Roquejoffre/01

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Bibliothèque-Charpentier (p. 93-109).

ROQUEJOFFRE

I



Pour M. Antonin Debidour :
À l’historien éminent, au compatriote, à l’ami.


Le jeune monsieur de Cestrac de Roquejoffre était le dernier mâle d’une famille noble qui avait joui autrefois d’une certaine notoriété dans le pays entre la Dordogne et l’Ille, aux environs de Vern. Mais, quelques années avant la Révolution, elle était déjà bien déchue de sa modeste splendeur locale. Il n’y avait qu’à voir le susdit jeune gentilhomme pour en être pertinemment assuré. Un matin d’avril, au sortir du rude hiver de 1789, il était debout devant la porte de son castel, simplement vêtu d’une veste de droguet bleu, blanchie par l’usure, et d’une culotte de même étoffe effilochée par le bas. Il était tout « déparpaillé », ce qui signifie que sa chemise de grosse toile, rapiécée, laissait voir sa poitrine et son cou hâlés. Ses pieds nus, poussiéreux, éraflés par les ronces du chemin, attestaient un grand mépris pour la chaussure en général. Au reste, costume à part, c’était un « fier drole » de seize ans, bien bâti, à la figure brûlée par le soleil, dont les yeux brillaient sous des mèches de longs cheveux noirs, qui retombaient sur son front. En ce moment, d’une main il tenait un morceau de pain noir « chaumeni » dans lequel il mordait avec des dents blanches et pointues comme celles d’un jeune loup, tandis que de l’autre il tirait des pierres sur un nid de pie, bâti à la cime d’un ormeau voisin.

Le château de Roquejoffre était mal en point, comme le propriétaire. Il en restait un bout de corps de logis peu important, accolé d’une sorte de petite tour carrée contenant un escalier de pierre à paliers. L’ensemble était notablement délabré. Les toitures d’ardoise grossière, trouées par endroits, laissaient voir les lattis noircis. Dans des lézardes en coups de fondre, qui zigzaguaient sur les murs décrépis, des « traücomurs », ou pariétaires, et des capillaires semblables à des fougères naines, poussaient, vivaces. Aux baies des croisées, les meneaux disloqués laissaient tomber les châssis de petites vitres en losange assemblées avec des lamelles de plomb. Au-dessus de la porte d’entrée ogivale, une giroflée de muraille avait poussé dans une fente et pendait sur la clef de voûte, légèrement descendue, qui portait des armoiries rongées par le temps et les hivers, où l’on distinguait à peine le chevron héraldique des Roquejoffre. Attenant à ces bâtiments mal dolés, d’énormes mont-joies de décombres recouvertes de ronces, de « choux d’âne » et d’orties, d’où sortaient des pans de murailles écroulées et quelques maîtresses poutres qui achevaient de pourrir, attestaient que ce castel misérable avait eu jadis une certaine importance.

Autour des bâtiments délabrés et des ruines, s’étendaient en déclivité des sortes de « codercs » à l’herbe rase, où quelques poulailles vaguaient, et des terrains pelés, comme par des dartres terrestres, où, parmi la pierraille, poussaient de rares chardons broutés languissamment par une maigre bourrique. Tout près, dans un « lac », ou mare, alimentée par les pluies et ombragée par des ormeaux plusieurs fois centenaires, quatre ou cinq canards barbotaient.

Au-dessous, sur les pentes roides, dévalaient des friches rocailleuses, où pointaient, de loin en loin, des genévriers à la verdure grisâtre, entremêlés de ronciers et de quelques touffes d’ajoncs épineux. En de certains endroits, des vestiges de murailles et des vieilles souches tordues, à moitié déracinées par la « ravine », témoignaient qu’il y avait eu là des vignes. Dans le fond, le puy s’arrondissait à l’entrée d’une combe, au bord du vallon du Vern. Du côté opposé, vers les hauteurs, il se raccordait par des pentes moins dures à des coteaux couverts de châtaigneraies aux sous-bois de fougères, et à des plissements de terrain aux arêtes enchevêtrées, couverts de bruyères parsemées de genêts aux fleurs d’or, et de taillis de chênes qui commençaient à verdoyer.

