Rome contemporaine/16

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Lévy Frères (p. 344-370).

XVI

le voiturin.


Les touristes de qualité ne le connaissent que de vue. Si vous avez parcouru l’Italie en chaise de poste, vous avez peut-être mis la tête à la portière pour regarder une vieille voiture poudreuse, qui tient du fiacre et de la berline, bourrée d’êtres humains, surchargée de malles et de paquets. Pour peu que le chemin fût difficile, vous avez eu le temps de remarquer un gros homme en casquette et en paletot qui marchait, le fouet en main, à la droite des chevaux en leur disant des paroles consolantes. Ce conducteur bourgeois, c’est le voiturin, providence ambulante de la classe moyenne et des étrangers pauvres. Tous les artistes légers d’argent ont passé quelques journées avec lui et gardé bon souvenir de sa complaisance.

Dans ce royaume où le peuple est pauvre et l’activité humaine un peu endormie, on voyage rarement, lentement et à petites journées. La classe moyenne ne se déplace guère ; elle végète à l’endroit où le hasard l’a fait naître. Songez qu’il est impossible de sortir de Rome sans passe-port et que les passe-ports ne se donnent qu’aux hommes bien notés. Ils coûtent assez cher et ne servent que pour un voyage. Ainsi un habitant de Terracine qui serait forcé de passer cent fois par an la frontière napolitaine devrait donner cent fois un écu à l’entrée et à la sortie. Ajoutez qu’on ne traverse pas une petite ville, si modeste qu’elle soit, sans subir les ennuis du visa et sans payer tribut à la mendicité d’un fonctionnaire. Le voyageur le plus déterminé se découragerait à moins.

Lorsqu’un petit bourgeois de Rome est absolument forcé de se mettre en route, il traite de gré à gré avec un voiturin. C’est une grosse affaire. On débat la durée du voyage, le nombre des repas, le café au lait du matin, le prix du transport, le montant du pourboire. Le voiturin s’engage à se rendre en tel lieu en tant de jours et par telle route, à prendre autant de bœufs et de chevaux de renfort qu’il en faudra pour chaque montée, à payer le passage des ponts et des barrières qui coupent la route, à loger son voyageur dans les meilleures auberges et à lui fournir tel nombre de repas. Toutes ces conventions sont couchées sur le papier ; on dresse un acte en double expédition, signé des deux parties contractantes.

Les prix du voiturin sont d’une modération fabuleuse. Si j’ai bonne mémoire, un voyageur peut être transporté, nourri, couché, servi, pour une somme de six à huit francs par jour. Mais on va beaucoup moins vite qu’en chemin de fer ; il faut en prendre son parti. Les journées de douze lieues ne sont pas de mauvaises journées.

Le premier voyageur qui a traité avec le voiturin est le maître de la voiture (padrone del legno). Il a voix prépondérante dans les discussions qui s’élèvent en route. Je dois dire, au demeurant, que les discussions sont très-rares. Le voiturin et son valet sont armés d’une complaisance inaltérable, et j’ai toujours eu lieu d’admirer la courtoisie des Italiens qui voyageaient avec nous. Était-ce sympathie pour la nation française ? Était-ce simplement l’effet de ce vieux préjugé romain qui voit dans tous les étrangers autant de seigneurs ? J’incline vers la première hypothèse. Le voiturin lui-même agissait avec nous moins familièrement qu’avec ses compatriotes, et j’ai cru voir que dans les auberges on prenait de nous un soin tout particulier. Cependant les aubergistes savent mieux que personne que les voyageurs du voiturin ne sont pas précisément des seigneurs.

J’ai cheminé de cette façon depuis Rome jusqu’à Bologne. Au départ, nous étions cinq Français, avec un jeune avocat romain. Quatre dans la voiture, deux sur l’impériale. Les voyageurs de l’impériale demandaient des remplaçants chaque fois qu’ils se sentaient un peu trop cuits.

Mes compagnons de voyage étaient un jeune touriste de beaucoup d’esprit, M. Dugué de La Fauconnerie, un peintre de l’Académie de Rome, M. Giacomotti, deux autres artistes, M. Pradier, fils de l’illustre statuaire, M. Jules David, petit-fils du grand peintre et cousin germain de mon excellent ami le baron Jérôme David. Je ne me rappelle pas le nom du jeune avocat qui faisait route avec nous, mais c’était un homme doux et bienveillant. Peut-être lui manquait-il le je ne sais quoi qui distingue chez nous les hommes bien élevés. Cependant nous étions presque choqués de voir que le voiturin le traitait sur un pied d’égalité parfaite. Nous étions d’un pays où la distance est énorme entre un conducteur de diligences et un docteur en droit.


Je ne sais rien de plus désirable ni de plus charmant, que la bonne compagnie. Cependant lorsque vous voyagerez dans le but de vous instruire, je vous conseille d’aller seul. Depuis l’heure où le voiturin vint nous prendre en faisant carillonner les sonnettes de ses trois chevaux, jusqu’à la ville de Foligno où je dis adieu à mes amis, j’observai fort peu de chose. Je l’avoue à ma honte, mais non sans un certain plaisir rétrospectif, la conversation ne fut guère qu’un éclat de rire continu.

