Rome contemporaine/6

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Lévy Frères (p. 142-155).

VI

la loterie.


La loterie est le plus court chemin de la misère à la richesse. Il en est de plus sûrs ; il n’y en a pas d’aussi directs. C’est pourquoi la plèbe romaine évite les autres et se coudoie dans celui-là.

Je me suis demandé quelquefois ce que je ferais pour me tirer d’affaire si j’étais un de ces plébéiens qui vivent au jour le jour dans les rues de la grande ville. Voici d’abord une carrière ouverte à tous, sans distinction de naissance ou de fortune : l’Église. Rien de plus démocratique au fond que ce gouvernement absolu. Tout homme intelligent a le pied dans l’étrier dès qu’il a franchi le seuil du séminaire ; il est en passe d’arriver à tout. Je dis plus : cette carrière est la seule où la vertu tienne lieu de science, et où la capacité se remplace avantageusement par l’humilité. Un homme des derniers rangs du peuple, et médiocrement lettré, peut devenir moine, prieur, général, évêque, cardinal et pape, marcher l’égal des plus grands souverains, et donner le pas à ses envoyés sur les ambassadeurs de toutes les puissances. Mais il faut la vocation ; nous ne l’avons pas : voyons autre chose. Les emplois civils ? Ils sont encore recherchés par quelques pauvres diables, et chacun se croit assez de talent pour les remplir s’il trouve assez de crédit pour les obtenir. Mais il n’y a que des emplois subalternes pour les hommes de peu, comme nous. Je puis devenir chef de bureau à force de protections ; mais si je veux monter plus haut, il faut absolument changer d’habit. Prétendrons-nous aux grandeurs militaires ? Tous les plébéiens de Rome se mettraient à rire s’ils entendaient une pareille proposition. Nous aurons tout un chapitre là-dessus. Quel parti prendre ? La littérature ? Néant. Le barreau ? La médecine ? Beaucoup de sujétion et peu d’avenir. L’enseignement ? Regarde comme tu es vêtu, mon pauvre homme ! Ton habit est trop court, au moins d’un pied et demi. Mais le commerce ? On y gagne sa vie. L’agriculture ? On y fait fortune, pourvu toutefois qu’on apporte des capitaux. Or l’immense majorité des plébéiens romains possède le capital du Juif-Errant : cinq sous dans la poche. Tout bien considéré, ils font tous comme la vieille femme dont je vous parlais l’autre jour : ils se passent de dîner, et ils portent l’argent à la loterie. Leur jetterez-vous la pierre ? Moi, je n’aurai jamais ce cœur-là.


Quelques voyageurs chagrins ont déclamé contre le peuple qui joue et surtout contre le gouvernement qui donne à jouer. On trouve mauvais qu’un pouvoir entouré de tous les respects de l’univers spécule sur les vices de ses sujets. Laissez-moi réfuter cette criaillerie.

Ce n’est pas à Rome seulement, c’est à Naples, à Florence, à Venise et sur toute l’étendue de ce sol opprimé, que les Italiens jouent à la loterie. S’il n’y avait pas de bureaux à Rome, les Romains joueraient hors de chez eux, et les diligences de Sienne, de Pise, de Florence et de Naples ne seraient chargées que de billets. Or, comme il est convenu qu’à ce jeu inégal le banquier gagne toujours, la suppression des loteries pontificales enverrait à l’étranger sept ou huit millions par an. Tel est à peu près le chiffre brut des bénéfices réalisés par l’État ; mais les frais de perception nourrissent tant de petits employés que le produit net de chaque année ne dépasse pas quinze cent mille francs. La loterie est donc une très-petite ressource pour le gouvernement et une très-grande consolation pour le peuple. Nous avons bien fait de l’abolir à Paris, parce que, dans un État bien organisé, où le travail mène à tout, le gouvernement doit instruire les citoyens à ne compter que sur leur travail. On aurait tort de la supprimer dans Rome : ce peuple las et démoralisé, soutenu dans ses misères par la perspective de l’incertain, vit surtout par l’imagination et l’espérance ; lui ôter la loterie serait lui prendre le peu qui lui reste.