À mi-côte, un vieux chemin tracé dans le sol calcaire par les bêtes de somme, montant du vallon et contournant le puy, allait rejoindre les coteaux en arrière, dans la direction de Neuvic-sur-l’Ille.

Cependant, ayant achevé son « croustet » de pain, le jeune Blaise de Roquejoffre enjamba d’un saut les gros « quartiers » de pierre assemblés devant la porte en mode de perron, et, allant à l’évier de la cuisine, but à même le godet de bois du seau, puis, ressortant aussitôt, descendit le puy en bondissant comme un jeune cabri.

Presque aussitôt un bruit de sabots s’ouït à l’intérieur et une belle femme d’environ trente ans vint et s’arrêta sur le pas de la porte. Elle était vêtue comme les paysannes du Périgord. Un fichu d’indienne lui couvrait les épaules et se croisait sur la poitrine, les bouts retenus par la ceinture d’un tablier qui recouvrait son cotillon de droguet. Une simple coiffe de linon à barbes encadrait son visage agréable, légèrement bruni, qu’éclairaient des yeux gris luisants, sous des cils noirs. À un certain air de jeunesse et quelque ressemblance des traits, on l’eût pu croire la sœur aînée du garçon qui descendait si lestement la côte ; c’était sa mère, Charlotte de Vival, veuve du défunt M. de Roquejoffre auquel on l’avait mariée dès l’âge de quatorze ans, selon un usage fréquent autrefois, au temps où les filles étaient fortes et mûres de bonne heure.

Ayant regardé un instant dans la direction prise par son Blaise, Mme de Roquejoffre rentra dans la cuisine aux dalles usées, où une femme nu-pieds, coiffée d’un madras de coton à carreaux bariolés, pétrissait dans un plat de la farine de blé d’Espagne, pour faire un « millassou ».

— Ne le fais pas trop épais, Toinou, dit-elle en patois à la servante.

— N’ayez crainte, dame, je sais comme les aime notre jeune monsieur.

La Toinou était habillée, comme sa maîtresse, de droguet bleu usé déjà. Tout un hiver elles avaient filé pour donner à faire au tisserand de Peyrefon une pièce où avaient été levées leurs robes et taillés les habillements de Blaise.

— Il est allé à Comberousse ? demanda la servante après un moment.

— Je crois que oui…

— Il commence à galoper après cette drolette de chez Cabanou… Ah ! ça sera un vrai Roquejoffre ! fit la Toinou, comme réjouie par cette pensée.

— Que le bon Dieu nous en garde ! exclama la dame. Son pauvre père a mangé avec les filles les deux dernières métairies qui nous faisaient vivre ; et il a fini par se faire tuer dans une méchante querelle pour une gourgandine ! Le Seigneur l’ait en son paradis ! Mais je désire bien fort que son fils ne lui ressemble point !

— Que voulez-vous, dame ! Il y a des hommes comme ça !

— Et le mien en était, pour mon malheur !

La servante fut un moment sans mot dire, puis elle reprit :

— Tout de même c’était un fier bel homme, à faire courir toutes les femmes ! Et puis si aimable qu’il n’était point possible de lui rien refuser !

— On dirait que tu le sais ?

La paysanne eut un sourire d’orgueil, mais ne répondit pas.

— Oh ! tu peux le dire, va !

— Eh bien donc, puisque le voulez, dit fièrement la Toinou, je suis la première femme qu’il ait connue ! J’avais quinze ans et lui dix-sept lorsqu’il me vint trouver dans le bois des Brandes !

— Et tu l’écoutas comme ça, tout d’abord ?

— Oui bien ! trop heureuse qu’un beau jeune noble comme il était fît attention à moi ! Ça dura sept ou huit mois, après quoi il s’amouracha d’une petite tailleuse de Vern, me laissant grosse…

— Et tu ne dis rien ?

