Rome contemporaine/4

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Lévy Frères (p. 110-127).

IV

le transtévère.


Le Pont-Cassé est un ouvrage antique. Le Tibre en a emporté les deux tiers ; Pie IX l’a réparé provisoirement. Un tablier de bois, suspendu à des fils de fer, le relie à la rive gauche. On peut s’arrêter quelques minutes sur ce plancher tremblant : la vue est au moins aussi belle que sur le pont de l’Institut. Le soleil se cache en amont, derrière le dôme de Saint-Pierre. Ses rayons obliques glissent sur l’eau dorée du fleuve. L’île Sacrée se dessine comme un navire entre les deux ponts qui l’unissent à la ville. Elle avait autrefois la forme et la couleur d’une galère de marbre ; mais ses revêtements s’en sont allés je ne sais où. Les maisons haut perchées qui bordent le Tibre se tapissent de figuiers et de lierres, ou s’encadrent dans des terrasses de citronniers en fleur. De l’autre côté, en aval du fleuve, vous voyez à gauche l’ouverture énorme du cloaque de Tarquin : plus haut la jolie rotonde de Vesta ; plus haut encore, les couvents, les jardins et les treilles qui couronnent le mont Aventin. À droite, le Transtévère, que vous observerez de plus près si vous me faites l’honneur d’y venir dîner avec moi.

Ne craignez rien ; nous ne mangerons pas trop mal, et l’on ne nous mangera pas. Il se donnera plus d’un coup de couteau dans la soirée, attendu que c’est aujourd’hui dimanche ; mais nous jouirons du spectacle sans courir aucun danger. Vous allez voir des hommes robustes comme des taureaux et non moins irascibles, qui allongent un coup de poing comme nous buvons un verre d’eau, et qui ne le donnent jamais sans avoir une lame dans la main. La police ne sera pas autour de nous pour nous protéger ; elle est toujours absente. D’ailleurs, si vous offensiez un de ces gaillards-là, il vous tuerait entre les bras des gendarmes. Mais vous pouvez aller et venir au milieu d’eux, dépenser beaucoup, payer en or, faire sonner votre bourse et sortir après minuit dans les rues les mieux éteintes, sans que l’idée vienne à personne de s’attaquer à votre argent. Il y a mieux : ils nous accueilleront poliment et se serreront pour nous faire place. Ils ne nous regarderont pas comme des bêtes curieuses ; ils se prêteront même obligeamment à notre curiosité, si elle n’est pas impertinente. Nous n’avons pas à redouter que le vin les excite à nous chercher querelle, mais gare à nous si nous avons le malheur de les provoquer ! Ils n’ont pas le vin agressif, mais ils l’ont susceptible. Leur amour-propre de cabaret ne pardonne pas une offense même involontaire, si elle a pu les exposer aux railleries de leurs compagnons. Quand vous verrez une femme avec son mari ou une fille avec son père, tenez vos yeux en bride ! Il est souvent malsain de regarder les Transtévérines sous le nez, et je pourrais citer plus d’un curieux qui en est mort. Entrons-nous ? Vous hésitez ? Alors, adieu ; j’entre tout seul.

Ce ne sera pas pourtant sans avoir lu cette petite affiche clouée sur la porte :

« Frères bien-aimés, abstenez-vous des blasphèmes et songez :

« 1o Que Dieu vous voit ;

« 2o Que Dieu vous jugera sur toutes vos paroles, et spécialement sur les blasphèmes ;

« 3o Que Dieu est homme à châtier par le feu cette langue qui vous a été donnée pour le bénir et non pour l’offenser. »


L’affiche pourrait ajouter sans mentir que, dans ce bas monde, le blasphème est puni quelquefois plus sévèrement que l’assassinat. Dans un village des environs de Rome, deux paysans se sont oubliés le même jour. L’un a lâché une malédiction contre la madone, l’autre a empoisonné sa mère. Le tribunal les a envoyés aux galères l’un et l’autre. Mais le parricide a fini son temps, et le blasphémateur a encore quelques années à faire.

