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Rome contemporaine/1

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Lévy Frères (p. 57-73).
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ROME.

I

mon auberge.


Charlemagne était logé au palais des Césars, sur le mont Palatin. Cette auberge impériale, que les barbares avaient respectée jusqu’en 800, n’est plus habitée aujourd’hui. Il n’en reste que des tas de pierres, où les hiboux eux-mêmes trouvent difficilement un nid confortable.

Charles VIII, lorsqu’il fit son escapade triomphale, habitait, au bout du Cours, ce gros palais de Venise, si laid et si noir, où le comte Colloredo donne les plus belles fêtes de Rome.

Montaigne était campé à l’hôtel de l’Ours : on n’y rencontre plus de pédants, mais beaucoup de voituriers.

Notre divin Rabelais logeait à la même enseigne, mais peu s’en fallut qu’on lui accordât pour rien le plus bel appartement du fort Saint-Ange. Le père de l’esprit français aurait été bien là pour ratiociner à loisir sur les mœurs et coutumes de l’île Sonnante.

Nicolas Poussin vivait près d’ici, devant l’église de la Trinité-des-Monts, à deux pas de la belle fresque de Daniel de Volterre, qu’il plaçait si haut, et que le gouvernement français a espéré un instant de placer au Louvre.

Le président de Brosses, du temps qu’il était conseiller et qu’il montrait de si étranges figures à la portière de son carrosse, habitait à la place d’Espagne. M. de Chateaubriand se tenait à l’ambassade de France, et Mme de Staël dans les nuages.

Je suis mieux logé, moi chétif, que tant de Français illustres, et, par les deux fenêtres de mon observatoire, je vois les choses de bien plus haut.

Je viens de recompter les marches qui m’élèvent au-dessus de la place d’Espagne, où les étrangers se donnent rendez-vous. Elles sont au nombre de trois cent vingt-sept ; pas une de plus, pas une de moins. Mettez-en cent trente-cinq pour arriver au niveau de l’Académie de France ; ajoutez-en soixante-dix-sept jusqu’au sol du jardin, car le jardin est au premier étage, comme chez la reine Sémiramis. Enfin, dussiez-vous tirer la langue, vous monterez encore cent quinze degrés avant d’entrer dans la chambre turque, qui est la mienne.

Vous ne sauriez vous tromper de porte : nous sommes au plus haut de l’escalier tournant, au sommet de la tourelle de droite : les seuls locataires qui me dominent de temps en temps sont les corneilles perchées sur le toit. Un croissant de fer, tracé au-dessus de ma serrure, vous annonce que vous entrez en Turquie, et que cette porte est arrière-petite-cousine de la Sublime.

Un H et un V dessinés sur la clef vous apprennent que l’ouvrier l’a faite pour M. Horace Vernet.

Car mon auberge a, elle aussi, abrité des hôtes illustres. C’est l’ancienne villa des Médicis. Galilée y fut détenu, si la tradition dit vrai. La prison du grand astronome est une chambre fort belle et merveilleusement située. Je souhaite un pareil cachot à tous les martyrs de la vérité.

C’est en 1803 que l’Académie de France, fondée par la munificence de Louis XIV, s’est transportée loin du tumulte des rues, à la villa Médicis. Depuis ce déménagement, presque tous les grands artistes de notre pays ont habité ce palais et rêvé sous ces beaux arbres. David, Pradier, Delaroche, M. Ingres et M. Vernet ont écrit leurs noms sur les murs.

Le premier aspect du palais est grand et majestueux, mais sans beaucoup d’ornements. On reconnaît de loin, au-dessus de la porte, les armes et le drapeau de la France. Le seul luxe de l’entrée consiste en une avenue de chênes verts et un jet d’eau tombant dans une large vasque. Vous passez entre deux bornes de marbre antique très-rare et très-beau, mais très-modeste ; il n’y en a pas là pour plus de six mille francs.


