Roquejoffre/04

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Bibliothèque-Charpentier (p. 148-163).


IV


Le 30 juillet 1789, le tocsin sonnait à Vern et à tous les clochers d’alentour. C’est le jour fameux de la Grande Peur ; de cette étrange panique, qui, le même jour, saisit les populations dans presque toute la France, et dont le souvenir se conserva longtemps si vivace dans les campagnes du Périgord, que soixante et quatre-vingts ans après, des vieillards dataient le commencement de la Révolution, de l’année de la Grande Peur : l’Annado de la Grando Paou.

Le matin de ce jour-là, donc, un quidam, venu de Neuvic, disait-on, avait annoncé l’approche d’une grande troupe de brigands, de galériens, d’Anglais, qui tuaient, pillaient et brûlaient tout sur leur passage. Les habitants du bourg de Vern étaient en grand émoi, quasiment affolés par ce bruit, et de tous côtés arrivaient les gens des villages, armés de rares vieux fusils échappés à la confiscation des nobles, de fourches en fer, de faux, de haches et de lourds bâtons appelés, en patois, billous. Blaise, oyant les tintements pressés qui volaient sur la campagne comme des oiseaux effarés échappés des clochers, courut à Vern. Lorsqu’il arriva sur la place, un gros rassemblement était déjà formé, dans lequel on commentait la sinistre nouvelle. Le nombre des brigands, passant de bouche en bouche, grossissait formidablement. Aux Anglais, vieux ennemis héréditaires, les uns ajoutaient quarante mille Espagnols venant de ravager l’Agenais ; d’autres y joignaient des Maures et même des sauvages cannibales. Certains assuraient que Mussidan était à feu et à sang, ainsi que Bergerac et tout le pays bas. Mathivet, revenu précipitamment de Périgueux, affirmait qu’on y attendait les brigands pour ce même jourd’hui, et que les bourgeois montaient la garde aux portes. Dans la foule, Jouanny s’efforçait de raffermir les effrayés, les assurant qu’il n’y avait à craindre ni galériens, ni Anglais, ni Espagnols.

— Les seuls brigands que nous ayons à redouter, s’écria-t-il, ce sont ces accapareurs qui achètent tous les grains et font monter le froment à neuf ou dix livres le boisseau ! C’est les rafles de ces affameurs du peuple qu’il faut empêcher !

Mais, cependant qu’il parlait, une troupe des plus épeurés faisait des barricades aux entrées du bourg, du côté du Pont-Romieu par où devaient arriver, après avoir saccagé Neuvic, ces brigands signalés par des gens que nul n’avait vus.

Ayant pourtant un peu réussi à calmer l’effroi de tous, aidé à ce par un homme à cheval qui s’était avancé jusque près de Jaure et n’avait rien vu, Jouanny s’en alla de compagnie avec Blaise et un menuisier, son voisin. En passant, ils entrèrent dans la boutique de celui-ci :

— Vois-tu, dit alors l’arquebusier, nous aurons peut-être besoin, avant longtemps, d’être tous armés, les patriotes… ; fais des hastes de piques, moi je vais forger les fers… Vous allez bien me tirer le soufflet ? ajouta-t-il, en se tournant vers Blaise.

— Oui ! tant que vous voudrez !

Le surlendemain, jour de marché à Vern, la peur des brigands qu’on attendait de tous les côtés et qu’on n’avait vus nulle part était dissipée. Il ne restait dans l’esprit de la population que les inquiétudes beaucoup plus sérieuses de la disette qui se faisait sentir. Entre eux, artisans, ouvriers et paysans se rappelaient les paroles de Jouanny et se disaient que c’était une bêtise de laisser accaparer les blés à ces gens rapaces, qui tablaient pour s’enrichir sur la faim des pauvres. Il y eut promptement une entente tacite pour ne pas laisser sortir du pays des grains nécessaires à leur subsistance. Aussi, lorsqu’un marchand, qui avait fait de gros achats au minage, voulut enlever ses sacs sur des charrettes, il y eut une émeute soudaine. En un clin d’œil la foule se porta au-devant, résolue à empêcher l’enlèvement des blés. Les femmes criaient, les hommes menaçaient, les bâtons se levaient sur les voituriers, qui furent obligés d’arrêter leurs chevaux. Le procureur fiscal de la justice seigneuriale, accouru, essayait d’apaiser le tumulte et exhortait les mutins à laisser passer les charrettes ; mais sans succès.

— C’est cas prévôtal ! il y va de la corde ! s’écriait-il.

