Rome contemporaine/15

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Lévy Frères (p. 296-343).
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XV

promenade au midi.


Je m’étais bien promis de ne pas quitter les États du pape sans avoir fait une promenade à Sonnino. On m’avait tant parlé de cette petite ville, son nom revient si souvent dans l’histoire du brigandage, les peintres ont représenté tant de fois les costumes et les exploits de ses habitants, que je voulais voir par mes yeux le pays et les hommes, et chercher s’il ne restait pas sur le sol ou dans les esprits quelques vestiges du passé. L’entreprise était difficile, non-seulement parce que Sonnino est à trois journées du Vatican et loin des routes fréquentées, mais surtout parce que j’étais étranger, et qu’un étranger en voyage ne cause guère qu’avec les aubergistes. Un excellent et respectable ami que j’avais à Rome s’offrit à me tirer d’embarras. Il promit de me conduire à Sonnino dans sa voiture, de m’y loger chez des personnes de sa connaissance, et de m’introduire dans la vie intime des habitants. Lui-même avait visité le pays vers l’an 1830 ; il était sûr d’y trouver une vieille femme, veuve d’un ou deux brigands, qu’il avait employée autrefois comme modèle, et qu’il aidait à vivre en lui servant une petite pension. J’acceptai de grand cœur une invitation si gracieuse, et nous nous mîmes en route le 10 juin 1858.


Albano, l’Ariccia, Genzano et presque tous les villages de cette banlieue se présentent avec un air de grandeur. Les palais et les couvents y abondent. Les maisons des marchands de campagne, sans viser au grandiose, sont larges et hautes ; elles ont un cachet de bourgeoisie rustique et ne sentent point le parvenu.


Dans les communes voisines de la capitale, les professions de boucher, de boulanger, d’épicier, etc., sont exercées en vertu d’un privilège, comme des fonctions publiques. On sollicite un comptoir d’épicier comme un bureau de loterie ou un débit de sel et de tabac.

Le privilège est partout dans les États pontificaux. Compagnie d’assurances, verrerie, raffinerie, fabrique de stéarine ; toute industrie un peu importante est fondée sur un privilège. Les paniers mêmes où l’on vend des fruits sur la place Navone sont loués aux marchands par un entrepreneur privilégié.


D’Albano à Velletri, nous traversons un certain nombre de ponts construits par les papes ; plusieurs inscriptions prennent soin de nous l’apprendre. Je ne connais pas de pays où le luxe épigraphique soit poussé si loin. On ne jette pas un pont sur un ruisseau, on ne bâtit pas un poste pour quatre gendarmes, sans graver sur une plaque de marbre le nom du pontife qui s’est illustré par un tel bienfait.

Il y a tout près de la ville éternelle une fontaine d’eau minérale où les petits-fils de Romulus vont se purger en partie de plaisir. Inscriptions sur inscriptions ! Tel pontife a amené l’eau, tel autre a réparé les conduits, tel autre les a soudés à neuf.

Cette prodigalité de paroles pompeuses semblera, au premier coup d’œil, un peu mesquine et ridicule ; mais c’est un usage romain. Uso romano ! deux mots qui expliquent et même excusent tout. Il est vrai de dire que si les anciens avaient été plus sobres d’inscriptions, nous ignorerions bien des choses que le marbre et la pierre nous ont apprises. L’épigraphie est une des sources les plus claires où l’historien ait jamais puisé.

Elle ment quelquefois. Témoin cette inscription qui attribue à Pie VII les admirables travaux dont l’administration française a embelli le Pincio. Les papes ont effacé partout les traces de notre passage ; ils n’ont gardé que nos bienfaits. Les conseillers de Pie VII, après la Restauration, auraient voulu supprimer tout ce qui rappelait la France. Il fut même question d’ôter les réverbères que le général Miollis et M. de Tournon avaient introduits à Rome.

Je n’ai trouvé qu’un seul monument qui eût conservé le nom de cet illustre et courageux Miollis. C’est une petite plaque de marbre cachée dans les grottes de Tivoli.


Pendant la révolution de 1849, quand Mazzini régnait à Rome et le saint-père à Portici, le beau viaduc qui relie Albano à l’Ariccia resta forcément interrompu. Un simple fermier du voisinage ouvrit sa caisse et continua les travaux à ses risques et périls. Aucune inscription ne rappelle ce beau trait.


Velletri est un village de seize mille âmes et la capitale d’une province. On y trouve un évêque et un préfet, comme à Versailles. On y trouve aussi des brigands, car Velletri est dans la montagne, entouré de bois et de maquis, et à l’entrée de ce célèbre Campo-Morto qui appartient au chapitre de Saint-Pierre. J’ai déjà dit pourquoi la plaine morte, ou Campo-Morto, était un lieu mal fréquenté. Le droit d’asile rassemble une multitude de voleurs et d’assassins sur ce territoire insalubre. Le voisinage procure à Velletri une sorte d’insalubrité morale qui s’est manifestée tout récemment par le crime de Vendetta.

Voici le fait tel qu’il circule de bouche en bouche dans la ville et aux environs.

Au bas de Velletri, vers la porte qui conduit à Naples, on trouve un couvent de jésuites. Les révérends pères tiennent école ; je viens d’entendre un murmure de voix enfantines, et j’ai lu au-dessus d’une porte : Classis elementaris. Leur chapelle est une église assez ancienne ; j’y ai admiré un fort joli portail de la Renaissance, un plafond très-riche, quoique de goût douteux, et une bonne fresque de l’école du Pérugin. Mais le plus précieux de tous leurs biens est une madone miraculeuse peinte par saint Luc.

L’histoire ne dit pas que l’évangéliste saint Luc ait été peintre ni sculpteur. On sait même qu’il ne fut converti par saint-Paul qu’après la mort de Jésus. Cependant la naïveté publique se plaît à signer de son nom toutes les images archaïques qui représentent la Vierge et l’Enfant, soit en peinture soit en sculpture. C’est ainsi que dans l’antiquité grecque la foi populaire attribuait à Hercule tous les coups de massue un peu mémorables.

Quoi qu’il en soit, l’image miraculeuse de Velletri est gardée soigneusement dans une niche fermée de volets, au fond d’une chapelle défendue par une grille. Les populations des villages voisins professent un culte superstitieux pour cette peinture et lui apportent tous les ans de notables offrandes.

Un hôte du Campo-Morto appelé Vendetta conçut le projet d’une spéculation hardie. Depuis longtemps, il rançonnait les gens de Velletri et des environs. Il demandait à celui-ci deux écus, à celui-là dix ou douze. Quiconque avait une récolte sur pied, des arbres chargés de fruits, un frère en voyage, payait sans marchander ce singulier impôt. Cependant Vendetta finit par prendre en dégoût un métier si lucratif. Il rêva de rentrer dans la vie normale avec un revenu modeste et un honnête emploi. Pour atteindre ce but, il ne trouva rien de plus ingénieux que de voler la madone de Velletri et de la déposer en lieu sûr.

On approchait d’une fête carillonnée où la madone devait paraître aux yeux du peuple avec tous ses diamants. Le sacristain ouvrit la niche et constata avec des cris de douleur que la madone n’y était plus. Grande rumeur dans Velletri. On cherche de tous côtés et l’on ne trouve rien. Le peuple s’émeut ; une certaine effervescence se manifeste dans les villages voisins. Le clergé du pays accuse les jésuites de s’être volés eux-mêmes ; les jésuites récriminent contre les prêtres de Velletri. Le couvent est envahi, fouillé, bouleversé par un public idolâtre. Enfin le dimanche, à la grand’messe, Vendetta, armé d’un poignard, monte en chaire et se dénonce lui-même. Il prie le peuple d’agréer ses excuses et promet de rendre la madone dès qu’il aura réglé ses comptes avec l’autorité. L’autorité traite avec lui de puissance à puissance. Vendetta demande sa grâce et celle de son frère, une rente de tant d’écus et un emploi du gouvernement. On promet tout, mais Rome désavoue ses agents et ne veut rien ratifier. Cependant la population des montagnes se met en marche et un flot de paysans menace d’inonder Velletri. Le brigand cède au nombre, révèle la cachette où il a celé la madone, et se rend lui-même à discrétion. Il aura la tête coupée ; personne n’en doute à Velletri.

La madone est réintégrée. Une grande affluence de dévotes m’a permis de reconnaître la chapelle où elle fait ses miracles ; mais un rideau bleu, brodé au chiffre de Marie, ne m’a pas permis de contempler le chef-d’œuvre de saint Luc.


Vendetta est un brigand de la décadence. Il a eu son petit quart d’heure d’audace, et ce sermon prononcé en pleine église n’est pas une action vulgaire. Mais que nous sommes loin du Passatore ! Voilà un vrai grand homme de grand chemin !

Le Passatore a pris une ville de cinq mille âmes, Forlimpopoli. Tous les notables étaient rassemblés au théâtre ; le rideau se lève : on voit paraître un chœur d’hommes armés qui tiennent le public en joue. Arrive le ténor, je veux dire le Passatore, une feuille de papier à la main. « Messieurs, dit-il, les issues du théâtre sont gardées, la ville est à notre discrétion, mais nous n’abuserons de rien. Nous avons frappé Forlimpopoli d’une contribution de tant d’écus, répartie comme il suit. Chacun de vous sortira à l’appel de son nom, et ira, sous bonne escorte, chercher la somme qu’il nous doit. Je commence. »

Il commença et finit sans encombre. La contribution fut payée rubis sur l’ongle, et le capitaine se retira paisiblement avec une recette comme le théâtre n’en avait jamais fait.