— Non, de sûr ! Il savait si bien faire que j’aurais été lui quérir l’autre…

— Et ton petit, qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Qui le sait ! Chez nous le portèrent à l’hospice de Périgueux… J’ai la foi que je le reconnaîtrais à ses yeux noirs, comme ceux de notre jeune monsieur, et comme ceux de tous les droles que son père a semés dans le pays ; car après la tailleuse, ça fut d’autres… et ainsi jusqu’à son mariage…

— Et après aussi, malheureusement pour moi ! ajouta Mme de Roquejoffre.

— C’est vrai qu’en cela vous fûtes bien à plaindre, dame ! et aussi pour ce que le défunt monsieur vous a ruinée, et lui, et tout !

— Hélas !

— Mais ne craignez point ! En remémorance de son accointance, je ne vous abandonnerai jamais, et je vous aiderai à vivre, et au jeune monsieur !

— Tu es une brave fille, Toinou ! Je te remercie.

— Ça n’en vaut pas la peine, dame !… Voyez-vous, il me semble que du jour où le pauvre monsieur me prit là-bas, dans ce taillis qu’on a coupé trois ou quatre fois depuis, je suis à ceux de Roquejoffre !… Mais je pense qu’il est temps de mettre le millassou au feu, ajouta-t-elle en portant la « tourtière » devant le foyer.

Pendant cette conversation, le jeune Blaise était arrivé dans un fond entre deux « termes » boisés de châtaigniers à fruit. Là contre un arbre, gardant un troupeau de dindons, était assise une drolette de quinze ans, qui sourit, le voyant venir.

— Bonjour, Mondinette ! — fit le garçon, en se seyant près d’elle.

— Bonjour, monsieur Blaise !

— Un joli monsieur ! répliqua-t-il gaiement en montrant sa veste déchirée.

Et ils se mirent à babiller, pendant que dans le bois les dindons cherchaient sous la feuille quelque châtaigne oubliée.

L’air était doux ; un petit vent de printemps passait à travers les châtaigniers dont les bourgeons commençaient à se déplisser. Une bonne odeur fraîche, faite de la senteur des mousses et des herbes des bois, flottait dans la combe solitaire. Dans les hauts, vers le Grand-Castang, le coucou chantait à force.

— Le coucou n’est pas mort, ni pris dans la terre des Anglais ! dit Blaise en faisant allusion à un vieux dicton patois.

— Que veut-il, qu’il ne cesse de chanter ? demanda la petite.

— Il appelle sa femelle…

L’enfant regarda le garçon en souriant, puis se mit à faire son bas. Lui était troublé ; cette idée l’émouvait, et il restait pensif, songeant à la signification de cet appel amoureux. Puis, le coucou s’envola au loin et, un moment après, du fond des taillis, monta un roucoulement de tourterelle, que Blaise écoutait en contemplant, sans mot dire, des cheveux follets bruns que l’air agitait sur le cou de la Mondinette. À quelques pas, deux coqs d’Inde rouaient autour des femelles avec des gloussements détonants et des frémissements d’ailes, métalliques. À ces incitations extérieures se joignaient les premières émotions d’une inquiète puberté. Une sorte de griserie envahissait Blaise, et une grandissime envie lui venait de baiser ces petits cheveux frisés qui se jouaient sur la nuque de la fillette.

— Vois, dit-il en se penchant vers elle, vois ce mâle, comme il veut plaire à ses dindes !

Et, disant ceci, il l’attira doucement et lui couvrit le col de baisers.

— Vous me faites « le chatouil » ! disait-elle, avec un petit rire nerveux.

Et, se dégageant, elle le regarda et à son tour se troubla en rencontrant les yeux du garçon où brillait une sorte de désir vague et imprécis, quelque chose qui les attirait l’un vers l’autre.

En ce moment, un faible son de cloche passa sur la combe, porté par la brise.

— Voilà l’angélus de midi, fit-elle en se levant ; je devrais être déjà chez nous.

— Embrasse-moi avant de partir ? demanda Blaise.

— Nenni ! répondit-elle en riant, naïvement coquette, c’est assez pour une fois !

Et rassemblant ses dindons avec une verge, elle les chassa vers la maison, cependant que le jeune monsieur de Roquejoffre la regardait s’en aller, contrarié.

