Rose et Blanche/1/3

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B. Renault, éditeur (Tome Ip. 78-108).


CHAPITRE III.

Les Comédiens.


« Est-ce que tu me boudes, mon cher Horace ? dit Laorens, quand l’hôte les eût enfin laissés seuls.

« — Moi, pourquoi donc ?

« — C’est que j’ai été singulièrement rude avec toi !

« — Bah ! je ne m’en souviens plus.

« — C’est un peu ta faute. J’étais plongé dans une extase ravissante, et tu es venu m’en tirer par une question digne de celle que Shandy adressa à son épouse, un certain 1er du mois.

« — Allons ! vas-tu recommencer ? que ferons-nous ce soir pour nous désennuyer ?

« — Est-ce que nous nous ennuyons ?

« — Non ; mais si nous restons ici tête-à-tête, sans occupations, nous allons nous disputer jusqu’à trois heures du matin.

« — Eh bien ! disputons-nous ! c’est un plaisir comme un autre.

« — Il commence à s’épuiser entre nous deux. Qu’y a-t-il à voir dans cette ville ?

« — Regarde cette place, cette foule, ces costumes, ces figures.

« — Ah ! que d’hommes rassemblés ! cela infecte. Que de turpitudes agglomérées sur un point du sol ! c’est comme un immense tas d’ordures. N’as-tu que cela pour m’amuser ? Holà ! monsieur l’hôte, montez ici un instant, je vous prie. »

L’hôte reparut aussitôt. Il n’était pas loin, peut-être écoutait-il à la porte, afin d’aller apprendre à sa femme que les deux voyageurs étaient deux artistes, deux généraux, deux lords, deux députés, deux hidalgos, deux banquiers ou deux avocats.

« Que fait-on, le soir, dans la ville de Tarbes ? lui demanda gravement Horace.

« — Mais, monsieur, on va, on vient, on fait une chose ou une autre.

« — À merveille : je comprends parfaitement ; mais encore ?

« — On se promène, on reste chez soi, on joue aux cartes avec sa société, on prend du punch, j’en fais d’excellent ; on va au café, quand on est bien avec les militaires, et on joue au billard ; ou bien encore on va à la comédie.

« — Ah ! ah ! vous avez une salle de spectacle ?

« — Fort agréable, monsieur.

« — Et des acteurs ?

« — Meilleurs qu’à Paris. Une troupe toute fraîchement recomposée, et que personne encore n’a vue dans le pays.

« — C’est pourquoi les acteurs sont excellens ? Allons, Laorens, je vais à la comédie, moi ; si ça m’amuse, j’applaudis comme un forcené, je jette les hauts cris, j’enlève la prima donna. Si ça m’ennuie, je fais du scandale, je siffle, je jette des gros sous, j’assomme les opposans ! enfin, je veux m’occuper d’une façon ou d’une autre, comme dit monsieur notre hôte. Viens-tu ?

« — Certainement : pour t’empêcher de faire trop de sottises. »

Le genre de nos pièces de théâtre à la mode serait peu goûté dans cette contrée ardente où les émotions factices ne suffisent pas à l’énergie du sang. Nos mélodrames sanguinolens, et tout au plus les tigres anodins, les lions bénévoles de M. Martin, éveilleraient un cri de plaisir parmi des spectateurs qui trépignent de joie à la vue d’un homme déchiré par un taureau ; des chiens éventrés, un cheval qui fuit en traînant ses entrailles sur la poussière, un joli garçon lancé à vingt pieds en l’air ; voilà ce qu’il faut à ces âmes de métal brut. Les acrobates merveilleux du boulevard du Temple, les séculaires ascensions de madame Saqui ne brilleraient pas non plus parmi ces Basques dont les muscles d’acier rompraient plutôt que de fléchir, et dont les bonds élastiques rivalisent avec ceux de l’isard des montagnes. Le goût des émotions fortes et des entreprises surhumaines nous vient de ce climat et ne peut y retourner qu’énervé ou émoussé par notre tiède civilisation.

C’est pourquoi la troupe de M. Robba se garda bien de couvrir son affiche d’une annonce comme celle de Thérèse, du Père juge, ou du Meurtrier ; mais on y vit les Rendez-vous Bourgeois, opéra-comique tout nouveau, et les Anglaises pour rire, vaudeville non moins neuf ; alors la foule se pressa dans l’étroite salle qui ne méritait rien moins que le titre d’agréable dont l’hôte l’avait gratifiée ; et les méridionaux, passionnés pour la musique, se préparèrent aux mêmes impressions, aux mêmes trépignemens que la capitale, devant la toile qui leur cache Mainvielle, Malibran, ou Pasta.