Le portier est à voir comme un des plus beaux types de la race romaine. Grand, large, bien fait, la figure pleine, la barbe en éventail, il porte avec majesté la canne des tambours-majors et des suisses de grande maison. C’est un homme important ; il a des domestiques. Son fils lui baise les mains chaque fois qu’il rentre ou qu’il sort. Les jours de fête, lorsqu’il se tient en grande livrée sur le seuil de l’Académie, les badauds font un cercle autour de lui et l’admirent. Il les laisse arriver, mais par fournées, pour éviter la confusion. De cinq en cinq minutes, il les éloigne doucement avec sa canne et leur dit d’un ton paternel : « Assez ! vous avez joui du coup d’œil ; laissez approcher les autres. »


Le premier étage est occupé par les appartements de réception, vastes, magnifiques, revêtus des plus beaux ouvrages des Gobelins, et dignes en tous points de la grandeur de la France. Ils ont pour suite et pour dépendance un vestibule admirable, orné de colonnes antiques et de statues moulées sur l’antique. Mais la plus grande coquetterie de la maison, c’est la façade postérieure. Elle tient son rang parmi les chefs-d’œuvre de la Renaissance. On dirait que l’architecte a épuisé une mine de bas-reliefs grecs et romains pour en tapisser son palais. Le jardin est de la même époque : il date du temps où l’aristocratie romaine professait le plus profond dédain pour les fleurs. On n’y voit que des massifs de verdure, alignés avec un soin scrupuleux. Six pelouses, entourées de haies à hauteur d’appui, s’étendent devant la villa et laissent courir la vue jusqu’au mont Soracte, qui ferme l’horizon. À gauche, quatre fois quatre carrés de gazon s’encadrent dans de hautes murailles de lauriers, de buis gigantesques et de chênes verts. Les murailles se rejoignent au-dessus des allées et les enveloppent d’une ombre fraîche et mystérieuse. À droite, une terrasse d’un style noble encadre un bois de chênes verts, tordus et éventrés par le temps. J’y vais quelquefois travailler à l’ombre ; et le merle rivalise avec le rossignol au-dessus de ma tête, comme un beau chantre de village peut rivaliser avec Mario ou Roger. Un peu plus loin, une vigne toute rustique s’étend jusqu’à la porte Pinciana, où Bélisaire a mendié, dit-on. On y voit du moins une pierre ornée de l’inscription célèbre : Date obolum Belisario. Les jardins petits et grands sont semés de statues d’Hermès et de marbres de toute sorte. L’eau coule dans des sarcophages antiques ou jaillit dans des vasques de marbre : le marbre et l’eau sont les deux luxes de Rome ; nous ne les connaissons que de réputation, à Paris.

Cette belle propriété de la France est adossée dans toute sa longueur aux remparts de la ville. Elle confine d’un côté à la promenade du Pincio, de l’autre au couvent français de la Trinité. Comme elle domine Rome entière, elle a le privilège de l’embrasser d’un seul coup d’œil.

L’Académie pratique largement l’hospitalité. Ses jardins sont publics ; ses galeries d’étude et ses séances de modèle sont accessibles aux jeunes artistes de tout pays ; ses salons s’ouvrent une fois par semaine à tous les Français de la bonne compagnie ; son territoire est un asile inviolable où la police romaine n’a pas le droit de poursuivre un accusé.


Les artistes qui obtiennent au concours le droit d’y compléter leurs études n’ont pas tous le même talent, quoiqu’ils aient tous remporté le même prix. Si chacun d’eux revenait en France à l’état d’homme de génie, la France ne saurait plus où les mettre, et l’excès de notre gloire nous causerait de grands embarras. Mais on peut affirmer hardiment qu’un séjour de quelques années dans une telle demeure et dans un tel pays n’est jamais inutile au développement d’un homme. Une vie modeste, mais sans souci du pain quotidien, l’obligation stricte de travailler jointe à la liberté absolue du travail, le spectacle des plus beaux paysages, des plus grands édifices et des populations les plus pittoresques ; le voisinage des riches collections, le contact perpétuel avec les souvenirs d’un passé plus vivant que le présent, tout cela fait de l’Académie l’habitation la plus saine qui soit au monde. Il faut que j’en sois bien convaincu puisque je viens m’y remettre en pension.

À tous les biens que j’ai énumérés ajoutez le calme pénétrant qui émane de la ville éternelle, un certain esprit de paix et d’harmonie, de tenue et de dignité qui gagne insensiblement le cerveau le plus troublé. Dans cette solitude habitée qui s’étend de Saint-Pierre à Saint-Jean de Latran, les souvenirs de la vie militante nous apparaissent de loin comme les rêves d’une nuit d’orage. Celui qui voit l’agitation de Paris sans y être mêlé éprouve le même étonnement, le même malaise et le même dédain que s’il voyait tourbillonner un bal de carnaval, sans entendre les violons. Les journaux de tapage qui assourdissent les Parisiens n’arrivent pas jusqu’à Rome ; les vauriens les plus célèbres et les plus redoutés des artistes n’y sont pas même connus ; le patois de la petite presse n’y serait pas compris. On y travaille à l’aise et sans tracas, dans un recueillement honnête, sans souci du qu’en dira-t-on, sans égard aux caprices passagers du public, les yeux tournés alternativement vers la nature et vers les maîtres.

