Roquejoffre/02

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Bibliothèque-Charpentier (p. 110-128).


II


Le matin du dimanche de Pâques, le jeune monsieur était au soleil devant sa porte, tout vêtu de neuf, ses souliers aux pieds, attendant que sa mère fût prête à partir pour la messe.

Elle était en haut, qui s’habillait dans sa chambre, grande pièce délabrée au plancher disjoint, éclairée par une croisée où des vitres absentes étaient remplacées par des tampons de mauvais chiffons. Deux vieux lits à l’ange, garnis de serge trouée et décolorée, un coffre, une table boiteuse et deux escabeaux dans la ruelle des lits, la meublaient pauvrement. Aux murs, de méchantes hardes pendaient.

Après avoir peigné ses cheveux noirs et drus et fait un haut chignon relevé, Mme de Roquejoffre alla prendre à un clou une vieille robe noire, usée, sa robe de deuil, la passa, puis mit une coiffe de dentelle, relique de son trousseau de mariée, tirée du coffre. Ayant achevé de se vêtir, elle jeta sur ses épaules un grand fichu tissé, aux couleurs passées, qu’elle croisa sur sa poitrine serrée dans la robe devenue trop étroite, et noua par derrière. Puis, ayant jeté un coup d’œil résigné sur la pauvreté de son ajustement, elle descendit.

En bas, la Toinou avait mis le panneau sur la vieille bourrique et attendait. Lorsque Mme Charlotte vit cette pauvre bête, la tête baissée, les oreilles pendantes, et la bastine qui laissait échapper par des trous la bourre du matelassement, elle eut honte de ce piteux équipage.

— Rentre la bourrique, dit-elle à la servante ; tu vois bien qu’elle ne se peut tenir sur ses pieds.

— N’ayez crainte, dame, elle a encore de la force, plus qu’on ne dirait.

— Ça me ferait de la peine de monter dessus ; remets-la dans son étable.

— Alors, vous voulez marcher de pied ? fit la Toinou, ça sera la première fois que la dame de Roquejoffre aura été ainsi à Vern !

— On fait comme on peut, que veux-tu…

— Tout de même, ça me fait dépit ! reprit la Toinou. Je vais toujours l’emmener, vous monterez dessus à l’entrée du bourg.

— Non, te dis ; il vaut mieux marcher à pied que de montrer ainsi sa misère !

En grommelant, la servante rentra la bête dans une partie d’écurie voûtée qui restait debout dans une petite cour entourée de murailles écroulées sur lesquelles poussaient des érables et des sureaux. Puis, lorsqu’elle l’eut attachée près de la chèvre, tous trois descendirent le vieux chemin rocailleux.

Le premier coup de la messe sonnait lorsqu’ils arrivèrent au Pont-Romieu. De là, on découvrait dans le vallon le gros bourg dominé par le château élevé sur une motte circulaire, entourée de fossés alimentés par l’eau du Vern. De tous côtés venaient des gens endimanchés. Les hommes traînaient des drolets par la main et les femmes portaient les plus petits sur les bras. À la rencontre, tout ce monde saluait en patois :

— Bien le bonjour, notre dame !

— Bonjour à vous autres !

Un moment après, ceux de Roquejoffre entraient dans une rue étroite et tortueuse qui aboutissait à la place de l’église. Tout à l’extrémité, presque, était une boutique à large ouverture en anse de panier, avec un taulier fermé d’un châssis vitré derrière lequel on voyait des fusils dressés contre un râtelier et, dans une espèce de vitrine, des couteaux de poche, grands et petits.

— Ah ! voilà Jouanny ! s’écria Blaise en voyant l’arquebusier ouvrir la porte de sa boutique.

Lui, s’avança, tête nue, et pria Mme Charlotte d’entrer se reposer un instant… la messe ne commencerait pas avant un quart d’heure…

Elle entra, suivie de Blaise, qui remercia fort Jouanny du couteau.

— Vous ne l’avez pas perdu ?

