Rome contemporaine/2

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Lévy Frères (p. 74-89).
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II

la plèbe.


Les nobles étrangers qui ont visité Rome en calèche connaissent peu ou mal le petit monde dont je vais parler. Ils se souviennent d’avoir été harcelés par des faquins hurlants, et suivis par des mendiants infatigables. Ils n’ont vu que des mains ouvertes pour recevoir ; ils n’ont entendu que des voix aigres demandant l’aumône à grands cris.

Derrière ce rideau de mendicité se cachent cent mille personnes à peu près indigentes sans être oisives et qui gagnent mal leur pain quotidien. Les jardiniers et les vignerons qui cultivent une partie de l’enceinte de Rome, les ouvriers, les manœuvres, les domestiques, les cochers, les modèles, les marchands ambulants, les vagabonds honnêtes qui attendent pour souper un miracle de la Providence ou un terne de la loterie, composent la majorité de la population. Ils subsistent à peu près pendant l’hiver, quand les étrangers sèment la manne sur le pays ; ils se serrent le ventre en été. Beaucoup sont trop fiers pour vous demander cinq sous ; aucun n’est assez riche pour les refuser s’ils lui étaient offerts. Ignorants et curieux, naïfs et subtils, susceptibles à l’excès sans beaucoup de dignité, prudentissimes à l’ordinaire et capables des imprudences les plus sanglantes ; extrêmes dans le dévouement et dans la haine ; faciles à émouvoir, difficiles à convaincre ; plus ouverts aux sentiments qu’aux idées ; sobres par habitude, terribles dans l’ivresse ; sincères dans les pratiques de la dévotion la plus outrée, mais aussi prompts à se brouiller avec les saints qu’avec les hommes ; persuadés qu’ils ont peu de chose à espérer sur cette terre, réconfortés de temps en temps par l’espoir d’un monde meilleur, ils vivent dans une résignation un peu murmurante sous un gouvernement paternel qui leur donne du pain lorsqu’il y en a. L’inégalité des conditions, plus apparente à Rome qu’à Paris, ne les porte point à la haine. Ils sont rangés à la modestie de leur sort, et ils se félicitent qu’il y ait des riches pour que le pauvre puisse avoir des bienfaiteurs. Aucun peuple n’est moins capable de se conduire lui-même ; aussi le premier venu les mène-t-il aisément. Ils ont joué le rôle de comparses dans toutes les révolutions de Rome, et plus d’un s’est bien battu sans comprendre la pièce qui se jouait. Ils croyaient si peu à la république qu’en l’absence de toutes les autorités, lorsque le saint-père et le sacré collège étaient réfugiés à Gaëte, trente familles plébéiennes ont campé chez le cardinal Antonelli sans y casser un verre. Le rétablissement du pape sous la protection d’une armée étrangère ne les a pas étonnés : ils l’attendaient comme un événement heureux et le retour de la tranquillité publique. Ils vivent en paix avec nos soldats, quand nos soldats n’interviennent point dans leurs ménages, et l’occupation ne les contrarie que lorsqu’ils en sont personnellement incommodés. Ils ne craignent pas de planter leur couteau dans l’uniforme d’un conquérant, mais je réponds qu’ils ne célébreront jamais de Vêpres siciliennes.

