Roquejoffre/05

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Bibliothèque-Charpentier (p. 164-182).


V


Depuis huit jours, Mme Charlotte se désolait de ne savoir ce qu’était devenu son fils. Cette inquiétude grandissait chaque jour et devenait plus vive, malgré les dires rassurants de la Toinou.

— Ne vous faites pas de mauvais sang, dame ! il est bien trop adroit pour se laisser prendre ! Je mettrais mon cou à couper qu’à cette heure il est bien à l’abri quelque part où on n’ira pas le trouver !

Mais la mère, tourmentée, hochait tristement la tête sans répondre ; et ce noir chagrin, s’ajoutant à ses anxiétés sur le sort de Jouanny, l’accablait.

Un après-midi, comme la Toinou s’efforçait de la rassurer et de l’encourager, elles ouïrent un pas menu dans le corridor, et, soudain, dans l’embrasure de la porte de la cuisine ouverte, s’arrêta la Mondinette.

— Je parie qu’elle porte quelque bonne nouvelle ! s’écria la servante.

La petite sourit comme pour dire : oui, en sorte que Mme Charlotte se leva et courut à elle :

— C’est-il vrai ?

— Oui bien, dame ! n’ayez pas peur ; où il est, les gens du roi n’iront pas le quérir, allez !

Là-dessus, Mme de Roquejoffre saisit la Mondinette et l’embrassa follement en pleurant de joie.

Puis, après qu’elle fut un peu calmée, la jouvencelle raconta par le menu comment tout s’était passé, sans même oublier la nuit passée dans le lit, côte à côte, avec le jeune monsieur.

L’oyant ainsi narrer cela ingénument, la Toinou n’en revenait pas. « Si ça avait été son défunt père, pensait-elle, la drole ne s’en serait pas sortie comme ça ! » Et elle n’était pas très loin d’en mésestimer Blaise.

Rassurée sur le sort de son fils, les inquiétudes de Mme Charlotte se tournèrent exclusivement vers Jouanny au sujet duquel couraient des bruits sinistres :

— Ce mauvais goujat est sûr de son affaire ! disait publiquement le procureur fiscal. Il sera cravaté de chanvre un de ces prochains jours de marché sur la place de la Clautre ! Et ce sera justice !

Les nouvelles que faisait passer l’avocat étaient plus rassurantes. Pourtant, comme il disait, avec ces juges d’épée, habitués à pendre à tort et à travers, on n’est jamais sûr de rien.

Mais bientôt, comme si la pauvre femme n’eût pas eu assez de peines, il lui en vint d’ailleurs d’une autre espèce.

Un matin, la Toinou, après avoir « tiré » la chèvre, la lâcha au milieu des ruines qu’elle escalada pour brouter les pointes de ronces, et, rentrée, annonça en posant le lait sur la table, que ce « gueux de Chinourcq » montait dans le chemin.

Ce Chinourcq était un ancien savetier de Vern, vieil usurier qui avait fait dans le temps de bonnes affaires avec le défunt Monsieur de Roquejoffre. La venue de cet homme impressionna péniblement Mme Charlotte, qui appréhenda aussitôt quelque nouveau malheur.

Dix minutes après, l’homme arriva en haut du puy, considéra d’un œil fâché l’état de délabrement des bâtiments, et, en marmonnant, finit par entrer. Sans gêne, après un bref « bonjour », il s’assit avant d’y être convié. Puis il leva la tête au plancher percé de l’étage au-dessus, examina les murs décrépis, les châssis pourris des croisées et poussa un soupir :

— Ça n’est pas en bon état ici ! dit-il.

— Pardi ! nous le savons bien ! répondit la Toinou, de méchante humeur.

Mme de Roquejoffre, inquiète, regardait ce petit homme maigre, en culotte de ratine usée, aux bas reprisés, qui ramenait sur ses genoux pointus une grande lévite de cadis, et qui, avec sa figure jaune, semblait un casse-noisette de buis coiffé d’un mauvais chapeau roussi et déformé.