— Que non ! le voici ! dit-il, en le tirant de sa poche, tenu par la lanière. Et comme il coupe bien !

— Tant mieux que vous en soyez content !

Dans la cuisine qui communiquait à la boutique, ils trouvèrent Guillaumette, qu’on appelait pour faire court, Mette, la sœur aînée de Jouanny, vieille fille ressemblant fort à son frère, mais, à l’encontre de lui toujours grave, souriant toujours.

En ce moment, elle était fort affairée à embrocher un beau quartier d’agneau, et ce fut l’haste à la main qu’elle souhaita la bienvenue à ses hôtes et les engagea, selon l’usage du Périgord, à se « tourner vers le feu ».

Après les portages échangés, Mme de Roquejoffre dit à Mette combien elle regrettait de lui occasionner tant de peine.

— Excusez-moi, répliqua la vieille fille, ça n’est point une peine, mais au contraire un grand plaisir et un honneur !

Et elle souriait comme toujours en disant cela ; et on voyait dans ses yeux qu’elle disait vrai.

S’étant un peu reposés, Blaise et sa mère se levèrent pour aller à la messe, suivis de la Toinou.

— Il y en a bien pour une heure et demie, à cause des communions, leur dit la Mette ; lorsque vous reviendrez tout sera prêt !… Moi, j’ai été à la première messe, ajouta-t-elle en manière d’explication.

Jouanny accompagna Mme Charlotte jusqu’à la porte de l’église, puis revint chez lui.

C’était une église de campagne, à toit de grange, banale et sans caractère. Il semblait qu’on l’eût bâtie uniquement pour abriter les fidèles, sans aucune préoccupation d’art ni de goût. Au chevet, le chœur arrondi en demi-cercle était éclairé par une grande fenêtre cintrée, semblable à deux autres qui, de chaque côté, donnaient à la nef un jour douteux. À droite et à gauche, dans le chœur, deux tableaux de piété obscurcis par le temps, étaient suspendus dans des cadres passés au jaune d’or ; et tout autour de l’église aux murs badigeonnés de gris, sales de poussière, étaient accrochées les images d’un chemin de croix aux couleurs criardes. Dans un renfoncement se dressait un autel latéral et, en face, dans une sorte de grande niche, était logé un confessionnal. Le maître-autel, en bois peint simulant le marbre, était garni de grands chandeliers de métal jadis étamés, et de fleurs en papier d’un goût détestable.

Depuis la balustrade du chœur jusqu’au milieu de la nef, étaient rangés, de chaque côté, des bancs à demeure, fermés, auxquels on accédait par une sorte d’allée de milieu aboutissant à l’entrée du chœur. Plus bas, des paroissiens étaient agenouillés sur des chaises, et enfin, tout au fond, près de la porte, de pauvres diables se tenaient debout.

Mme de Roquejoffre entra dans son banc de famille avec Blaise et la Toinou, et presque aussitôt la messe commença.

De sa place, la veuve voyait tout ce monde en habillements de fête. Dans les bancs, les femmes des marchands, des bourgeois, des « honnêtes gens », avec des robes neuves qu’elles ne faillaient jamais d’étrenner ce jour-là, se rengorgeaient dans leurs atours, en glissant un coup d’œil de côté pour épier l’ajustement des voisines, et dressaient fièrement la tête sous leur coiffe à la mode tenue par un ruban de couleur, comme des mules bien pomponnées.

Au-dessous, jusqu’au fond de l’église, c’étaient les gens du commun, petits artisans et paysans ; une masse confuse et serrée de vêtements sombres, bure, cadis, serge, et, par-dessus un remous de coiffes paysannes à barbes et de « mouchoirs de tête » bariolés ; le tout entremêlé de tignasses de droles mal peignés, et de vieux crânes jaunes luisants, rares ceux-ci, car la plupart des hommes du peuple étaient rangés autour du chœur, ou bien se tenaient debout, dans la tribune, au-dessus de la porte d’entrée.

