et fin, sa bouche du dessin le plus délicat et le plus ferme, aux dents admirablement blanches.
— Mais, monseigneur, une quinzaine de jours, trois semaines peut-être.
Le salon entier se récria. Comment ! trois semaines ? Il avait la prétention de connaître Rome en trois semaines ! Il fallait six mois, un an, dix ans ! L’impression première était toujours désastreuse ; et, pour en revenir, cela demandait un long séjour.
— Trois semaines ! répéta donna Serafina de son air de dédain. Est-ce qu’on peut s’étudier et s’aimer, en trois semaines ? Ceux qui nous reviennent, ce sont ceux qui ont fini par nous connaître.
Nani, sans s’exclamer avec les autres, s’était d’abord contenté de sourire. Il avait eu un petit geste de sa main fine, qui trahissait son origine aristocratique. Et, comme Pierre, modestement, s’expliquait, disait que, venu pour faire certaines démarches, il partirait lorsque ces démarches seraient faites, le prélat conclut, en souriant toujours :
— Oh ! monsieur l’abbé restera plus de trois semaines, nous aurons le bonheur, j’espère, de le posséder longtemps.
Bien que dite avec une tranquille obligeance, cette phrase troubla le jeune prêtre. Que savait-on, que voulaiton dire ? Il se pencha, il demanda tout bas à don Vigilio, demeuré près de lui, muet :
— Qui est-ce, monsignor Nani ?
Mais le secrétaire ne répondit pas tout de suite. Son visage fiévreux se plomba encore. Ses yeux ardents virèrent, s’assurèrent que personne ne le surveillait. Et, dans un souffle :
— L’assesseur du Saint-Office.
Le renseignement suffisait, car Pierre n’ignorait pas que l’assesseur, qui assistait en silence aux réunions du Saint-Office, se rendait chaque mercredi soir, après la séance, chez le Saint-Père, pour lui rendre compte des affaires traitées l’après-midi. Cette audience hebdomadaire, cette heure passée avec le pape, dans une intimité qui permettait d’aborder tous les sujets, donnait au personnage une situation à part, un pouvoir considérable. Et, d’ailleurs, la fonction était cardinalice, l’assesseur ne pouvait être ensuite nommé que cardinal.
Monsignor Nani, qui semblait parfaitement simple et aimable, continuait à regarder le jeune prêtre d’un air si encourageant, que ce dernier dut aller occuper, près de lui, le siège laissé enfin libre par la vieille tante de Celia. N’était-ce pas un présage de victoire, cette rencontre, faite le premier jour, d’un prélat puissant dont influence lui ouvrirait peut-être toutes les portes. Il se sentit alors très touché, lorsque celui-ci, dès la première question, lui demanda obligeamment, d’un ton de profond intérêt :
— Alors, mon cher fils, vous avez donc publié un livre ?
Et, repris par l’enthousiasme, oubliant où il était, Pierre se livra, conta son initiation de brûlant amour au travers des souffrants et des humbles, rêva tout haut le retour à la communauté chrétienne, triompha avec le catholicisme rajeuni, devenu la religion de la démocratie universelle. Peu à peu, il avait de nouveau élevé la voix ; et le silence se faisait dans l’antique salon sévère, tous s’étaient remis à l’écouter, au milieu d’une surprise croissante, d’un froid de glace, qu’il ne sentait pas.
Doucement, Nani finit par l’interrompre, avec son éternel sourire, dont la pointe d’ironie ne se montrait même plus.
— Sans doute, sans doute, mon cher fils, c’est très beau, oh ! très beau, tout à fait digne de l’imagination pure et noble d’un chrétien… Mais que comptez-vous faire, maintenant ?
— Aller droit au Saint-Père, pour me défendre.
Il y eut un léger rire réprimé, et donna Serafina exprima l’avis général, en s’écriant :
— On ne voit pas comme ça le Saint-Père !
Mais Pierre se passionna.
— Moi, j’espère bien que je le verrai… Est-ce que je n’ai pas exprimé ses idées ? Est-ce que je n’ai pas défendu sa politique ? Est-ce qu’il peut laisser condamner mon livre, où je crois m’être inspiré du meilleur de lui-même ?
— Sans doute, sans doute, se hâta de répéter Nani, comme s’il eût craint qu’on ne brusquât trop les choses avec ce jeune enthousiaste. Le Saint-Père est d’une intelligence si haute ! Et il faudra le voir… Seulement, mon cher fils, ne vous excitez pas de la sorte, réfléchissez un peu, prenez votre heure…
Puis, se tournant vers Benedetta :
— N’est-ce pas ? Son Éminence n’a pas encore vu monsieur l’abbé. Dès demain matin, il faudra qu’elle daigne le recevoir, pour le diriger de ses sages conseils.