— Lorsqu’il n’y aura plus de blé dans le pays, c’est-il vous qui nourrirez nos droles ? lui cria une femme.

Et, au milieu des clameurs confuses, s’oyaient des cris furieux :

— À bas les affameurs !

— Sus aux accapareurs !

— À mort les voleurs !

Pendant ce trouble, au milieu des vociférations de toute une multitude, et tandis que le marchand était colleté en tête de la première voiture, Blaise tira son couteau et, dextrement, coupa les traits du cheval. Aussi, lorsque saisissant le moment où la foule semblait un peu ébranlée par les menaces du procureur, le charretier commanda : « Hue ! » la charrette resta immobile et dans la rue étroite arrêta toutes les autres. Aussitôt, sur un mot de Jouanny, les sacs furent déchargés et reportés sous la halle, où chacun put en acheter à un prix fixé par la commune voix.

— Il coupe joliment bien, mon couteau ! dit vers le soir à l’arquebusier, Blaise en riant, tout fier de son exploit.

— C’est vous qui avez coupé les traits ? Une fameuse idée que vous avez eue là !

La manœuvre avait été décisive en effet ; seulement, elle aurait pu coûter cher au jeune monsieur. Deux jours après cette petite émeute, le sieur Bovier de Bellevaux, lieutenant du prévôt de la maréchaussée à Périgueux, mandé par exprès, vint avec une troupe de cavaliers et s’enquit. Il était impossible de procéder contre la moitié de la paroisse ; mais, sur le rapport du procureur fiscal, l’officier fit arrêter quelques-uns de ceux qui s’étaient le plus montrés, dont Jouanny, signalé comme un révolutionnaire dangereux et l’instigateur du mouvement. Il eût bien voulu y joindre celui qui avait coupé les traits du cheval, mais nul ne l’avait vu.

Lorsque Mme de Roquejoffre apprit par Blaise l’arrestation de Jouanny, elle éprouva une violente émotion qui l’éclaira sur ses véritables sentiments. La douleur qu’elle ressentait, tumultueuse et angoissée, ne lui permettait pas d’en douter : elle l’aimait. Au milieu de son affliction, la pensée lui vint qu’en aimant Jouanny elle ne faisait que le payer de retour ; et, soudain, elle se sentit liée à lui pour toujours. De la nuit elle ne dormit pas, tourmentée par l’inquiétude et le chagrin. Le matin, toujours anxieuse, elle prit le chemin de Vern et s’en fut trouver Guillaumette. Lorsque celle-ci vint au-devant d’elle dans la cuisine, Mme Charlotte se jeta dans ses bras en pleurant. Toutes deux restèrent un moment ainsi, se lamentant et maudissant les gens du roi. Puis, elles essuyèrent leurs yeux, s’assirent, et lors, Mette raconta comment son frère, saisi au collet, avait été attaché les mains derrière le dos et emmené par la maréchaussée. Ensuite, les deux femmes échangèrent leurs craintes et leurs angoisses au sujet du malheureux tombé entre les mains du lieutenant du prévôt, et, en ce moment, resserré dans les « prisons royaux » de Périgueux. C’est que la terrible justice prévôtale qui condamnait à mort sans appel, et à laquelle le roi venait d’enjoindre de faire des exemples « avec célérité », était particulièrement redoutée.

Heureusement, malgré cette injonction, la prévôté ayant fort à faire pour réprimer des troubles du même genre sembla oublier les prisonniers. Puis, faute de place, elle les relâcha tous, excepté Jouanny.

Pendant longtemps, celui-ci languit sous les verrous tandis que sa sœur et Mme de Roquejoffre se désolaient. Par le messager, elles lui faisaient passer du linge, des bas et de petites douceurs. Il recevait tout cela avec le plaisir du prisonnier qui sent n’être pas oublié de ceux qui lui sont chers. Puis un jour, il eut une grande joie. Depuis longtemps, Mette et la veuve complotaient d’aller le voir : un matin, elles partirent avec Mathivet et firent courageusement le chemin à pied.

En les voyant entrer, conduites par le geôlier qui les laissa, Jouanny devint pâle et resta un instant sans pouvoir parler.

— Est-ce donc vous, madame Charlotte ! finit-il par dire.

— Pensiez-vous qu’on vous eût oublié ? dit-elle.

Et toutes deux alors l’étreignirent étroitement, mêlant leurs baisers et leurs larmes.

— Quel bonheur qu’on m’ait mis en prison ! disait-il, en les entourant de ses bras.