J’ai trouvé le cabaret tout plein : c’est un des plus fréquentés et des plus célèbres. On n’y vient pas seulement pour boire, comme dans les petits établissements de cette espèce ; le maître de la maison se pique de cuisine, et il donnerait son couteau dans le ventre à celui qui l’accuserait de brûler les omelettes. Sa clientèle se compose de voituriers et d’artistes : artistes cordonniers, artistes fondeurs, artistes maréchaux ferrants, artistes filateurs de laine. Il n’y a pas d’ouvriers à Rome qui ne prennent le nom d’artiste : aussi est-il considéré comme une injure par les peintres et les sculpteurs. Le dernier copiste de tableaux, le plus mince praticien, le ménétrier le plus maladroit se fâcherait tout rouge si vous lui disiez qu’il est un grand artiste : « Monsieur, dirait-il sérieusement, je suis professeur ! »

Ces jours derniers, je voulais faire recoudre un bouton à une bottine. J’ai fait appeler la femme d’un domestique, et je lui ai demandé si elle était à la hauteur de ce travail. « Moi ! m’a-t-elle répondu en se rengorgeant, je suis fille de l’art : mon père était cordonnier ! »


Les artistes qui viennent ici le dimanche n’y paraissent pas dans la semaine. Ils se cachent dans leurs taudis pour boire de l’eau et ronger des salades. Mais le dimanche, quand ils ont économisé quelques sous, ils tiennent à honneur de se montrer au cabaret et de prouver à l’univers qu’ils dépensent de l’argent. Ils raisonnent à peu près comme nos petits jeunes gens de la Bourse, qui vont dîner une fois par semaine dans le restaurant le plus cher du boulevard, pour qu’on les voie entrer et sortir.

Je me suis assis au bout d’un banc, devant une de ces grandes tables massives qui entourent la grande salle. Le cabaret est pavé comme la rue, et presque aussi mal balayé ; les murs sont peints en coutil, sans aucune décoration. La cuisine occupe une des extrémités de la salle, et le marmiton apporte de temps en temps un fagot de roseaux pour faire flamber le feu sous la poêle. Deux lampes à deux becs illuminent modestement toute l’enceinte : une troisième brûle dans un coin devant la Madone.


On entend peu de bruit dans cette assemblée de cinquante à soixante personnes. Mes voisins de droite sont cinq jeunes gens du même âge qui ont l’air de camarades d’atelier. La couleur de leurs mains et certaines entailles me font supposer qu’ils travaillent le fer. Celui qui s’est rangé pour me laisser asseoir est certainement un des plus jolis hommes qu’on puisse rencontrer ici : grand et bien fait, la figure longue, l’œil humide, la bouche fine, la lèvre rouge, le nez busqué, la barbe cotonneuse comme le duvet d’un cygne noir : il ressemble plutôt à un ténor de l’opéra qu’à un apprenti serrurier. Ses compagnons ne sont pas tous de même étoffe, et je vois justement en face de lui une figure de bouledogue qui ne me revient pas beaucoup ; mais une gaieté franche et tranquille préside à leur petit repas. Mon beau voisin m’a présenté son verre en m’invitant à boire : J’y ai trempé mes lèvres, pour prouver que je connaissais les usages du Transtévère et que j’étais un homme bien élevé.

À ma gauche, la table voisine est occupée par des groupes variés que je distingue assez mal, dans une lumière douteuse et proche parente de la nuit. Je vois bien deux joueurs, assis en face l’un de l’autre : ils portent le costume des charretiers. Il y a quelque argent au jeu ; peut-être trois écus en petite monnaie. Le plus vieux des deux adversaires ne doit pas être en veine, car il jette chaque carte sur la table avec un coup de poing à tout démolir : l’autre gagne sans rire et sans parler ; il boit à petits coups. Un peu plus loin, un meunier du Tibre, bâti comme l’Hercule Farnèse, soupe copieusement avec sa femme et sa fille. La mère est grosse et commune, la fille belle et blanche comme Vénus. Ses cheveux noirs, liés en grosses nattes, sont tout ce qu’elle a sur la tête. Les filles de Rome ne portent ni bonnet ni chapeau ; la nature les a coiffées chaudement pour l’hiver. Ma jolie meunière, en revanche, est un peu surchargée de bijoux : rien qu’avec son collier et ses boucles d’oreilles on payerait les impôts de la république de Saint-Marin. Un beau fichu de dentelle se croise sur sa poitrine : c’est la mode au Transtévère. Mais la jupe est un peu plus bouffante que de raison ; la crinoline arrive en trois bateaux pour nous gâter le costume national. C’est plaisir de voir comme la mère et la fille vident un verre de vin que le père a rempli jusqu’aux bords. Les Romains, lorsqu’ils sortent de leurs habitudes de sobriété, sont les plus formidables buveurs de toute l’Europe ; et il y a peu de Romaines qui ne soient en état de tenir tête aux hommes. La Transtévérine la plus mignonne absorberait la ration de douze matelots, et elle ne chancellerait pas en sortant de table. Il est vrai qu’elles ont des pieds !