Jamais le cardinal Boccanera ne montait assister aux réceptions de sa sœur, le lundi soir. Il était toujours là, en pensée, comme le maître absent et souverain.
— C’est que, répondit la contessina en hésitant, je crains bien que mon oncle ne soit pas dans les idées de monsieur l’abbé.
Nani se remit à sourire.
— Justement, il lui dira des choses bonnes à entendre.
Et il fut convenu tout de suite, avec don Vigilio, que celui-ci inscrirait le prêtre pour une audience, le lendemain matin, à dix heures.
Mais, à ce moment, un cardinal entra, vêtu de l’habit de ville, la ceinture et les bas rouges, la simarre noire, lisérée et boutonnée de rouge. C’était le cardinal Sarno, un très ancien familier des Boccanera ; et, pendant qu’il s’excusait d’avoir travaillé très tard, le salon se taisait, s’empressait, avec déférence. Mais, pour le premier cardinal qu’il voyait, Pierre éprouvait une déception vive, car il ne trouvait pas la majesté, le bel aspect décoratif, auquel il s’était attendu. Celui-ci apparaissait petit, un peu contrefait, l’épaule gauche plus haute que la droite, le visage usé et terreux, avec des yeux morts. Il lui faisait l’effet d’un très vieil employé de soixante-dix ans, hébété par un demi-siècle de bureaucratie étroite, déformé et alourdi de n’avoir jamais quitté le rond de cuir, sur lequel il avait vécu sa vie. Et, en réalité, son histoire entière était là : enfant chétif d’une petite famille bourgeoise, élève au Séminaire romain, plus tard professeur de droit canonique pendant dix ans à ce même Séminaire, puis secrétaire à la Propagande, et enfin cardinal depuis vingt-cinq ans. On venait de célébrer son jubilé cardinalice. Né à Rome, il n’avait jamais passé hors de Rome un seul jour, il était le type parfait du prêtre grandi à l’ombre du Vatican et maître du monde. Bien qu’il n’eût occupé aucune fonction diplomatique, il avait rendu de tels services à la Propagande, par ses habitudes méthodiques de travail, qu’il était devenu président d’une des deux commissions qui se partagent le gouvernement des vastes pays d’Occident, non encore catholiques. Et c’était ainsi qu’au fond de ces yeux morts, dans ce crâne bas, d’expression obtuse, il y avait la carte immense de la chrétienté.
Nani lui-même s’était levé, plein d’un sourd respect devant cet homme effacé et terrible, qui avait les mains partout, aux coins les plus reculés de la terre, sans être jamais sorti de son bureau. Il le savait, dans son apparente nullité, dans son lent travail de conquête méthodique et organisée, d’une puissance à bouleverser les empires.
— Est-ce que Votre Eminence est remise de ce rhume, qui nous a désolés ?
— Non, non, je tousse toujours… Il y a un couloir pernicieux. J’ai le dos glacé, dès que je sors de mon cabinet.
À partir de ce moment, Pierre se sentit tout petit et perdu. On oubliait même de le présenter au cardinal. Et il dut rester là pendant près d’une heure encore, regardant, observant. Ce monde vieilli lui parut alors enfantin, retourné à une enfance triste. Sous la morgue, la réserve hautaine, il devinait maintenant une réelle timidité, la méfiance inavouée d’une grande ignorance. Si la conversation ne devenait pas générale, c’était que personne n’osait ; et il entendait, dans les coins, des bavardages puérils et sans fin, les menues histoires de la semaine, les petits bruits des sacristies et des salons. On se voyait fort peu, les moindres aventures prenaient des proportions énormes. Il finit par avoir la sensation nette qu’il se trouvait transporté dans un salon français du temps de Charles X, au fond d’une de nos grandes villes épiscopales de province. Aucun rafraîchissement n’était servi. La vieille tante de Celia venait de s’emparer du cardinal Sarno, qui ne répondait pas, hochant le menton de loin en loin. Don Vigilio n’avait pas desserré les dents de la soirée. Une longue conversation, à voix très basse, s’était engagée entre Nani et Morano, tandis que donna Serafina, qui se penchait pour les écouter, approuvait d’un lent signe de tête. Sans doute, ils causaient du divorce de Benedetta, car ils la regardaient de temps à autre, d’un air grave. Et, au milieu de la vaste pièce, dans la clarté dormante des lampes, il n’y avait que le groupe jeune, formé par Benedetta, Dario et Celia, qui semblât vivre, babillant à demi-voix, étouffant parfois des rires.