La campagne triste et désolée autour de Rome changea de face à mesure que nous nous éloignions de la ville. C’est un fait que j’avais déjà noté plus de dix fois sur mes tablettes. Rome est peut-être la seule grande ville sans banlieue, la seule qui soit entourée d’une zone inculte. Il faut sortir et marcher longtemps avant de trouver les routes bien entretenues, la circulation bruyante, la culture active et prospère. Plus on s’éloigne de la capitale, plus on trouve le pays vivant et le peuple heureux.

Je conclus de ce phénomène unique en son genre, que Rome sera peut-être un jour la capitale de l’Italie, mais qu’elle n’est pas aujourd’hui la capitale des États romains.


À Civita-Castellana, le voiturin vend ses chevaux. Il a trouvé l’occasion de faire un bon marché, et il n’est pas homme à négliger ses affaires. Mais nous, qu’allons-nous devenir ? — Bah ! répond-il avec un sourire philosophique, la Madone ne nous laissera pas en plan.

Le fait est que le lendemain matin la voiture était attelée de trois rosses, aussi laides, aussi courageuses et aussi carillonnantes que les premières.

Voici l’ordre et la marche invariable du voiturin. Au petit jour, il éveille ses voyageurs et fait charger le bagage. Un café s’ouvre à dix pas de l’auberge ; le voiturin nous y conduit et nous fait servir le premier déjeuner. On se met en route à la fraîcheur, et l’on chemine au petit trot jusque vers dix heures du matin. C’est le moment de la grande halte. Les bagages sont déchargés pour le cas où quelque voyageur aurait la fantaisie de changer de linge. On nous sert un repas modeste, mais solide, arrosé de quelque petit vin du cru. Une fois lestés nous courons le pays ; les paresseux ont le droit de demander une chambre et de faire la sieste. Entre deux et trois heures, on remonte en voiture et l’on trotte, toujours piano, jusqu’à six. Les bagages redescendent, les chevaux vont à l’écurie et les voyageurs se promènent jusqu’à l’heure du souper.

Tout cela est si bien réglé, si bien convenu, que cinq ou six voiturins peuvent voyager de conserve sans jamais se perdre de vue. Notre jeune avocat nous raconta l’histoire d’un de ses amis qui s’est marié d’un voiturin à l’autre. Il remarqua le premier jour une jolie fille qui voyageait avec ses parents pour recueillir quelque modeste héritage. Il la reconnut le lendemain, lui sourit le surlendemain, lui parla le quatrième jour, la demanda en mariage le cinquième, et l’obtint au bout de la semaine, grâce à une bouteille de Monte-Pulciano que le père avait acceptée imprudemment.

Il ne tiendrait qu’à nous de jouer le même jeu, car voici un voiturin qui nous suit pas à pas, comme pour recueillir notre poussière. Cinq filles à marier ! Et assez jolies, ma foi. Et le nez coloré de monsieur leur père ne témoigne pas d’un grand mépris pour le vin de Monte-Pulciano. Mais personne de nous ne songe au mariage[1].

C’est au bagne de Civita-Castellana que le fameux Gasperone expie assez doucement ses crimes. Je devais une visite à ce grand homme et je sors de chez lui.

Chez lui, est le mot propre, car il règne littéralement dans ce bagne de terre ferme. Treize ou quatorze anciens bandits lui composent une cour. Le gouvernement lui sert une liste civile de cinq sous par jour, pour frais de représentation. Les étrangers qui viennent le voir lui payent tribut.

Ce monarque à perpétuité me reçut dans une grande chambre qui lui sert de salle du trône. Il fit trois pas au-devant de moi et me tendit la main avec un sourire protecteur. Les personnes de sa cour et quelques gendarmes firent cercle autour de nous.

Gasperone est un grand vieillard d’une beauté remarquable. Sa taille est droite et fière, ses traits mâles et réguliers, son regard étincelant. Il porte une longue barbe blanche. L’explosion d’un fusil chargé à poudre a marbré sa figure d’une myriade de petites taches bleuâtres. Son costume de gros drap est celui d’un paysan aisé ; on l’a dispensé de la livrée des forçats ainsi que de leur compagnie. Il vit seul, entouré de ses anciens compagnons, et distrait de son ennui par la visite des étrangers.

Des montagnes qui l’ont vu naître, il n’a gardé que l’accent et la chaussure. Il me montra ses chôches ou sandales attachés par des bandelettes de cuir et me dit avec une modestie assez orgueilleuse : « Excusez-moi si je ne parle pas le pur romain ; je suis né chôchar et chôchar je mourrai. » Ce titre de chôchar ou de porteur de chôches est employé à Rome comme un terme de mépris. Le cardinal-prince Altieri, soutenant une discussion assez vive contre le secrétaire d’État, ne craignit pas de lui jeter à la face l’épithète de chôchar. Il est positif que le cardinal Antonelli, comme tous les enfants de Sezza, de Prossedi et de Sonnino, a porté les chôches dans sa jeunesse.

Gasperone me demanda si j’étais Romain ? C’était évidemment une formule de politesse et un compliment sur la façon dont je prononçais la langue italienne. Je le remerciai de sa courtoisie et je déclinai ma qualité de Français.