Depuis cette visite, le prisonnier devint plus impatient. Il eût voulu voir cesser l’atroce incertitude où il était, et savoir s’il retournerait à Vern retrouver Mme Charlotte.

Comme il pressait un jour l’avocat patriote, qui s’était constitué son défenseur bénévole, de demander sa mise en jugement, celui-ci lui dit :

— Là, là, un peu de patience ! chaque jour vous éloigne de la potence, ou tout au moins des galères !

À Vern et au château de Roquejoffre, l’espoir était un peu revenu. Ainsi que l’avait dit l’avocat aux deux femmes : puisque cette expéditive justice de la prévôté laissait traîner l’affaire en longueur, c’est qu’elle n’osait condamner son prisonnier.

La vie était dure pour les pauvres gens en cette mauvaise année-là. Chez Guillaumette, la petite provision de blé faite peu avant l’arrestation de Jouanny ne dura pas longtemps. Dans la maison de Roquejoffre, on vivait au jour la journée d’expédients et d’emprunts. Heureusement la récolte de la Saint-Michel fut bonne. Les pommes de terre semées par Blaise donnèrent beaucoup ; et après avoir rendu les deux quartes de blé d’Espagne au frère de Jouanny, il resta un gros tas d’épis dans le grenier ainsi que des haricots ; de tout quoi Mme Charlotte fit part fraternellement à Mette. Les soucis de la subsistance un peu rejetés au loin, toutes les inquiétudes des deux femmes se reportèrent sur le prisonnier. Chaque jour elles se disaient : Ce sera pour demain ! Mais Jouanny ne revenant toujours pas, leur esprit, surexcité par ces déceptions journalières, retournait aux sinistres appréhensions des premiers jours. L’hiver était revenu et la situation n’avait pas changé : Jouanny était toujours bouclé en prison, et peut-être heureusement pour lui, en raison d’événements prochains auxquels il se fût certainement mêlé. Une grande agitation se manifestait partout dans les campagnes du Périgord. La misère des populations, les résistances des privilégiés, l’insolence de plusieurs nobles mal avisés, l’exclusion du corps électoral d’une partie des paysans ; tout cela irritait les descendants de ces anciens révoltés de la glèbe, les Croquants périgordins.

Comme s’il y eût eu un mot d’ordre, de tous côtés les manants, relevant la tête, plantaient devant l’église ou le château un mai, symbole de liberté, comme une protestation contre le passé et une revendication du complet affranchissement de la terre. À Vern, Blaise, entièrement gagné aux idées nouvelles par l’arquebusier, se mêlait au mouvement, et, en toute occasion, prêchait les gens des villages qui s’assemblaient au bourg les jours de foire et de marché. L’effervescence allait en augmentant chaque jour en sorte qu’un dimanche, au sortir de la messe, quelqu’un ayant proposé de planter un mai, comme dans les autres paroisses, les paysans en grande troupe allèrent couper un beau peuplier dans la prairie du seigneur, malgré les protestations du procureur fiscal. Soigneusement élagué, à la réserve d’une petite tête de branches, le mai, porté sur les épaules de quarante hommes, fut planté en face du château. Avant qu’on ne le dressât, Blaise y attacha une vieille girouette rouillée, descendue de la cime du toit de Roquejoffre où, depuis longtemps, à moitié détachée, elle ne tournait plus. D’autres y suspendirent un crible, un balai, un demi-quarton défoncé, une radoire et des plumes de poulaille, significatifs emblèmes des exactions et des abus des seigneurs terriens.

Lorsque, dressé par des bras vigoureux, le mai balança dans l’air sa tête ainsi ornée, il y eut une explosion de joie, et toute cette troupe de paysans, dont la plupart ne mangeaient pas à leur faim, dansa en chantant, une énorme farandole autour de l’arbre symbolique.

À ce moment, un cabaretier généreux roula une demi-barrique sur la place, et, après avoir arrosé l’arbre d’un verre de vin, offrit à boire à tous. Chacun ayant bu, Blaise montra du doigt la girouette fleurdelisée du château seigneurial :

— Il faut la descendre ! cria-t-il.

Aussitôt, cette foule, bruyamment joyeuse, alla réclamer la girouette, que le juge, à moitié mort de peur, laissa enlever par un couvreur, après quoi un garçonnet, grand dénicheur d’oiseaux, monta l’attacher à la cime du mai.