Ils se piquent de descendre en droite ligne des Romains de la grande Rome, et cette prétention innocente me paraît assez bien fondée. En effet, ils sont gros mangeurs de pain et très-friands de spectacles ; ils traitent leurs femmes comme des femelles, ne leur laissent pas la disposition d’un centime et font la dépense eux-mêmes : chacun d’eux est client du client d’un patricien. Ils sont bien bâtis, robustes, et capables de donner un coup de collier qui étonnerait les buffles ; mais il n’y en a pas un qui ne cherche le moyen de vivre sans travailler. Ouvriers excellents lorsqu’ils n’ont pas le sou, impossibles à saisir dès qu’ils ont un écu dans leur poche ; bonnes gens, familiers et simples de cœur, mais convaincus de leur supériorité sur le reste des hommes ; économes au dernier point et rongeurs de pois chiches, jusqu’à ce qu’ils rencontrent une occasion éclatante de dévorer leurs économies en un jour, ils glanent, sou par sou, dix écus dans leur année pour louer la loge d’un prince au carnaval ou pour se montrer en carrosse à la fête de l’Amour Divin : c’est ainsi que la populace de Rome oubliait le passé et l’avenir dans les Saturnales. L’imprévoyance héréditaire dont ils sont possédés s’explique par l’irrégularité de leurs ressources, la périodicité des chômages, et l’impossibilité de parvenir sans miracle à une condition supérieure. Il leur manque plusieurs vertus, et entre autres la délicatesse : celle-là n’était point dans l’héritage de leurs ancêtres. Ce qui ne leur manque pas, c’est la tenue et le respect d’eux-mêmes. Ils ne se traînent ni dans la basse plaisanterie ni dans la sale débauche. Vous ne les verrez jamais insulter gratuitement un monsieur qui passe ou jeter un mot crapuleux à la figure d’une femme. Cette classe d’hommes dégradés qu’on appelle la canaille est absolument inconnue ici : l’ignoble n’est pas une denrée romaine.

J’ai passé toute la journée d’hier dans le monde plébéien ; c’était dimanche. Comme je descendais l’escalier de l’Académie, je rencontrai un frère quêteur. Ceux-là sont les plébéiens de l’Église. Il me salua poliment, sans savoir que j’étais de la maison, et il s’arrêta pour m’ouvrir sa tabatière.

« Grand merci, lui dis-je, je ne prends pas de tabac. »

Il répondit en souriant : « Tant pis !

— Et pourquoi ?

— Parce que si vous aviez accepté ma prise, vous m’auriez donné quelques sous pour mon couvent. »

Je souris à mon tour, et je lui dis : « Qu’à cela ne tienne. Je vous donnerai ce que vous voudrez, mais à une condition.

— Dites.

— C’est que vous me conduirez jusqu’à la place Farnèse, en répondant à mes questions.

— Volontiers ; je n’ai plus rien à faire avant déjeuner. Je viens de porter ici ma dernière salade.

— Quelle salade ?

— Celle qu’on mangera ce soir chez le directeur de l’Académie.

— Quoi ! révérend, vous vendez de la salade !

— Non, j’en donne aux bienfaiteurs de notre ordre. L’Académie, comme presque toutes les grandes maisons, nous fait une aumône tous les mois, et en échange de ce bon procédé nous lui portons une salade tous les dimanches. »

Il me conta, chemin faisant, tous les petits métiers qu’il exerçait gratuitement, au profit des bienfaiteurs de son ordre. Il arrachait les dents avec une certaine dextérité ; il posait pour la tête et la barbe dans l’atelier des peintres ; il suivait, le cierge en main, l’enterrement des grands personnages. Le métier de ces moines mendiants n’est pas un métier d’oisif. Ils sont les intimes et les familiers des petits, les serviteurs très-humbles et très-dévoués des grands. Le peuple les écoute volontiers, parce qu’ils sont peuple. Ils prêchent au Colisée, sur les places, dans les rues, en langage très-vulgaire, le poing sur la hanche, et à la bonne franquette. Si un gros mot peut donner plus de nerf à leur rhétorique, ils le lâchent tout naturellement. « Voilà comme nous sommes, me disait mon compagnon de promenade : nous ne sommes pas des érudits ; nous ne savons pas le télégraphe, ni le gaz, ni la vapeur ; mais nous en savons assez pour donner un bon conseil. »

Une vieille femme lui barra le passage en l’appelant par son nom. « Père, lui dit-elle, mon terne n’est pas sorti. Donnez-m’en un autre. C’est samedi à midi qu’on fait le tirage de Rome. »

Il la repoussa de la main et lui dit : « Va te promener ! Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux, quand par hasard tu as dix sous, acheter un pain et une bouteille de vin qui te donneraient des forces, que de perdre tout à la loterie ? »

La vieille répondit : « Faites excuse. Lorsque j’aurais mangé le pain et bu le vin, la faim et la soif reviendraient bientôt ; tandis qu’avec mon billet dans ma poche je suis riche jusqu’à samedi. »