Rome est peut-être, après Athènes, la ville du monde où l’on s’amuse le moins. Cependant les jeunes gens eux-mêmes avouent qu’il n’en est pas de plus attachante. Le premier mouvement des pensionnaires de l’Académie est de s’ennuyer comme à la tâche et de compter les jours d’exil qui les séparent encore de Paris ; ils s’en vont tous avec regret ou plutôt avec déchirement.


On peut dire de Rome ce qu’un critique disait du plus grand poète de l’antiquité :

C’est avoir profité que de savoir s’y plaire.

Le plaisir élevé que la grande ville vous donne ne se goûte pas au bout de huit jours. On m’a montré un exemplaire du Guide Joanne, enrichi de notes manuscrites par un commis-voyageur. Ce bel oiseau de passage avait écrit en marge, à l’article Saint-Pierre de Rome : « J’ai vu mieux que ça. » Je ne sais pas précisément où il pouvait avoir vu mieux ; mais j’excuse toutes les bévues chez le voyageur de huit jours.

Le pape Grégoire XVI, qui était un vieillard spirituel, accordait volontiers des audiences aux étrangers. Il leur demandait régulièrement depuis combien de temps ils étaient à Rome. Lorsqu’on lui répondait : « depuis trois semaines », il souriait finement et disait : « allons ! adieu. » Mais si le voyageur avait passé trois ou quatre mois dans la ville, le saint-père lui disait : « au revoir ! »

En effet, tous ceux qui ont connu Rome assez longtemps pour la goûter sont possédés du besoin d’y revenir, comme s’ils y avaient oublié quelque chose d’eux-mêmes. Ils se connaissent entre eux, ou du moins ils se reconnaissent après dix minutes de conversation. Ils échangent une poignée de main maçonnique, comme des hommes qui ont aimé une même personne à quelques années de distance, et qui en ont été également bien traités. Enfin, ils se donnent rendez-vous au Forum, au Vatican, ou à l’éternelle place d’Espagne.

Le directeur actuel de l’Académie, M. Victor Schnetz, est venu ici pour la première fois en 1816 ; il y a près d’un demi-siècle ! Il avait fait le voyage à pied, suivant l’excellente habitude des artistes de ce temps-là. Depuis le jour de son arrivée, il n’a quitté la ville qu’avec l’espérance d’y revenir ; il y a vécu vingt-quatre ans, et il trouve que c’est peu. M. Schnetz est âgé de soixante-douze ans, mais on ne lui en donnerait pas plus de soixante : le climat de Rome est favorable aux peintres comme aux peintures. Cet excellent homme a conservé toute la vigueur de son corps et de son esprit ; il arpente d’un pas également assuré les ruines et les souvenirs de la ville. Aucun Français ne connaît mieux les Romains et n’en est plus connu. La noblesse indigène le regarde comme un des siens ; il a le même train que les princes et la même opinion que les cardinaux. Sa vie intérieure, sauf les jours de représentation, est aussi d’une simplicité romaine. Je déjeune avec lui et je dîne avec les pensionnaires ; la seule différence entre son repas et celui des élèves, c’est que l’un se sert au premier et l’autre à l’entre-sol.


Peut-être est-il temps de vous faire entrer dans ma chambre. Elle n’est pas la plus grande de la maison, mais j’y peux faire sept pas en ligne droite, et c’est tout ce qu’il me faut pour travailler. La coupole (j’ai une coupole) est assez haute pour que l’air ne manque jamais à mes poumons. M. Horace Vernet l’a fait peindre dans le style oriental, sur des dessins copiés en Algérie. La tradition veut que les oiseaux de toute couleur qui voltigent au-dessus du lustre soient de la propre main du maître. Si la chose était vraie, l’hirondelle du café Foy aurait une sœur ici. Les murs sont revêtus d’une faïence peinte, dont la fraîcheur m’accommode infiniment. L’entrée de l’alcôve se découpe à la mauresque, entre deux gros bouquets de fleurs fantastiques. Il y a des inscriptions arabes au-dessus du lit, au-dessus de la porte et des fenêtres. Vous pouvez vous coucher sur le tapis, vous allonger sur un de ces deux divans, ou vous asseoir dans le fauteuil ; mais ne touchez pas à cette petite table : c’est là que je fais de la prose, en face de Monte-Mario.