« Hé bien ! reprit-il en souriant, emmenez-moi en France avec vous. »

Je m’appliquai à lui démontrer qu’un homme de son état ne trouverait pas à s’occuper dans un pays comme la France. Les gendarmes qui nous écoutaient haussèrent les épaules en signe d’incrédulité quand je dis que le brigandage était impossible chez nous.

Le fait est que le brigandage, si bien déraciné dans les montagnes de Sonnino, était très-florissant alors dans les Marches et les Romagnes. On parlait d’un propriétaire assiégé dans sa maison aux portes mêmes de Rimini. On racontait l’histoire d’une prison évadée en masse, détenus et geôliers, pour exploiter la campagne.

Gasperone ne manque pas d’une certaine bonhomie ; cependant il me parut un peu roide et préoccupé de tenir son rang. Il était debout et nous aussi. Je me reportai involontairement au souvenir de ce prince romain qui disait dans sa morgue hautaine : « Je ne me suis jamais assis devant un homme de la classe moyenne, parce qu’il aurait peut-être fallu le faire asseoir. »

Cependant lorsque je parlai de Sonnino, de Maria Grazia, et des montagnes que j’avais visitées, le vieux brigand s’épanouit et céda au plaisir de parler. Il raconta quelques épisodes de sa vie active et notamment le dernier, qu’il a toujours sur le cœur. Il protesta contre l’illégalité de sa détention. « Car enfin, disait-il, les gendarmes ne m’ont pas pris, je ne me suis pas rendu ; c’est par trahison qu’on s’est emparé de moi. J’avais accepté une entrevue avec le gouvernement pour signer un traité ; on a violé le droit des gens en s’emparant de ma personne. »

Les gendarmes l’écoutaient avec une admiration respectueuse. L’un d’eux lui dit : « De quoi te plains-tu ? tu as fait la guerre et nous ne la ferons jamais. Tu n’as manqué de rien et nous manquons de tout. Tu as été capitaine, et moi qui te garde, je ne serai seulement pas maréchal des logis, car je n’ai ni femme ni fille pour travailler à mon avancement ! »

Après une bonne demi-heure de conversation, je pris congé. Gasperone voulait absolument que j’emportasse un souvenir de lui. Il m’offrit la liste manuscrite de ses homicides, au nombre de 127, si j’ai bonne mémoire. Il ajouta que messieurs les Anglais ne manquaient jamais de la prendre.

Que l’homme est un étrange animal ! Cette liste me fit horreur et je la refusai tout net. J’avais serré sans répugnance la main qui a commis tant de crimes ; la feuille de papier où l’on en avait dressé le catalogue m’inspira un sentiment de dégoût. Je dis adieu au grand homme qui en avait égorgé tant de petits et je lui donnai un pourboire qu’il accepta comme un simple chef de bureau.

Sa haute paye était autrefois de dix sous ; on l’a réduite à cinq depuis quelques années. C’est un grief qu’il n’a garde d’oublier dans la conversation.


L’auberge de Civita-Castellana est le type des grandes auberges italiennes, telles qu’on les trouve dans le roman. Balcons, terrasses, fleurs du midi, grandes cours ouvertes aux chaises de poste, rien n’y manque. Il est vrai de dire que Civita-Castellana est sur la route classique de Rome à Florence.


Ce qui m’agace au delà de toute expression, c’est la mendicité obstinée dont nous sommes poursuivis. Dans les auberges les mieux tenues, le camérier tend la main, le faquin qui a chargé les bagages tend la main, le garçon d’écurie tend ta main, l’aubergiste lui-même nous fait quelquefois l’honneur de nous demander l’aumône. Le long du chemin, lorsque le voiturin prend des bœufs ou des chevaux de renfort, l’homme qui les a loués et qui vient de toucher son salaire, nous tire par la manche et nous éveille, au besoin, pour une communication importante. Que veut-il ? Une petite pièce de monnaie pour acheter du pain. Si le pain était rare ou cher, cette importunité serait peut-être excusable. Mais la récolte est magnifique, les cultivateurs en conviennent eux-mêmes, lorsqu’ils se dérangent de leur travail pour venir nous tendre la main. Évidemment, ces gens-là n’ont pas besoin des quelques sous qu’ils nous demandent. Ils mendient pour le principe, pour l’honneur du pays et du gouvernement.

Que l’on est fier d’être Français ! Cependant je dois avouer que la mendicité est encore plus arrogante et plus inexcusable à Paris. Un cocher romain à qui l’on ne donne rien pour boire se contente de vous maudire intérieurement. Un cocher de Paris vous injurie et fait pis quelquefois. Nous avons sur les boulevards de Paris tel et tel café qui recueille tous les ans plus de cent mille francs d’aumônes. Les domestiques de ces établissements, qui n’ont pas d’autre salaire, partagent cette somme énorme avec un patron absurdement riche, et l’on voit des loyers de soixante mille francs payés sur l’aumône forcée des pauvres consommateurs.

À Narni, le voiturin nous vend à un de ses confrères qui se charge de nous transporter aux mêmes conditions jusqu’au terme de notre voyage.