De temps en temps un enfançon faisait entendre son vagissement grêle, apaisé bientôt par la mère qui se hâtait de lui donner le sein. Et puis des priseurs se mouchaient bruyamment, donnant la réplique à quelques vieux tousseux pulmoniques, qui, ayant péniblement expectoré, passaient leurs souliers ferrés sur le crachat.

Mme Charlotte regardait devant elle, la tête droite, l’air calme et digne. Elle n’enviait point le luxe campagnard des bourgeoises, ni même la toilette plus élégante de la femme du juge du lieu, Mme Labat de Labrant, en robe à falbalas, poudrée à frimas, qui se tenait fière dans le banc seigneurial, où son époux en habit puce à boutons d’acier représentait le seigneur absent.

Il y avait pourtant en elle un peu d’amertume féminine, due au sentiment de sa misère, rendu plus vif par le contraste, et aussi peut-être à un autre sentiment obscur qu’elle ne s’avouait pas. Malgré tout, elle n’était pas vulgaire dans ses pauvres habits. Sa taille était bien faite ; et, sous la dentelle jaunie de sa coiffe, son visage au nez droit, éclairé par des yeux gris expressifs, avait de la noblesse et de l’agrément.

Blaise était moins tranquille que sa mère. Il se retournait souvent pour regarder la Mondinette qu’il avait aperçue dans la foule. Nonobstant ses grossiers vêtements, lui aussi avait bon air avec son nez recourbé, ses cheveux noirs tombant sur le cou et coupés carrément sur le front par les ciseaux de sa mère.

Cependant le curé chantait sa messe avec l’aide de deux chantres bénévoles, et l’accompagnement d’un serpent aux notes rauques embouché par le magister du lieu. Après la prose Victimæ paschali, il entonna l’évangile du jour, et, l’ayant achevé, avec le secours de son « marguillier » il déposa sa chasuble sur le coin de l’autel et se dirigea vers la chaire, pour le prône.

C’était un grand, fort homme, rubicond, que le carême ne paraissait pas avoir trop fatigué. Il avait l’air un peu colère en ce moment, et ce fut avec un geste brusque qu’il déposa son bonnet carré sur le rebord de la chaire.

Il jeta un coup d’œil courroucé sur le banc seigneurial qui se trouvait juste en face de lui, près du banc de l’œuvre, puis commença.

« Nous prierons Dieu, mes frères, pour notre Saint-Père le pape, pour l’Église catholique, apostolique et romaine, pour les vivants et les morts.

« Nous prierons aussi pour Sa Majesté Louis XVI, roi de France et de Navarre, pour la famille royale et pour la prospérité de ce royaume.

« Nous prierons encore pour dame Catherine Scholastique d’Aubusson de la Feuillade, duchesse d’Harcourt, seigneuresse de cette paroisse, afin que Dieu lui fasse la grâce d’être équitable et juste avec tous. »

Cette recommandation peu ordinaire mit un demi-sourire sur les lèvres de quelques personnes et fit faire la grimace au juge, cependant que le curé poursuivait imperturbablement.

Le prône achevé, il descendit et reprit sa messe. Lorsque vint le moment de la communion des fidèles, les femmes tirèrent de leur poche un voile de mousseline qu’elles mirent sur leur tête. Puis, dans un certain ordre hiérarchique tacite, elles s’avancèrent vers la balustrade du chœur. En tête marchait Mme de Labrant, qui prétendait, en cette occasion, tenir la place de la dame du lieu, et alla se placer la première à la sainte table. Mme de Roquejoffre, que les questions de préséance ne préoccupaient guère, laissa passer devant elle quelques bourgeoises à particule et se mit modestement à cinq ou six places au-dessous. Mais lorsque le curé vint, le ciboire en mains, au lieu de commencer par Mme de Labrant, il alla tout droit à Mme de Roquejoffre et la communia la première.