Il y a plus de cent vingt ans que Clément XII a introduit cet usage dans ses États, et le jeu est si bien entré dans le sang du peuple que non-seulement les plébéiens, mais les princes et même les princes de l’Église, prennent un billet de loterie comme nous prenons une tasse de café. C’est en quoi vous pourrez remarquer la nature et l’éducation différentes des Italiens et des Français. J’étais petit enfant lorsque le progrès de l’esprit public fit tomber la loterie royale, mais je me souviens qu’on en parlait comme d’un jeu de concierges, et que les personnes de la classe intelligente se cachaient pour porter leur argent au bureau. Ici, les premiers personnages de la nation trouvent naturel de tenter la fortune et de coudoyer les maçons dans la boutique aux billets. La loterie était un vice chez nous ; elle n’est pas notée ici comme une mauvaise habitude, et l’approbation des Romains est aussi fondée en raison que notre blâme l’était jadis.


On me saura peut-être gré de résumer en quelques mots la théorie de ce jeu que les archéologues seuls connaissent en France.

Le samedi, à midi, devant le ministère des finances, sous les yeux du peuple assemblé, une commission présidée par le représentant du prélat ministre des finances, extrait cinq numéros d’une roue qui en contient quatre-vingt-dix. Parmi les joueurs empressés qui assistent au tirage, l’un a joué l’extrait simple, c’est-à-dire a parié contre le gouvernement que tel numéro sortirait dans les cinq : si son numéro est sorti, il a gagné treize ou quatorze fois sa mise. Un autre a joué l’ambe ; il a choisi deux numéros et parié qu’ils sortiraient tous deux de la roue. Un autre a joué le terne en choisissant trois numéros : il gagne plus de cinq mille fois sa mise. Je vous fais grâce des autres combinaisons, telles que le premier extrait, l’ambe et le terne déterminés. Qu’il vous suffise de savoir ceci : un homme qui saurait deviner d’avance trois des cinq numéros qui sortiront samedi prochain, pourrait acheter cent mille francs pour un louis. C’est, si je ne me trompe, le maximum des gains possible. La banque ne joue pas gros jeu ; le quaterne et le quine n’en sont pas.

Ceci posé, tous mes Romains se mettent l’esprit à la torture pour prévoir les numéros qui sortiront. Jusqu’au jeudi soir à minuit, ils se creusent la cervelle, s’épuisent en combinaisons cabalistiques, demandent conseil à leurs amis, appellent les inspirations d’en haut. Les uns interrogent les extractions des années précédentes : tel et tel numéros ont l’habitude de se montrer ensemble ; il y a plus de six mois qu’on ne les a vus, ils vont sortir ! Les autres cherchent leurs idées sur les murs de la ville ; on y trouve à chaque pas des ternes tout faits, charbonnés par quelque amateur. Plus d’un fait une neuvaine pour décider ses numéros à paraître. Celui qui a eu le bonheur de rêver chien ou chat, s’empresse de consulter le Livre des Songes, où toutes les visions correspondent à des chiffres. La grande, la seule, l’inséparable idée de tous les Romains des deux sexes est la poursuite des bons numéros.

Ce n’est pas seulement les rêves qu’ils traduisent en chiffres ; tous les événements heureux ou malheureux perdent leur signification réelle pour passer à l’état de présages. Un tel s’est noyé. Bon ! 88 ! Ma fille a pris les fièvres. Bravo ! 18, 28, 48 ! Un mari rentre à la maison sans y être espéré. Il entend une voix d’homme dans la chambre de sa femme. Dieu soit loué ! 90 ! Il descend les escaliers quatre à quatre et va prendre son billet.

À Rome, le fils d’un charbonnier tombe d’un premier étage et se fait grand mal. Le père, avant d’appeler le médecin, compose un terne avec l’âge de son fils, l’heure de l’accident et le no 56, qui correspond aux chutes par la fenêtre. Il gagne, l’enfant meurt, et plus d’un père est jaloux.

Un jeune homme et une jeune fille s’asphyxient ensemble dans une maison du Cours ; le peuple vole aux bureaux de loterie pour jouer sur l’événement. L’administration est forcée de fermer ou d’interdire certains chiffres sur lesquels tout le monde se jetait à la fois : l’âge de chacun des amoureux, le numéro de la maison, l’heure où ils sont morts.

À Venise, un soldat autrichien se jette du haut d’un clocher. La canaille se rue sur lui dès qu’il a touché terre ; on arrache le numéro de son régiment, de son bataillon ; on plonge des mains avides dans son linge ensanglanté pour trouver le numéro matricule de sa chemise. Pas un homme qui ne regarde ce cadavre comme une aubaine tombée du ciel.