La soubrette n’était presque pas plus grosse, presque pas plus vieille que madame Boulanger ; c’est pourquoi Horace la laissa chanter faux avec une rare indulgence. L’ingénue, enceinte de sept mois, commença à le divertir ; mais à la vue du père noble, représenté par une jeune et jolie fille, sa gaîté devint si expansive, ses apostrophes au toupet et à la culotte courte, si hautes, si directes, que Laorens fut forcé de l’emmener au moment où l’orage du mécontentement public allait éclater autour d’eux ; encore, pour le soustraire à ce danger, d’autant plus imminent qu’ils étaient sans protection aucune dans la ville, fut-il obligé de lui proposer de s’introduire ensemble dans les coulisses, pour examiner de plus près le singulier accoutrement du père noble.

Arrivés à la porte du galetas qui servait de foyer aux acteurs (local qui avait servi jadis de sacristie à l’église, convertie maintenant en théâtre), les deux amis trouvèrent pour gardien du pandæmonium dramatique un vieux perruquier classique, poudré à frimats, beau diseur, grand fabricant d’anecdotes controuvées, grand confident d’amourettes divulguées le lendemain, habile messager de billets doux, que tout le monde lisait avant la personne propriétaire du nom malencontreux hasardé sur l’adresse ; en un mot, l’homme le plus important, le plus précieux, le plus utile et le plus actif de la cité provinciale.

Il déclara d’abord que la troupe était fort décente, que les actrices étaient toutes vertueuses, qu’il y avait des pères et des maris très-jaloux de leurs droits, qu’enfin personne n’entrait sans une faveur spéciale. Mais une brillante pièce de cinq francs modifia rapidement ses opinions, et le rendit presque aussi sceptique qu’Horace à l’égard des principes professés en ce lieu.

Le premier personnage que les deux amis saluèrent dans la coulisse fut le malheureux père noble avec son haut-de-chausses trop long d’une coudée, son habit carré dont les basques lui tombaient sur les talons, et sa perruque hérissée sur une petite mine espiègle et rose qui ne pouvait pas venir à bout de se rendre laide. La pièce venait de finir : Horace ne put résister à l’envie d’arracher la perruque vénérable, et de voir le vieillard en longs cheveux noirs. Il se préparait même à pousser plus loin ses investigations, en tirant les manches d’un habit pailleté dont l’ampleur se prêtait peu à une longue résistance, lorsque la respectable tante, Mlle Primerose, qui venait de remplir le rôle de cuisinière dans les Rendez-vous bourgeois, vint au secours de la pauvre Rose. Elle feignit de se trouver mal, d’être en colère, au désespoir ; puis elle se calma en voyant la mine cavalière, les manières franches, la riche chaîne d’or du prétendant, la bonne tenue de son ami, et surtout en écoutant un mot que le perruquier lui glissa à l’oreille ; elle ordonna même à sa nièce d’aller se débarbouiller et de prendre le costume de son rôle pour la seconde pièce. Rose obéit d’un air de dédain et de bouderie qui la rendit fort piquante, malgré les rides de crayon et les nuages de poudre qui grimaient son jeune visage.

« Je te dis que c’est une fort jolie fille, dit Laorens à son ami.

« — Laisse-moi donc tranquille ! dit Horace : ne vas-tu pas tomber amoureux de cette mine chiffonnée ! Allons, je t’en défie ; fais-moi le plaisir d’essayer, pour me montrer jusqu’où peut aller la rare faculté que tu possèdes d’embellir le néant et de poétiser le ridicule.

« — Mon Dieu ! il y a peut-être, dans les salons de la finance, telle femme jeune, belle, adorée, qui, sous le costume d’un père noble, serait plus absurde que la pauvre enfant que tu dédaignes. Eh bien ! je parie qu’elle sera charmante tout-à-l’heure ; je dois me connaître en visages, peut-être : c’est mon état.

« — Oui, tu es peintre comme on est épicier. Tu reconnais la belle chandelle sous l’enveloppe de papier gris, rien qu’au parfum qu’elle exhale.

« — Quelle ignoble comparaison !