Il y eut, malgré le lieu et le moment, une petite rumeur de satisfaction, car l’orgueilleuse épouse du juge n’était pas aimée. Quant à M. de Labrant, blême de colère, il songea immédiatement à faire signifier un acte au curé pour sauvegarder les droits honorifiques de la seigneurie, et, accessoirement, pour se venger de ce petit affront.

Jusqu’à la fin de la messe, il y eut des chuchotements causés par cet incident qui fit tort au recueillement des fidèles.

À la sortie, Jouanny attendait, par honnêteté, et emmena ses invités à la maison.

Quatre couverts étaient mis sur une table carrée, près de la fenêtre de la cuisine qui donnait sur un jardinet au delà duquel s’étendaient les prés verts du château. Cette table, d’une blancheur éblouissante, les assiettes de faïence à fleurs, les gobelets de verre, les cuillers d’étain et les fourchettes de fer nouvellement étamées, tout cela brillait et réjouissait la vue. Un gai soleil venait jusqu’au bord de la fenêtre ouverte, et on oyait dans les vergers les appels des pinsons amoureux.

En s’asseyant à la place d’honneur que lui indiquait Jouanny, Mme de Roquejoffre éprouva une sensation de bien-être et de douce quiétude. Ses ennuis et ses chagrins disparurent de sa pensée, et le sentiment de sa misère s’effaça de son esprit. Les prévenances de Guillaumette et de son frère la touchaient vivement : il lui semblait être chez de bons parents.

Après la soupe, la Toinou, mise au fait, apporta une poule au pot bouillie ; puis la Mette se leva et confectionna l’omelette traditionnelle de Pâques, la pascado, comme on dit en certains cantons du Périgord. Ensuite la Toinou servit le quartier d’agneau rôti, et une salade de laitue parfumée au cerfeuil et à l’estragon.

— C’est un vrai dîner de Pâques que vous nous donnez là, dit Mme Charlotte.

— Encore qu’il soit bien modeste, j’imagine que les Israélites en Égypte s’en seraient contentés, répondit Jouanny.

Le frère et la sœur s’efforçaient d’égayer le repas par leurs propos, et racontaient les petites histoires locales et les nouvelles du pays. À la desserte, Mette alla prendre dans un buffet des noix, des amandes, et une belle tarte aux pruneaux par elle pâtissée, qui lui valut force compliments, quoique un peu massive peut-être. Puis on parla de la sortie du curé au prône, et lors Mette expliqua que sa colère venait de ce que la dame duchesse lui avait fait porter, pour la rente d’une fondation d’obit, un chapon qui n’en était pas un, n’ayant à dire que la crête…

Et la bonne créature éclata de rire.

La sonnerie des vêpres trouva tout le monde à table, buvant du ratafia de cassis et de l’eau de coings, en échangeant d’agréables propos de digestion. La Toinou resta afin de remettre tout en ordre. Pour Mme de Roquejoffre, elle s’en fut à l’église avec Guillaumette et Blaise.

Comme le matin, Jouanny les accompagna jusqu’au portail, puis s’en revint.

— Il n’entre jamais à l’église, votre frère ? — demanda la veuve.

— Jamais. Il s’en va lire dans sa chambre : des mauvais livres, à ce que dit le curé ; mais je ne le crois pas.

À la sortie de vêpres, Jouanny était là comme le matin. Ainsi que sa sœur il insista beaucoup pour que Mme Charlotte vint se rafraîchir avant de partir. Il fallut les en croire et aller boire un verre d’eau aromatisée avec un peu de cassis ; après quoi ceux de Roquejoffre prirent le chemin du château, accompagnés par le frère et la sœur. Au Pont-Romieu, où le Vern se perd sous terre pour aller ressortir près de Bordas, ils se séparèrent après force compliments et congratulations.

— Il y a longtemps que je n’avais passé une aussi bonne journée ! — dit Mme de Roquejoffre en embrassant Guillaumette.