Les cascades de Terni sont faites de main d’homme, comme celles de Tivoli. L’art est venu en aide à la nature ; on a détourné une rivière de son lit pour la précipiter au milieu des rochers.

Ici, les paysans industrieux ont construit cent diverses clôtures aux environs de la cascade. Chacun d’eux lève un impôt sur la curiosité des voyageurs.

À Foligno, j’ai dit adieu à mes aimables compagnons. Ils se sont dirigés vers la ville de Pérouse, qui n’avait pas encore été saccagée par les mercenaires allemands du colonel Schmidt. J’ai gravi les Apennins par une route assez nue et fort triste. Me voici sur le versant de l’Adriatique, dans les provinces les moins soumises de l’État pontifical. Serravalle, Tolentino, Macerata, Recanati, les premières villes et les premiers villages de la marche d’Ancône ont une physionomie toute nouvelle. Que nous sommes loin de Rome et de sa campagne désolée ! Ici, les routes larges et bien entretenues sont couvertes de piétons et de voitures, et bordées de champs fertiles. Je n’ai pas vu les plaines de la Lombardie, mais je doute qu’elles puissent être mieux cultivées que cet admirable pays. La propriété est divisée ; la population ne se parque plus timidement dans l’enceinte des villages ; on voit partout des habitations rurales en bon état.

Je vous ai expliqué comment la culture n’était qu’un accident passager dans la campagne de Rome. On amène des bœufs et des charrues sur un pré ; on laboure, on sème, on sarcle, on récolte à la hâte, et la terre rentre dans son repos pour une période d’au moins sept ans. Ici la culture est l’état normal de la terre. Tout champ est planté d’arbres et labouré, pioché, fumé sous les arbres. J’ai vu souvent sur le même hectare une récolte de feuilles de mûrier, une vendange suspendue au tronc des arbres et une moisson jaunissante à leur pied. La vigne se marie également à l’érable, au saule, au peuplier, à l’ormeau. La feuille d’ormeau est un excellent fourrage pour les bœufs, qui la mangent en vert.

J’ai failli oublier que nous étions dans l’État pontifical, mais voici la sainte ville de Loreto qui me rappelle à la réalité.

Loreto, ou Lorette, qui a donné son nom à l’une des classes les plus florissantes de la population parisienne, est une ville de 5470 âmes. Elle doit son existence à une série de miracles trop connus pour qu’il soit nécessaire de les raconter ici. Nul catholique ne peut ignorer que la maison de la sainte vierge Marie, longue de 10 mètres 60, sur 4 mètres 36 de large et 6 mètres de haut, fut emportée de Nazareth entre les bras des anges dans la nuit du 12 mai 1291. Elle fit une première station en Dalmatie où elle séjourna environ trois ans et demi. Le 9 décembre 1294, elle traversa l’Adriatique et vint chercher en Italie un emplacement plus digne d’elle. Elle erra quelque temps dans les forêts voisines de Lorette et s’arrêta définitivement à trois kilomètres de la mer.

La sainte maison (Santa Casa) n’a que les quatre murs. Les anges ont laissé en Palestine le pavé et les fondations. Mais ils ont apporté les vases de terre dans lesquels la vierge Marie préparait les aliments de son divin fils.

Rien de plus pauvre que cette maison, bâtie en petites pierres rougeâtres comme on en trouve beaucoup dans le pays. Rien de plus riche et de plus magnifique que les ornements dont on l’a revêtue. Le contraste est aussi grand entre l’humble cabane et le temple qui l’enveloppe, qu’entre l’apôtre Pierre et le pape Léon X. Elle est aussi méconnaissable sous ses revêtements de marbre que la morale évangélique sous la poésie du cardinal Bembo.

Cette maison miraculeuse est propriétaire de la ville de Lorette et de tout l’horizon qui l’entoure. Elle possède quatre cent mille francs de rentes en biens fonds, sans compter le revenu éventuel qui est énorme. Jugez-en par la vente des chapelets et autres objets de dévotion, qui rapporte aux habitants de Lorette un bénéfice de quatre à cinq cent mille francs par année. Ce commerce ne profite qu’indirectement à la maison sainte, mais il entraîne à sa suite une multitude d’offrandes. Ainsi, je viens de voir une vieille dame de Dublin s’occuper un grand quart d’heure à faire bénir mille petites choses : bagues, médailles, chapelets, et sonnettes contre la foudre. Un ecclésiastique dont j’admirais la patience a signé pour elle une vingtaine d’images ; il en a cacheté vingt autres en joignant à chacune un petit lambeau de crêpe noir ; il a sanctifié plusieurs bijoux en les faisant passer dans l’écuelle où mangeait l’enfant Jésus ; après quoi la bonne dame a déposé une offrande qui égalait pour le moins la valeur de toutes ses emplettes.

Je ne parle pas des offrandes plus précieuses qui sont envoyées par les princes et les grands de la religion catholique. Il y en a de plaisantes, comme la culotte du roi de Saxe ; il y en a de magnifiques, et le trésor de la sainte maison a réparé ses malheurs de 1797.