Vous me pardonnerez si, après ce premier coup d’œil autour de mon couvert, mon attention s’est concentrée un instant sur le souper qu’on m’avait servi. J’avais couru tout le jour, déjeuné sur le pouce, et, dans votre intérêt même, je devais réparer mes forces. Ventre affamé n’a pas plus d’yeux que d’oreilles, et un observateur à jeun vous apprendrait peu de chose.

On m’a servi d’abord la salade, qui est le fond de tous les soupers romains, puis un morceau de bœuf à l’étouffée qui vous mettrait l’eau à la bouche si je pouvais faire passer dans ma prose un peu de son parfum et de sa succulence. Un gigot de chevreau est venu ensuite dans un plat de petits pois. L’entremets se composait d’une rondelle de fromage blanc, frit à la poêle, et j’ai eu pour dessert une grande assiettée de fraises d’Albano, exquises en vérité. Voilà comme on soupe au cabaret, pour une quarantaine de sous ; il est vrai que dans les hôtels et chez les pâtissiers la cuisine est aussi chère que détestable. Le vin de Rome n’est bon dans aucun endroit, mais c’est encore au cabaret qu’il se laisse mieux boire. Il est clairet, limpide, et d’une couleur dorée ; on le sert dans des bouteilles de verre blanc, légères comme le souffle et fragiles comme la vertu.


Mes voisins de droite ont fini de souper bien avant moi ; mais comme ils n’avaient pas fini de boire, le joli serrurier a proposé une passatelle. C’est un jeu prohibé, mais dans la ville de Rome rien n’est permis et tout se fait. Chacun des convives a donné quatre sous, et l’hôte a servi cinq flacons de vin au milieu de la table. « Chacun son écot » est une devise romaine que nous avons traduite en français. On a tiré au sort pour savoir à qui appartiendrait toute la boisson payée en commun et lequel des cinq commensaux serait le maître du vin. C’est ainsi que les anciens Romains jouaient aux dés la royauté du repas. Mais dans les pique-niques modernes, la royauté dégénère souvent en tyrannie et provoque des révolutions sanglantes. Le maître ou patron du vin fut mon voisin le beau serrurier. Les privilèges de son rang consistaient premièrement à boire tout son soûl avant de rien donner aux autres ; et en second lieu à choisir un ministre qui remplirait tantôt un verre, tantôt un autre, toujours au gré du roi, et jamais sans son aveu.

Il paraît que notre voisin le bouledogue n’était pas bien en cour. Il tendit deux fois son verre pour demander à boire ; deux fois le ministre prit une bouteille pour lui verser du vin ; deux fois aussi le prince Charmant se plut à dire : « Il ne boira pas ; c’est moi qui boirai. Ministre, mon ami, Excellence de mon cœur, voici le verre qu’il faut remplir. » Et de rire ! Le bouledogue était monsieur de la triste figure. Il avait payé, le gosier lui démangeait, le vin lui passait devant le nez, et ses amis se moquaient de lui.


Le vin fut bientôt épuisé, et le bouledogue, qui avait sa revanche à prendre, proposa lui-même une deuxième passatelle. « Que je sois le maître du vin ! dit-il au joli serrurier, tu verras si je t’en donne une goutte. — Et que m’importe ! répondit l’autre en riant aux éclats, tu vois bien que je n’ai plus soif. » Soif ou non, le sort lui fut encore favorable, et la disposition du vin lui échut une deuxième fois. Le bouledogue, moitié sérieux, moitié riant, lui dit : « Assez plaisanté ! j’y suis pour huit sous de ma poche, et j’espère que tu vas me laisser boire ? — Il faut, répliqua mon bel ami, se contenter de peu et quelquefois de rien. Es-tu chrétien, oui ou non ? Exerce-toi donc à la vertu de patience ! »

Comme ces messieurs parlaient fort haut et que leurs voisins riaient aux éclats, l’attention du cabaret se tourna insensiblement de leur côté. La jolie meunière jeta plus d’un coup d’œil sur notre table, sans demander le consentement de ses parents. Nos regards se rencontrèrent deux ou trois fois, je crois même qu’elle me sourit franchement avec ce laisser-aller des filles d’Italie, qu’on aurait grand tort d’interpréter à mal.