Je ne sais pas pourquoi je me suis acoquiné à cette fenêtre plutôt qu’à l’autre c’est probablement parce que le soleil y vient plus tard. L’autre est à peu près au midi, celle-ci est presque à l’occident. Je vois les seize pelouses de l’Académie dans leurs cadres d’arbres verts ; le Pincio vient à la suite ; puis la campagne verte, le Tibre jaune et un rang de collines assez médiocres. Le Monte-Mario est couvert d’arbres, que mon commis-voyageur pourrait comparer à des parapluies : les pins ressemblent à des parapluies ouverts, et les cyprès à des parapluies fermés. Je vois à droite un peu de la villa Borghèse, et à gauche l’obélisque de la place du Peuple. En résumé, fort peu de Rome et pas assez de campagne. Cependant, quand le soleil fait son lit dans les nuages noirs marbrés de grandes taches rouges, je regrette que tous mes amis ne soient pas ici pour le voir avec moi.

Quand je me mets à l’autre fenêtre, je vois les quatre cinquièmes de la ville ; je compte les sept collines, je parcours les rues régulières qui s’étendent entre le cours et la place d’Espagne, je fais le dénombrement des palais, des églises, des dômes et des clochers ; je m’égare dans le Ghetto et dans le Transtévère. Je ne vois pas des ruines autant que j’en voudrais : elles sont ramassées là-bas, sur ma gauche, aux environs du Forum. Cependant nous avons tout près de nous la colonne Antonine et le mausolée d’Adrien. La vue est fermée agréablement par les pins de la villa Pamphili, qui réunissent leurs larges parasols et font comme une table à mille pieds pour un repas de géants. L’horizon fuit à gauche à des distances infinies ; la plaine est nue, onduleuse et bleue comme la mer. Mais si je vous mettais en présence d’un spectacle si étendu et si divers, un seul objet attirerait vos regards, un seul frapperait votre attention : vous n’auriez des yeux que pour Saint-Pierre. Mon commis-voyageur avait vu mieux ; je le défie d’avoir rien vu de si grand. Du plus loin qu’on aperçoit Rome, c’est Saint-Pierre qui se dessine à l’horizon. Son dôme est moitié dans la ville, moitié dans le ciel. Quand j’ouvre ma fenêtre, vers cinq heures du matin, je vois Rome noyée dans les brouillards de la fièvre : seul, le dôme de Saint-Pierre est coloré par la lumière rose du soleil levant. Je me souviens qu’un jour, en allant de Syra à Malte, je vis la Sicile à une distance de quarante lieues : c’était par un temps magnifique, à la chute du jour. On me montra du moins une large et haute montagne qui semblait avoir ses racines dans la mer. C’est l’Etna qui s’élève au-dessus de la Sicile, comme Saint-Pierre au-dessus de Rome. Nous ne voyions pas la Sicile, mais nous voyions l’Etna.


Un jour de grande fête (c’était, je crois, pendant la semaine sainte), je rencontrai devant Saint-Pierre un homme fort scandalisé. C’était un digne Normand, pacifique par nature et par éducation et ancien conseiller municipal de la ville d’Avranches. Quand je le vis hausser les épaules et prendre le soleil à témoin, je ne pus m’empêcher de lui dire : « Qu’avez-vous ?

— Ce que j’ai ? j’ai que depuis deux heures et plus il entre ici des torrents de monde, et cependant il n’y a pas de foule dans l’église. Le bâtiment est trop grand. Ces gens-là n’ont pas l’esprit juste, et ils exagèrent toutes choses.

— Hélas ! monsieur, lui répondis-je, que direz-vous du presbytère ? Ce Vatican qui est une dépendance de l’église, a été construit avec la même exagération. On n’y compte pas moins de douze mille salles, trente cours et trois cents escaliers.

— Absurde, en vérité ! C’est comme cette église qu’on m’a mené voir à deux ou trois kilomètres d’ici.

— Saint-Paul hors les murs ?

— Précisément. Elle est beaucoup trop grande et hors de proportion avec les besoins de la localité.

— Je le crois bien ! la paroisse se compose d’une auberge et de deux cabarets.