La statue de la Vierge, sculptée par l’inévitable saint Luc, est littéralement vêtue de pierreries. Cette figurine de bois noir, qui a séjourné jadis au cabinet des médailles de la Bibliothèque impériale, possède un écrin plus riche que pas une princesse de l’Europe.


Le cicérone qui me conduit est à la fois garçon d’hôtel et sacristain de la sainte maison ; assez incrédule au demeurant. Il paraît surtout préoccupé de statistique et de finance. Il m’assure que la sainte maison est entourée de 120 autels où 120 prêtres disent 120 messes tous les jours. Il me fait remarquer les confessionnaux où des pénitenciers de toutes les langues reçoivent l’aveu des crimes spéciaux qu’un simple prêtre ne pourrait effacer. « Tout cela rapporte beaucoup d’argent, dit-il en retombant dans la prose. Nous sommes ici plus de 300 employés qui recevons chacun deux litres de vin et deux livres de pain chaque jour. Nos finances ont été dérangées tout récemment par Mgr Narducci. Il a laissé dans la caisse un déficit de trois cent mille francs. Aussi l’a-t-on révoqué.

— Et qu’en a-t-on fait ?

— On l’a nommé administrateur de l’hospice Saint-Esprit, à Rome, sans doute parce que Saint-Esprit est plus riche et plus difficile à ruiner. »


Les voyageurs qui entrent dans l’église où la sainte maison est renfermée aperçoivent sur la droite un collège des RR. PP. Jésuites, à gauche, le palais Apostolique où réside le successeur de Mgr Narducci. Le palais Apostolique est médiocrement tenu. On y voit trop de femmes en peignoir blanc ; les femmes des employés subalternes, sans aucun doute. Par contre il faut avouer que le collège des Jésuites, vu du dehors, imprime aux esprits les moins bien tournés une sorte de respect. Il a un air sévère et rangé qui impose.


C’est dans le sous-sol du palais Apostolique qu’on admire cette belle pharmacie dont presque toute la vaisselle est en vraie faïence de Faenza, exécutée d’après les dessins des plus grands maîtres.


J’ai passé toute la journée dans l’église. C’est un véritable musée et j’y aurais été parfaitement heureux sans l’importunité des chiens, des mendiants, des ciceroni, et de quelques vieilles femmes qui voulaient obstinément faire le tour de la sainte maison sur leurs genoux, à mon intention et à mes frais.

Ces petits pèlerinages salariés ne se font pas seulement en Italie. J’ai connu à Vergaville, dans le pays de ma grand’mère, une vieille femme, pèlerine de son état, qui se rendait, moyennant salaire, aux chapelles les plus renommées et qui gagnait sa vie en gagnant des indulgences. Je crois pourtant que ce métier est beaucoup plus lucratif à Lorette qu’à Vergaville.


Les Italiens disent quelquefois : bête comme un Anglais. Cette locution m’a toujours paru non-seulement vicieuse, mais inexplicable. Car enfin l’Italie entière sait par expérience que ses amis les Anglais ne sont pas des bêtes. Un habitant d’Ancône que j’avais rencontré à Lorette, m’a donné l’explication de ce préjuge. « Le peuple, me dit-il, embrasse sous la domination d’Anglais tous les habitants des Iles Britanniques, mais en réalité cette réputation de bêtise n’appartient qu’aux Irlandais. Ils acceptent si aveuglément les miracles les plus discrédités chez nous, ils digèrent d’un tel appétit les bourdes les plus incroyables qu’on prend pour un défaut d’intelligence ce qui n’est qu’un excès de foi.


J’ai reculé d’horreur en voyant dans une chapelle latérale le cadavre d’un enfant et sa figure couverte de mouches. Le pauvre petit était vêtu en abbé, suivant un usage assez répandu. Je me demandais comment une famille pouvait abandonner ainsi les restes mortels de sa progéniture, mais je m’aperçus au bout d’un instant que l’enfant n’était pas seul. Un commissionnaire ou faquin, payé à la journée pour garder le corps et écarter les mouches, dormait dans un coin de la chapelle. Cette triste apparition gâta pour moi le plaisir de la journée, et lorsqu’une mouche de l’église venait se poser sur ma figure ou sur ma main, je la chassais avec une sorte de terreur. Il me semblait que ces sales bêtes étaient les mêmes que j’avais vues se grouper autour des narines et des yeux du pauvre petit enfant.