Le seul homme qui n’eût pas l’œil à la passatelle était le vieux joueur de la table voisine. La fortune des cartes s’obstinait apparemment contre lui, car après cinq ou six martingales imprudentes, il avait mis au jeu sa montre d’argent pour tout perdre ou tout regagner. Avant de couper les cartes, il alla s’agenouiller devant la madone du cabaret, et la supplia de lui rendre ce qu’il avait perdu, avec quelque petit bénéfice, promettant de partager le surplus avec elle et de porter un gros cierge à l’église de Saint-Augustin. Cependant l’adversaire se signait discrètement et marmottait, sans sortir de sa place, une contre-prière à la même madone. La partie fut chaude, et je la suivis attentivement. Le vieux charretier la perdit comme toutes les autres. Il se leva de table, enfonça son chapeau sur sa tête et revint se camper en face de l’image qu’il avait adorée. Je crus qu’il allait injurier la madone, mais quelque chose le retint et il fit tomber toute sa colère sur le divin enfant qu’elle portait dans ses bras : « Misérable bambin, lui cria-t-il, Judas a bien fait de te vendre. » Ainsi soulagé, il sortit. Son adversaire ramassa son argent et la montre, redemanda un flacon de vin qu’il but lentement, examina la pointe de son couteau, s’arrêta à la porte du cabaret pour voir si personne ne l’attendait dehors, et partit.


Une troisième passatelle s’était engagée à ma droite, et le sort têtu avait encore favorisé mon beau voisin. Le bouledogue, ivre de soif et de dépit, lui disait de gros mots dont il ne faisait que rire. Il répondait en plaisantant aux malédictions de son ennemi, et j’ose dire qu’elles étaient de poids. Voici un échantillon de la litanie :

« Face de chien !

« Guillotine à tes morts ! » c’est-à-dire, puissent tes ancêtres avoir péri par la main du bourreau !

« Puisses-tu mourir d’accident à froid ! » L’accident simple est l’apoplexie ; l’accident à froid est le coup de couteau.

« Et toi, répondait mon voisin, tu mourras d’un accident à sec ! »

Cette plaisanterie provoqua une hilarité universelle, et le bouledogue en prit un redoublement de colère.

J’avais échangé tant de regards avec la jolie meunière que nous étions devenus, malgré la distance, une paire d’amis. Elle me fit une avance plus directe en envoyant sa mère me demander un verre d’eau : il n’y en avait qu’à ma table. Je m’empressai d’offrir la carafe, et je reçus deux remercîments à la fois. La jeune fille me sourit plus tendrement que jamais, et son père me fit des yeux énormes.


Plus près de moi, le bouledogue, las de prêter à rire, s’était retiré en grommelant. Mes autres voisins le suivirent bientôt, et je leur dis adieu. Ce ne fut pas sans leur offrir quatre cigares de la fabrique romaine, un peu fades au goût, mais bien faits et faciles à fumer. Le beau serrurier me tendit la main et je la serrai de bon cœur, sans savoir qu’il n’avait plus deux minutes à vivre.

Les places vacantes à mon côté furent occupées immédiatement par trois troupiers français, imperceptiblement gris. Ils parcouraient en triomphe les cabarets du Transtévère, après avoir remporté une victoire éclatante sur quatorze soldats du pape. Ces vainqueurs vidèrent un flacon, chantèrent un couplet, et transportèrent leur gloire et leur gaieté sur un autre théâtre. Ils furent bientôt remplacés par trois soldats pontificaux qui se vantaient d’avoir mis en déroute quatorze Français.


Je remarquai alors un nouveau venu qui avait pris place à la table voisine. C’était un vieillard de soixante ans sonnés, mais vert et vigoureux. Il regardait l’assemblée sans rien dire, en vidant son verre jusqu’au fond. Un foulard noué autour de sa jambe et une tache de sang qui perçait dessous me donnèrent à croire qu’il était blessé. Mais comme sa physionomie n’indiquait pas qu’il fût en veine de confidence, je partis sans lui avoir demandé son secret. Le premier garçon du cabaret, qu’on appelait M. le principal, m’indiqua un café voisin où l’on faisait quelquefois de la poésie et de la musique. « C’est là, me dit-il, que je vais tous les soirs ; vous ne trouverez rien de mieux. »

J’y fus bientôt rejoint par le meunier et sa femme, qui avaient ramené leur fille à la maison. Le meunier s’assit en face de moi, à quelques tables de distance, et il me regarda obstinément d’une façon qui voulait dire : Tu ne seras pas mon gendre ! C’était le cadet de mes soucis, et je vidai paisiblement le verre de café qu’on avait servi devant moi.