« — Digne du sujet qui m’inspire. Eh ! mais, quelle est cette petite en robe blanche et tablier rose ?

« — C’est le père noble.

« — Pas possible !

« — Sur mon honneur.

« — C’est, ma foi, vrai. Miracle ! elle est délicieuse ! Voyons, ma princesse, dit-il en élevant la voix, daignerez-vous venir recevoir les hommages que vous méritez maintenant ?

« — Approchez, mademoiselle, dit la tante d’un air sévère ; approchez, quand on vous le dit… Que craignez-vous ? Pardonnez-lui, messieurs ; c’est une niaise de première force. »

Rose s’approcha d’un air hautain et mécontent. Elle salua avec raideur, et se tint sous le regard des deux amateurs avec l’impatience et la fierté d’un beau cheval de main qu’on examine.

« C’est prodigieux ! dit Horace en la lorgnant comme elle s’échappait rapidement, heureuse d’échapper à cette impertinente revue. Allons, mon bon Laorens, la petite est adorablement belle. Te voilà amoureux, pauvre diable ! Je te plains, tu vas être malheureux pendant au moins trois semaines.

« — Ma foi ! j’ai fait de plus mauvais choix dans ma vie. Pourquoi ne tenterais-je pas l’aventure ?… Mais voilà le diable ! La tante est fort avide : j’ai déjà pénétré les replis de son noble cœur, et ceux de ma bourse ne sont pas plus impénétrables ; je ne suis pas riche.

« — C’est un cœur large, un cœur à engloutir cent mille francs. Mais pas de folie ! pour ce prix-là tu aurais la première actrice. Peut-être la première vertu de Paris. Soyons rangés : rappellons-nous que nous sommes en voyage. Fais ton prix le meilleur possible, à la satisfaction des parties contractantes.

« — Je n’ai pas cent francs à jeter après une folie.

« — Es-tu fou ? sur mon honneur, je jure que cette nuit je grise mon philosophe moraliste, et que je lui fais consommer la séduction de l’innocence.

« — Oh ! laisse-moi en repos ! je n’aime pas les folies préparées ; elles finissent toujours par une déception.

« — Ne t’occupe de rien, je me charge de tout. La partie de plaisir, le souper, les arrangemens avec la respectable mère, le boudoir même, si tu veux, tout cela me regarde. Va faire la cour à la petite : surtout pas trop de sentiment : moi, je vais tout préparer pour m’occuper de ton bonheur. »

Ce qui fut dit fut fait. Horace commença par dépêcher le perruquier dans toute la ville, pour lui faire dresser un copieux et friand souper. Il savait bien que le premier soin de son Mercure à ailes de pigeon serait de prévenir la tante de toutes les démarches qu’il allait faire, de toutes les résolutions qu’il voulait prendre : aussi ne lui cacha-t-il rien ; et, d’un ton parfaitement digne, où la galanterie et la familiarité se confondaient à doses égales, il s’informa, en jouant avec la chaîne d’or qui tombait sur son gilet de velours, si Mlle Primerose, daignerait accepter une modeste partie de plaisir, lui laissant la faculté d’inviter ceux de ses camarades qui lui seraient agréables. Ensuite, il parla de Rose, dont il vanta la beauté ; de Laorens, dont il chanta en prose poétique le bon cœur, l’âme grande, et le château qu’il avait sur les bords de la Loire : homme rare, homme étonnant, capricieux et fantasque, mais payant ses caprices aussi cher que fantaisies de prince. En moins d’un instant le perruquier fut instruit de tout : il n’en fallut pas davantage à Mlle Primerose pour tout savoir. Obligée de résister d’abord, elle résista : puis sévère par convenances, elle s’apaisa par faiblesse, en voyant quelques pièces d’or qu’Horace avait données, pour Laorens, au perruquier, son entremetteur ; et par une déduction d’idées des plus logiques et des plus faciles à suivre, il fut pour elle évident et clair que celui qui payait ainsi les chances d’un succès douteux n’aurait pas assez du budget pour payer le succès lui-même. Le marché fut donc conclu à la satisfaction de tous. Les parties ne s’expliquèrent pas, mais s’entendirent parfaitement, excepté Rose, qui servait d’enjeu et ne s’en doutait pas ; pauvre victime ! qui allait monter, insoucieuse, aux marches de l’autel où elle devait tomber, jeune, belle et vendue.