Ce Passatore avait des qualités, outre l’audace et la grandeur. Il se serait fait scrupule de dévaliser un malheureux ; plus d’une fois il vida sa bourse dans une poche qu’il avait trouvée vide.

Un jour il est blessé grièvement ; les soins d’un homme de l’art sont nécessaires. Mais comment supposer qu’un médecin viendra sans y être forcé se mettre dans la gueule du loup ? Il fit enlever le plus célèbre docteur de tout le voisinage et le garda aussi longtemps qu’il en eut besoin. Lorsqu’il se sentit tout à fait bien, il dit à son trésorier de renvoyer le bonhomme après l’avoir payé : ce qui fut fait. « Combien lui a-t-on donné ? demanda le Passatore.

— Dix écus.

— Dix écus, à l’homme qui a sauvé l’illustre Passatore ! Es-tu fou ? Cours après lui, donne-lui cent écus et n’oublie pas de lui dire que ce n’est point payé ! »

Jugez de l’effroi du médecin lorsqu’il se vit rejoint sur la route par un cavalier au galop !

Six mois plus tard, il traversait la montagne au petit pas de sa mule. Le hasard le remit face à face avec son ancien malade. Pour cette fois, le pauvre docteur se repentit de l’avoir sauvé. Mais le Passatore lui fit mille amitiés, et finit par lui demander quelle heure il était à la ville. Lorsqu’il vit une montre d’argent sortir du gousset de son sauveur, il s’écria : « Est-il possible ? le médecin du Passatore n’a qu’une montre d’argent ! Donne-moi ta montre ! » Il la jeta contre un rocher, où elle s’écrasa comme un œuf. Quelques jours après le docteur trouva sur sa table un chronomètre excellent, fabriqué à Londres et importé en Italie par un touriste anglais qui le regrette peut-être encore.


Ce héros fut tué dans une mêlée. Les pontificaux avaient son corps, mais sa renommée courait encore les montagnes, et la bande cherchait à faire croire qu’il avait échappé. Pour constater l’identité du cadavre, on ne trouva rien de plus ingénieux que de le montrer à la mère du brigand. Cette vieille décrépite puisa dans la haine et la vengeance autant de courage qu’il en fallait pour nier. On la tint une heure et demie en présence de ce corps, et elle répéta obstinément qu’elle ne le reconnaissait point. L’épreuve parut concluante et l’on permit à la vieille de sortir. Mais à ce dernier moment, quand le plus fort était fait, la nature rentra violemment dans ses droits ; la mère se rejeta en arrière, embrassa le cadavre de son fils, le baigna de ses larmes et se répandit en imprécations contre les soldats qui l’avaient tué.


Ceux qui n’ont pas vu les marais pontins se représentent une vaste étendue de marécages stériles et nauséabonds, aussi désagréable aux yeux que répugnante à l’odorat. Rien n’est plus loin de la vérité. Les marais pontins sont un des plus beaux pays de l’Europe, un des plus riches, un des plus charmants, durant les trois quarts de l’année.

Figurez-vous une longue plaine bordée d’un côté par la mer, de l’autre par un rang de montagnes pittoresques. Les montagnes sont cultivées avec soin et plantées sur tous leurs versants : c’est un grand jardin couvert d’oliviers dont le feuillage bleuâtre semble en toute saison baigné d’une vapeur matinale. Les premiers versants protègent des bois de vieux orangers bien portants. La plaine se partage en forêts, en prairies et en cultures. Les forêts, hautes et vigoureuses, attestent l’incroyable fécondité d’un sol vierge. Elles nourrissent les plus beaux arbres de l’Europe et les lianes les plus puissantes. La vigne sauvage et l’églantier grimpant colorent et parfument le feuillage toujours vert des lièges.

Les prairies sont peuplées de troupeaux innombrables : on n’en trouverait d’aussi beaux que dans l’Amérique ou dans l’Ukraine. Des bandes de chevaux demi-sauvages galopent en liberté dans des enclos immenses ; les vaches et les buffles ruminent en paix l’herbe haute et touffue. Les gardiens de ce bétail, cloués sur la selle de leurs chevaux, le manteau en croupe, le fusil en bandoulière, la lance au poing, vêtus de velours solide et guêtrés jusqu’au genou d’un cuir épais et brillant, galopent autour de leurs élèves. Les jeunes poulains, haut perchés sur leurs pattes grêles, découpent à l’horizon leurs silhouettes fantastiques.

Si les touristes viennent en Italie pour admirer des villes anciennes et magnifiques, des chefs-d’œuvre de peinture et de sculpture, des ruines pittoresques, des cérémonies religieuses d’une magnificence unique, des fêtes populaires dont l’originalité n’est pas encore effacée, des champs d’une fertilité miraculeuse, de belles forêts épaisses et sombres, qui donnent la plus haute idée de la richesse du sol, un peuple fort, bronzé, vêtu de costumes qui font ressortir l’élégance naturelle de son corps, ils satisferont tous leurs désirs sans sortir des États de l’Église.

Les marais pontins valent déjà le voyage.

Les cultures y sont rares, mais gigantesques. Au printemps on voit jusqu’à cent paires de bœufs occupés à labourer le même champ. À la fin de juin, il n’est pas rare de rencontrer une pièce de blé qui dore une lieue de terrain. Les blés sont beaux, les maïs sont si grands qu’un homme à cheval y est aussi invisible qu’une perdrix dans nos sillons. Les foins, partout où l’eau ne fait pas foisonner le jonc et le carex, sont bien longs, bien sains et bien parfumés. La culture maraîchère trouve même une place dans cette fécondité de toutes choses. C’est dans les marais pontins qu’on cultive, par pièces de plusieurs hectares, ces artichauts demi-sauvages dont le peuple de Rome se nourrit en été.

Un drainage à ciel ouvert, simple et peu coûteux, suffit à produire toutes ces bonnes choses. Presque tous les papes, mais surtout Sixte-Quint et Pie VI, ont travaillé aux grands canaux collecteurs. L’intérêt privé a suivi le branle ; chaque propriétaire a creusé des rigoles dans son champ.

Les marais pontins sont soumis aux mêmes causes de stérilité insalubre que nos landes. Le vent d’ouest, qui amasse les dunes sur nos rivages de la Gascogne et de la Gironde, ensable également la côte occidentale de l’Italie et arrête l’écoulement des eaux. La seule différence entre ces landes et les nôtres, c’est qu’ici la terre végétale est mille fois plus abondante, et qu’il n’y a pas d’alios. La chaleur du soleil y est aussi plus ardente et plus féconde.

Cependant tout n’est pas fait pour les marais pontins, puisqu’ils ne sont point habitables. La population qui les cultive descend des montagnes, laboure, fauche ou moissonne et s’enfuit aussitôt, sous peine de mort.

C’est d’abord que les eaux ne s’écoulent pas assez vite. Il faudrait quelques canaux de plus.

C’est aussi que les détritus de matières végétales qui composent ce sol fécond, subissent dans les grandes chaleurs une fermentation terrible. Il s’en dégage des poisons subtils ; insaisissables à l’odorat, mais funestes à la santé. La décomposition des produits animaux est fétide, mais inoffensive et presque salubre. Il n’y a nul danger à habiter Montfaucon ; tandis que ces prairies embaumées engendrent la peste. Quand le soleil de juillet a mis en liberté les gaz délétères qui couvaient sous l’herbe de ces campagnes, le vent les emporte où bon lui semble, et l’on voit à dix lieues de distance, dans la montagne, en pays naturellement sain, les hommes mourir empoisonnés.

Ce fléau qui décime régulièrement les États du saint-père, et qui fait des progrès chaque année, n’est pourtant pas sans remède. Il suffirait de quelques bons labours pour expulser tous les poisons de la terre. En aérant le sol et en livrant un passage aux gaz délétères, on assainirait tout le pays. Il faudrait rompre bravement toutes les prairies et semer du blé. Je ne désespère pas de voir opérer cette révolution qui enrichirait les propriétaires et peuplerait la plaine en moins d’un quart de siècle. Quelques charrues à vapeur suffiraient au miracle. Nul pays n’est plus propre à ce genre de culture, puisque le sol est plat et sans aucun accident de terrain. Il faudrait que les vrais amis du peuple romain se missent à prêcher la vapeur, comme les apôtres ont prêché l’Évangile. Mais les esprits sont mal préparés accueillir un tel bienfait.


Rien de plus curieux qu’une ferme dans les marais pontins. Vous entrez dans un village à demi abandonné pour trois ou quatre mois. Presque tous les bâtiments appartiennent au seigneur ; son écusson ducal surmonte la porte des chaumières. Les greniers qu’il a construits, les puits qu’il a creusés, sont autant de monuments qui célèbrent la gloire de son nom. Une inscription pompeuse vous prie fièrement de ne jamais l’oublier.