— Nous, monsieur, quand nous avons construit la nouvelle église d’Avranches, nous avons si bien pris nos mesures qu’il n’y a pas eu un centime dépensé en pure perte.

— Je vous en fais mon compliment. Mais il faut dire à l’excuse des Romains qu’ils ont construit dans Saint-Pierre et dans Saint-Paul, non pas des églises particulières comme celle d’Avranches, mais les paroisses centrales de tout le peuple catholique. »


Si belle que soit Rome, telle que je la vois de ma fenêtre, je me figure qu’elle était encore plus surprenante, il y a treize cents ans. Saint-Pierre n’était point bâti, ni aucun des édifices que nous admirons le plus ; mais l’antiquité était vivante et florissante malgré les invasions des barbares et les pillages d’Alaric. Suivant une statistique du sixième siècle, retrouvée par le cardinal Maï et citée par M. Ampère, la grande ville comptait encore :

380 rues larges et spacieuses ;
46 603 maisons ;
17 097 palais ;
13 052 fontaines ;
13 théâtres ;
11 amphithéâtres ;
2 capitoles ;
9 025 bains ;
5 000 fosses communes ;
2 091 prisons ;
8 grandes statues dorées ;
66 statues d’ivoire ;
3 785 statues de bronze ;
82 statues équestres de bronze ;
2 colosses.

Si quelqu’un trouve ces chiffres invraisemblables, c’est qu’il ne connaît pas les Romains, nation excessive en toutes choses, et plus exagérée dans ses actions que les Grecs eux-mêmes dans leurs paroles.


Il y a des jours où j’ai beau regarder par mes deux fenêtres, je ne vois rien que la pluie et les nuages. Le mauvais temps est pire ici qu’en aucun lieu du monde. Quand le vent du sud-ouest, le sirocco maudit se met à souffler, de longs nuages de plomb s’amassent à l’occident, et les hommes et les animaux sont pris d’un singulier malaise. Sur les plaines uniformes de la mer et de la terre, le vent d’Afrique roule tumultueusement sans rencontrer d’obstacles ; Rome est la première résistance qu’il rencontre sur son chemin. Il tourbillonne en sifflant autour des sept collines, et l’on dirait que les maisons s’ébranlent à son choc. Les nuages s’amoncellent les uns sur les autres comme des montagnes brassées par un titan, jusqu’au sommet de la voûte du ciel. Bientôt ils ne forment plus qu’une masse compacte dont le jour est obscurci. Tout crève alors, et un torrent épais, uniforme, inépuisable, descend bruyamment sur la ville. Le vent souffle toujours, ramène de nouveaux nuages, et remplit les réservoirs du ciel avant qu’ils ne soient épuisés. Le tonnerre se met quelquefois de la partie, et l’eau, le vent, les éclairs, les secousses qui ébranlent ma chambre me font la peinture achevée d’un navire battu par la tempête.

Souvent aussi l’orage menace, passe et disparaît sans laisser de traces, comme un souverain qu’on attendait dans une ville et qui ne s’y arrête que pour changer de chevaux.


On vient de frapper à la porte de mon observatoire : c’est une visite pour moi. Le visiteur est un homme d’esprit, et de sens, quoiqu’il ne soit pas exempt de certains préjugés aristocratiques. Il s’installe, fait des cigarettes de tabac turc, et fume une grande demi-heure sans déparler. Sa conversation m’a fait plaisir et peur en même temps. Il offre de m’apprendre tout ce qu’il sait sur l’Italie, mais en même temps il me défie d’écrire un livre qui ait le sens commun.