Tout d’un coup, Pierre fut frappé de la grande ressemblance qu’il y avait entre Benedetta et le portrait de Cassia, pendu au mur. C’était la même enfance délicate, la même bouche de passion et les mêmes grands yeux infinis, dans la même petite face ronde, raisonnable et saine. Il y avait là, certainement, une âme droite et un cœur de flamme. Puis, un souvenir lui revint, celui d’une peinture de Guido Reni, l’adorable et candide tête de Béatrice Cenci, dont le portrait de Cassia lui parut, à cet instant, être l’exacte reproduction. Cette double ressemblance l’émut, lui fit regarder Benedetta avec une inquiète sympathie, comme si toute une fatalité violente de pays et de race allait s’abattre sur elle. Mais elle était si calme, l’air si résolu et si patient ! Et, depuis qu’il se trouvait dans ce salon, il n’avait surpris, entre elle et Dario, aucune tendresse qui ne fût fraternelle et gaie, surtout de sa part à elle, dont le visage gardait la sérénité claire des grands amours avouables. Un moment, Dario lui avait pris les mains, en plaisantant, les avait serrées ; et, s’il s’était mis à rire un peu nerveusement, avec de courtes flammes au bord des cils, elle, sans hâte, avait dégagé ses doigts, comme en un jeu de vieux camarades tendres. Elle l’aimait, visiblement, de tout son être, pour toute la vie.
Mais Dario ayant étouffé un léger bâillement, en regardant sa montre, et s’étant esquivé, pour rejoindre des amis qui jouaient chez une dame, Benedetta et Celia vinrent s’asseoir sur un canapé près de la chaise de Pierre ; et ce dernier surprit, sans le vouloir, quelques mots de leurs confidences. La petite princesse était l’aînée du prince Matteo Buongiovanni, père de cinq enfants déjà, marié à une Mortimer, une Anglaise qui lui avait apporté cinq millions. D’ailleurs, on citait les Buongiovanni comme une des rares familles du patriciat de Rome riches encore, debout au milieu des ruines du passé croulant de toutes parts. Eux aussi avaient compté deux papes, ce qui n’empêchait pas le prince Matteo de s’être rallié au Quirinal, sans toutefois se fâcher avec le Vatican. Fils lui-même d’une Américaine, n’ayant plus dans les veines le pur sang romain, il était d’une politique plus souple, fort avare, disait-on, luttant pour garder un des derniers la richesse et la toute-puissance de jadis, qu’il sentait condamnée à l’inévitable mort. Et c’était dans cette famille, d’orgueil superbe, dont l’éclat continuait à emplir la ville, qu’une aventure venait d’éclater, soulevant des commérages sans fin : l’amour brusque de Celia pour un jeune lieutenant, à qui elle n’avait jamais parlé ; l’entente passionnée des deux amants qui se voyaient chaque jour au Corso, n’ayant pour tout se dire que l’échange d’un regard ; la volonté tenace de la jeune fille qui, après avoir déclaré à son père qu’elle n’aurait pas d’autre mari, attendait inébranlable, certaine qu’on lui donnerait l’homme de son choix. Le pis était que ce lieutenant, Attilio Sacco, se trouvait être le fils du défaite Sacco, un parvenu, que le monde noir méprisait, comme vendu au Quirinal, capable des plus laides besognes.
— C’est pour moi que Morano a parlé tout à l’heure, murmurait Celia à l’oreille de Benedetta. Oui, oui, quand il a maltraité le père d’Attilio, à propos de ce ministère dont on s’occupe… Il a voulu m’infliger une leçon.
Toutes deux s’étaient juré une éternelle tendresse, dès le Sacré-Cœur, et Benedetta, son aînée de cinq ans, se montrait maternelle.
— Alors, tu n’es pas plus raisonnable, tu penses toujours à ce jeune homme ?
— Oh ! chère, vas-tu me faire de la peine, toi aussi !… Attilio me plaît, et je le veux. Lui, entends-tu ! et pas un autre. Je le veux je l’aurai, parce qu’il m’aime et que je l’aime… C’est tout simple.
Pierre, saisi, la regarda. Elle était un lis candide et fermé, avec sa douce figure de vierge. Un front et un nez d’une pureté de fleur, une bouche d’innocence aux lèvres closes sur les dents blanches, des yeux d’eau de source, clairs et sans fond. Et pas un frisson sur les joues d’une fraîcheur de satin, pas une inquiétude ni une curiosité dans le regard ingénu. Pensait-elle ? Savait-elle ? Qui aurait pu le dire ! Elle était la vierge dans tout son inconnu redoutable.
— Ah ! chère, reprit Benedetta, ne recommence pas ma triste histoire. Ça ne réussit guère, de marier le pape et le roi.
— Mais, dit Celia avec tranquillité, tu n’aimais pas Prada, tandis que moi j’aime Attilio. La vie est là, il faut aimer.