Le spectacle fini, Rose, appuyée sur le bras de Laorens, suivit sa mère que conduisait Horace d’un air de triomphe bouffon. Quatre autres comédiens, une vieille scélérate trop laide pour inspirer de l’envie à la Primerose, le directeur M. Robba, qu’elle avait intérêt à se rendre favorable ; un grand garçon boucher qui s’était engagé pour les rôles de tyran, et un jeune aspirant aux rôles de niais, complétaient la partie. Le perruquier marchait en tête de la bande, un fallot à la main ; il dirigeait la gaie caravane vers une maison d’assez chétive apparence dont il ne s’avouait pas tout haut le propriétaire, mais dans l’intérieur de laquelle plus d’un couple avait trouvé, grâce à lui, tous les enchantemens, toutes les délices de la vie. La chambre était éclairée d’un assez grand nombre de chandelles, et parée d’un souper assez brillant pour la circonstance : force flacons de vin mousseux, force bouteilles de liqueurs, des fruits, des friandises pour les dames, le tout disposé d’une façon vraiment galante par le perruquier et ses servantes, grandes Béarnaises à l’œil vif, qui avaient un peu compromis, dans Tarbes, la moralité, jusqu’alors intacte, du propriétaire de ce galant manoir.

Comme celui-ci ne pouvait s’approcher de Laorens, sans éveiller les soupçons de la pauvre Rose, toujours fort ignorante de ce qui se tramait autour d’elle, il prit Horace à l’écart, avant qu’il se fût mis à table ; et, lui montrant un jardin abrité par des buissons de clématite et de charmille touffue, il lui remit la clef d’un pavillon situé assez loin de l’habitation principale pour qu’un rendez-vous pût s’y réfugier sans scandale et sans bruit. Il fut convenu que le perruquier s’occuperait inclusivement des convives, et que M. Horace Cazalès protégerait la retraite de son ami par le jardin, lorsqu’il en serait temps.

Le souper, d’abord silencieux entre gens dont l’estomac était peu accoutumé à une si bonne aubaine, devint peu à peu pétillant de verve et de licencieux propos. La vieille actrice, consommée dans le crime, se mit à raconter des histoires de sa jeunesse, d’un libertinage si raffiné, que les chastes oreilles de Rose n’y comprirent pas un mot, et que ses joues ne s’animèrent pas d’une teinte plus vive aux passages les plus scabreux du récit. Chacun alors imita l’exemple de la duègne : Mlle Primerose dépouilla tout-à-fait sa vertu mercantile ; et à la veille d’être débarrassée de l’innocence de sa fille, se permit devant elle des confessions étranges. Un seul des convives gardait en buvant un silence mélancolique : c’était le niais, dont la Primerose faisait pourtant un cas particulier. Pressé de payer son contingent d’anecdotes scandaleuses, il posa sa serviette auprès de lui, prit un air encore plus grave, et d’un ton solennel commença en ces termes :

« Mesdames et messieurs, vous voyez devant vous un homme que le malheur s’est plu à persécuter ; c’est un malheur étrange à vous dire, mais un malheur bizarre, unique, un malheur phénomène. »

Ce début surprit tellement l’auditoire, qu’on y prêta la plus scrupuleuse attention, et que, pour un instant, la pensée du jardin et du pavillon s’éteignit dans les artères cérébraux de Laorens : tout se tut, les convives, les assiettes, les bouchons et le perruquier.

« Oui, mes amis, reprit le conteur, je suis un homme déchu, tombé du faîte des sommités sociales. Naguère, j’étais recherché, brillant, admiré ; je vivais de triomphes et d’applaudissemens : aujourd’hui, me voilà réduit à chanter inaperçu dans les chœurs ; je ne suis plus qu’un être sans nom, un chanteur sans voix, un artiste sans pain. Ainsi passent les gloires de l’homme.

Je me nomme Firenzuola. Je suis natif de Florence, et pendant vingt ans de ma vie, j’ai passé pour ce que je ne suis pas. Apprenez que tout mon malheur consiste à être un homme comme les autres, au lieu d’être un soprano véritable.

« — Allons ! quelle extravagance nous débitez-vous là ? s’écria Horace.

« — Aussi vrai que vous n’êtes pas ivre, monsieur, c’est la cause de toutes mes infortunes ; mais, pour mieux vous faire comprendre le secret d’une destinée dont vos mœurs n’ont pu vous fournir l’exemple, permettez que je prenne les choses d’un peu haut, et que je vous fasse connaître ma famille.