Un bruit de voix m’attira hors de l’église et je vis une procession de chôchars sans leurs chôches. Les malheureux marchaient pieds nus depuis les montagnes des Abruzzes. Hommes et femmes tenaient en main le bâton des pèlerins ; le chef de la bande, un grand gaillard robuste et bien bâti, portait un camail orné de coquilles. La sueur et la poussière découlaient en boue épaisse sur leurs visages hâlés ; ils chantaient à tue-tête un cantique en langue vulgaire. À vingt pas du seuil de l’église et de ces admirables portes de bronze, ils tombèrent à genoux, et c’est en rampant qu’ils y firent leur entrée. Plusieurs d’entre eux, les plus fervents sans doute, léchèrent le parvis depuis la porte jusqu’à la sainte maison qui est au fond de l’église. Arrivés là, ils poussèrent de grands cris, les uns s’accusant de leurs fautes, les autres demandant à la Madone la grâce spéciale qu’ils étaient venus chercher. Une fille assez laide implorait la mise en liberté d’un galérien qui lui tenait au cœur ; un mari sollicitait la guérison de sa femme ; une femme demandait pour son mari je ne sais quoi, mais rien de bon, car elle le dénonçait à la Madone et l’accablait des injures les plus pittoresques. Lorsqu’ils eurent jeté leur premier feu, ils reprirent le cantique interrompu. Le vétéran qui garde, sabre en main, les diamants de la Madone, chantonnait machinalement avec eux. Je n’aurais jamais fini si je voulais énumérer les promenades à genoux, les adorations et les embrassades dont ces malheureux me donnèrent le spectacle. Il faut plaindre les artistes qui ont exposé des chefs-d’œuvre de marbre et de bronze à la dévotion trop caressante des chôchars. Je me rappelle un bas-relief de la Flagellation où le Christ est littéralement effacé par les baisers acides de ces mangeurs d’ail.


La ville de Lorette n’est guère qu’une grande boutique où l’on vend des chapelets. Elle me parut assez endormie pour le moment ; nous étions au plus fort de l’été. Les marchands que j’interrogeai se plaignaient de la stagnation des affaires et maudissaient la grande chaleur.

Cependant, vers le soir, la rue s’anima quelque peu. Je vis passer de grands chariots attelés de bœufs et chargés de sacs de blé. Chacun d’eux portait le monogramme de la Société de Jésus.

Les habitants aisés et les riches marchands commencèrent à sortir de la ville pour prendre le frais. Je rencontrai, dans une voiture, un prélat romain qui avait une dame âgée à sa droite et deux jeunes gens devant lui. Mes observations s’arrêtèrent là, car le voiturin attela ses chevaux et nous mena coucher aux portes d’Ancône.


Nous nous sommes arrêtés hors de la ville parce qu’elle a les privilèges d’un port franc et qu’il faudrait subir la visite des douaniers à la sortie. Les douaniers ne nous ont pas moins visités le surlendemain, à deux ou trois kilomètres d’Ancône. C’était pour le principe, ou si vous l’aimez mieux, pour la bonne main.

J’ai passé toute une journée dans cette grande ville et je n’y ai rien vu de ce que je cherchais. Le commerce était assez endormi, les sentinelles autrichiennes faisaient bonne garde autour des forts, la police autrichienne épluchait le passe-port du moindre piéton à l’entrée de la ville ; les officiers autrichiens jouaient aux échecs, dans les cafés. Ils ont fusillé 60 personnes, en sept ans dans la ville d’Ancône, ces aimables Autrichiens. Mais comme ils en ont fusillé 190 à Bologne dans le même espace de temps, Ancône aurait mauvaise grâce à se plaindre.


1800 israélites sont tolérés dans Ancône. Il faut bien faire quelque chose pour le commerce. Le quartier juif n’est pas le plus beau de la ville ; au contraire. Mais la population qui l’habite m’a frappé par la beauté du type. Les juives sont aussi jolies dans ce pays-ci qu’elles sont laides à Rome. C’est beaucoup dire, et ceux qui connaissent le ghetto romain m’accuseront peut-être d’exagération.

Pourquoi la même race est-elle florissante ici, dégradée là-bas ? C’est sans doute parce que l’oppression religieuse est moins pesante à deux cent dix kilomètres du Vatican.


Je suis arrivé à Sinigaglia ou Senigallia le jour même de l’aventure de la foire. Sinigaglia est une ville de 12 950 habitants, mais sa population est presque doublée entre le 20 juillet et le 8 août. Toutes les maisons se transforment en boutiques ; le commerce envahit, transforme et vivifie la petite cité tranquille. Malheureusement pour moi, la plupart des boutiques étaient encore à louer ; les marchands arrivés commençaient à peine leur déballage ; la foire de Sinigaglia ressemblait à une exposition de l’industrie, le jour de l’ouverture officielle.

On assure d’ailleurs que cette solennité marchande perd tous les ans de son importance et de son éclat. Il en est de même à Beaucaire, à Leipsick et dans tous les pays civilisés. Les foires ne servent plus à rien et n’ont aucune raison d’être lorsque le commerce fonctionne toute l’année.


Un fabricant de peignes appelé Albert Mastaï quitta Brescia, sa patrie, vers le milieu du seizième siècle et s’établit à Sinigaglia. Il y fit une sorte de fortune et sa famille y prospéra si bien qu’elle finit par se glisser dans la petite noblesse de la province. Gian Maria Mastai obtint la main d’une Ferretti d’Ancône, et grâce à une si haute alliance il devint comte Mastaï Ferretti. De cette race fortunée naquit en 1792 Gian Maria Mastaï Ferretti, qui règne à Rome sous le nom vénéré de Pie IX.


Les villes des Marches et des Romagnes ne sont pas toutes fort riches, mais il en est bien peu qui ne se soient donné le luxe d’un théâtre. Le goût des arts et surtout de la musique est beaucoup plus développé sur ce versant des Apennins que de l’autre côté. À Pesaro, à Rimini, à Forli, à Faenza et dans presque toutes les villes, les murs eux-mêmes témoignent du fanatisme de la population. Les dilettanti font peindre sur leur maison le nom du maestro ou des artistes à la mode. On lit partout : Vive Verdi ! Vive la Ristori ! Vive la divine Rossi ! Vive la Medori, la Corvetti, la Lotti ! Vive Panciani, Ferri, Cornago, Rota, Mariani !