La salle était dallée proprement, et tendue de percaline blanche avec des bordures rouges à tous les angles. Le mobilier se composait de chaises de paille et de tables de marbre ; les petites cuillers d’argent étaient de forme ancienne et de poids notable. Une vingtaine d’ouvriers et d’ouvrières composaient tout le public : tous gens fort bien élevés, qui prenaient leur café et leur rosolio sans bruit.


Mon arrivée n’avait pas interrompu un combat de virtuoses. Tous les dimanches, ou peu s’en faut, quelques amateurs de poésie se réunissent là pour improviser des vers. On les accouple deux par deux, et ils s’escriment tour à tour sur un sujet donné, comme les bergers de Virgile. Le texte ordinaire de leurs improvisations est l’histoire ancienne ou la mythologie. Je ne sais pas où ils ont fait leurs études, mais ils galopent sans broncher dans les champs de la fable et de l’histoire, depuis le chaos jusqu’à la mort de Néron. Si l’on épluchait trop soigneusement leurs vers, on y trouverait peut-être quelques anachronismes de détail, mais la poésie couvre tout de son manteau de pourpre et d’or. La prosodie italienne n’impose pas des lois bien sévères ; la rime est facile à trouver dans une langue ou une moitié des mots finit en o et l’autre en a. Mais ce qui m’a le plus étonné dans ces tours de force, c’est le choix presque toujours heureux de l’expression brillante. Le vocabulaire poétique, fort différent du langage familier, s’est conservé, je ne sais comment, dans ces esprits demi-incultes. Un cordonnier qui savait à peine lire nous a débité la guerre de Troie dans le style le plus pompeux et le plus fleuri.

Une mandoline grattée discrètement accompagnait la voix du poëte, car les vers se chantent et ne se parlent pas. C’est une sorte de récitatif rhythmé, une mélopée monotone et ronflante. Les Romains ont la voix haute, sonore, et presque toujours emphatique. Il n’y a pas une syllabe de leurs discours d’apparat qui ne soit accentuée par l’orgueil national. C’est plaisir d’entendre un petit garçon chanter dans la rue :

Auguste empereur romain.

ou

Nous irons au Capitole !

La joute dura une heure et demie, et je regrettai de n’avoir ni plume ni crayon pour vous sténographier quelques vers. Les applaudissements de l’auditoire étaient la récompense des vainqueurs ; les sifflets et les huées punissaient le vaincu, dès que sa langue commençait à s’embarrasser. Le cordonnier de la guerre de Troie garda l’avantage assez longtemps, mais il fut battu à plate couture par un tanneur du quartier de la Regola.

Tout paraissait fini, et le tanneur remettait déjà sa veste pour aller dormir sur ses lauriers, quand une femme se leva d’une table voisine et se plaça devant lui, les poings sur la hanche. C’était sans mentir une créature magnifique, large, haute et belle, telle à peu près qu’on se représente les louves du temps des rois. J’ai su qu’elle était blanchisseuse, et son mari souffleur de verre.

« Vous n’y entendez rien, dit-elle, et c’est moi qui vous battrai tous. Toi, prends ta mandoline. » Elle partit de l’origine du monde et s’avança d’un pas ferme à travers l’histoire des dieux. La gaillarde possédait sa mythologie comme Hésiode lui-même. Bientôt elle entra de plain-pied dans la guerre de Troie, sauva Énée de l’incendie, l’amena au pays des Latins, rossa Turnus et tous les autres, sauta d’un bond à la naissance de Romulus, chassa les rois avec Lucrèce, conduisit les armées de la république à la conquête du monde, débrouilla le chaos des guerres civiles, applaudit Cicéron, tua César aux pieds de la statue de Pompée, mit Auguste sur le trône, renversa les empereurs les uns sur les autres comme des capucins de cartes, et finit par une invocation directe à la madone qui lui souriait derrière une lampe, avec un enfant dans les bras.

Elle allait droit devant elle, se reprenant quelquefois, ne s’arrêtant jamais, remplaçant un mot par un autre, recommençant la tirade applaudie et la corrigeant sans y penser. Ses yeux brillaient comme ceux d’une pythonisse ; sa voix tremblait de plaisir ; son geste simple et un peu trop régulier scandait le vers et appuyait sur la phrase. Elle fut applaudie comme on sait applaudir ici. Ni le cordonnier ni le tanneur n’entreprirent de lui répondre, et elle retourna toute rouge auprès de son homme qui avait tenu l’enfant pendant ce temps-là.