Son palais vaste, carré, monumental, surmonté d’une tour qui sonne les heures, est le centre du village et de l’exploitation agricole. Cet édifice n’a jamais vu ni le propriétaire actuel, ni son père, ni son grand-père ; tout au plus si le bisaïeul s’y est arrêté une fois en passant. Le marchand de campagne a établi ses bureaux dans ce monument. On voit entrer et sortir, comme dans les mairies de province, un jeune employé, le cigare à la bouche, la plume oubliée derrière l’oreille. Vers le soir, les gardiens du bétail, les inspecteurs des travaux, les surveillants assermentés, ornés d’une plaque d’argent aux armes ducales, arrivent sur leurs chevaux qui trottent l’amble. Chacun fait son rapport et demande des ordres. Quelques charrettes amènent des denrées au magasin, ou des bestiaux couchés, sur le flanc les pattes enchaînées, le museau lié par une corde de foin. On enregistre les produits, on les expédie à Rome, après avoir prélevé ce que chacun croit pouvoir prendre sans danger. Cependant la terre est si féconde, les animaux poursuivent si vigoureusement leur œuvre de reproduction, que le marchand de campagne mettra quelque dix mille écus de côté à la fin de la saison. Quant au propriétaire, au maître de la plaine et du château, au duc de Carabas, il n’entendra jamais parler de toute cette richesse. Il a touché quelques années d’avance pour donner une fête ou pour bâtir un jardin. On dit même qu’il est mal dans ses affaires et qu’il va louer son palais de Rome pour voyager à bon marché, soit en France, soit en Allemagne.


Nous avons quitté la nouvelle route de Rome à Naples, qui traverse les marais pontins en droite ligne. Nos chevaux gravissent péniblement la route ancienne, abandonnée par l’administration des postes, et partant fort négligée. Nous voici à Piperno ; c’est un village de cinq mille âmes, chef-lieu de gouvernement dans la province de Froisinone. Notre auberge, la seule de Piperno, est une masure. Il faut traverser la remise pour monter aux chambres du premier étage. Et quelles chambres !

En revanche, la place du village est très-pittoresque. Le marché s’y tient à l’ombre de dix beaux orangers. Les notables du pays s’y réunissent tous les jours devant la boutique du pharmacien. Je fais connaissance avec le médecin, le chirurgien, le phlébotomiste, le notaire et quelques conseillers. Voici le curé qui arrive. Il s’arrête à dix pas de nous pour faire mettre deux ou trois livres de cerises dans son mouchoir de poche. Le limonadier voisin suspend des pelures de citron à sa devanture pour annoncer qu’il a préparé des glaces. Je cause avec les notables ; ils m’assurent que les gens du pays ne sont pas malheureux ; la propriété est raisonnablement divisée ; on récolte beaucoup d’olives, l’huile se vend bien ; il n’y a ni nobles ni mendiants dans la commune.

À deux heures et demie, toutes les maisons se ferment sans excepter la boutique hospitalière du pharmacien. C’est le moment de la sieste. Le village s’endort jusqu’à cinq heures. Je fais le tour de la ville en suivant le chemin de ronde. Les anciens remparts sont couverts de jardins assez frais ; les orangers fleurissent partout. Une inscription me commande de m’arrêter, je fais halte et je lis :

arrête un instant, voyageur,
quelle que soit la hâte qui t’entraîne !
priverne, antique ville du latium,
capitale des volsques,
municipe romain,
victime de la fureur des teutons,
a laissé, tu le vois,
peu de traces dans les ruines qui jonchent
la plaine voisine ;
les édifices nouveaux élevés sur le sommet
de cette colline
attestent la grande âme et les sentiments généreux
de citoyens intrépides
qui ont ressuscité le nom et l’existence
de leur patrie éteinte.
pour que cette gloire de priverne et des privernates
ne passât point inaperçue devant toi,
le sénat et le peuple de priverne
ont élevé ce monument
l’an de la rédemption, 1753.
restauré en 1845.


Les Privernates nous conseillent de prendre des chevaux de renfort, et plutôt trois que deux, si nous voulons arriver de jour à Sonnino. Nous suivons leur avis et nous sortons de la capitale des Volsques par la voie Consulaire. Une rue latérale s’appelle Via Camilla.

Sonnino se voit de loin, sur la pointe d’un rocher. Les bâtiments sont uniformément gris, couleur de ruines. On distingue la base de quelques tours à moitié démolies ; c’est tout ce qui reste de l’enceinte fortifiée. Deux ou trois constructions neuves, d’un blanc cru, font tache dans le paysage et troublent l’harmonie triste du lieu. La route elle-même me parut sinistre, quoiqu’elle fût toute en fleurs. Les oliviers, les vignes, les clématites, les ronces, les genêts, fleurissaient à qui mieux mieux ; les boutons du myrte allaient s’ouvrir, et pourtant ce luxe vigoureux d’un printemps d’Italie ne nous parlait ni d’amour ni de plaisir. Nous sondions la profondeur des ravins qui bordaient la route, nous suivions du regard l’escarpement des rochers arides, nous plongions dans l’épaisseur impénétrable des halliers. Quelques champs larges comme la main, appuyés sur des contre-forts de pierres sèches, nous expliquaient la vie nouvelle des indigènes, leur travail opiniâtre et le maigre fruit de leurs sueurs. Çà et là sortait de terre une poignée de froment, d’avoine ou de maïs ; mais la principale culture était celle des oliviers, et l’œil se promenait tristement sur leur feuillage bleuâtre.


Deux couvents de moines gras contribuent par leurs prières à la prospérité de Sonnino. L’un est situé à un demi-mille de la ville, l’autre se tient comme un octroi devant la porte d’en bas. Force nous fut de nous arrêter au second pour remiser la voiture et mettre les chevaux à l’écurie. Les bons religieux vendent leur hospitalité aux chevaux et aux équipages, et la font payer d’autant plus cher qu’une voiture ne saurait entrer dans la ville.

La principale artère, que les habitants appellent avec simplicité rue du Milieu, traverse Sonnino de bas en haut dans toute sa longueur. Deux portes la terminent : au bas, la porte Saint-Jean ; au sommet, la porte Saint-Pierre. À dire vrai, cette rue n’est qu’une sorte d’escalier glissant, qui passe entre deux rangées de maisons noires, inégales, sans aucun alignement. Elle est ombragée de distance en distance par des voûtes aussi sombres que les tunnels d’un chemin de fer. Trois hommes peuvent y marcher de front ; c’est ce qui la distingue de toutes les autres, où il n’y a place que pour deux. De distance en distance, on rencontre sur la droite un précipice épouvantable avec la plaine au bout : voilà les rues adjacentes.


Notre venue était annoncée. La veuve des brigands avait retenu un logement pour nous chez une personne de sa famille, ancien brigadier de gendarmerie et gros bourgeois de Sonnino. Il vint au-devant de nous jusqu’à la porte Saint-Jean et nous donna cordialement la bienvenue. C’était un gros homme tout rond, belle santé, figure ouverte, mais peu ou point de dents, ce qui rendait sa conversation difficile à comprendre. Il nous conduisit à son domicile et mit le logis et les gens à notre disposition.

La maison qu’il habite est d’un plan difficile à décrire. On y entre par la rue du Milieu, mais le premier étage fait une grande enjambée et passe dans un autre quartier. Un corridor en escalier nous conduisit dans une cuisine enfumée, où se tenait la maîtresse de la maison avec sa fille unique, jolie brune de quinze ans. Après les premiers compliments, on nous fit monter une douzaine de marches, et l’on nous montra la salle à manger. De là, je pris par un toit qui conduisait à un escalier aboutissant à un couloir qui donnait sur ma chambre, et, tout en lavant sur mon corps la poussière de la route, je me demandais comment deux mille cinq cents personnes pouvaient circuler sans se perdre dans un village ainsi bâti.


Bientôt mon aimable guide me fit appeler pour me présenter son ancien modèle. Je vis une grande et forte créature de cinquante à soixante ans, borgne et presque aveugle, mais pleine de bonne humeur et de santé. Elle parlait vite, d’une voix très-mâle et d’un ton bourru. Cependant elle me fit bon accueil. L’arrivée de son bienfaiteur et de son ancien maître, qui avait peut-être été quelque chose de plus pour elle, lui causait une satisfaction évidente ; mais sa joie n’avait rien d’expansif ni d’éclatant. On reconnaissait dans ses manières cette impassibilité villageoise, qui a sa source dans l’habitude de travailler et de souffrir. Son costume était tout moderne et semblable à celui des paysannes de Bièvre ou de Montreuil. Elle préférait évidemment les robes d’indienne et les foulards de Lyon aux admirables tissus de laine sombre qu’elle avait portés dans sa jeunesse. « J’aime à croire, nous dit-elle, que vous avez apporté vos habits des dimanches ? » Notre réponse la contraria beaucoup. Elle haussa les épaules et dit : « On ne voudra jamais croire que vous êtes des seigneurs. C’est demain la fête de saint Antoine, patron de Sonnino. Il y a procession, course de chevaux, feu d’artifice. La nouvelle bande jouera des airs depuis le matin jusqu’au soir ; car nous avons une bande composée des meilleurs jeunes gens du pays. Ils ont appris la musique et acheté des instruments. Quel dommage que vous n’ayez pas apporté vos habits noirs ! »

Nous nous excusâmes de notre mieux, moi surtout qui tenais à obtenir ses bonnes grâces. Je lui fis si bien ma cour qu’elle promit de me raconter le lendemain l’histoire de sa vie. « Mais à quoi bon ? dit-elle de son ton bourru. J’ai vécu comme les autres et il ne m’est rien arrivé de particulier. Tout le monde était logé à la même enseigne en ce temps-là. »


On nous servit le souper ; Maria Grazia ne voulut point en prendre sa part. Cependant elle accepta un verre de vin et elle en but plusieurs. « Cela fait du bien, disait-elle ; il y a longtemps que je n’en avais bu ; cette denrée-là est hors de prix. »

Notre hôte fit enlever les couverts de nos domestiques, lorsqu’il sut que nous n’avions pas l’habitude de manger avec eux. Il nous présenta son futur gendre, un jeune ingénieur qui avait l’air d’un collégien. Je m’étonnais qu’on permît à des enfants si jeunes de se marier pour en faire d’autres ; on me répondit que c’était l’usage. À Sezza, dans les pays malsains, les filles se marient encore plus tôt, et l’on voit des adolescentes de quinze ans convoler en troisièmes noces. Les maris meurent si vite autour des marais pontins !