À Rimini, un condamné marche au supplice entre deux bourreaux. Une vieille femme le suit héroïquement dans la foule. Elle lui parle de temps en temps, et lorsqu’elle ne peut l’approcher d’assez près, elle lui adresse de loin une grimace suppliante. Est-ce sa mère ? Pas du tout, c’est une joueuse qui lui demande des numéros.

À Sonnino, lorsqu’on avait encore l’habitude d’enfermer les têtes coupées dans des cages de fer, autour d’une porte du village, les vieilles joueuses venaient à minuit prier devant ces restes hideux. Elles priaient, mais l’oreille au guet, l’esprit tendu à tous les bruits. Le chant d’un coq, le miaulement d’un chat, les aboiements d’un chien, le bruit d’une voiture roulant au loin sur la route étaient notés par ces sorcières comme autant d’avertissements du ciel. C’est ainsi que les aruspices de l’antiquité interrogeaient la volonté des dieux dans cet observatoire en plein air qu’ils appelaient un temple.


Ne vous étonnez pas de voir le jeu et la prière confondus ensemble. La religion se mêle à tous les actes de la vie. Les Romains, dans ce commerce familier qu’ils entretiennent avec la Divinité, trouvent tout simple et tout naturel de l’intéresser à leurs petites affaires. Un honorable ecclésiastique m’a conté que ses paroissiens lui offraient de grosses sommes pour placer trois numéros sous le saint ciboire pendant le sacrifice de la messe. Aucun raisonnement ne peut leur prouver qu’un pareil tour de passe-passe serait sacrilège, et personne au monde ne leur ôtera de l’esprit que des numéros ainsi recommandés à Dieu doivent sortir au prochain tirage.

Je m’amuse quelquefois à parcourir les inscriptions engageantes qui tapissent les bureaux de loterie. L’une assure que le jeu se passe loyalement, ce qui est vrai. Une autre annonce que le gagnant sera payé sans attendre ; une autre qu’il pourra demander la monnaie de son choix. Voici un distique de bon augure qui occupe la place d’honneur au milieu de toutes ces promesses :

Un petit capital gagne une grande fortune :
Jouez, et que la Madone vous assiste.

On ne s’attendait guère à voir la Madone en cette affaire ; mais n’oubliez pas qu’aux yeux des Italiens la Madone est la plus haute puissance du ciel. Ils parlent rarement de Dieu et incessamment de la Madone. Lorsqu’on renvoie un pauvre sans lui donner un sou, on lui dit : Que la Madone te protège ! et il remercie. J’ai entendu cette conversation dans un cabaret du Transtévère :

« Papa, les étrangers, d’où viennent-ils ?

— Ils viennent du pays d’Étrangerie.

— Comment c’est-il, dans ce pays-là ?

— Grand froid, maisons de bois, profonde ignorance, énormément d’argent !

— Est-ce qu’ils croient en Dieu ?

— Non.

— Mais ils croient au moins à la Madone ?

— Non.

— Quoi ! pas même à la Madone ? » Voici le discours d’un aubergiste de village qui voulait convertir un jeune Anglais : « Mais, âne que tu es, tu ne vois donc pas que le ciel, la terre, toi-même, tes habits, le pain que tu manges, tout vient de la Madone ? C’est elle qui a fait le monde, et il faut être plus bête que les bêtes pour ignorer cette chose-là ! »

Si l’esprit fort vient à régner sur cette terre, il niera peut-être Dieu, mais il continuera de brûler des cierges à la Madone. Lorsqu’un homme va mourir, on dit : Il ira bientôt voir la Madone. Tous les malades qui ferment l’œil sont victimes de cet âne de médecin ; tous ceux qui réchappent ne sont redevables qu’à la Madone. Ils débattent le prix des visites, mais ils ne marchandent pas la cire à la madone de Saint-Augustin. C’est la plus vénérée de celles qu’on implore dans la ville. Tous les piliers de son église sont tapissés d’ex-voto d’or ou d’argent. Sa statue est écrasée sous le poids des bijoux ; elle a des écrins dont une reine serait jalouse. On raconte qu’une grande dame lui ayant fait offrande de tous ses diamants sans consulter son mari, le mari se plaignit au pape. Il ne s’agissait de rien moins que d’une fortune. Le pape autorisa le plaignant à reprendre son bien, sous la condition expresse qu’il irait le chercher lui-même, un dimanche, au sortir de la messe. Les diamants y sont encore. La madone de Saint-Augustin a un pied de bronze, littéralement dévoré par les baisers de la foule : il faut le renouveler de temps en temps. Mille petits tableaux suspendus autour d’elle attestent les miracles qu’elle a faits. J’ai vu autrefois, dans un cadre fort modeste, Mme Ristori à demi écrasée par un portant de coulisse, et préservée par la madone de Saint-Augustin. Je ne sais où ce tableau a passé ; je ne le retrouve plus. Si la Madone a protégé Mme Ristori un soir qu’elle jouait la comédie, elle peut bien enrichir de temps en temps un pauvre joueur de loterie.