Le capucin lui tourna le dos sans répondre. « Monsieur, me dit-il, en reprenant son chemin et son discours, on ne leur ôtera pas de l’esprit que nous sommes dans le secret de la loterie. Si je voulais fabriquer des ternes à tous ceux qui m’en demandent, il ne m’en resterait pas un pour moi. »

J’entrepris de le questionner sur les revenus de son ordre et sur les recettes qu’un capucin peut faire en un jour. Il me répondit à peu près comme le savetier de la Fontaine : « Tantôt plus, tantôt moins. Autrefois, me dit-il, j’étais dans un couvent de Tivoli. Je mendiais chez les paysans, et je percevais les aumônes en nature. Dans ce genre de promenade, il faut aller loin et suer beaucoup pour gagner peu. Je faisais quatre quêtes par an, dans l’ordre des récoltes. Au premier voyage, on me donnait du blé et des cocons ; au deuxième, du maïs et des fèves ; au troisième, du vin, et de l’huile au dernier. Dans chaque village, le bienfaiteur de notre ordre m’offrait l’hospitalité et gardait ma petite collecte, que l’économe du couvent faisait prendre. À Rome, les libéralités qu’on nous fait sont presque toujours en argent. Quand je pose dans un atelier, on est assez bon pour me donner le prix d’une séance de modèle. Quand j’arrache une dent, les personnes généreuses me font présent d’une pièce de dix sous ; quand je suis un enterrement de grand seigneur, je rapporte cinq sous et un cierge ; quand un artiste a envie de mon beau chapelet de buis, il est bien rare que je ne rentre pas au couvent avec un écu. Enfin, lorsque je mets mon petit savoir à la disposition d’un étranger pieux et charitable, je suis presque sûr qu’il mettra vingt sous dans la tirelire que voici. »


La mendicité est et doit être florissante dans la capitale du monde chrétien. On ne peut ni l’interdire, ni la limiter, puisqu’elle est une provocation perpétuelle à l’exercice d’une des trois vertus cardinales. Tous les appels à la charité y sont permis depuis les premiers temps de l’Église ; le boiteux a le droit de montrer aux passants la nudité pitoyable de ses jambes. Les Romains, sollicités de toutes parts, satisfont tous, dans l’exercice de leurs moyens, au précepte de l’aumône. Riches et pauvres donnent beaucoup. L’ostentation est peut-être pour quelque chose dans la pratique d’une vertu si coûteuse, mais la bonté naturelle du peuple y a sa part.

De tous les mendiants qui pullulent dans la ville, les plus honnêtes et les plus utiles sont assurément les frères quêteurs. Mais on assure qu’ils ont la mauvaise habitude d’entrer partout sans se faire annoncer, de pénétrer ex abrupto dans les arrière-boutiques et de mendier d’un ton d’autorité qui embarrasse les timides et les petits.