Le repas fut bon et surtout copieux. Nous n’eûmes à nous plaindre de rien, sinon de la politesse excessive de nos hôtes. Dans ces montagnes, les hommes se servent avant les femmes, quand toutefois elles osent manger devant eux. Mais l’usage commande une grande dépense de compliments. « Bon appétit ! — Merci. — Vous êtes mon maître. — Mettez-vous à votre aise. — Faites-moi la faveur ! — En vérité, c’est trop ! Vous me comblez. — Je ne saurai comment reconnaître. — Avec votre permission ! — Que ce repas vous profite ! Je vous débarrasse de ma présence. — Adieu. — Bonsoir. — Bonne nuit. — Dormez bien. — Que la Madone vous accompagne ! » Notez bien qu’au début le maître de la maison vous a dit : « Nous vous traiterons à la bonne, sans façons, sans compliments. »


Je dormis comme on dort en voyage. Le lendemain matin, en sortant de ma chambre, je rencontrai le jeune ingénieur : il offrit obligeamment de me montrer la ville et la foire, et je n’eus garde de refuser. Chemin faisant, je le confessai un peu. Il avait fait ses études à Rome et suivi les cours de la Sapienza. Tout en étudiant les mathématiques, il avait trouvé le temps de lire quelques volumes de Voltaire et de Rousseau ; car il lisait le français, s’il ne le parlait pas. Rousseau était son homme, et il s’était réuni plus d’une fois avec quelques camarades pour le commenter à huis clos. Il jugeait le gouvernement pontifical comme tous les hommes de la classe moyenne, et il espérait vivre assez longtemps pour le voir à bas. En attendant, il sollicitait un emploi dans les travaux publics.


La foire se tenait aux deux extrémités du village. Je comptai une douzaine de petites boutiques assez mal assorties. On devinait au premier coup d’œil que Sonnino n’est pas la capitale du commerce. Quelques pièces de toile, quelques foulards de soie ou de coton, un peu de chaudronnerie et de poterie grossière, beaucoup de chapelets et des cerises en quantité : voilà tout ce que j’inscrivis sur mes tablettes. Ajoutez un fond de librairie consistant en historiettes à un sou et complaintes édifiantes ; enfin une cargaison de planchettes très-minces que le marchand ajustait en un instant pour fabriquer des chaises, des coffres, des fauteuils et même des canapés.

Les rues commençaient à se remplir de monde. Les hommes étaient grands, maigres, basanés ; les femmes mignonnes et délicates. Le costume national, qui est à la fois sévère et coloré, se montrait çà et là ; mais les soieries modernes, qui finiront par tout envahir, gâtent déjà la toilette des femmes. Hommes et femmes portaient des fleurs à la main, à la bouche ou dans la coiffure.

La foule allait et venait sans glisser le long des escaliers humides. De temps à autre, on se collait au mur pour laisser la route libre à un mulet, à un âne ou à quelque petit troupeau d’animaux noirs. Je vous ai déjà expliqué cet euphémisme.

La rue du Milieu s’élargit un peu en certain endroit pour former ce qu’on appelle la place. Je demandai au jeune ingénieur si ce n’était pas là que le chevalet avait siégé sous le pontificat de Léon XII ? Il répondit qu’il n’en savait rien et se mit à parler d’autre chose.

Il me montra le palais du Gouvernement, une vraie masure où règne un juge-gouverneur à cent sept francs par mois, assisté d’un chancelier à cinquante-trois francs cinquante.

Je reconnus la porte Saint-Pierre, pour en avoir entendu parler bien des fois. C’est celle où l’on suspendait jadis dans des cages de fer la tête des brigands qui s’étaient laissé prendre. On n’y voit plus aujourd’hui que les armoiries du pape. Mon cicérone m’assura en haussant les épaules qu’on n’y avait jamais suspendu autre chose. Je le priai de me montrer l’emplacement de quelques maisons rasées par Léon XII pour les méfaits de leurs propriétaires. Il n’avait jamais entendu parler de ces étranges exécutions.


En revanche, il me fit visiter une grande maison de paysan, flanquée d’une tour en ruines. Un concierge ou intendant qui logeait en bas, nous promena dans quelques chambres demi-nues, meublées de chaises de paille et de lits de bois blanc. Cinq ou six beaux meubles dorés, dans le style rococo, gisaient honteusement au grenier. On rencontrait çà et là des images vulgaires, des Jésus de cire enluminée, des lithographies rustiques. Dans une sorte de salon, un petit saint Pierre de bois sculpté regardait gravement quatre statuettes de plâtre demi-décentes. C’était une femme qui lace son corset, une autre qui noue sa jarretière, une autre qui cherche des insectes dans son linge. Dans cette maison est né le plus illustre des enfants de Sonnino, et celui qui a donné le plus de tablature aux diplomates de l’Europe : S. Ém. le cardinal Antonelli.

Le concierge ne nous laissa point sortir sans nous montrer la principale pièce du logis. C’est un magasin où l’on entasse d’énormes provisions d’huile d’olive dans des puits de maçonnerie. La famille Antonelli achète l’huile en détail chez les petits cultivateurs de Sonnino, pour la revendre en gros aux négociants de Marseille.


Le bruit des cloches et la musique de la bande nous avertirent que la fête religieuse allait commencer. Une grand’messe se célébrait en l’honneur de saint Antoine, dans le couvent où nous avions logé nos chevaux. Nous y arrivâmes un peu avant la cérémonie, tandis que les paysans et les paysannes apportaient leurs vœux et leurs offrandes au pied du saint. Chacun donnait ce qu’il avait et demandait ce qui lui manquait, le tout avec de grands cris. Une mère présentait son enfant malade, en disant à saint Antoine : « Guéris-le, ou prends-le ! »

La messe dura longtemps. Lorsqu’elle fut terminée, la procession sortit. Presque tous les hommes de Sonnino sont enrôlés dans une confrérie, dont ils portent le camail et le capuchon. La confrérie des Âmes du Purgatoire est la plus noble, c’est-à-dire qu’elle se compose des paysans les plus aisés. Celles du Corps de Jésus et du Nom de Marie sont rivales ; une dispute s’éleva entre elles pour le pas, et je vis l’instant où les massiers allaient jouer du bâton. Toutefois on s’en tint aux injures, l’ordre se rétablit, et un long cortège hérissé de croix et de bannières s’engagea en trébuchant dans les rues de la ville. La procession était close par un veau orné de rubans, offrande un peu païenne qu’un propriétaire avait faite à saint Antoine. Le donateur menait pieusement l’animal. Il le tenait d’une main par la tête, et de l’autre par la queue.

Bien souvent le cortège s’arrêta dans son chemin. C’était tantôt une bannière qui ne pouvait passer sous une voûte, tantôt un enfant qu’il fallait ramasser, tantôt les porteurs de saint Antoine qui se faisaient relayer, tantôt le veau final qui refusait d’aller plus avant. À chaque station quelqu’un s’écriait : Ave Maria ! ce qui veut dire Arrêtez ! en style de procession.

Les rares habitants qui étaient restés au logis se tenaient à leurs fenêtres, et faisaient pleuvoir des fleurs de genêt ou des œillets effeuillés.


Nous avions couru en avant et nous nous étions postés dans un coin de la place. J’y fis connaissance avec le médecin communal, qui vint sans façon se présenter à moi.

Le médecin communal est un personnage assez important dans ces petites villes. Il a étudié à Rome et a obtenu sa place au concours. La commune lui paye sur son budget un traitement fixe, pour qu’il soigne gratis les riches et les pauvres. C’est l’esprit municipal de l’Italie qui a créé cette institution. Elle mériterait d’être importée chez nous.