Cette parole, prononcée si naturellement par cette enfant ignorante, troubla Pierre à un tel point, qu’il sentit des larmes lui monter aux yeux. L’amour, oui ! c’était la solution à toutes les querelles, l’alliance entre les peuples, la paix et la joie dans le monde entier. Mais donna Serafina s’était levée, en se doutant du sujet de conversation qui animait les deux amies. Et elle jeta un coup d’œil à don Vigilio, que celui-ci comprit, car il vint dire tout bas à Pierre que l’heure était venue de se retirer. Onze heures sonnaient, Celia partait avec sa tante, sans doute l’avocat Morano voulait garder un instant le cardinal Sarno et Nani pour causer en famille de quelque difficulté qui se présentait, entravant l’affaire du divorce. Dans le premier salon, lorsque Benedetta eut baisé Celia sur les deux joues, elle prit congé de Pierre avec beaucoup de bonne grâce.
— Demain matin, en répondant au vicomte, je lui dirai combien nous sommes heureux de vous avoir, et pour plus longtemps que vous ne croyez… N’oubliez pas, à dix heures, de descendre saluer mon oncle le cardinal.
En haut, au troisième étage, comme Pierre et don Vigilio, tenant chacun un bougeoir que le domestique leur avait remis, allaient se séparer devant leurs portes, le premier ne put s’empêcher de poser au second une question qui le tracassait.
— C’est un personnage très influent que monsignor Nani ?
Don Vigilio s’effara de nouveau, fit un simple geste en ouvrant les deux bras, comme pour embrasser le monde. Puis, ses yeux flambèrent, une curiosité parut le saisir à son tour.
— Vous le connaissiez déjà, n’est-ce pas ? demanda-t-il sans répondre.
— Moi ! pas du tout !
— Vraiment !… Il vous connaît très bien, lui ! Je l’ai entendu parler de vous, lundi dernier, en des termes si précis, qu’il m’a semblé au courant des plus petits détails de votre vie et de votre caractère.
— Jamais je n’avais même entendu prononcer son nom.
— Alors, c’est qu’il se sera renseigné.
Et don Vigilio salua, rentra dans sa chambre ; tandis que Pierre, qui s’étonnait de trouver la porte de la sienne ouverte, en vit sortir Victorine, de son air tranquille et actif.
— Ah ! monsieur l’abbé, j’ai voulu m’assurer par moi-même que vous ne manquiez de rien. Vous avez de la bougie, vous avez de l’eau, du sucre, des allumettes… Et, le matin, que prenez-vous ? Du café ? Non ! du lait pur, avec un petit pain. Bon ! pour huit heures, n’est-ce pas ?… Et reposez-vous, dormez bien. Moi, les premières nuits, oh ! j’ai eu une peur des revenants, dans ce vieux palais ! Mais je n’en ai jamais vu la queue d’un. Quand on est mort on est trop content de l’être, on se repose.
Pierre, enfin, se trouva seul, heureux de se détendre, d’échapper au malaise de l’inconnu, de ce salon, de ces gens, qui se mêlaient, s’effaçaient en lui comme des ombres, sous la lumière dormante des lampes. Les revenants, ce sont les vieux morts d’autrefois dont les âmes en peine reviennent aimer et souffrir, dans la poitrine des vivants d’aujourd’hui. Et, malgré son long repos de la journée, jamais il ne s’était senti si las, si désireux de sommeil, l’esprit confus et brouillé, craignant bien de n’avoir rien compris. Lorsqu’il se mit à se déshabiller, l’étonnement d’être là, de se coucher là, le reprit avec une intensité telle, qu’il crut un moment être un autre. Que pensait tout ce monde de son livre ? Pourquoi l’avait-on fait venir en ce froid logis qu’il devinait hostile ? Était-ce donc pour l’aider ou pour le vaincre ? Et il ne revoyait, dans la lueur jaune, dans le morne coucher d’astre du salon, que donna Serafina et l’avocat Morano, aux deux coins de la cheminée, tandis que derrière la tête passionnée et calme de Benedetta, apparaissait la face souriante de monsignore Nani, aux yeux de ruse, aux lèvres d’indomptable énergie.
Il se coucha, puis se releva, étouffant, ayant un tel besoin d’air frais et libre, qu’il alla ouvrir toute grande la fenêtre, pour s’y accouder. Mais la nuit était d’un noir d’encre, les ténèbres avaient submergé l’horizon. Au firmament, des brumes devaient cacher les étoiles, la voûte opaque pesait, d’une lourdeur de plomb ; et, en face, les maisons du Transtévère dormaient depuis longtemps, pas une fenêtre ne luisait, un bec de gaz scintillait seul, au loin, comme une étincelle perdue. Vainement il chercha le Janicule. Tout sombrait au fond de cette mer du néant, les vingt-quatre siècles de Rome, le Palatin antique et le moderne Quirinal, le dôme géant de Saint-Pierre, effacé du ciel par le flot d’ombre. Et, au-dessous de lui, il ne voyait pas, n’entendait même pas le Tibre, le fleuve mort dans la ville morte.