Mais tout à coup il se sentit l’estomac creux et s’en courut vers l’« oustal ».

— Que faisais-tu ? demanda sa mère, comme il entrait dans la cuisine. Il y a un bon moment qu’on a sonné à Vern.

— Je tendais aux oiseaux…

Au bout de la table, sur une grossière « touaille » grise, une vieille assiette d’étain armoriée était destinée au jeune monsieur. À droite et à gauche, deux assiettes de faïence, l’une pour la dame, l’autre pour la servante qui se croyait un peu de la famille, pour avoir eu affaire jadis au défunt mari de Charlotte de Vival.

La Toinou tira dans un saladier à fleurs, des « mongettes », comme on dit au pays, c’est-à-dire des haricots, accompagnement ordinaire du millassou. Puis elle servit Blaise pendant que la mère coupait le gâteau de maïs fumant, d’une belle couleur jaune.

— Tu l’as bien réussi, Toinou, dit-elle.

— Oui ! ajouta Blaise, en mordant son morceau à pleines dents.

De vin, il n’y en avait pas sur la table, pas même de piquette. Aux vendanges dernières, la Toinou avait fait une boisson avec des baies de genièvre et des grapillons hallebotés après de vieilles souches mourantes, ou ramassés dans les talus, sur des vignes sauvages ; mais depuis longtemps elle était finie. Un pichet était là, plein d’une belle eau claire de la fontaine, où chacun remplissait son gobelet de verre verdâtre.

La Toinou se leva de table la première ; puis Mme de Roquejoffre, et enfin Blaise. Après avoir avalé deux pleines assiettées de haricots et mangé la moitié du millassou, il déclara qu’il avait bien dîné, but une dernière lampée d’eau et s’en fut courir les bois.

— Si vous le trouvez à propos, dit la Toinou en lavant les assiettes, j’irai voir ce tailleur de Captus, pour les habillements du jeune monsieur.

— Eh bien, vas-y.

— Il serait besoin qu’il vînt demain sans faute, reprit la Toinou, afin qu’il les ait pour Pâques… Il n’y a plus que cinq jours…

— Et ses souliers ? demanda la dame.

— Filhol m’a bien promis qu’ils seraient prêts aujourd’hui ou demain au plus tard…

Mme de Roquejoffre soupira :

— Et puis, il faudra trouver de l’argent pour tout ça !

— Pourvu que nous puissions payer les trois journées du « sartre » qui se monteront à trente-six sous, Filhol attendra bien pour les souliers jusqu’au jour de la foire que je vendrai nos deux paires de canards… et puis, dans la tirette du cabinet nous avons une pièce de trente sols, une de quinze et quelques liards…

— Nous sommes donc riches…, dit avec un sourire triste Mme de Roquejoffre.

Ayant replacé les assiettes et plié la touaille, la Toinou mit ses sabots, prit sa chausse et s’en alla en tricotant.