En arrivant chez elle, la pauvre veuve reprit sur ses épaules le faix de ses misères. La comparaison de ces ruines, de ce délabrement intérieur de son habitation, avec la maison bien humble, mais propre et riante de Jouanny, ravivait ses chagrins. La nuit, pendant que Blaise dormait dans l’autre lit, elle rêvassait à tout ce qui la tourmentait. Au lieu d’être une fille noble, que n’était-elle née artisane, ou bien paysanne ? Blaise apprendrait un métier, ou se mettrait à la terre, et elle n’aurait pas le souci pénible de son avenir… Puis, cette idée lui vint que si son mari eût été un homme raisonnable et sage… comme… Jouanny… elle eût été heureuse. Et la pauvre femme soupira.

Le matin, la Toinou, qui couchait dans un réduit voisin, se leva de bonne heure, traversa la chambre nu-pieds, et descendit sans éveiller la dame qui, après une mauvaise nuit, s’était endormie sur le tard.

Lorsque Mme de Roquejoffre ouvrit les yeux, il était grand jour et Blaise était levé. Elle se glissa dans la ruelle, s’habilla rapidement et descendit.

— Je m’en vais aller au moulin avec la bourrique pour quérir cette farine de notre quarte de seigle, lui dit la Toinou. Il faut de toute nécessité cuire demain, ou passé demain ; nous n’avons plus qu’un chanteau de trois ou quatre livres… même je ferai moudre en même temps une quarte de blé rouge que je prendrai au meunier…

— Mais pour la payer ?

— J’ai dans un coin de mon mouchoir un petit écu d’épargne sur l’argent du cochon que je vendis à la foire grasse.

La dame fut un peu étonnée de cela.

— L’autre jour, tu ne mettais pas cet écu en compte ? dit-elle.

— C’est que je le gardais pour cette occasion, répliqua la Toinou.

Lorsque la servante revint, peu avant midi, Mme de Roquejoffre se donna garde qu’elle était tout enfarinée. Devant, cela pouvait s’expliquer par le demi-sac chargé sur la bourrique ; mais, par derrière, sur les reins, deux bras avaient laissé leur marque blanche bien distincte.

« Jésus ! c’est-il possible ! » se dit-elle, en pensant à la mauvaise réputation du meunier.

— Tu t’es laissé jointer par ce méchant farinier ! fit-elle affirmativement.

La Toinou, épeurée, lâcha le sac :

— Vous êtes sorcière ! dame !

— Mettons-le ! C’est-il vrai ?

— Eh bien oui ! Le petit écu je ne l’avais pas ! et pour avoir la quarte de blé rouge à crédit, il m’a fallu en passer par ses volontés !

— Tu devais laisser plutôt le blé d’Espagne !

— Il faut bien manger !

Mme de Roquejoffre fut très humiliée de ceci ; et en même temps touchée du dévouement de la servante.

— Tu n’iras plus au moulin, ma pauvre Toinou ! lui dit-elle en essuyant ses yeux. Nous tâcherons moyen de faire autrement…

— Ah ! pauvre dame ! et comment faire sans emprunter quand on n’a point d’argent ?… Si vous saviez ! il n’en manque pas qui font comme j’ai fait, non pour leur plaisir, mais par nécessité ! Ça n’est pas la première fois que telle chose m’advient, allez ! Quand j’étais jeune, j’étais assez gente drole, et les messieurs où chez nous étaient métayers ne se gênaient pas bien avec celles qui étaient sous leur main ; à plus forte raison avec une fille qui avait eu un petit : il fallait faire leur plaisir ou bien partir ! Puis après, je me suis « logée » comme chambrière, et les maîtres faisaient de même. Aujourd’hui que j’ai quarante ans passés, je me croyais quitte de ces misères, mais ce vieux gueux de meunier m’a bien fait voir que j’étais encore bonne à quelque chose ! Les hommes, voyez-vous, sont canailles ! même ceux qui ont l’air bien honnêtes !

Mme Charlotte écouta cette rude plainte sans mot dire. Elle comprenait que la Toinou disait vrai, et cela l’attristait. Mais la fin de la dernière phrase lui parut être une allusion à Jouanny.