Mais outre la girouette, emblème féodal, il y avait encore une marque de privilège qui offusquait fort les paysans. Dans les églises, d’où l’esprit égalitaire des tout premiers chrétiens était banni depuis de longs siècles, les simples gens de campagne voyaient avec irritation les nobles, les officiers de la justice locale, les bourgeois, assister commodément aux offices dans des bancs fermés leur appartenant, tandis qu’eux s’agenouillaient sur le dur pavé de pierres tumulaires. Aussi lorsque Blaise s’écria : « Maintenant, mes amis, venez m’aider à enlever mon banc ! » il y eut une longue acclamation, et tous le suivirent.

Devant le portail de l’église, le procureur fiscal s’efforça d’arrêter la foule et la prêcha un moment ; mais il en fut pour ses paroles.

— J’ai bien le droit de brûler mon banc ! lui cria Blaise.

Et entrant, une hache à la main, il donna le premier coup à son banc qui, bientôt, fut porté sur la place, en morceaux, auxquels il mit le feu, avec des tisons pris à des voisins.

Après le banc de Roquejoffre, ce fut le banc seigneurial et puis tous les autres successivement, qui, mis en tas, firent un beau feu de joie autour duquel les paysans veillèrent en chantant jusqu’au soir ; après quoi, chacun s’en alla heureux, dans la croyance naïve d’avoir pour toujours reconquis la liberté et rétabli l’égalité.

Blaise s’en fut chez Jouanny, où sa mère se trouvait avec Mette.

— Qu’as-tu fait, pauvre enfant ? lui dit-elle, inquiète.

— Je n’ai fait de mal à personne ! Tout le monde sera libre et puis égal !

— Tant mieux de ça ! mais je crains fort qu’il ne t’en advienne mal !

Toutefois elle ne le blâma pas ouvertement, sentant bien que, s’il eût été là, Jouanny eût applaudi et aidé à tous ces actes révolutionnaires.

Mme de Roquejoffre ne se trompait pas. Un soir, vers les huit heures, le fils du menuisier voisin de Jouanny vint tout courant prévenir que dix cavaliers de la maréchaussée étaient arrivés pour arrêter plusieurs de ceux qui avaient planté le mai et brûlé les bancs.

— Ils sont trois qui viennent ici, dit-il, tout essoufflé ; si je n’avais pas suivi l’« écoursière » ils seraient arrivés avant moi !

Sur cet avis, Blaise posa ses sabots, prit ses souliers à la main et s’enfuit dans les bois, tandis que le jeune homme s’en retournait chez lui d’un autre côté.

Un instant après on entendit des pas de chevaux sur le sol pierreux, et deux cavaliers entrèrent, pendant que leur camarade gardait les montures.

Après de nombreuses questions et une minutieuse recherche, éclairés par la Toinou qui portait le « calel », les deux hommes sortirent en maugréant d’avoir fait buisson creux.

— Mon pauvre Blaise ! se lamentait, après leur départ, Mme de Roquejoffre. Avec ce froid, coucher dehors !

— N’ayez crainte de ça ! dame ! dit la Toinou, il a bien trop d’engin ! Et puis dans les villages on l’aime trop pour qu’il soit embarrassé de savoir où se retirer !

Et, en effet, une demi-heure après, Blaise était à Comberousse. Il fit le tour de la maison endormie et alla gratter au contrevent d’une fenêtre basse donnant sur un verger.

— Qui est là ? demanda une petite voix.

— C’est moi, Mondinette… ouvre vite… la maréchaussée me cherche… souffla-t-il par une fente du contrevent.

Aussitôt, les « renards » furent décrochés ; Blaise enjamba la fenêtre et vit la petite en chemise, nu-pieds.

— Recouche-toi, dit-il tout bas, tu prendrais froid.

Lorsqu’elle se fut remise entre les draps tièdes, Blaise se pencha sur le lit et, à mi-voix, lui raconta tout.

— Sainte Vierge ! fit-elle, en lui jetant ses bras autour du cou, mais je vous cacherai !

— Pour à présent, ma Mondinette, fais-moi une petite place auprès de toi, murmura-t-il en l’embrassant.

— Oh ! ça ne serait pas honnête !

— Pourquoi ? Je te promets d’être bien tranquille !

Après avoir longtemps hésité, la Mondinette finit par consentir.

— Je ne veux pas vous faire geler là ; mais espérez un peu que je m’habille.

Après avoir, dans l’obscurité, repris ses vêtements jetés sur le pied du lit, la petite fit une place à Blaise, qui ôta ses souliers et se coucha, tout vêtu, près d’elle.