« Si vous m’en croyez, dit-il, vous consacrerez trois ou quatre mois à l’étude de Rome, sans regarder ni les tableaux, ni les statues, ni les ruines, ni rien de ce que les étrangers viennent voir ici. Vous n’avez assurément pas l’intention de répéter ce que tous les voyageurs ont écrit ; d’ailleurs, l’Italie contemporaine n’a rien à démêler avec l’antiquité, le moyen âge ou la Renaissance. Renfermez-vous dans l’examen des institutions, des mœurs et des caractères : vous en aurez pour longtemps, si vous cherchez la vérité. Tâchez de tout voir par vous-même ; ne comptez ni sur les Français, ni sur les Italiens pour vous renseigner. Les Français observent peu, et la division d’occupation dont j’ai l’honneur de faire partie ne se compose pas de philosophes. Nous vous dirons beaucoup de bien et beaucoup de mal des Italiens, suivant la maison où chacun de nous est logé. Nous vous dirons aussi quelques sottises. Un de nos soldats parlant à un Italien, et furieux de n’être pas compris, s’écriait en montrant le poing : « Quoi ? fainéant ! Il y a neuf ans que nous sommes ici et tu ne sais pas encore le français. » Nous tombons tous de temps en temps dans le raisonnement de ce soldat. Parlez avec les Italiens, et dans leur langue, quand même ils sauraient s’expliquer dans la vôtre. La noblesse romaine, à commencer par le saint-père et le cardinal Antonelli, sait le français presque aussi bien que vous ; cependant l’Italien le plus instruit n’est pas tout à fait lui-même lorsqu’il ne parle pas italien. D’ailleurs, pourquoi vous priveriez-vous du plaisir d’écouter cette belle langue harmonieuse ? Venir en Italie pour y causer en français, c’est aller à l’Opéra sans entendre la musique. Promenez-vous à pied dans les rues et tâchez de ne jamais savoir votre chemin ; le hasard vous conduira aux bons endroits. Si vous entrez dans une église, ne regardez pas seulement ce qui y est ; observez aussi ce qu’on y dit et ce qu’on y fait. Engagez la conversation avec tous ceux que vous rencontrerez. Vous n’êtes pas en Angleterre : n’attendez pas qu’on vous présente à un maçon pour le questionner : il répondra. Je ne vous promets pas qu’il vous répondra la vérité, ni lui ni personne. Tous les Italiens, riches et pauvres, sont défiants par nature, car ils ont presque toujours été dupes. Vous aurez beaucoup de mal à tirer un oui ou un non de vos interlocuteurs. Ne vous découragez pas si l’on vous regarde avec inquiétude et si l’on vous fait une réponse évasive quand vous demanderez l’heure qu’il est.

« La société romaine est divisée en trois classes : la noblesse, la plèbe et la classe moyenne qui s’agite entre les deux. La noblesse est hospitalière et elle vous recevra si vous voulez mais il y a peu de chose à en dire. Les princes de l’Église et les princes romains en ont fini depuis longtemps avec le népotisme et le sigisbéisme. Les cardinaux sont pauvres, et les grandes dames vont dans le monde sans amant.

« La plèbe est plus curieuse à observer, mais on la connaît déjà par les études des artistes. Ils ont rencontré le pittoresque des mœurs en cherchant le pittoresque des figures et des costumes.

« Ce qu’il y a de plus intéressant et de moins connu, c’est la classe moyenne. Elle s’étend très-loin ; elle comprend tout ce qui n’est ni noble ni mendiant, depuis les plus modestes marchands du Cours jusqu’aux anciens ministres de 1848. Tous les avocats, tous les médecins, tous les employés et le ministre lui-même, lorsque par hasard il n’appartient pas à la prélature, font partie de ce monde intermédiaire qui n’a aucun contact avec le grand. C’est la classe moyenne qui travaille, qui progresse, qui remue et qui menace. Elle a fait la révolution de 1849 ; elle peut faire mieux, elle peut faire pis : il y a beaucoup à craindre et beaucoup à espérer de ces gens-là. Où les rencontrerez-vous ? Ils vivent entre eux, chez eux. Bon nombre passent moitié de l’année dans les champs. On les appelle marchands de campagne ; ils cultivent les terres des grands seigneurs, payent des fermages énormes, et font fortune sans en avoir l’air. On m’assure que plusieurs d’entre eux sont très-intelligents et très-honnêtes, mais je doute que leur compagnie vous agrée, car ils ont peu d’idées communes à échanger avec vous. En supposant que le vrai monde vous permette de fréquenter celui-là ; en supposant que le monde moyen consente à vous recevoir, il vous sera plus que difficile de fréquenter les deux à la fois. Ils ne font rien de la même façon, ni aux mêmes heures.

« Cependant, je suppose que vous ayez la patience, le talent et le bonheur nécessaires pour approfondir la société romaine : vous ne serez pas encore bien avancé. Rome est une ville d’exception, qui ne ressemble à aucune autre. Il ne faut pas juger l’Italie d’après elle, ni même l’État romain. C’est un magnifique échantillon, mais la pièce est d’une autre étoffe.

— N’importe, répondis-je. Commençons toujours par connaître Rome. Il me semble que si je me tire d’ici à ma gloire, le reste ira tout seul et me coûtera peu d’efforts. »