Je me livrais au plaisir de battre des mains, comme à une première représentation, lorsque je m’aperçus que le meunier me gardait rancune. De quoi ? Je n’en sais rien, car je n’avais rien fait pour l’offenser. Peut-être ses voisins du cabaret avaient-ils plaisanté avec lui sur l’emprunt de ma carafe ; mais, dans tous les cas, s’il y avait eu une inconséquence commise, elle n’était pas de mon fait. Cependant il grommelait entre ses dents toutes sortes de réflexions malsonnantes sur les gens qui devraient rester chez eux et se mêler de leurs affaires. Moins je semblais prêter d’attention à ses propos, plus il élevait la voix ; il était homme à me traiter plus mal, si j’avais fait mine de tourner le dos. Je résolus donc de l’aborder de front, et il n’y avait pas grand courage à la chose. On sait, dans tous les pays du monde, que chien qui aboie ne mord pas. Je me levai brusquement, juste à l’instant où il venait de prononcer le mot de Français, et je me présentai devant sa table : « Est-ce à moi, lui dis-je, que tu en as ? »

Il demeura un instant interdit avant de me répondre :

« Mais non ; je n’en ai à personne. Tu t’es trompé. 

— Alors contre qui grognes-tu ?

— Contre ma femme : c’est une coquine, une intrigante, une entremetteuse, que je veux rouer de coups en rentrant à la maison. »

À cela je n’avais rien à dire. Si charbonnier est maître chez lui, meunier peut battre sa femme et son âne lorsque la fantaisie lui en vient.

Sur les dix heures et demie, le principal qui m’avait servi à dîner vint prendre place auprès de moi, vêtu comme un monsieur. « Hé bien ! lui dis-je, la journée est finie ? »

Il me répondit à demi-voix : « Oui, seigneur cavalier, et mal finie pour moi, je le crains bien.

— Comment ?

— Je ne devrais peut-être pas vous conter l’affaire, mais vous êtes témoin que je n’ai pris aucune part à la querelle, et, en votre qualité de Français, vous pouvez me tirer de là.

— Que diable t’est-il arrivé ?

— Avez-vous remarqué ce vieux qui avait un mouchoir noué autour de la jambe ?

— Oui, un blessé.

— Il n’était pas blessé ; c’était le sang du jeune homme. Il l’avait porté à la maison dans ses bras, et il revenait guetter l’autre.

— Quel autre ?

— Le meurtrier, bien sûr ; celui qui avait tué son fils.

— Quel fils ?

— Celui qui a dîné à côté de vous, l’homme de la passatelle.

— Le beau serrurier ?

— Il n’était pas si beau. D’ailleurs il avait tort ; pourquoi refuser à boire à un ami, lorsqu’il a payé pour ça ?

— Mais c’est impossible ! On ne l’a pas tué !

— Juste devant notre porte, Excellence ; au moment où il sortait.

— Mais ses amis étaient avec lui ; ils auraient empêché le crime !

— Chacun pour soi en ce bas monde.

— Comment n’avons-nous rien entendu ?

— Ça ne fait jamais plus de bruit. Le garçon est mort ; on est allé le dire au père ; il a porté le corps chez lui, et puis il est revenu s’asseoir où vous l’avez vu, dans l’espoir que l’autre repasserait par chez nous ; mais pas si bête ! Ce qui m’ennuie, c’est que l’autre gaillard avait pris mon couteau pour faire son coup.

— Mais c’est épouvantable ! Voilà comme on s’égorge dans ton quartier !

— Que voulez-vous ? Lorsqu’un ami vous fait une avanie, on ne va pas s’amuser à lui faire un procès. Un coup de couteau dans le ventre, et tout est dit. Si seulement il avait pris un autre couteau que le mien !

— Alors vous passez votre vie à assassiner vos amis ?

— On n’a pas affaire à ceux qu’on ne connaît pas. Mais vous pouvez compter que sur quatre hommes de chez nous, il y en a bien un qui a joué du couteau une fois en sa jeunesse.

— Et toi, voyons ?

— Oh ! moi, j’avais raison. Il s’était permis de crier tout haut que notre vin était drogué et que nous empoisonnions le monde. Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? »

Je repris le chemin de l’Académie, et, au détour de la rue, je tombai sur un groupe d’enfants agenouillés devant une sainte image. Ils chantaient à l’unisson d’une voix claire et presque juste :

Vive Marie,
Et celui qui l’a créée !