Mon nouvel interlocuteur me conta qu’il touchait seize cent cinq francs par an, et que son collègue le chirurgien était payé tout aussi cher. C’est plus qu’assez, dans un pays où une maison passable se loue soixante francs, et où une personne seule se nourrit pour dix sous par jour. Il m’apprit que la municipalité de Sonnino était riche, grâce à l’étendue de son domaine communal. Elle a quatre-vingt-dix mille francs d’économies, qu’elle destine à restaurer le palais du Gouvernement et surtout à améliorer les routes. Les habitants sont très-sobres et très-laborieux. Ils possèdent tous un petit coin de terre ; ils sont pauvres, mais on ne compte pas un indigent parmi eux. La santé publique est assez bonne ; peu ou point de fièvres ; quelques gastrites suraiguës, causées, selon toute apparence, par la farine de maïs. L’instruction publique n’est pas brillante ; sur trente adultes, on en trouve un qui sait lire. Mais quarante enfants du sexe masculin fréquentent les écoles ; les filles y sont plus nombreuses, par la raison toute simple qu’elles seraient moins utiles dans les champs. Le chiffre exact de la population est de deux mille cinq cent cinquante-huit individus, dont trente ecclésiastiques.


« Voilà qui va bien, dis-je au docteur. Mais parlez-moi un peu du brigandage. »

Il jeta les yeux sur moi, puis sur mon voisin l’ingénieur, et un sourire furtif brilla dans ses yeux. Sourire éminemment italien, plein de choses, et plus instructif que tout un discours. « Vous me demandez, poursuivit-il, si la maraude est toujours en usage dans ces campagnes ? Malheureusement oui ! Nos paysans se feraient scrupule de voler un sou sur la route, mais ils regardent comme un jeu innocent le vol des fruits, des grains ou des fourrages. Pour ce qui est des coups de couteau, ils ne sont ni plus rares ni plus communs ici que partout. Cela dépend beaucoup des vendanges. On s’égorge moins souvent lorsque le vin coûte plus cher. »

Ce n’était pas précisément ce que je lui demandais, mais je n’eus garde de répéter ma question. Le jeune ingénieur comptait sans doute quelques-uns de ses ancêtres parmi les héros accrochés à la porte Saint-Pierre, et j’avais déjà été trop indiscret en parlant du brigandage devant lui.

La procession s’écoulait enfin. Les traînards doublaient le pas ; le pauvre veau, rompu de fatigue, avait fini par se faire porter. Nous revînmes à la maison, où le dîner nous attendait. Notre hôte nous conta qu’une femme malade avait rendu l’âme juste au moment où saint Antoine passait devant chez elle. Les parents de la morte se consolaient en disant que le saint l’avait prise avec lui.

Les gens de Sonnino ont une promenade dont ils sont fiers à bon droit. C’est une route d’un mille de long, construite à grand renfort de bras sur le sommet de la montagne. Elle commence à la porte Saint-Pierre et se termine à un bouquet de chênes verts. Le sol est assez uni pour qu’on puisse s’y promener en voiture ; malheureusement les voitures ne sauraient monter jusque-là. On y fait courir des chevaux le jour de la fête, lorsque la Providence permet qu’il se trouve des chevaux dans le pays.

La course était promise pour vingt-deux heures, c’est-à-dire qu’elle devait commencer deux heures avant la chute du jour. En attendant le spectacle, je me rendis tout seul au petit bois de chênes verts. Les vaches y avaient laissé de larges traces de leur passage. Cependant je m’établis de mon mieux sur une souche, et je me mis à noter au crayon ce que j’avais vu et entendu depuis la veille. Tout à coup le ciel s’assombrit. C’était un orage qui passait, venant des montagnes de Naples. Le jour baissa brusquement ; la vallée se teignit des couleurs les plus fantastiques. Les éclats de la foudre se succédaient en se rapprochant ; bientôt je crus entendre le tonnerre au-dessus de ma tête. Je ne pouvais regagner le village sans recevoir une grosse pluie pendant un mille, et j’étais très-légèrement vêtu. Je résolus donc de rester où j’étais jusqu’à la fin de l’orage. Le ciel m’envoya nombreuse compagnie. Huit ou dix pâtres, bouviers, gardiens de buffles, de chèvres et de brebis, vinrent s’abriter autour de moi. Ils étaient trempés jusqu’aux os, mais aucun n’avait eu l’idée d’endosser sa veste. Ils la portaient négligemment sur l’épaule gauche : c’est la coquetterie du pays. Je leur offris des cigares, et ils les prirent avec empressement pour les hacher dans leurs pipes de bois décorées de clous à tête de cuivre. Un jeune homme, pour me rendre ma politesse, me donna des pommes vertes qui auraient pu être mûres à la fin d’août. Il découvrit ensuite un mouchoir de coton rouge caché sous sa veste et rempli de bigarreaux. J’en acceptai deux ou trois discrètement ; mais il insista comme un beau diable. « Ne crains pas, me dit-il, de partager ces cerises : je ne les ai point payées ; elles m’appartiennent par droit de maraude. Si tu ne veux pas en prendre toi-même, attends, je vais te servir. » Il m’en combla d’abord, il m’en accabla ensuite : il me traita d’Auguste à Cinna ; et lorsqu’il vit clairement que j’en avais par-dessus les oreilles, il distribua le reste entre ses compagnons.

Quand je me vis au milieu de ces braves gens, dont quelques-uns entraient à peine dans la vie, tandis que les autres avaient passé la soixantaine, l’idée me vint de réveiller chez eux les souvenirs du brigandage. Un seul avait été brigand ; il comptait quelques années de service dans la bande de ce fameux Gasperone que j’ai vu depuis au bagne de Civita-Castellana. Il se rappelait très-nettement le temps où le chevalet et le nerf de bœuf étaient en permanence sur la place de Sonnino. Il avait vu la porte Saint-Pierre encadrée de dix-huit têtes d’hommes, et il avait connu personnellement une demi-douzaine de ces têtes. Il était présent lorsque Joseph de Santis mourut par accident, en frappant la crosse de son fusil contre la terre. Le coup partit, l’homme mourut ; et le gouverneur accrocha sa tête avec les autres, fort indûment, puisque de Santis n’avait jamais été pris. Mon narrateur était avec Gasperone lorsqu’il vint détacher cette tête, à la barbe du gouverneur et de la garnison, pour lui donner la sépulture. Il se souvenait de quelques autres expéditions ; mais il parlait si confusément, et dans un patois si napolitain que, malgré l’attention la plus soutenue, je ne pouvais le suivre partout. Le plus beau chapitre de son épopée était la résistance qu’il avait osé faire à Gasperone. Le grand capitaine l’avait envoyé quérir de l’eau pendant la nuit à une source qui devait être surveillée. « J’ai refusé net, disait-il. Je lui ai dit : Envoie-moi voler du vin dans la cave du gouverneur, détourner un bœuf dans les pâturages de Pellegrini, j’irai, s’il fait jour. Mais la nuit, à cet endroit-là, j’ai trop peur d’une embuscade. J’aime mieux que tu me tues, si telle est ta volonté… Et vois un peu, monsieur, si j’avais raison ! Celui que Gasperone a envoyé à ma place s’est échappé, au péril de sa vie, entre cinq ou six balles de fusil. »

Ce héros plein de prudence était tombé deux ou trois fois dans les mains des soldats, mais il avait toujours su leur persuader qu’il vaquait honnêtement à ses affaires. Au demeurant, il n’avait pas été brigand de profession, puisque son métier était de garder les bœufs, mais il avait fait comme les autres, tant que le brigandage avait été de mode dans le pays.

Ce n’était pas que les exemples sévères lui eussent manqué. Il avait assisté dans sa jeunesse à l’exécution de vingt-cinq coureurs de montagne, pris et fusillés par les Français. Leur affaire s’était faite précisément à l’entrée du bosquet où nous étions retenus par la pluie ; on avait jeté leurs corps dans une caverne profonde et ténébreuse, à trois milles de Sonnino.

Je lui demandai à quelles causes il attribuait la cessation du brigandage. « C’est, me répondit-il, que le métier n’était plus tenable sous le pape Léon XII. Presque aussitôt qu’un homme était pris, on lui coupait la tête. Vous n’aviez pas même le temps de vous enfuir de prison. Voilà comment la mode s’est passée. »

Il parlait de cette époque sanglante avec la plus belle tranquillité du monde, sans remords, sans orgueil, sans passion, sans rancune ; traitant de même les gendarmes et les brigands, le crime et la loi ; comme celui qui voit jouer une partie d’échecs regarde les blancs et les noirs, ou comme Machiavel regarde la lutte du bien et du mal. Ses compagnons l’écoutaient avec la même impartialité italienne.

Je voulus savoir s’il ne regrettait pas ses récréations d’autrefois. « Tu es bouvier, lui dis-je, et tu gagnes peu. Tu manges du pain de maïs, tu ne bois pas du vin tous les dimanches. Ne regrettes-tu pas quelquefois le temps où tu n’avais qu’à prendre ?

— En effet, répondit-il, j’ai eu de bons moments, mais j’en ai traversé aussi de bien mauvais. Nous n’étions pas toujours les maîtres, et quelquefois, au lieu de poursuivre, on fuyait. Du reste, il n’y a pas à choisir, puisque le brigandage n’est plus de mode. »

La conversation en était là, quand je m’avisai que mes nouveaux amis auraient eu bon marché de moi s’ils avaient cultivé le pittoresque comme leurs pères. Je développai cette idée devant eux ; afin de savoir encore mieux ce qu’ils pensaient. « Mes bonnes gens, leur dis-je, si vous étiez comme les anciens de Sonnino, il y a longtemps que vous auriez fouillé dans mes poches. Vous êtes dix contre moi, à un bon mille du village. Vous devez supposer qu’un étranger qui vient jusque chez vous a quelques écus dans sa bourse. Vous voyez que je suis sans armes, et il n’y en a pas un parmi vous qui n’ait, outre son bâton, un couteau bien aiguisé. Si je criais, mes cris ne seraient pas entendus. Si je portais plainte, il me serait impossible de dire vos noms, que j’ignore. Pourquoi ne me dépouillez-vous pas un peu ? »

L’ancien soldat de Gasperone ne se scandalisa point de ma question. Il répondit avec simplicité : « Nous ne ferions pas une pareille chose, attendu que nous sommes de braves gens.