Revenons, s’il vous plaît, à la place Farnèse : c’est là que mon distributeur de salades m’a laissé. Les voyageurs qui sont envieux de contempler la masse imposante du palais Farnèse, sa corniche dessinée par Michel-Ange et les deux belles fontaines qui jaillissent devant la façade, peuvent s’y faire conduire en tout temps mais c’est le dimanche matin que j’y vais de préférence. Le dimanche est le jour où les paysans arrivent à Rome. Ceux qui cherchent l’emploi de leurs bras viennent se louer aux marchands de campagne, c’est-à-dire aux fermiers. Ceux qui sont loués et qui travaillent hors des murs viennent faire leurs affaires et renouveler leurs provisions. Ils entrent en ville au petit jour, après avoir marché une bonne partie de la nuit. Chaque famille amène un âne, qui porte le bagage. Hommes, femmes et enfants, poussant leur âne devant eux, s’établissent dans un coin de la place Farnèse, ou de la place Montanara. Les boutiques voisines restent ouvertes jusqu’à midi, par un privilège spécial. On va, on vient, on achète, on s’accroupit dans les coins pour compter les pièces de cuivre. Cependant, les ânes se reposent sur leurs quatre pieds au bord des fontaines. Les femmes, vêtues d’un corset en cuirasse, d’un tablier rouge et d’une veste rayée, encadrent leur figure hâlée dans une draperie de linge très-blanc. Elles sont toutes à peindre sans exception : quand ce n’est pas pour la beauté de leurs traits, c’est pour l’élégance naïve de leurs attitudes. Les hommes ont le long manteau bleu de ciel et le chapeau pointu ; là-dessous leurs habits de travail font merveille, quoique roussis par le temps et couleur de perdrix. Le costume n’est pas uniforme ; on voit plus d’un manteau amadou rapiécé de bleu vif ou de rouge garance. Le chapeau de paille abonde en été. La chaussure est très-capricieuse ; soulier, botte et sandale foulent successivement le pavé. Les déchaussés trouvent ici près de grandes et profondes boutiques où l’on vend des marchandises d’occasion. Il y a des souliers de tout cuir et de tout âge dans ces trésors de la chaussure ; on y trouverait des cothurnes de l’an 500 de la république, en cherchant bien. Je viens de voir un pauvre diable qui essayait une paire de bottes à revers. Elles vont à ses jambes comme une plume à l’oreille d’un porc, et c’est plaisir de voir la grimace qu’il fait chaque fois qu’il pose le pied à terre. Mais le marchand le fortifie par de bonnes paroles : « Ne crains rien, lui dit-il ; tu souffriras pendant cinq ou six jours, et puis tu n’y penseras plus. » Un autre marchand débite des clous à la livre : le chaland les enfonce lui-même dans ses semelles ; il y a des bancs ad hoc. Le long des murs, cinq ou six chaises de paille servent de boutique à autant de barbiers en plein vent. Il en coûte un sou pour abattre une barbe de huit jours. Le patient, barbouillé de savon, regarde le ciel d’un œil résigné ; le barbier lui tire le nez, lui met les doigts dans la bouche, s’interrompt pour aiguiser le rasoir sur un cuir attaché au dossier de la chaise, ou pour écorner une galette noire qui pend au mur. Cependant l’opération est faite en un tour de main ; le rasé se lève et sa place est prise. Il pourrait aller se laver à la fontaine, mais il trouve plus simple de s’essuyer du revers de sa manche.

Les écrivains publics alternent avec les barbiers. On leur apporte les lettres qu’on a reçues ; ils les lisent et font la réponse : total, trois sous. Dès qu’un paysan s’approche de la table pour dicter quelque chose, cinq ou six curieux se réunissent officieusement autour de lui pour mieux entendre. Il y a une certaine bonhomie dans cette indiscrétion. Chacun place son mot, chacun donne un conseil : « Tu devrais dire ceci. — Non ; dis plutôt cela. — Laissez-le parler, crie un troisième, il sait mieux que vous ce qu’il veut faire écrire. »

Quelques voitures chargées de galettes d’orge et de maïs circulent au milieu de la foule. Un marchand de limonade, armé d’une pince de bois, écrase les citrons dans les verres. L’homme sobre boit à la fontaine en faisant un aqueduc des bords de son chapeau. Le gourmet achète des viandes d’occasion devant un petit étalage, où les rebuts de cuisine se vendent à la poignée. Pour un sou, le débitant remplit de bœuf haché et d’os de côtelettes un morceau de vieux journal ; une pincée de sel ajoutée sur le tout pare agréablement la denrée. L’acheteur marchande, non sur le prix, qui est invariable, mais sur la quantité ; il prend au tas quelques bribes de viande, et on le laisse faire car rien ne se conclut à Rome sans marchander.

Les ermites et les moines passent de groupe en groupe en quêtant pour les âmes du purgatoire. M’est avis que ces pauvres ouvriers font leur purgatoire en ce monde ; et qu’il vaudrait mieux leur donner de l’argent que de leur en demander ; ils donnent pourtant, et sans se faire tirer l’oreille.

Quelquefois un beau parleur s’amuse à raconter une histoire ; on fait cercle autour de lui, et à mesure que l’auditoire augmente, il élève la voix. J’ai vu de ces conteurs qui avaient la physionomie bien fine et bien heureuse ; mais je ne sais rien de charmant comme l’attention de leur public. Les peintres du quinzième siècle ont dû prendre à la place Montanara les disciples qu’ils groupaient autour du Christ.