« Ses politesses seraient-elles intéressées ? » se dit-elle.

Enfin, elle conclut ainsi :

— Toujours, tu ne reviendras pas au moulin !

— Comme vous voudrez ! Je ne m’y suis point tant divertie !

Pendant le dîner, la Toinou expliqua qu’il était besoin de faire du bois, mêmement pour chauffer le four, et que par ainsi il serait à propos de couper ce tant vieux châtaignier mort qui était à la cime du bois des « higounaux ».

La dame ayant acquiescé, tous trois s’en furent au bois : Blaise portant une cognée et la Toinou traînant la bourrique par la corde.

Tout près d’une « cafourche » ou carrefour, était le châtaignier, vieux, très vieux. Mme de Roquejoffre avait ouï dire à son défunt beau-père qu’il devait avoir trois ou quatre cents ans, attendu que dans un ancien terrier du seizième siècle il était déjà mentionné comme très beau et donnant son nom au tènement du Grand-Castang.

Actuellement il était gros comme un tonneau de quatre barriques, mais il ne restait que l’aubier ; l’intérieur était creux. Dans l’écorce, des sillons profonds semblaient des rides de vieillesse. À quelques pieds au-dessus de terre, une fente s’ouvrait, comme une large blessure, et de grosses branches, anciennement cassées par les orages, se levaient vers le ciel comme des bras mutilés. Plus une pousse, plus un drageon : il était bien mort.

Blaise, vigoureux drole, attaqua l’arbre par le pied, en poussant, comme il l’avait ouï faire, ces han ! han ! du charpentier qui aident à l’effort. Ayant coupé sans grand’peine, sur un côté, l’écorce et l’aubier à moitié pourris, avec un coin il élargit l’ancienne blessure et fendit l’arbre jusqu’au pied.

L’intérieur était tout plein d’une sorte de terreau formé par la décomposition du bois. Comme il faisait tomber ce terreau compact, soudain tous trois jetèrent un cri ; une tête de mort et des ossements apparaissaient au milieu de ce poussier.

— Sainte Vierge ! c’est quelque pauvre assassiné qu’on aura caché là ! s’écria la Toinou en se signant.

— Ou bien quelque mort d’une bataille du temps des guerres de religion ! dit la dame.

Blaise fut expédié coup sec à Vern dire à Jouanny de prévenir le juge. Lorsque le garçon entra dans la boutique de l’arquebusier, il y trouva un étranger qui examinait curieusement une vieille hallebarde de guerre. Ce personnage ayant ouï le récit fait à Jouanny s’enquit de la direction et déclara aussitôt qu’il voulait aller examiner le squelette.

Le juge prévenu, l’étranger et Jouanny, porteur d’une scie, tous trois guidés par Blaise, allèrent droit au Bois-des-Huguenots, à travers pays.

Chemin faisant, l’étranger déclina ses noms et qualités : le comte de Villemur, ancien mestre-de-camp du régiment d’Aquitaine, demeurant à Périgueux, rue des Plantiers, et s’occupant d’archéologie.

— Je veux ne savoir plus distinguer un morion d’une bourguignote, si ce n’est pas là un parpaillot de Duras ! s’écria l’archéologue en voyant la position du squelette.

« Montluc raconte dans ses Commentaires, ajouta-t-il en s’adressant au juge, que des fuyards huguenots se jetèrent, après la déroute de Vern, dans un bois à main gauche, et montaient sur les châtaigniers où les Espagnols et les Gascons les tiraient comme des oiseaux ; de là, ce nom de Bois-des-Huguenots… Mais il faut achever d’ouvrir l’arbre, peut-être trouverons-nous quelque objet probant. »

Le châtaignier éventré, les détritus enlevés, le squelette entier se vit affaissé au fond. En grattant, on trouva auprès, une douille et un fer de pique rongés par la rouille, et quelques deniers nérets.