— Je n’aurai pas fait une bonne affaire ! dit le bonhomme, comme se parlant à lui-même.

— Une affaire ? interrogea la veuve.

Le petit vieux la regarda d’un œil froid :

— Oui… avec votre défunt mari…

— Et quelle ? demanda Mme Charlotte, transie.

— Six mois devant sa mort il m’a vendu tout ce qui restait de son bien… en s’en réservant la jouissance pendant neuf ans… Et puis, il y avait un réméré de même durée… En me remboursant deux mille cinq cents livres avec les intérêts et loyaux coûts… plus une soulte de rétrocession… il pouvait garder le bien…

— Que me dites-vous là ! s’écria la pauvre dame.

— La vérité pure… Le contrat fut passé chez le notaire de Villamblard… pour que ça ne se sût pas ici… Votre défunt ne vous en avait pas parlé ? Non ? ça m’étonne… Mais, de toute façon, le terme sera échu mardi venant… de manière que si vous vouliez me rembourser, ça m’arrangerait… car je vois que j’ai fait un mauvais marché…

— Il parlait bas, sans aucune inflexion de voix, avec des temps d’arrêt, comme pour économiser le son et la fatigue.

Ici, la Toinou intervint.

— Il serait à propos de voir ce contrat ! dit-elle.

— Je l’ai là, dit-il en tirant un papier « marqué » de sa poche de lévite. Et puis, il est aussi chez le notaire.

La pauvre Mme Charlotte était consternée :

— Mon Dieu ! qu’allons-nous devenir !

— Oh ! d’ici mardi, vous avez quatre jours pour vous retourner… et puis, je ne veux pas vous presser, je vous donnerai bien… deux jours de plus… jusqu’à jeudi…

— Ah ! fit la Toinou, ironique, à la bonne heure ! vous êtes un homme jovent ! deux jours de plus !

— Oui… je suis un bon homme, dit sérieusement Chinourcq en se levant. Salut, et à jeudi, alors, ajouta-t-il en s’en allant.

— Ça serait malhonnête de ne pas vous faire un bout de conduite ! dit la Toinou.

Et prenant le « chambalou » derrière la porte, elle fit brusquement voler la poussière de l’échine de l’usurier, et le suivit un instant assurant chaque coup d’une injure.

— Mauvais gueux ! canaille ! voleur ! scélérat !

— Aïe ! au secours ! à l’assassin ! criait-il en s’enfuyant de toute la vitesse de ses jambes de sauterelle, sa longue « roupe » voltigeant derrière lui.

Le dimanche, en voyant entrer Mme Charlotte, triste et désolée, Mette comprit de suite qu’il lui était arrivé quelque chose de fâcheux.

— Vous n’avez pas de mauvaises nouvelles de Blaise ? demanda-t-elle vivement.

— Non, Dieu merci… C’est une autre affaire.

Et elle conta tout à la vieille fille.

— Jésus ! s’écria celle-ci. Ça n’est pas pour dire, pourtant convenez que d’aucuns hommes ne valent pas cher ! Mais, continua-t-elle en embrassant la veuve, ne vous désolez pas comme ça ! vous viendrez ici, et tant qu’il y aura un morceau de pain nous partagerons !

Et comme celle-ci se défendait d’accepter, elle ajouta :

— Jouanny ne me pardonnerait jamais de ne pas ainsi faire ; et puis, ni moi non plus, je ne me le pardonnerais pas !

Là-dessus, Mette, qui avait de la décision, expédia la Toinou chez le frère de Jouanny pour lui dire de venir le lendemain à Roquejoffre avec sa charrette et ses bœufs.

Lorsque le déménagement fut achevé, y compris un vieux coffre plein de papiers et de parchemins qui se trouvait dans le grenier, la Toinou fit un paquet de ses hardes, et dit adieu aux deux femmes, malgré les efforts de Mette pour la retenir :

— Vous n’en avez pas trop pour vous autres ! dit-elle, moi, je trouverai bien à me « loger ».