La musique m’arrache à la conversation, et je cours. Vous savez peut-être qu’on entend peu de musique à Rome. Les gens du peuple y chantent presque aussi faux que les Athéniens, et c’est le même nasillement. Ici, je me trouve devant un guitariste aveugle, un violoniste borgne et une vieille prima donna des rues qui font autant de bruit que deux orgues de Barbarie. J’ai acheté leur complainte, car elle est imprimée par autorisation. Je pourrais vous la traduire d’un bout à l’autre, mais vous devinerez l’histoire quand vous aurez lu l’intitulé :


ÉVÉNEMENT TRAGIQUE
arrivé à bougogne
tiré
DE L’HISTOIRE DE MARGUERITE,
reine de ladite ville.


Inutile d’ajouter qu’il s’agit de la Tour de Nesle, en italien, tour de Nesler. Ceux qui croient que Florence est en Angleterre, parce que les Anglais viennent de Florence ; ceux qui demandent lequel des deux est le plus grand, de France ou de Paris, n’ont pas de peine à se persuader que Marguerite était reine d’une ville appelée Bourgogne, et que son mari l’a étranglée l’an dernier.


J’en riais encore quand j’aperçus auprès d’un étalage où les bouts de cigare se vendent en gros, un paysan de quarante ans passés qui pleurait sans mot dire et sans même essuyer ses yeux. Il était d’une laideur assez vulgaire, et sa douleur ne l’embellissait pas. Deux et trois hommes de son âge assemblés autour de lui travaillaient à le consoler ; il tenait à la main une lettre ouverte. Je m’avançai vers lui et je lui demandai ce qu’il avait ; car l’indiscrétion de ces bonnes gens est contagieuse. Il m’écouta d’un air abruti, sans répondre. Un de ses voisins me dit : « C’est une lettre qu’il a reçue de sa mère.

— Eh bien ?

— Elle est morte.

— Imbécile ! Elle n’est pas morte, puisqu’elle écrit.

— Oh ! monsieur, interrompit le patient, c’est comme si elle était morte. Lisez plutôt. »

Il me tendit sa lettre, et je la lus à haute voix, lentement, car elle était mal écrite et pleine de fautes d’orthographe, mais d’un style et d’une résignation antiques. Le pauvre diable, qui s’était fait déchiffrer cette triste nouvelle par un écrivain de la place, répétait chaque mot après moi, avec une douleur tranquille et profonde, et ses larmes continuaient de couler. Voici ce que sa mère lui écrivait :

« Mon fils, je vous écris ces lignes pour vous faire savoir que j’ai reçu le viatique et l’extrême-onction. Hâtez-vous donc de revenir ici, pour que je vous voie encore une fois avant de mourir. Si vous tardiez trop longtemps, vous trouveriez la maison vide de moi. Je vous salue tendrement, et je vous envoie ma bénédiction maternelle. »

Qu’en dites-vous ? Moi je ne pense pas que les héroïnes de l’ancienne Rome auraient fait meilleure contenance devant la mort. Et ne croyez pas que ce courage ait rien d’exceptionnel : Les Romains envisagent la mort naturelle comme une dette à payer ; ils n’aiment pas tout ce qui peut en avancer l’échéance ; ils disent avec une naïveté très-originale : « Je ne veux pas me baigner en rivière, on se noie ; je ne veux pas monter à cheval, on tombe ; je ne veux pas aller à la guerre, on reçoit des boulets. » Mais lorsque la vieillesse ou la maladie leur font signe de partir, ils ont bientôt bouclé leur sac. Je vous conterai sur ce point des choses curieuses quand nous serons au chapitre de la mort, et vous verrez qu’il y a de bonnes leçons à prendre dans ce pays-ci.

J’ai rendu à mon paysan la lettre de sa mère en lui glissant un écu dans la main ; il n’a pas songé à me dire merci, et il s’est remis à regarder à travers les larmes ce lamentable écrit qu’il ne savait pas lire.