— Tu n’étais donc pas un brave homme, quand tu courais la montagne avec Gasperone ?

— Si, j’étais un brave homme, mais je faisais comme tout le monde. C’était l’habitude en ce temps-là. Et même, en ce temps-là, si tu avais été assis auprès de moi, si tu m’avais donné des cigares, si tu avais mangé avec moi sur la même pierre, je ne t’aurais pas pris un sou. Cependant, si tu avais eu de l’argent dans tes poches et que tu m’eusses donné un petit portrait du pape, je l’aurais accepté pour boire à ta santé. »

L’orage avait passé son chemin ; le soleil reparut ; l’heure des courses approchait. Déjà nous voyions trois chevaux sortir du village et s’avancer au pas vers notre bosquet, où ils devaient attendre le signal du départ. Tandis que mes compagnons jugeaient les coureurs à distance, et pariaient pour le bai brun, l’alezan ou le blanc, je vis au loin, tout au loin, un petit cortège de dix ou douze personnes descendre de Sonnino par la porte Saint-Jean, et marcher à petits pas vers l’église de Saint-Antoine. « Qu’est cela ? demandai-je au vieux bouvier. On dirait qu’ils portent quelque chose.

— En effet, répondit-il. Ils portent en terre une femme qui est morte aujourd’hui pendant la procession.

— C’est impossible !

— Et pourquoi ?

— Est-ce que la loi permet d’ensevelir les gens quatre heures après la mort ?

— Bah ! c’est peut-être bien défendu, mais tant pis. On n’a pas de temps à perdre chez nous, et quand les gens sont morts, on les enterre. »


La morte, à peine refroidie, entrait dans l’église au moment où les trois chevaux arrivèrent à nous. Je ne suis pas grand connaisseur, et je n’ai jamais porté une rondelle de carton vert à la boutonnière de ma redingote : cependant il me fut aisé de prédire que la course serait médiocre. Les trois rosses inscrites allaient se disputer sans jockey un prix de dix écus (53 fr. 50). La cravache et l’éperon étaient remplacés par quelques balles de plomb armées de pointes pour leur chatouiller les flancs. Une vingtaine de gamins les poursuivirent à grands cris et à coups de pierres ; ce n’était pas un départ, mais quelque chose comme un lancer. À mi-chemin, les pauvres animaux, ne se sentant plus poursuivis, se mirent au pas. C’est en vain que leurs propriétaires accoururent vers eux pour les rappeler au devoir ; la foule eut beau stimuler leur amour-propre par tous les projectiles qu’elle avait sous la main, la course s’acheva au petit trot, et les trois bêtes atteignirent le but, cahin caha.

J’arrivai presque en même temps, quoiqu’on ne m’eût pas lancé de pierres, et je vis un spectacle assez curieux. L’autorité locale refusait d’adjuger le prix, alléguant que course vient de courir, et que les chevaux n’avaient pas couru. Le propriétaire du vainqueur était assez calme. Il répétait obstinément : « J’ai gagné, donnez-moi dix écus. » Mais les sportmen qui avaient parié pour lui étaient moins pacifiques. Ils accusaient le peuple de Sonnino, criaient au voleur, et rappelaient par des allusions assez vives la vieille réputation du pays. Les choses auraient pu aller loin, malgré l’intervention de la gendarmerie, si le vin eût été moins cher.

La musique continuait à parcourir les rues, et elle ne s’arrêta que le soir. Elle avait salué l’aurore, annoncé la messe, accompagné les chants d’église, suivi la procession, ouvert et fermé les courses ; elle conduisit le peuple au feu d’artifice et ne s’éteignit qu’avec la dernière fusée. C’était la première fois que les jeunes gens de Sonnino donnaient un concert public ; leur ardeur était toute jeune et leur fanatisme tout neuf : on le voyait bien.


La fête terminée, on alluma quelques centaines de torches, et chacun rentra chez soi. Maria Grazia n’était pas couchée ; elle m’attendait. « Me voici, dit-elle en me voyant rentrer ; vous voyez que je suis de parole. Je veux bien vous conter mon histoire, quoiqu’elle n’ait rien d’étonnant, mais à quoi bon ? Qu’en ferez-vous ? À quoi vous servira-t-il de la savoir ?

— Maria Grazia, lui répondis-je, quand je saurai, votre histoire, je la raconterai dans un livre. Les gens de mon pays ont déjà vu votre portrait ; maintenant ils sauront votre nom. »

Un sourire d’orgueil éclaira sa vieille tête. Elle s’assit auprès de moi, sur mon nécessaire de voyage, et me conta à demi-voix l’histoire suivante :

« Je suis née à Sonnino, dans le temps du brigandage. Je dois avoir quelque chose comme cinquante ans ; il faudrait demander au curé. À quinze ans, j’ai épousé mon premier mari. C’était un brave garçon, bouvier de son état. De plus, il avait un peu de bien à lui. Nous avons eu ensemble un enfant qui est mort par la suite des temps. Mon mari eut je ne sais quelle discussion pour des maraudes avec le parrain de notre enfant : je ne sais plus si c’était des olives ou du grain qu’il nous avait pris, mais c’était peu de chose à coup sûr, et le mieux était de lui pardonner. Mais mon mari le dénonça au gouverneur et le fit mettre en prison pour un mois. L’autre menaça de se venger. Je croyais qu’il n’en ferait rien, attendu qu’il était notre compère et qu’il nous avait toujours montré de l’amitié. Cependant mon mari jugea bon de changer de pays, et il s’en fut garder les bœufs du côté de Rome. Mais l’autre y vint aussi l’année suivante, et, ayant trouvé mon mari qui dormait dans un champ, il le tua d’un coup de couteau.

« Pour lors, je fis la connaissance de mon deuxième mari. Il était né dans le royaume de (Naples), mais il demeurait à Terracine, et c’est là qu’il m’emmena. Nous travaillions à la terre.

« Je n’étais pas remariée depuis longtemps, lorsque ma sœur me fit demander conseil pour épouser celui qui avait tué mon premier mari. Il lui faisait la cour, et elle le trouvait à son goût. Je lui répondis de faire ce qui lui plairait ; que mon premier mari était mort, que je n’étais pas une sainte pour le ressusciter, et que le mieux était de n’y penser plus. Elle épousa donc l’autre, qui n’était pas un méchant garçon, comme je vous l’ai dit, et qui avait eu beaucoup d’amitié pour nous.

« J’avais eu deux enfants de mon deuxième mari, et je vivais heureuse en sa compagnie, quand il lui arriva une grande contrariété. Il réclamait deux ou trois écus à un homme pour qui il avait travaillé. Son débiteur refusait de payer, attendu qu’il était riche et qu’il connaissait le juge. Alors mon mari, ne pouvant obtenir d’autre justice, le tua. Le pauvre homme, après ce coup de tête, n’eut plus qu’à se faire brigand et à courir la montagne. Il vint du côté de Sonnino et se mit avec les autres. Moi, je rentrai chez mes parents, et j’avais souvent de ses nouvelles. Tantôt il venait me voir en cachette : tantôt il me faisait passer quelques douceurs.

« Mais le pape Léon, qui avait résolu d’en finir avec le brigandage, ordonna que les femmes et les enfants de tous ceux qui tenaient la montagne seraient amenés de force jusqu’à Rome. Je fus mise aux Thermes avec beaucoup d’autres femmes de chez nous. J’y retrouvai ma sœur, dont le mari était aussi à la montagne, et plus de la moitié des familles de Sonnino. Le pape était dans une si grande colère qu’il parlait de raser le village. On avait amené des canons jusque sur les montagnes qui nous dominent, et vous ne verriez plus pierre sur pierre si le cardinal Consalvi n’avait intercédé pour nous.

« Pendant que nous étions aux Thermes, les messieurs et les artistes y venaient tous les jours, les uns pour nous voir, les autres pour dessiner d’après nous. C’est alors que j’ai commencé à poser pour M. Schnetz, et ma sœur pour M. (Léopold) Robert. C’est ma sœur qui joue du tambourin dans le tableau de la Madone de l’Arc. Moi, j’ai posé plus de mille et mille fois dans mon costume, et l’on m’a dit que mon portrait était dans des églises et des palais de votre pays. Nous étions traitées doucement ; on nous permettait d’aller aux ateliers et même d’entrer comme ménagères chez les personnes recommandables.