— J’en étais sûr ! s’écria M. de Villemur enchanté. Ce piquier, enjuché dans les branches, a dû être tué d’une arquebusade et tomber dans le creux du châtaignier où il est resté !… Et, tenez ! la quatrième côte à gauche est brisée… par une balle, certainement.

En mettant un louis dans la main de Mme de Roquejoffre, interdite, M. de Villemur lui demanda la permission d’emporter les objets trouvés, puis il s’en retourna avec le juge.

— Vous pouvez faire un trou là près et y mettre ces ossements, dit celui-ci avant de partir. On ne peut les porter en un cimetière bénit : c’était un huguenot.

En chemin, le comte expliqua au juge et à Jouanny, qui les avait rejoints après avoir fait ses compliments à Mme Charlotte, qu’il était venu étudier le terrain et chercher des renseignements pour une relation de la bataille de Vern qu’il préparait.

— Quand je dis bataille — expliqua-t-il — c’est une manière de parler, vulgaire. Malgré les gasconnades de Montluc, il est assez évident que ce ne fut qu’une grosse affaire d’avant-garde où, de son propre aveu, il aurait même été battu si Duras se fût montré bon homme de guerre. La première faute du chef protestant dans cette campagne fut de n’avoir pas empêché la jonction de Burie et de Montluc. Supérieur en forces à l’un et à l’autre séparément, il pouvait d’abord défaire Burie, qui était campé aux Mirandes, puis revenir attendre Montluc qui arrivait de Gascogne à marches forcées, l’attaquer au passage de la Dordogne et le rejeter dans la rivière. N’eût-il pas réussi entièrement, qu’il pouvait renouveler sa tentative au passage de la Vézère. Deux rivières à passer devant un ennemi supérieur en forces constituent des opérations très dangereuses ; et, en admettant que Montluc s’en fût tiré, ce n’eût pas été sans de grandes pertes qui lui auraient rendu l’offensive impossible.

« Même après la jonction de Burie et de Montluc, Duras pouvait choisir sa position et attendre avec avantage l’armée catholique qui marchait imprudemment, la cavalerie trop en avant pour être soutenue des gens de pied.

« Le jour même de l’affaire, si la charge du capitaine huguenot Bordet avait été vigoureusement appuyée, la cavalerie catholique était rejetée en déroute sur les gens de pied, puisqu’avec cent chevaux seulement cet officier la mit en désordre et en danger de tout perdre. Si, à ce moment, Duras avait fait face en arrière et fait marcher son infanterie, comme le lui conseillait Pardaillan, il est probable qu’il eût battu l’armée royale déjà ébranlée et égrenée sur un trop long parcours.

« Cela fait, continuant son chemin, il pouvait tomber sur Montpensier, qui venait à Mussidan avec peu de forces, et l’écraser. Un Coligny l’eût fait. Mais Duras ne pensait qu’à la retraite et il la faisait mal.

Ici le juge profita d’une pause du comte, pour lui demander :

— Pensez-vous, monsieur, que nos députés aux États-Généraux obtiennent le rétablissement des États particuliers du Périgord ?

— Les États particuliers du Périgord ? fit M. de Villemur, qui avait l’air de tomber des nues.

— Oui… vous savez que les Cahiers réclament ce rétablissement ?

— Ma foi, je l’ignorais… et n’en ai cure, je vous l’avoue…

« En résumé, reprit l’archéologue, l’affaire de Vern fut une déroute plutôt qu’une bataille. Quoique Montluc enfle beaucoup le nombre des tués dans l’action, il est certain que l’armée protestante était encore à redouter puisque le capitaine Laumonière, qui attendait Duras au passage de l’Ille avec cinq cents hommes, fut surpris, enveloppé par lui, et si bien étrillé que tout fut tué, moins trois hommes… »

L’archéologue discourait, discourait toujours, intarissable, lorsqu’ils arrivèrent au bourg de Vern.

Peu après eux, survint Blaise qui rapportait le louis.

— Mordieu ! c’était Mme de Roquejoffre ! s’écria le vieil officier, en apprenant de Jouanny la méprise qu’il avait faite.