— Ma pauvre Toinou, lui dit Mme Charlotte en l’embrassant, il me fait grand’peine de nous séparer !

— Que voulez-vous, dame, on ne fait pas toujours comme on veut ! prenez courage !

Restées seules, les deux femmes durent resserrer leur dépense et vivre de peu, les petites économies de Mette tirant à leur fin. Les provisions en grains et en pommes de terre apportées du château les nourrirent quelque temps ; et puis le frère de Jouanny les aidait un brin, quoique pauvre aussi.

Cependant, le temps s’écoulait sans apporter de changement dans la situation du prisonnier des gens du roi, lorsque, vers le milieu du mois de septembre, Mathivet rapporta de Périgueux la nouvelle de l’abolition de la Prévôté. Oyant cela, les deux femmes s’acheminèrent à la ville, croyant le ramener. Mais il en alla bien autrement. Après une entrevue émouvante avec Jouanny, qui se réjouit fort de les savoir ensemble, elles furent obligées de le laisser sous les verrous.

— Si vous vouliez, Mette, dit en repartant Mme Charlotte le cœur gros, nous prendrions un petit cierge pour le faire brûler en passant à Notre-Dame ?… J’ai encore six liards…

— Comme vous voudrez ! mais je crois que les cierges ne profitent qu’aux marchands qui les vendent ! Le bon Dieu et la Sainte Vierge ne se mêlent pas des affaires de ce bas monde, sans quoi il n’y aurait pas tant d’injustices et de canailleries…

— Alors, laissons-le.

Toutes deux s’en revinrent tristement à Vern, et vécurent tout l’hiver bien étroitement. Vers la Noël, un dimanche, la Mondinette vint apporter de bonnes nouvelles de Blaise, et puis un écu de six livres qu’il envoyait à sa mère.

— Le pauvre petit ! faisait celle-ci, les yeux humides.

Enfin, un mois après, sur les délibérations des municipalités de Vern et de Périgueux, provoquées par le défenseur de Jouanny, un décret, rendu au nom du roi, ordonna sa mise en liberté.

Lorsqu’il arriva un soir par un temps de neige, et les trouva toutes deux dans le « cantou » de la cheminée, près d’un tout petit feu, et soupant maigrement d’un morceau de pain noir avec des noix, il ne put cacher son émotion :

— Vous avez souffert ! pauvres ! dit-il en les embrassant étroitement toutes les deux à la fois. Mais, maintenant, ça va changer !

Après les premiers réjouissements de l’arrivée, Mette songea à faire souper son frère et se mit à fureter dans le buffet, pendant que celui-ci, assis près de Mme Charlotte, lui tenait la main et regardait le feu en silence.

Puis, la Mette étant allée chercher quelques branches de fagot, tous deux relevèrent la tête et se regardèrent au plus profond des yeux. Alors, sans rien dire, Jouanny l’attira doucement à lui, et, tandis qu’elle abaissait ses paupières brunes, il lui donna un long baiser.

Un « tourin », ou soupe à l’oignon, ressource des pauvres gens de campagne qui n’ont pas de bouillon tout prêt, fut vivement fait par Mette.

— Heureusement, mes poules ont pondu ! dit-elle ensuite, en cassant dans la poêle deux œufs tirés de la poche de son tablier.

Jouanny ne mangea guère ; il était trop heureux. Lorsqu’il eut achevé, tous trois devisèrent longtemps devant le foyer, puis ils allèrent se coucher. Comme il n’y avait que deux lits montés dans la maison, les deux femmes couchèrent ensemble dans la chambre de Mette. Avant de s’endormir, elles babillèrent longtemps de Jouanny et de son heureux retour. À un moment, la vieille fille dit, affectueusement taquine :

— Avec tout ça, vous ne pouvez plus rester chez nous, maintenant que le voilà revenu… ça ferait bavarder sur votre compte.