Il ne semble pas que les missionnaires combattent très activement contre cette influence. Sans doute ils sont tous occupés dans les villages du versant opposé. Ils prêchent les paysans de la Méditerranée qui n’ont pas besoin d’être convertis ; ils abandonnent les citadins de l’Adriatique à leurs passions mondaines. Cependant j’ai vu sur quelques maisons de Faenza le monogramme des jésuites imprimé sur le mur auprès d’une petite Victoire nue qui suspendait une couronne sur le nom de Mme Ristori.


Les théâtres de ces petites villes sont tous grands et magnifiques. Ils sont surtout commodes, et je voudrais bien que les nôtres le fussent autant.


Il n’y a pas de théâtre à Saint-Marin, mais il y a beaucoup de moines, beaucoup de mendiants, beaucoup d’ignorants et fort peu de civilisation. Ce singulier État de 9500 hommes qui conserve le nom de république au milieu de la monarchie absolue du pape m’a tout l’air d’un ghetto rural. Je me persuade que les successeurs de saint Pierre l’ont respecté à dessein pour montrer à leurs sujets combien la monarchie est supérieure à la république. C’est ainsi qu’ils font végéter depuis tant de siècles une misérable poignée d’israélites pour faire ressortir la supériorité du catholicisme.


On a beaucoup vanté chez nous la constitution politique de Saint-Marin, l’équilibre de ses budgets, le désintéressement de ses citoyens dont pas un, dans l’espace de quatorze siècles, n’a visé à la tyrannie. Je ne veux pas jeter mon pavé sur un petit peuple intéressant sinon par ses vertus, au moins par sa faiblesse. Mais je raconterai sincèrement, selon mon habitude, ce que j’ai vu et entendu sur le territoire de Saint-Marin.

J’avais quitté Rimini par une pluie battante. On m’avait donné une petite voiture en manière de dog-cart, suspendue autant qu’il le fallait pour me rompre les os. Mon cocher était le propre fils de l’aubergiste, un gamin de quatorze ans tout au plus, athée comme une couleuvre. Je sondai, chemin faisant, le fond de sa philosophie, et il lâcha devant moi cet aphorisme épouvantable : « Dieu ? Je crois bien que s’il y en a un, c’est un prêtre comme les autres. »

Cet aimable enfant me montra du doigt la borne qui sépare l’État pontifical de la terre républicaine. Il ne me parut pas que le soleil devînt plus brillant, ni le sol plus fleuri, ni la pluie moins insipide. Cependant je goûte assez l’air qu’on respire dans les républiques. Le pays était assez laid, et la culture n’avait rien de merveilleux. Un petit village situé à mi-chemin me parut triste et malpropre.

La ville et le bourg sont situés sur une montagne escarpée d’où l’on voit une belle étendue de pays, lorsqu’il ne pleut pas à torrents. Le bourg est au bas de la montagne, la ville occupe le sommet. Le bourg est mal bâti, mal pavé, mal tenu. La principale industrie qu’on y cultive, et probablement la seule, est la fabrication des cartes à jouer qui s’exportent en contrebande.

Je me mis en quête d’un cicérone, et pensant que le mieux serait de prendre au hasard le premier indigène venu, j’entrai chez un artisan et j’offris de lui payer sa journée s’il voulait se promener quelques heures avec moi. Il ne se fit point prier et je m’aperçus, au bout de quelques minutes, que j’aurais pu tomber beaucoup plus mal. Le bonhomme était complaisant et enclin au bavardage. La première histoire qu’il me raconta fut celle d’un médecin communal qui avait péri assassiné à coups de fusil sur la place du bourg. Le fait avait deux années de date. Les assassins avaient été condamnés à deux ans d’exil.

L’organisation de la justice à Saint-Marin est tout à fait élémentaire. On n’a ni lois ni tribunaux, mais on fait venir de Rome ou de Florence un magistrat suivi de quatre gendarmes. Ce fonctionnaire, payé sur le budget de la république, juge, comme il l’entend, les affaires civiles et criminelles. La peine de mort n’est jamais appliquée, mais on a les galères. Lorsqu’un individu est condamné aux travaux forcés, on l’envoie à quelque bagne du pape ou du grand-duc de Toscane, et la république y paye sa pension.

De la question judiciaire, nous passâmes tout naturellement à la politique. Un conseil souverain de soixante individus dirige les affaires de l’État. Vingt conseillers sont choisis dans la noblesse, vingt dans la bourgeoisie, et les vingt autres parmi les paysans. Il suit de là que Saint-Marin est une république légèrement aristocratique. Qui le croirait ? Il y a une noblesse à Saint-Marin ! Dans cette république fondée par un maçon qui s’était fait ermite, j’ai constaté l’existence d’une classe privilégiée. J’étais curieux de savoir de quelle source émanait la noblesse du pays. Mon cicérone m’assure que les nobles de Saint-Marin annexaient de temps en temps quelque bourgeois à leur illustre caste.