Ils ne dormirent point, et, toute la nuit, bouche à bouche, chuchotèrent des aveux d’amour et des promesses de fidélité, entremêlées de légères caresses. Puis, la petite dit ses projets pour cacher son jeune ami. Il n’y avait à la maison que la mère-grand ; le père et le frère suivaient les foires aux environs pour faire un troupeau de cochons qu’ils devaient conduire à Bordeaux en passant par la maison… Jusque-là, il se musserait dans le fenil…

Le matin, Mondinette se leva, respectée par son amoureux. Ce n’était pas sans de violents efforts qu’il s’était contenu ; mais il lui semblait qu’il aurait été une canaille d’abuser de la naïve confiance de la petite. Aussi, malgré quelques baisers et des étreintes brusques, avait-il tenu sa promesse.

Il resta trois ou quatre jours caché dans le grenier à foin, où la Mondinette lui portait à manger sans que la vieille « grande », qui n’était pas trop rusée, s’en aperçût. Une après-dînée des pas de chevaux se firent entendre, et Blaise, regardant par un trou de la tuilée, vit un maréchal des logis de la prévôté et deux cavaliers, qui, en passant dans le chemin, s’informèrent à la vieille grand’mère si on n’avait pas vu de ces côtés le jeune « sieur de Roquejoffre ». Puis, un soir, il ouït des grognements dans la cour, et vit le père Champarnal et Géraud, son fils, qui ramenaient une bande de porcs.

« Comment va-t-elle faire ? » se disait le garçon.

Le soir, en soupant, la Mondinette raconta ce qui s’était passé le dimanche à Vern, mettant toujours Blaise en avant, en quoi d’ailleurs elle ne mentait pas. Le marchand de cochons s’exclamait d’aise, oyant qu’on avait planté un mai, descendu la girouette du château, brûlé les bancs d’église, et il marquait sa satisfaction par de solides coups de poing sur la table.

— Tonnerre du Diable ! ce petit noble ruiné n’est pas bien cassé ! dit-il à la fin. Seulement, si on l’attrape, il ira rejoindre à Périgueux le pauvre Jouanny, qui est en passe d’aller aux galères, et peut-être d’être pendu, comme il est arrivé, il y a trois jours, à deux malheureux de Tulle…

— Ça serait dommage ! fit Géraud, c’est un brave drole.

— On ne le prendra pas si vous autres voulez aider à le sauver ! dit la Mondinette, voyant son père et son frère bien disposés.

Les deux hommes la regardèrent.

— Et comment ça ? tu sais où il est ? demanda le père.

— Oui…

— Eh bien, dis-le ! nous ferons le possible !

— Je l’ai fait cacher dans notre fenil…

Le père Champarnal regarda fixement sa fille ; mais, en rencontrant ses yeux francs et clairs qui n’avaient rien de grave à cacher, il lui dit :

— Va le quérir !

Le lendemain avant le jour, Blaise, accoutré comme un toucheur d’une grande blouse roulière de Géraud, et coiffé d’un large chapeau à bords rabattus, partit avec les deux hommes pour Mouleydier, où on devait embarquer les cochons sur une gabare pour Bordeaux. Géraud menait une charrette attelée d’un mulet pour transporter les bêtes trop fatiguées. Blaise, avec son bâton à lanière, aidait le père Cabanou à pousser en avant le troupeau qui marchait lentement.

— On dirait que vous n’avez jamais fait que ça ! faisait le vieux.

Et Blaise souriait, content.

Tout allait sans nul détourbier, lorsqu’un peu avant d’arriver à Saint-Félix deux cavaliers à baudrier et grand chapeau se montrèrent sur le chemin.

— Diable ! s’exclama sourdement le bonhomme.

Heureusement, ces archers étaient de la lieutenance de Bergerac et cherchaient un autre dénicheur de girouettes et brûleur de bancs d’église.

— Vous n’avez pas rencontré un individu, petit, bancal et gris de poil ? demanda l’un des cavaliers.

— Non, brigadier ! répondit le rusé Champarnal.

L’autre sourit agréablement :

— Ma foi ! dit-il, puissiez-vous être jovent ! il y a dix ans que j’attends les galons.

Et ils passèrent.

Les porcs embarqués, Géraud s’en retourna à Comberousse, pendant que son père et Blaise descendaient la Dordogne. À Bordeaux, il fallut deux jours pour se défaire de toute la bande. Le troisième jour, Champarnal s’en revint jusqu’à Bergerac par le coche, laissant Blaise chez un courtier en bestiaux de sa connaissance.

— C’est mon neveu, dit-il, faites-lui bien !