— Vous avez raison… fit tristement la veuve.

— Il y aurait bien un moyen de tout arranger…

— Lequel ? demanda Mme Charlotte en rougissant dans l’obscurité.

— Ça serait de vous marier ensemble…

— Oh ! Mette ! fit l’autre en l’embrassant.

Quinze jours après, devant la municipalité, les deux amoureux se marièrent sans bruit, comme il convenait, et se passèrent de la bénédiction du curé réfractaire. En rentrant à la maison où Mette avait préparé un modeste repas, Jouanny dit à sa « novie » :

— Depuis que je vous connais, je vous ai toujours vue dolente et triste. Aujourd’hui, si votre cœur est content, je voudrais vous voir un peu gaie.

Alors, la figure sérieuse de Mme Charlotte s’illumina d’un beau sourire de la bouche et des yeux :

— Mon ami, dit-elle en se serrant contre lui, je suis bien heureuse !

Il y avait pourtant un léger nuage sur le bonheur de l’épousée. Elle n’avait pas mandé son fils à son mariage, sous le prétexte du danger qu’il aurait couru en venant, mais à la vérité aussi par une sorte de pudeur maternelle de se marier ayant un si grand garçon ; et, pour la même raison, elle appréhendait son retour.

À Vern, ce mariage avait fait quelque bruit. Quoique les idées nouvelles commençassent à se produire, les « honnêtes gens » blâmaient amèrement Mme Charlotte de s’être mésalliée, de n’avoir pas « gardé son rang ». Même la Toinou, maintenant « logée » à Comberousse, moyennant un petit écu par mois, le réprouvait fort :

— Vous ! disait-elle un dimanche à son ancienne maîtresse. Vous ! deux fois noble, relicte du défunt seigneur de Roquejoffre, prendre Jouanny ! un artisan ! C’est un bel homme, sans mentir et un brave homme ; mais c’est un fils de pieds-terreux ! Si vous en étiez tant amoureuse, que ne le preniez-vous sans épousailles !

— Jésus ! que me dis-tu là, Toinou !

— La vérité, dame ! aussi vrai que je me mettrais au feu pour vous ! Que dira le jeune monsieur, en voyant que vous avez perdu votre nom ?

Mais les mois se passaient et Blaise ne revenait pas. La dernière fois que Champarnal l’avait vu, le garçon lui avait remis quelques assignats pour sa mère. Depuis, il avait quitté le courtier chez qui il avait été placé, sans qu’on sût ce qu’il était devenu ; en sorte que la Mondinette se désolait fort de n’en avoir plus de nouvelles.

C’était maintenant une belle fille de dix-sept ans, la cadette de Cabanou ; forte, bien vivante et drue comme ça se voyait à ses yeux vifs et à son sourire amoureux. Ce n’était plus l’enfant innocente que Blaise chatouillait lorsqu’il l’embrassait dans le cou, mais une robuste fille, mûre et saine, qu’un sang riche tourmentait et troublait parfois. Autour d’elle, le dimanche, les garçons venaient rôder, d’autant plus que le père Cabanou passait pour avoir bien de quoi ; mais elle les rebutait tous et un seul lui tenait au cœur.

La nuit, souvent l’amour la tenait éveillée. Fiévreuse, elle se retournait dans son lit, pensant à son ami Blaise et souhaitant ardemment l’avoir là, près d’elle. Le souvenir de la veillée nocturne qu’ils avaient passée ensemble lui faisait à cette heure palpiter le cœur. Quelquefois, dans un demi-sommeil, ses lèvres s’entr’ouvraient pour un baiser, et elle étendait les bras comme pour le saisir.

Une nuit, le coq rouge de Comberousse venait de chanter pour la première fois, et la Mondinette, qui n’avait pas encore fermé les yeux, se roula dans le lit en murmurant : « Il est minuit… où est-il en ce moment ?… » Coup sec, au moment où cette pensée lui venait, elle ouït gratter à ses contrevents. « C’est lui ! » se dit-elle ; et, sautant à terre, elle alla ouvrir la fenêtre doucement.