Le pouvoir exécutif est confié à deux capitaines. La durée de leurs fonctions est limitée à six mois ; ils ne peuvent être réélus qu’après un intervalle de trois ans. Ils touchent un traitement de 25 écus romains, un peu plus de 125 francs, pour leurs six mois d’exercice. La monnaie usitée dans le pays est celle du pape.

La force armée se compose d’une soixantaine de gardes nationaux. Grâce aux libéralités d’un bienfaiteur étranger, ils ont des uniformes, mais l’homme qui les commande est pour le moment un biset. Une trentaine de musiciens complètent l’effectif. En cas de besoin, la république pourrait mettre cinq ou six cents hommes sous les armes.

Les finances ne sont jamais en déficit, car il n’y a pas, à proprement parler, de finances. Le peuple ne paye pas de contributions directes. Le principal revenu de l’État se compose des sels et des tabacs que le pape lui permet d’importer en franchise. Il est donc non-seulement le protégé, mais l’obligé du saint-père. On ajoute à cette ressource le produit d’un impôt sur la viande. Le consommateur paye deux écus et demi sur un bœuf, vingt-cinq sous sur un porc, sept sous et demi sur un mouton. Les denrées nécessaires à la vie sont à bon marché : la viande coûte huit sous la livre, le litre de vin se vend de trois à cinq sous, et l’on a pour un sou huit onces de pain.

L’instruction publique est à peu près nulle : une vingtaine de petits républicains vont l’école chez les prêtres.

Les monuments publics sont une forteresse en ruines et une église assez laide, mais en bon état. Quatre prisonniers sont détenus dans la forteresse : j’ai passé une demi-heure avec eux. Ils ont commis le délit de maraude, aussi fréquent ici que dans les villages de l’État du pape. Les malheureux attendent impatiemment qu’on les envoie aux galères. Mais il faudra du temps : le juge est mort et le successeur n’est pas encore nommé. Un de ces pauvres diables a la jambe cassée et il souffre cruellement sur sa méchante paillasse.

On voit dans l’église le tombeau que saint Marin s’est taillé lui-même et la plaque de marbre consacrée par la république à Antoine Onuphrio, patri patriæ, dit l’inscription. Cet Onufrie était le chargé d’affaires de la république auprès de l’Empereur des Français. Mon cicérone a les larmes aux yeux en faisant l’éloge de ce grand homme : « il parlait à Napoléon comme je vous parle ; il faisait sa cour à l’Impératrice ; il est bien le père de la patrie ! »

Au-dessous de l’église, une grande maison bourgeoise est habitée par le savant numismate Borghesi. Mon guide prétend que ce correspondant de l’Institut travaille tous les jours jusqu’à l’heure du souper et se grise ensuite. Mais je suis persuadé que le digne cicérone calomnie la seule gloire de son petit pays.

Le drôle s’est bien gardé de me conter un fait que je savais et que personne n’ignore en Italie. En 1849, après la prise de Rome, Garibaldi et les restes de son armée se réfugièrent sur le territoire de Saint-Marin. Les républicains de la petite république achetèrent à vil prix les chevaux, les harnais, les armes et tous les effets précieux qui étaient restés aux proscrits : après quoi ils les engagèrent à chercher un autre asile. C’est peut-être ce souvenir qui m’a rendu sévère pour les habitants de Saint-Marin. D’ailleurs, je ne sais pas voir les choses en beau quand je suis aveuglé par la pluie, et le lecteur est libre d’adoucir à son gré l’amertume de ce jugement.


Si la république de Saint-Marin était un jour absorbée dans quelque grande monarchie, les archéologues de la politique s’écrieraient en versant, des larmes amères : « Elle a donc péri, cette forteresse de la liberté ! » Reste à savoir si une peuplade illettrée, farouche, cupide et misérable, mérite le nom de peuple libre.


Ceux qui s’occupent de statistique commerciale ont remarqué que le petit commerce diminue de jour en jour. Autrefois nos villes étaient pleines de boutiques grandes comme la main où une famille de bourgeois ignorants végétait jusqu’à la mort. La commandite s’est emparée des affaires, les petits capitaux se sont réunis pour former des millions ; on a loué des maisons énormes, acheté des monceaux de marchandises et traité le commerce sur une grande échelle. C’est toute une révolution, grâce à laquelle le capitaliste accroît et double sa fortune, les commis, sans risquer un sou, empochent de beaux appointements, et le public achète à meilleur marché.

Je ne suis pas éloigné de croire qu’il se fera un jour dans la politique un changement analogue. Les petits États sont condamnés à végéter comme les petites boutiques. Si j’étais roi de Piémont, ou roi de Prusse, je fonderais un vaste établissement au capital de 20 à 25 millions d’hommes, et je serais bientôt en mesure de donner la paix, la sécurité, l’aisance et l’instruction publique à 30 pour 100 au-dessous du cours.


Les Romagnes… mais pardon. Il y a longtemps que nous avons quitté les États du pape.


FIN.

  1. Le fait est que mes quatre compagnons sont encore célibataires, excepté deux. Septembre 1860.