« Mais mon mari, qui était un brave homme, comme je vous l’ai dit, et qui m’aimait beaucoup, sut que j’avais été arrêtée ; et, croyant que j’étais malheureuse en prison, il alla se livrer lui-même pour obtenir ma liberté et celle des enfants. Le saint-père avait promis la vie sauve et peu de prison à ceux qui feraient volontairement leur soumission entre les mains de l’évêque de leur province. Mais mon pauvre homme se méprit par ignorance : au lieu de se livrer à l’évêque de Piperno, qui était le nôtre, il alla se constituer prisonnier à Terracine. Et ainsi il perdit le bénéfice de la loi. On lui dit : « Si tu étais allé te rendre à Piperno, tu aurais eu ta grâce, puisque le pape l’avait promis ; mais tu es allé à Terracine, tant pis pour toi. On le mit aux galères à Porto d’Anzio.

« Les messieurs que je connaissais à Rome eurent pitié de mon chagrin, Ils demandèrent que mon mari fût enfermé plus près de moi, au fort Saint-Ange. Il y vint, et on lui permit même de sortir quelquefois pour me voir. Le pauvre garçon se conduisait bien en prison ; il apprenait à lire et à écrire ; il était exemplaire. On lui permit aussi de poser chez les peintres, et il gagna un peu d’argent. Quelques amnisties survinrent ; sa peine fut réduite plusieurs fois, si bien qu’au bout de deux ou trois ans il n’avait plus que dix-huit mois à faire. Nous étions contents et pleins d’espoir. Notre idée était de bâtir un petit cabaret vers la porte Portese et d’y finir tranquillement notre vie. Mais lui, qui avait toujours été si sage en prison, fit je ne sais plus quelle imprudence. Je crois que, dans un moment de colère, il dit quelques vilains mots contre les saints. Tant et si bien qu’on le mit au bagne de Civita-Vecchia pour le reste de ses jours.

« Je vous ai dit qu’il était le plus doux et le meilleur des hommes, mais cette fois le désespoir le prit. Lorsqu’on a été si près de la liberté, on n’y renonce pas pour toujours. C’est pourquoi le pauvret s’entendit avec son compagnon de chaîne ; et, un jour qu’on les avait envoyés faire du bois hors de la ville avec un seul soldat pour deux, ils se débarrassèrent de leur gardien. Il faut que la Madone les ait assistés miraculeusement ensuite, pour qu’ils aient pu rompre leurs fers, changer d’habits, passer le Tibre sans savoir nager, et gagner Sonnino, qui est à l’autre bout du pays.

« Ils s’y défendirent plus d’un an contre les soldats de l’État (pontifical) et ceux du royaume (de Naples), qui les traquaient de tous côtés. Le saint-père avait mis leurs têtes à prix ; chacune des deux valait cent écus, qui sont cinq cent trente-cinq francs de votre monnaie. Croyez que, s’ils résistèrent si longtemps, ce fut par leur grand courage, leur connaissance du pays, leur expérience du métier et l’honnêteté des bons pasteurs du voisinage, qui aimaient mieux leur dénoncer les gendarmes que de gagner cent écus.

« Mais, à la fin, un traître découvrit la cabane où ils s’étaient retirés pour la nuit, et ils furent cernés par des soldats napolitains. Lorsqu’ils voulurent sortir, il était trop tard. Le camarade fut tué sur le coup, et mon mari blessé à mort : il avait l’épaule fracassée.

« Malheureusement pour lui et pour moi, il ne mourut pas tout de suite. On le porta d’abord à l’hôpital de Terracine, et les soldats napolitains arrivèrent derrière lui pour réclamer la somme qu’on leur avait promise. Mais on s’aperçut en l’interrogeant qu’il n’était pas sujet du pape, mais du roi. On le remit donc à l’autorité napolitaine, et l’on envoya les soldats se faire payer chez eux. Ils s’adressèrent au gouverneur de Gaëte, qui les renvoya à tous les diables, attendu que le roi n’avait rien promis ; et ainsi ils ne furent payés de personne. C’est bien fait.

« Quant à mon pauvre homme, il resta dix-huit mois à l’hôpital de Gaëte, sans se décider ni à vivre ni à mourir. On avait fait son procès pendant qu’il était malade, et les juges l’avaient condamné à mort ; mais le bourreau attendait qu’il fût bien portant pour lui couper le cou. Aussi n’avait-il guère de courage à guérir, et il aurait voulu rester malade jusqu’au jugement dernier.

« Tout cela était bien pénible pour moi, d’autant plus que je voyais ma sœur heureuse et que j’avais trouvé une occasion de l’être moi-même. Mon beau-frère, celui qui avait tué mon premier mari, avait fait sa paix avec la justice, et, en dénonçant quelques camarades, il avait obtenu une place de geôlier. Il ne gagnait pas mal d’argent, et Thérèse n’était pas à plaindre avec lui. Moi, je connaissais à Rome un chapelier qui me voulait du bien et qui demandait à m’épouser. Mais je ne pouvais prendre un troisième mari, tant que le second ne serait pas tout à fait mort. Dans cette triste condition, n’étant ni fille, ni femme, ni veuve, je pris le parti de faire écrire une pétition au roi de Naples pour qu’on exécutât mon pauvre mari tel qu’il était, sans attendre sa guérison. En même temps, je commençai avec ma sœur et le chapelier une neuvaine à saint Jean Décollé. Ma pétition resta sans réponse, mais la neuvaine réussit. Mon mari mourut, bien confessé, à l’hôpital de Gaëte, et j’épousai le chapelier, qui était un digne homme aussi, et un mari exemplaire. J’en ai eu un fils qui est mort dragon à l’hôpital de Viterbe. Le père est mort à Rome, dans sa chambre, de la mort des justes. Ma sœur et mon beau-frère sont morts aussi. J’ai entendu dire que ce pauvre M. Robert s’était tué par désespoir, pour un tableau. Moi, je me porte bien et je vivrai longtemps, s’il plaît à Dieu, quoiqu’il fasse grand froid à Sonnino, que je n’y voie guère de l’œil qui me reste, et que le vin soit à sept sous le demi-litre. »


Nous avons pris congé de Maria Grazia et de sa trop illustre patrie. Voici le village de Prossedi, qui a bien aussi sa petite célébrité dans les annales du crime. Gasperone, le grand Gasperone n’est pas né à Sonnino, mais à Prossedi.

C’est un bourg de quinze cents âmes, peuplé de paysans qui cultivent l’olivier et le mûrier, et sèment du grain pour leur consommation. Ici l’ignorance est peut-être plus grande qu’à Sonnino : quinze garçons au plus suivent l’école. C’est un pour cent de la population.

Le village est bâti de telle façon que les voitures n’y sauraient pénétrer. Notre auberge est située hors des portes, devant le château du prince Gabrielli. Le prince est propriétaire d’une bonne partie des habitations. La prison de ville lui appartient. Son ministro ou intendant, a deux voitures.

Le commandant de la place est un brigadier de gendarmerie.

Les habitants, faute de voitures, possèdent une multitude d’ânes et de mulets. Il en faut beaucoup pour transporter dans la montagne toutes les choses nécessaires à la vie.

Les femmes sont belles et mignonnes. Elles vont nu-pieds et portent d’énormes fardeaux sur la tête, comme les femmes de Sonnino.

Le village est morne et malpropre. Presque toutes les maisons auraient besoin d’être réparées, mais on regarde à la dépense. En revanche, il n’y a pas un habitant qui n’ait fait écrire au-dessus de sa porte : « Vive Jésus ! vive Marie ! vive le sang de Jésus ! vive le cœur de Marie ! Blasphémateurs, taisez-vous pour l’amour de Marie ! » Ce débordement d’inscriptions est le fruit d’une mission quinquennale qui s’est faite au mois de mars. Le peintre du village y a fait fortune. Chaque inscription en grandes lettres lui était payée vingt-cinq pauls (13 fr. 40).


Tous ces villages se ressemblent : qui en a vu un, les connaît tous. Si je les décrivais un à un, je perdrais mon temps sans profit pour personne. Le matin, les hommes vont aux champs, les femmes vont chercher de l’eau ou du bois. Dans la chaleur du jour, la petite cité est déserte et comme morte. Vers le soir, quand le vent fraîchit un peu, les employés sortent de leurs bureaux et vont s’asseoir devant le café. Le monsignor, s’il y en a un dans la localité, commence sa petite promenade en bas violets, flanqué de deux familiers laïques ou ecclésiastiques et suivi d’un laquais en grande livrée. À la chute du jour, les marchands de verdure étalent sur la place. Les paysans rentrent au village, chargés de leur fatigue et de leurs outils pesants ; ils achètent quelques maigres provisions pour le repas du soir. Les femmes reviennent de la fontaine avec une conque pleine d’eau fraîche ; on soupe et l’on s’endort. Quelquefois, on prend sur la nuit pour entendre un sermon dans une église tapissée de fanfreluches. La fatigue du corps, le sommeil de l’esprit, l’ignorance du passé, les difficultés du présent, l’incertitude de l’avenir et une certaine résignation somnolente, remplissent l’existence de ces pauvres gens. Un ennui glacial suinte des murailles. On travaille, on mange, on boit, on peuple mélancoliquement.

Si Rome venait à être engloutie par un tremblement de terre, les paysans de ces villages continueraient à cultiver leurs champs, à consommer leurs récoltes sur place et à végéter dans une misère assez courageuse. Chaque petit municipe vit par soi et pour soi sur un sol qui n’est pas stérile. Les contributions communales payent le médecin communal, le chirurgien communal, l’instituteur communal et la réparation telle quelle du chemin communal. L’État prélève une grosse part sur les revenus de chaque année. En échange de l’impôt, il envoie un juge-gouverneur qui vend la justice. L’agriculture est la seule carrière ouverte à l’activité de l’homme : il n’y a ni commerce, ni industrie, ni affaires, ni mouvement dans les idées, ni vie politique, ni aucun de ces liens puissants qui attachent les provinces aux capitales.