À peine avait-il mis les pieds dans la chambrette, qu’elle lui jeta les bras autour du cou : « Blaise ! Blaise ! mon gentil ami ! » soupirait-elle…

Ils avaient oublié les heures, lorsque le coq chanta pour la troisième fois.

— Le jour va naître, dit-elle en s’asseyant sur le lit. Tu vas t’aller cacher dans les taillis et sur le coup de midi, tu reviendras comme si tu ne faisais que d’arriver.

— Oui… ma petite, fit-il en l’embrassant.

— Maintenant que tu es mon homme pour la vie et la mort, je suis bien heureuse ! murmura-t-elle en lui rendant son baiser.

— Ô ma petite femme ! que je t’aime !

Et, s’étant repris, ils s’oubliaient encore, lorsque l’amoureuse, revenant au sentiment de la réalité, le repoussa doucement :

— Va-t-en ! La Toinou se lève de bonne heure, elle te verrait.

Alors Blaise s’habilla lestement, enjamba la fenêtre et s’en alla d’un pas rapide.

La première « pique » du jour blanchissait la cime des hauteurs du côté de Salon, et les dernières étoiles pâlissaient au firmament. L’air était pur, la terre fraîche, et, dans les arbres, les oiseaux commençaient à pépier et à secouer leurs ailes humides. La rosée mouillait les ajoncs et les bruyères, et perlait aux toiles d’araignées tendues au travers de la sente qui montait aux taillis des Jaumards. Dans les fonds voisins, une légère vapeur laiteuse flottait, indécise, et au loin, entre deux coteaux, les brumes matinales s’élevaient au-dessus du vallon de Vern. Blaise marchait d’un pas assuré, la poitrine dilatée, ruminant les souvenirs de la nuit, plein des joies de la conquête, et le cœur gonflé de fierté virile, comme celui qui est homme pour la première fois.

En arrivant à la cime du terme, le garçon se retourna et regarda là-bas, au fond de la combe, la maison de sa Mondinette, où la cheminée commençait à laisser échapper un filet de fumée bleuâtre bientôt dissipé par le petit vent frais du matin. Puis, tandis qu’il était là, quillé, le soleil déborda sur l’horizon et monta lentement dans le ciel, rouge comme une « peyrole » de cuivre, bien fourbie.

Blaise contempla un instant la campagne réveillée, les yeux fixes, la pensée ailleurs ; puis il entra dans le bois et s’alla coucher dans une vieille cabane de braconniers où il s’endormit.

Le soleil était haut déjà, et ses rais enflammés trouaient presque d’aplomb l’abri de genêts, lorsqu’il se réveilla. S’étant secoué, il ramassa son bâton et descendit vers Comberousse, où il arriva comme on allait servir la soupe sur la table.

— Té ! te voilà, mon neveu ! fit le père Cabanou, qui plaisantait à ses heures. Et d’où sors-tu, qu’il y avait trois ou quatre mois qu’on t’avait perdu ?

— J’étais allé du côté d’Agen…

À ce moment, la Toinou, qui venait de tirer à boire, s’écria en posant la pinte sur la table :

— Sainte Vierge ! le jeune monsieur !

Et elle se mit à l’embrasser à pleine bouche, comme une nourrice, en s’extasiant sur sa taille, sa carrure, et la fine moustache qui ombrait sa lèvre.

— Vous arrivez bien à propos ! dit la Mondinette à son ami, lorsque la Toinou l’eut lâché. Vous allez manger la soupe avec nous !

— Merci bien ! ça n’est pas de refus.

Tout en mangeant un ragoût de fèves et de pois, qui suivit la soupe, le père Champarnal raconta comment ce coquin de Chinourcq s’était emparé des restes du bien de Roquejoffre, et, après avoir convenablement vitupéré l’usurier, il s’enquit des intentions de Blaise : qu’allait-il faire à cette heure ?