Je conseille aux étrangers qui ont du temps d’assister au moins une fois au tirage de Rome. On y voit de bonnes figures et l’on y entend des réflexions curieuses. Le joueur qui a failli gagner injurie les numéros qui le ruinent. « Comprenez-vous, monsieur, qu’on ait tiré le 37 ? On avait bien besoin du 37, en vérité ! Sur ma foi, 37 est un joli numéro ! Est-ce qu’il n’aurait pas été cent fois plus beau, plus juste et plus chrétien d’amener le 42 ? Ma fortune serait faite. »

Un instant avant le tirage, tout le monde était content. « Compère, disait l’un, c’est un grand jour. — Vous allez voir du nouveau chez nous, » répondait l’autre. L’un et l’autre maintenant déchirent leurs billets en injuriant le sort. Ils s’exhortent réciproquement à renoncer au jeu, et ils entrent ensemble au bureau le plus prochain pour reprendre des numéros.

J’ai rencontré sur la place le domestique d’un de mes amis. Sa figure montrait assez clairement qu’il n’avait pas gagné. « Monsieur, me dit-il, mon terne n’est pas sorti ; mais n’importe, c’est un beau terne.

— Fais-le-moi voir.

— Tenez, monsieur : 17, 56, 82 ! N’est-ce pas un beau terne ? »

Je ne comprenais pas en quoi un terne pouvait être plus beau qu’un autre, et ce garçon fut stupéfait de mon peu d’intelligence. « Comment ! disait-il, vous avez tant étudié, et vous ne sentez pas que 17, 56 et 82 font un beau terne ! » Je crois sérieusement qu’à force de regarder les chiffres en face, ils y voient, comme Pythagore, toutes sortes de choses qui n’y sont pas.

Un homme du Transtévère dit à mon interlocuteur :

« Moi, je n’ai jamais joué que l’ambe ; car je sais bien qu’un terne ne prendra pas la peine de sortir pour un pauvre diable comme moi. Je ne demande qu’à gagner huit écus pour prendre femme, et la Madone me les a toujours refusés. Nous verrons samedi prochain. »

Il y avait bon nombre de juifs autour de nous, et leurs figures étaient longues. « Savez-vous pourquoi ? me dit un de mes voisins : c’est qu’il n’est sorti que de gros numéros, et les juifs ont l’habitude de jouer sur les petits. Lorsqu’on amène cinq chiffres au-dessous de trente, il y a fête au Ghetto. » Peut-être les juifs s’imaginent-ils aussi que les petits numéros sont favorables aux petites gens.


Les Romains jouent très-petit jeu ; aussi la loterie n’a-t-elle jamais ruiné personne. Les plus gros joueurs sont les buralistes qui spéculent sur les billets. Ils profitent de ce que le jeu ferme le jeudi soir et quelquefois vingt-quatre heures plus tôt, quand le jeudi est jour de fête. Comme le public se résignerait difficilement à attendre jusqu’au samedi à midi les bras croisés, sans risquer aucune combinaison, l’employé du bureau prend à son compte quelques centaines de billets, et il cherche à les revendre avec bénéfice. C’est alors que l’intérêt personnel, stimulant sans égal, s’ingénie à parer la boutique et à séduire les passants. Toute la devanture est pavoisée de chiffres infaillibles. C’est le terne de la Fortune ; c’est un ambe rêvé par un malade ; c’est un extrait apparu dans les nuages du soir. Souvent l’extrait, l’ambe et le terne infaillibles restent pour compte au marchand ; souvent aussi il se réjouit de n’avoir pu les placer, car il gagne au tirage. S’il perd deux ou trois fois de suite, et que le guignon s’en mêle, il prendra le parti de voyager, après avoir mis honnêtement la clef sous la porte.