De tous les animaux utiles, la femme est celui que le paysan romain emploie avec le plus de profit. Elle fait le pain, la pizza, le mortier ; elle file, elle tisse, elle coud ; elle va tous les jours chercher le bois à trois milles et le pain à un mille et demi. Elle porte sur sa tête la charge d’un mulet ; elle travaille depuis le lever jusqu’au coucher du soleil sans se révolter et même sans se plaindre. Les enfants, qu’elle fait en grand nombre et qu’elle nourrit elle-même, sont une ressource précieuse : dès l’âge de quatre ans on les emploie à garder d’autres animaux.


Je m’informe partout du progrès des lumières. « Combien y a-t-il ici de gens qui sachent lire ? — Pochissimi, très-peu. » La réponse est uniforme. Instruction primaire.

Lorsqu’un arbre a besoin d’être taillé, on coupe la tête par le milieu. Un trait de scie en ligne horizontale a bientôt fait l’affaire. A-t-on besoin de l’arbre tout entier, on le scie à un pied du sol : la souche et le reste du tronc pourrissent sur place. Instruction professionnelle.

Les impôts communaux sur le vin, la viande, la charcuterie, etc., sont affermés à des entrepreneurs qui en tirent ce qu’ils peuvent et rendent quelque chose à la commune. Science administrative.


Les taxes communales sont assez lourdes et le paysan se plaint d’en être écrasé. Dans les villages les plus modestes, il faut payer un sou à l’octroi pour trois cent trente-neuf grammes de viande ou de charcuterie ; de quinze à trente sous pour le moindre baril de vin aigre ; tant par tête de cheval, de mulet ou d’âne, tant pour chaque cochon qu’on élève chez soi. Le droit d’allumer du feu (focatico) se paye de deux à cinq écus. Ce dernier impôt est progressif, autant que j’en ai pu juger.

Cependant on ne peut pas dire que ces braves gens soient misérables, comme les Irlandais, par exemple. Ils sont pauvres, voilà tout. La gratuité du culte, de l’école et des soins médicaux, compense jusqu’à un certain point l’énormité de leurs charges. Leur travail sur leur champ suffit à les faire végéter jusqu’à la vieillesse. Ils passent leur vie à gagner leur vie. L’existence de cette classe ressemble à un cercle vicieux.


On serait peut-être effrayé d’apprendre que tel village de deux mille âmes possède une trentaine de prêtres, si l’on ne savait en même temps que ces prêtres ne lui coûtent rien. Ils ont des bénéfices, des dotations, des terres, grâce à la libéralité de quelque seigneur du bon temps. Leurs biens sont affermés, et ils vivent du revenu.

Il faut donc avouer que cette multitude d’ecclésiastiques qui serait onéreuse à toute autre nation, coûte relativement assez peu de chose au peuple romain. Un cardinal, par exemple, ne prélève que quatre mille écus sur le budget de l’État. Le reste de son revenu se compose de quelques gros bénéfices et surtout des charges qu’il remplit. Le cumul est autorisé, et l’on en use largement.


C’est d’une part le mauvais air, de l’autre le manque absolu de sécurité dans la plaine, qui a contraint tous les paysans de ces contrées à se loger sur des roches aérées et peu accessibles. Cet usage est très-ancien, puisqu’un bon nombre des petites villes où nous nous arrêtons sont encore renfermées dans des murailles cyclopéennes. Quand la population diminue, on laisse tomber quelques maisons en ruine ; quand elle augmente, on se serre dans les constructions existantes. On bâtit fort peu, faute de capital ; on restaure rarement et à la dernière extrémité. Toutes ces villes ont l’air d’avoir été bâties le même jour et faites d’un seul morceau. Le paysan s’acoquine à son mauvais gîte. Il tient peu de compte de la longueur des distances, de l’escarpement des rues, et surtout de l’incommodité des maisons. La vie se passe aux champs.


Pour ces travailleurs qui suent du matin au soir sous un soleil brûlant, sur un sol grillé, dans des chemins détestables, l’homme qui demeure chez lui sans rien faire et ne sort pas même dans la rue pour se promener, est un être heureux, privilégié, noble par excellence et proche parent des dieux immortels.

J’étais sur la place du Palais, à la porte de Prossedi, et je faisais causer un jeune indigène. Il me montra à quelque distance un homme bien vêtu, que cinq ou six personnes forçaient de monter en voiture. C’était un notable de la ville, qui avait perdu la raison et qu’on emmenait à l’hospice de Pérouse. « Voilà, me disait l’enfant, un homme qui a passé toute sa vie dans sa maison, comme un prince ; on ne le voyait pas dehors quatre fois dans l’année. Et maintenant il va voyager sur les grands chemins, comme un simple paysan. »


Paliano, quatre mille deux cent cinquante habitants, cinquante hommes de garnison, trente geôliers, deux cent cinquante détenus politiques. L’an dernier les prisonniers ont fait une tentative d’évasion. On en a tué six à coups de fusil, sur les toits. Six autres vont passer en jugement. On a exhumé une vieille ordonnance du cardinal Lante en vertu de laquelle ils pourront être condamnés à mort.


L’état des routes est si piteux dans ces montagnes, et la difficulté des transports y est si grande qu’il ne s’établit aucun équilibre dans le prix des denrées. La livre de pain coûte deux sous ici, et deux sous et demi à quatre lieues plus loin. Le transport pour ces quatre lieues vaut donc un demi-sou par livre. Le vin coûte sept sous le demi-litre (foglietta) à Sonnino, et deux sous et demi à Pagliano. À Pagliano, il est assez bon ; à Sonnino, il est mauvais. En coûte-t-il donc quatre sous et demi pour transporter à dix lieues un demi-litre de liquide !


Hier, tandis que nous faisions la sieste à Paliano, les cloches se sont mises à sonner un orage. C’est le quatrième que nous rencontrons depuis dimanche. Pour cette fois, nous avons été quittes à bon marché. Il est tombé quelques gouttes de pluie sur la forteresse, le tonnerre a grondé au loin, et nous avons pu nous mettre en route pour Olevano.

Ce matin, en allant d’Olevano à Palestrina, nous avons vu les traces d’une tempête épouvantable. Les ruisseaux gonflés par la pluie avaient dévoré les champs voisins ; quelques haies étaient tombées sur la route avec d’énormes masses de terre. Mais ces ravages n’étaient rien ; la grêle avait fait bien pis : voici les noix marbrées de grosses meurtrissures, les pousses de la vigne brisées, les feuilles des arbres effrangées ; tout ce qui était tendre, tout ce qui était vert, tout ce qui était promesse et espérance, vient de périr.

Nous nous sommes arrêtés à l’auberge de Palestrina. Une petite église ouverte de l’autre côté de la route est inondée. Tous les carreaux sont cassés dans le village. Les paysans se rassemblent autour de nous pour nous dépeindre la grosseur des grêlons et nous conter les ravages de la tempête. On dirait que leur douleur a besoin de s’épancher. Ils ne s’amusent pas à nous donner de l’Excellence par le nez : ils nous tutoient et nous appellent frères.

C’est un lieu commun bien rebattu, la misère du laboureur qui voit périr en un matin le fruit de tous ses travaux de l’année. Quand on rencontre ce développement dans un livre, on est presque tenté de crier à l’auteur : servez-nous du nouveau, pour l’amour de Dieu ! D’ailleurs, nous sommes tellement habitués à voir l’homme se créer mille ressources diverses en dehors de l’agriculture, que nous ne comprenons pas comment quelques poignées de grêlons sur un champ peuvent ruiner une famille entière. Mais quand on a vécu quelques jours au milieu de ces paysans, quand on les a vus partir avant l’aube pour sarcler leur coin de terre, quand on sait qu’ils n’ont pas d’autre bien au monde et que tout leur avoir est là, exposé au froid et au chaud ; enfin lorsqu’on touche du doigt la destruction de leur récolte, lorsqu’on voit leurs figures pâles et baignées de vraies larmes, on s’aperçoit que ce lieu commun est aussi intéressant que le drame le plus nouveau.

Je demandais à un de ces désespérés si les oliviers de la montagne avaient souffert autant que les cultures de la plaine ? Il leva les épaules et répondit : « Qu’est-ce que les oliviers ? Qu’est-ce que la vigne ? Il s’agit de nos blés, qui sont perdus. Quand on n’a pas d’huile, on s’en passe ; quand le vin manque, on boit de l’eau ; mais quand le blé périt, il n’y a plus de pain, il n’y a plus d’hommes ! »


Je me suis peut-être étendu trop longuement sur un petit voyage obscur où je n’ai rencontré ni monuments, ni belles dames, ni aventures romanesques. Des paysans, toujours des paysans ! Mais notre bien-aimé Alfred de Musset, dans un de ses plus gracieux chefs-d’œuvre, a pris soin de me rimer une excuse :

Ces pauvres paysans, pardonne-moi lecteur,
Ces pauvres paysans, je les ai sur le cœur.