La pauvre dame, restée seule, s’assit dans le « cantou » de la grande cheminée de pierre et se mit à songer à la misère qui l’étreignait et se faisait tous les jours plus pressante. Quelques terres dans la combe au fond du coteau, que des voisins pitoyables venaient labourer comme par charité ; des bois de châtaigniers aux alentours et les friches du puy aride étaient tout ce qui restait de la terre de Roquejoffre. De revenus, il n’y en avait guère : quelque peu de blé d’Espagne, de seigle et d’orge ; c’était tout en fait de grains. La grande ressource c’était les châtaignes ; quatre mois de l’année on en mangeait, vertes ou sèches, et dans les bonnes années il y en avait encore assez pour élever un cochon qu’on vendait pour faire quelques sous. Après la mort de son mari, la veuve avait vécu deux ou trois ans des reliques de sa modeste aisance des premiers temps. Elle avait vendu les deux couverts et la tasse d’argent que sa feue mère lui avait donnée en la mariant, et aussi une bague d’or venant de sa marraine. Pour son douzain de noces, depuis la vente des dernières métairies, il avait passé louis par louis à acheter du blé qui était cher en ce temps-là. Maintenant, lorsque la farine manquait pour cuire, elle n’avait plus rien à vendre. Le mobilier était comme les bâtiments, en mauvais état. Dans la cuisine, un méchant buffet de cerisier noirci par le temps et la fumée ; un vaissellier piqué des vers, petitement garni de quelques assiettes de faïence, dont aucunes ébréchées ; une table massive aux pieds demi-pourris ; un bassin de cuivre bosselé, posé sur une maie ; un banc, deux escabelles, une chaise de grosse menuiserie à moitié dépaillée et quelque poterie de fonte dans un coin : c’était tout pour la cuisine. Dans le « charnier », où depuis longtemps on ne mettait plus de chair, la Toinou avait logé, à faute d’autre « aisine », un cuvier pour les lessives, et une broie pour le chanvre, sur lequel était posé, à cheval, un vieux panneau de dame pour monter à bourrique. Une grande pièce voisine, l’ancienne « salle » du château, était vide. Le plancher s’effondrait ; les murs, verdis par l’humidité comme ceux d’une église de village, s’effritaient en gravats ; et, par les croisées aux vitres cassées, les hirondelles, dont les nids se collaient aux poutres d’en haut, entraient et sortaient librement. Partout, dans cette demeure, s’accusait une misère rendue plus lamentable par l’évocation, qui se faisait naturellement dans l’esprit, de la vie seigneuriale des gentilshommes du temps passé.

Mme de Roquejoffre, assise sur le saloir en forme de coffre, songeait qu’elle avait eu tort de faire faire des souliers pour son Blaise… Il eût mieux valu garder l’argent des canards pour acheter une quarte de blé d’Espagne… Un soupir tranchant souleva sa poitrine à cette pensée ; ses mains jointes s’allongèrent sur ses genoux ; sa tête s’accota dans l’encoignure et ses yeux se fermèrent.

Une maigre chatte pelée ronronnait entre les deux landiers sur la pierre de l’âtre. Ce bruit, monotone comme un chant de nourrice, la berçait doucement, et, un court instant, elle perdit la conscience de sa situation.

Un bruit de pas dans le corridor la réveilla soudain.

— Qui est là ? demanda-t-elle.

— C’est moi, madame Charlotte ! répondit une voix sonore.

— Ah ! c’est vous, Jouanny ! entrez.

La porte s’ouvrit et un grand fort garçon d’une trentaine d’années entra, portant une paire de souliers sur l’épaule avec un bâton. Après avoir salué et demandé le portage, il expliqua qu’allant à Bordas voir son frère « fatigué », le voisin Filhol l’avait prié de rendre en passant cette paire de souliers pour monsieur Blaise.

Mme Charlotte, qu’on appelait ainsi du temps de sa belle-mère, pour les distinguer, prit les souliers et remercia.

— Mettez-vous un peu, Jouanny, dit-elle.

Lui, obéissant, prit une escabelle et s’assit devant le foyer, les pieds touchant presque la chatte qui n’avait pas bougé.

Ils parlèrent un moment de choses indifférentes, échangèrent de ces menus propos courants par lesquels débutent les conversations entre gens de village ; puis la veuve s’excusa de ne pas offrir à son hôte le rafraîchissement d’usage en Périgord ; mais elle n’avait pas de vin… Et, en faisant cet aveu, elle rougit un peu, confuse.

Jouanny protesta qu’il n’avait pas soif ni faim, venant seulement de dîner… Il était embarrassé de la voir ainsi ; cette pauvreté lui faisait compassion, semblait-il. Mais, outre cela, il paraissait avoir quelque chose qu’il n’osait dire ; il tapait de petits coups de son bâton sur ses hautes guêtres de cuir et regardait dans la cheminée, la laque armoriée devant laquelle gisaient sur des cendres deux tisons à demi éteints. Enfin il se décida et tira de sa poche un couteau à manche de corne rougeâtre.

— Si ça ne vous contrarie pas, madame, voici un couteau que j’ai fait tout exprès pour votre fils. Lorsque vous vous arrêtez à la maison, le dimanche, je me suis avisé qu’il regarde fort les couteaux de la boutique… vous me feriez plaisir de le prendre pour lui…

— Oh ! Jouanny…

— Vous voyez, il y a une lanière de cuir à l’anneau afin qu’il ne le perde…

Et il tendait le couteau.