Les étrangers qui viennent à Rome commencent par blâmer sévèrement la loterie. Au bout de quelque temps, l’esprit de tolérance qui est dans l’air pénètre peu à peu jusqu’au fond de leur cerveau ; ils excusent un jeu philanthropique qui fournit au pauvre peuple six jours d’espérances pour cinq sous. Bientôt, pour se rendre compte du mécanisme de la loterie, ils entrent eux-mêmes dans un bureau, en évitant de se laisser voir. Trois mois après, ils poursuivent ouvertement une combinaison savante ; ils ont une théorie mathématique qu’ils signeraient volontiers de leur nom ; ils donnent des leçons aux nouveaux arrivés ; ils érigent le jeu en principe et jurent qu’un homme est impardonnable s’il ne laisse pas une porte ouverte à la Fortune.


Tous les étés, sans préjudice de la loterie courante, on tire un certain nombre de tombolas. La tombola est une partie de loto jouée en plein air par la population entière. Chacun prend un carton et le remplit lui-même des chiffres qui lui semblent les meilleurs. Clercs et laïques, riches et pauvres entourent les bureaux. Le tirage a lieu dans cette belle villa que le prince Borghèse prête gracieusement au peuple de Rome pour s’y promener à pied et en voiture. C’est un jardin immense, hérissé de monuments de toute sorte, et peuplé de grands troupeaux qui vivent sur les pelouses. Que vous semble d’un jardin particulier où l’on fait cinquante mille bottes de foin tous les ans ? Un hippodrome de pierre, deux fois plus grand que notre hippodrome de planches, est le théâtre de la tombola. Toute la ville y vient en corps ; les boiteux et les paralytiques sont chargés de garder les maisons.

Cette fête de la Sainte-Monnaie est aussi solennelle que pas une et plus populaire que beaucoup d’autres. On y voit autant de capucins qu’à la procession la plus suivie. Le soleil, la musique, les toilettes, l’intérêt passionné des assistants, tout y est. Mais, chut ! Le premier numéro va sortir ; il se fait un grand silence. Le voici ! Une voix tonnante l’a proclamé ; il se transmet de bouche en bouche jusqu’à l’extrémité de l’amphithéâtre, tandis que de grands écriteaux l’affichent à tous les yeux. Chacun tient son carton à la main et pique les numéros sortis. Le premier terne, le premier quaterne, le premier quine s’annoncent aussitôt, et vont chercher leur argent sur l’estrade, au bruit des fanfares. Si quelque étourdi se trompe et réclame le prix sans l’avoir gagné, il revient à sa place au milieu d’un orage de sifflets. Le premier carton rempli gagne la tombola et mille écus.

Le gain n’est pas si gros dans les tombolas rustiques qui sont l’ornement obligé de toutes les fêtes de village ; mais pour cent écus, ou même pour cinquante, le gagnant témoigne autant de joie et le perdant autant de jalousie. Malheur à celui qui s’avise de gagner sans être de la paroisse On le reconduit à coups de pierre jusque chez lui, et son argent lui coûte cher.

Il n’y a pas très-longtemps que dans un village de la Sabine telle fortune échut à un paysan qui demeurait à trois lieues plus loin. Le vainqueur était un homme d’un certain âge, doux, patient, tranquille et flegmatique comme un Normand du pays de Caux. Il empocha l’argent sans rien dire et s’apprêta à l’emporter chez lui. Mais la belle jeunesse du village se mit en travers sur son chemin, et ce fut tant pis pour tout le monde. On commença par des quolibets : les bourrades vinrent ensuite. Le bonhomme se laissa rouler comme une balle élastique. Il se consolait de recevoir quelques coups de poing, parce qu’à chaque secousse il entendait sonner ses écus. La foule, enhardie par son air impassible, s’émancipa de plus en plus fort, si bien qu’au lieu de retourner chez lui, l’homme aux cinquante écus se réfugia dans un cabaret. On l’y suivit en criant à ses oreilles, sans préjudice des coups de poing qui trottaient toujours. Mais un couteau pointu s’étant trouvé sur le chemin, mon paysan tranquille et inoffensif le prit. Deux minutes plus tard, il y avait trois morts et quatorze blessés dans la paroisse. Le vainqueur gagnait au large et quittait le pays, un peu plus riche et beaucoup moins innocent qu’il n’y était entré. Il ne dormit pas la nuit suivante auprès de sa femme, mais il se dirigea du côté de Velletri, et c’est dans les mâquis de la Plaine morte qu’il mangea l’argent de la tombola.