Le garçon avoua qu’il n’en savait trop que dire. Sur ce qu’on lui avait assuré que le danger était passé, il était revenu au pays, comptant se remettre au travail comme ci-devant. Mais puisqu’ainsi était qu’il se voyait forbanni de son peu de bien, il se trouvait quinaud et embarrassé comme un tisserand sans fil ou un « faure » sans fer…

Sur cela, Cabanou expliqua longuement à Blaise, avec force récriminations, que son imbécile de Géraud s’allait marier avec la fille d’une veuve, aubergiste à Sainte-Foy-la-Grande, dont il s’était bêtement amouraché, et le plantait là ; puis il lui demanda :

— Veux-tu rester ici, le remplacer ?

— Je ne demande pas mieux, ma mère n’ayant plus besoin de moi.

— Et combien veux-tu gagner ?

— Rien pour le moment. Plus tard, lorsque vous connaîtrez ce que je vaux, nous nous arrangerons.

— « Bourre là ! » s’écria le marchand de cochons en tendant la main à Blaise par-dessus la table. Tu es le plus brave drole de noble que jamais je vis !

Et s’étant réciproquement tapé plusieurs fois dans la main, l’arrangement fut conclu au grand contentement de la Mondinette.

Dans l’après-midi, Blaise s’en fut voir sa mère qui rougit un peu en le voyant entrer, mais qui l’embrassa avec une joie extrême, les larmes aux yeux. Bientôt, elle fut à son aise en le voyant échanger une bonne poignée de main avec Jouanny et montrer sa satisfaction de la savoir par son mariage à l’abri du besoin. Après avoir soupé tous quatre ensemble, Blaise s’en revint le soir à Comberousse et, le lendemain, se mit délibérément à l’ouvrage.

Et de ce jour en avant, il remplaça Géraud qui, huit jours après, se maria à Sainte-Foy, malgré son père, qui avait dépit de voir son aîné s’établir hors de la maison, contre l’usage.

À Comberousse, tout allait à souhait. Blaise travaillait le bien, aidé de la Toinou, et lorsqu’il était besoin, accompagnait le marchand de cochons aux foires et l’aidait à conduire ses bêtes. Champarnal était content de ce vaillant garçon, plein d’entendement, toujours de belle humeur, et ne craignant pas sa peine. Sa satisfaction se montrait principalement en ceci qu’il l’appelait toujours farcesquement : mon neveu !

La Toinou s’était bien donné garde que le jeune monsieur, ainsi qu’elle disait toujours, et la Mondinette « ne se jetaient pas les pierres », comme on parle au pays ; mais elle n’en faisait rien connaître, et trouvait bien à propos qu’un beau garçon et une belle fille, comme ils étaient, fussent amoureux l’un de l’autre, et se le disent.

Quant à ceux-ci, ils étaient toujours dans la joie des premiers jours. Leur amour semblait croître avec la possession, ainsi qu’il arrive souvent aux natures honnêtes, saines et fortes, vivant en pleine nature, qui se lient par la reconnaissance du bonheur reçu et donné.

Il y avait déjà plus d’un an que Blaise était à Comberousse, lorsqu’une nuit la Mondinette lui dit à l’oreille, tout bellement :

— Je crois que tu auras fait quelque bêtise, mon Blaise… Il va falloir parler au père lorsqu’il sera revenu.

— Dis-tu vrai ? ma Mondinette ! fit-il joyeux, en l’embrassant.

— Je le crois bien…

C’est pour cela que quelques jours après, Blaise, en soupant, dit à Champarnal, de retour de Bordeaux :

— Maintenant que vous me connaissez, si vous vouliez, nous parlerions de nos arrangements.

— Je ne demande pas mieux, mon neveu ! Quels gages demandes-tu ?

— Je ne veux point d’argent. Je serais content si, au lieu de m’appeler votre neveu, vous m’appeliez votre gendre !

— Bougre ! tu n’es pas bien bête ! La Mondinette sera riche quelque jour, et toi tu n’as pas un sol vaillant !