Lorsque le canon du fort Saint-Ange a sonné midi, tous les coins de la place Montanara étaient encombrés de dormeurs. Chaque famille forme, un tas de chiffons magnifiques où un peintre trouve toujours sa vie. Les barbiers et les écrivains publics commencent à se croiser les bras ; les cabarets du voisinage se vident ; les boulangeries, qui n’avaient pas désempli depuis le matin, se dépeuplent ; il se fait un peu de silence après tant de bruit. Mais qu’un prêtre vienne à passer avec le cortège qui accompagne le viatique, tous les dormeurs s’éveillent en sursaut, chapeau bas, et se dressent sur leurs genoux.


J’ai quitté la place Montanara pour faire une visite au Ghetto ; mais ne me demandez pas quel chemin j’ai suivi. Je vous ai prévenu que je ne savais jamais mon chemin. Je me doute que la place Farnèse est assez proche de la chancellerie, où tomba le pauvre comte Rossi. Je crois être sûr que la place Montanara est à peu près au pied de la roche Tarpéienne ; le Ghetto longe le Tibre quelque part : il y a fort peu de rues droites dans Rome, excepté entre le Cours (Corso) et la place d’Espagne. Tous les alignements sont en zigzag, et il faudrait démolir la moitié de la ville pour y tracer une rue de Rivoli. Le Tibre, qui n’a point de quais, serpente si capricieusement, qu’on le rencontre partout. On aperçoit son eau jaune, ici à travers une porte, là par l’embrasure d’une fenêtre. Vous croyez lui avoir tourné le dos ! point, il est là, devant vous. Cherchez une barque ou un pont, l’un et l’autre se trouvent.

Grâce au système que je pratique, j’emploie souvent une demi-journée à découvrir la maison où j’ai affaire, mais les rencontres de la route compensent le temps perdu. Ce qui fait que Rome est la plus aimable ville du monde et la meilleure à habiter, c’est qu’on y trouve toujours du nouveau. Les vieillards de cent ans qui n’en sont jamais sortis y font des découvertes à leur porte. La complication des chemins, le mystère des quartiers ajoutent à chaque trouvaille le charme de l’imprévu. Je commence à goûter cette friandise romaine qu’on appelle l’incertain. L’incertitude est ici le grand ressort des hommes : combien y en a-t-il qui n’agissent que dans l’espérance de l’incertain ! Un domestique aime mieux laisser retrancher cent francs sur ses gages de l’année que de renoncer aux quarante ou cinquante francs de bonne main qui composent l’incertain de ses revenus. Un cocher ne vous mène pas pour les quarante sous de la course, mais pour les cinq ou six sous de pourboire qu’il n’est pas certain d’obtenir. Qu’est-ce que la loterie, sinon le temple de l’incertain ? Lorsqu’on m’aborde dans les rues de Rome, je suis presque toujours dans le cas de répondre comme Ésope : Je ne sais pas où je vais. Cependant, je ne manque jamais le Ghetto, parce que je le sens de loin.


Avant de m’engager dans ses rues et dans ses odeurs, j’ai pris soin de déjeuner. C’est une opération qui n’est pas facile à Rome, faute de restaurants. Il y a bien les tables d’hôte des grands hôtels et trois confiseurs qui donnent à manger lorsqu’il leur plaît, mais tout cela demeure autour de la place d’Espagne, et nous en sommes loin. « Parbleu, fis-je en moi-même, puisque je suis dans la plèbe jusqu’au cou, je déjeunerai à la plébéienne, et la première boutique de friture sera mon restaurant. » J’eus bientôt trouvé l’affaire. Au détour de la rue, une grande boutique en plein air offrait à mon choix dix montagnes dorées dans de grands plats de cuivre étamé, couverts d’inscriptions gothiques. La poêle énorme bouillonnait à deux pas ; la marchandise était chaude et croquante. Je pris un petit pain à la boulangerie voisine, un verre de limonade à la fontaine la plus proche des poissons frits, des artichauts frits et des beignets frits me composèrent un repas divin. Jamais peut-être je n’ai mieux déjeuné à Rome, parce que la friture se fait dans l’huile, sans aucun mélange de ce beurre violent qui empoisonne tout. Ô magnifiques troupeaux de la campagne romaine, grandes vaches blanches ombrées de gris, quel beurre on fabrique avec votre lait ! Les cuisinières de Paris disent que les épinards sont la mort au beurre ; à Rome, c’est le beurre qui est la mort aux épinards.