— Vous avez trop de bonté, je vous remercie, dit-elle en le prenant.

— Oh ! ce n’est rien ! je vous en prie !… Maintenant, madame, j’ai un autre plaisir à vous demander…

Elle le regarda, interrogative.

— Ce serait de nous faire l’honneur, à ma sœur et à moi, de dîner chez nous, dimanche prochain, jour de Pâques venant. De rentrer ici après la messe, pour après revenir à Vern ouïr les vêpres, c’est loin et puis fatigant, par les mauvais chemins…

— Mais mon pauvre Jouanny, vraiment, c’est trop d’honnêteté ! dit-elle, touchée.

— Ceux de Roquejoffre ont toujours bien fait aux nôtres, répliqua-t-il. La défunte dame votre belle-mère a rendu plus d’un service à mon père, dans le temps.

Et il raconta des histoires à l’appui de son dire.

Elle le regardait pendant qu’il parlait. Maintenant il tournait franchement vers elle ses yeux bleu foncé, très doux. Ses cheveux fauves, ramenés en arrière et noués en queue sur le collet de sa gonne de cadis, découvraient un front carré sérieux. À sa moustache courte, à la propreté de son habillement d’artisan de campagne, on devinait qu’il avait été soldat. Mme Charlotte éprouvait un plaisir inexpliqué à le voir, à entendre sa voix grave, à rencontrer ses yeux où il lui semblait trouver l’expression d’une sincère sympathie.

Enfin, il se leva pour partir.

— Alors, vous nous ferez ce plaisir, n’est-ce pas ? demanda-t-il, en mettant par convenance sa sœur de moitié dans ses sentiments.

— Oui… puisque vous le voulez ! dit-elle, en lui tendant la main contre l’usage.

Il la tint un instant :

— Ma sœur sera bien contente ! Merci !

Elle l’accompagna jusqu’à la porte, et lorsqu’il eut fait ses adieux, le regarda s’éloigner d’un pas régulier et mesuré. Puis, quand sa haute taille eut disparu au tournant du chemin, elle rentra dans la cuisine.

Un instant, Mme Charlotte resta debout, les mains dans les poches de son devantal, ne sachant que faire, regardant fixement une soupière laissée sur la table, sans pouvoir démêler ses idées confuses et indécises. Puis, la pensée lui vint que Jouanny songeait à elle, peut-être… Cette idée la troubla ; elle prit sa chausse sur le buffet et se remit à sa place dans le coin de la cheminée noire. Tout en tricotant elle se remémorait ce qu’il lui avait dit, ses attentions respectueuses, et combien il avait paru heureux lorsqu’elle avait accepté son invitation… Depuis huit ans qu’elle était veuve, aucun homme ne lui avait marqué d’intérêt, fors Jouanny… Ces pensées faisaient gonfler son cœur, et sa poitrine se soulevait sous le fichu d’indienne…

— Il viendra demain ! dit la Toinou en entrant.

Surprise, elle faillit dire : Jouanny ? mais elle se ressaisit bien vite :

— Alors, ça va bien ; voici les souliers de Blaise.

— Filhol les a portés ? demanda la servante.

— Non, il les a envoyés… par Jouanny, qui allait voir son frère, dit-elle après une hésitation que remarqua la Toinou.

Lorsqu’il revint, sur les quatre heures, pour le « merenda », le jeune Blaise ne fit pas grand cas des souliers, mais le couteau le ravit. Il en avait bien un, seulement c’était un de ces méchants petits coutelets de six liards, au manche de bois jaune terminé par un sifflet au bout, sans point de ressort, avec une lame de fer mou qui pliait lorsqu’il façonnait des pièges pour les oiseaux, ou bien écalait des noix. Aussitôt, il passa la mince lanière dans la boutonnière de sa culotte, prit une « mique » froide dans la tirette de la table et s’engalopa vers Comberousse pour montrer son couteau à la Mondinette.