— Comment ! s’écriait en même temps la Toinou, indignée, en s’adressant à Blaise. Un monsieur de Roquejoffre ! Un noble comme vous êtes ! vous marier avec la fille d’un marchand de cochons ! La chose ne se peut !

— La noblesse est abolie, ma pauvre Toinou, dit tranquillement Blaise en souriant.

— Et puis les marchands de cochons, honnêtes gens et bons patriotes, ne valent-ils pas les ci-devant nobles ? s’écria Cabanou en tapant un grand coup de poing sur la table. Pour t’être frottée autrefois au défunt seigneur de Roquejoffre, tu fais l’aristocrate, Toinou ! Hé bien ! entends ça ! Je marierai ma drole à Blaise si ça me plaît ; et encore il sera bien content !

— Ça c’est vrai, père Champarnal, fit Blaise.

— Vous autres parlez de faire noces sans me demander si la chose me convient ! dit alors la Mondinette.

— Est-ce que tu prétendrais me dédire si je le faisais ? demanda vivement Champarnal à sa fille.

— Non, père… pourtant la chose me touche et il me semble qu’on devrait bien me demander un peu mon avis.

— Eh bien, je te le demande ? veux-tu prendre Blaise ?

— Puisque ça vous fait plaisir, père, et à moi aussi.

— À la bonne heure ! « Bourre là ! » dit Cabanou, en tendant la main à Blaise. Et toi, vieille aristocrate de Toinou, donne une goutte de pineau pour arroser notre marché !

— Le marché ! s’écria la Mondinette. Alors vous me vendez, père ?

— Non ! non ! petite ! la langue m’a fourché. Je voulais dire notre accord !

— Tenez, mon pauvre Cabanou, dit la Toinon en posant la pinte de pineau sur la table. Si vous ne connaissiez pas mieux les cochons que les femmes, vous seriez tôt ruiné !

— Foutute insolente !

Et après avoir trinqué et bu, l’accord fut parfait. C’est pourquoi peu de jours après, le maire de Vern procédait au mariage du citoyen Blaise Cestrac, laboureur, et de Mondinette Champarnal, aux applaudissements des patriotes, qui voyaient dans cette union la fusion de la noblesse et du peuple.

La Mondinette accoucha trois semaines avant le temps, mais cela passa pour un accident : elle avait buté sur le pas de la porte, disait la Toinou.

Comme Blaise venait de déclarer l’enfant à la mairie, il passa chez Jouanny, où sa mère, assise dans la boutique, faisait téter un beau drole, déjà fort.

— Comme il profite, mon petit frère ! dit-il en prenant l’enfançon et l’élevant en l’air. Tout de même, l’oncle ne sera guère plus vieux que le neveu, ajouta-t-il en riant.

Alors, Jouanny, qui avait quitté l’étau, alla chercher un papier qu’il lut à son beau-fils :

— Écoute-moi ça, Blaise !

République française.
Liberté, égalité ou la mort !

Bergerac, le 28 brumaire,
an II de la République une et indivisible.

« Le représentant du peuple, délégué par la Convention nationale dans le département de la Dordogne, invite le citoyen Jouanny, arquebusier à Vern, dont le civisme et les talents lui sont connus, à se rendre sous trois jours à Bergerac, pour y occuper une place de contremaître dans la manufacture où se forgent les armes destinées à foudroyer les tyrans et leurs satellites.

« Salut et Fraternité.
« Lakanal. »

— Alors, vous autres, allez partir ? demanda Blaise après avoir complimenté Jouanny.

— Oui. Moi je partirai après-demain, mais la mère avec Mette resteront pour déménager aussitôt que j’aurai trouvé un logement… Mais, à propos de ça, il y a là-haut un coffre plein de vieilles paperasses venant de Roquejoffre ; qu’en veux-tu faire ?

— Que veux-tu que j’en fasse ! il n’y a qu’à les jeter au feu.