Rose et Blanche/3/2

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B. Renault, éditeur (Tome IIIp. 69-82).


CHAPITRE II.

Moralité.


Depuis long-temps Laorens ne lisait plus ; les feuilles du manuscrit étaient éparses auprès de lui, et il rêvait à ce récit, dont le secret avait eu sur la vie d’Horace une influence inexplicable. Après avoir marché quelques instans sur le sable de la rive, pour établir son jugement comme il avait promis de le faire, il s’achemina vers la tour du comte de D…, et trouva, à quelques pas du gîte, son ami qui l’attendait avec impatience. Horace, en le voyant venir, trouva que Laorens avait lu bien vite.

« Eh bien ! lui dit Horace avec anxiété.

« — Eh bien ! tu es un être singulier au premier abord, répondit Laorens en riant. Tu parais insaisissable, la première fois qu’on découvre ta tristesse au fond d’une écume de folie et de gaîté extraordinaire. Mais maintenant je crois lire en toi, et posséder le secret de ton âme, comme je possède celui de ta conduite.

« Tu fus vertueux, vertueux par principes, et ta jeunesse pouvait faire honte à la mienne. Autant ma vie était déjà dissipée, quand nous nous trouvâmes à Paris, autant la tienne était froide et retirée. Dans ce temps-là, je ne cherchais point à nier ta supériorité ; je la sentais, mais je n’en étais pas ébloui. Souviens-toi que je te disais d’être en garde contre ta vertu. Ma croyance était qu’on ne s’élève pas impunément au-dessus de ses semblables, et qu’on finit par payer par quelques travers du cœur la tension de l’esprit vers un ordre d’idées trop recherchées. Permets-moi d’être très-franc, et rappelle-toi que tu m’as imposé le devoir de te juger.

L’écueil des hommes à théorie, c’est l’orgueil ; mon ami, ce fut le tien. J’ai souvent cherché la cause de nos dissidences querelleuses, la voici. Tu ne me trouvais pas digne de toi, et tu voulais malgré moi me rendre tel. Peu à peu la vanité enfla ton cœur. Enseveli dans la retraite, tu avais été ignoré ou méconnu toute ta vie. Tu en ressentais quelque aigreur contre la société. Dès que tu fus placé en vue par ta richesse, tu te livras avec volupté aux occasions d’être admiré comme tu le méritais. Mais à mesure que ta réputation croissait, à mesure que tes belles qualités, long-temps enfouies, prenaient leur développement, ta vanité grossit à ton insu et tu devins encore plus cher à toi-même qu’aux autres… conviens-en ?

« Alors vint ton crime. Le hasard le fit, le hasard est un monstre ! Mais moi, homme vulgaire, je ne puis te haïr pour un forfait que j’aurais commis à ta place, et peut-être sans remords ; je suis artiste et libertin, j’ai des passions ardentes et ne raisonne pas : j’obéis à mes penchans. Ils produisent des fautes triviales, mais ils n’égarent pas mon jugement : lui, il est vierge, il n’a jamais servi ; quand j’en aurai besoin, je suis sûr de le trouver sain et intact.

« Pour toi, moraliste estimable, tu ne te vis pas plus tôt redevenu mortel fragile, que tu t’indignas contre toi-même, et la colère te rendit fou. Ton remords, c’est de l’amour-propre blessé. Et puis trop raide et trop orgueilleux pour pleurer, ne voulant point consentir à t’humilier par un repentir franc et sincère, tu cherchas à t’étourdir par tous les moyens possibles. Surpris de ce brusque changement, mais trop frivole pour en pénétrer la cause, je ne songeai d’abord qu’à m’en réjouir et à en profiter. Je riais comme un fou de ta soudaine perversité, j’y aidais de tout mon pouvoir, je te donnais hardiment l’exemple. Mais j’étais moins coupable que toi ; car j’étais scélérat par habitude et par besoin, toi par réflexion et par système. Ensuite j’ai été frappé de l’âcreté de tes joies et de la tristesse de ta gaîté. Je te l’ai dit ; mais nous n’avons jamais pu nous entendre : tu avais trop de fierté, moi pas assez d’empressement.

« Il paraît que la conscience est un ennemi mortel, un vengeur qui ne se lasse pas, un pédagogue qui férule jour et nuit, car tu ne pus jamais l’apaiser. Elle te poursuivit au milieu des plaisirs, au sein de l’ivresse, dont tu recherchais les capiteuses émotions pour fouetter ton sang douloureux. Elle te châtia cruellement, et la conscience, vois-tu, c’est moitié vertu, moitié orgueil ; moitié raison, moitié sottise.

« Puis, tu ne te sentis pas plus tôt malheureux que tu craignis de le paraître. Car avouer ton mal, toi, sublime philosophe, modèle de sérénité, c’était confesser ta chute, et tu aimais mieux devant nous devenir mauvais sujet par calcul que de l’avoir été par surprise. Les efforts que tu fis pour conserver ta réputation te la firent perdre ; car pour cacher une faute, tu en commis cent autres. Tous les vices que tu n’avais pas, tu parvins à les acquérir ; de la gaîté forcée, tu passas à la folie, à l’intempérance, au libertinage, et nous changeâmes de rôle : je fus le moraliste, le sage Laorens, et toi, le débauché, l’immoral Horace. C’était pure plaisanterie, mais encore y avait-il entre nous la différence d’un fou stupide à un fou furieux.

Enfin, tu essayas de t’absoudre en faussant ton jugement si âpre, en égarant ta conscience si prude ; tu épousas le vice, afin d’en faire l’apologie et d’émousser les remords par la satiété. Tu glissas bien vite sur cette pente fatale ; car tu y débutais avec des passions toutes neuves, toutes brûlantes, qu’à force de les comprimer tu possédais à ton insu ; et tu es arrivé au point d’être criminel pour avoir été homme de bien, tandis que j’arriverai un jour peut-être à être homme de bien, par ennui du métier que je fais maintenant en sens contraire. Amen ! Trouves-tu que je prêche bien ? »

Horace ne répondit point. À la tristesse profonde qui envahissait toutes ses pensées, il comprit que Laorens l’avait bien jugé. Car en ce moment l’amour-propre était en souffrance, et il le sentait. Il eût voulu se disculper, c’était impossible ; ressaisir sa supériorité sur Laorens, c’en était fait pour jamais. Il avait eu alternativement sur lui celle de la sagesse et celle de la folie. Maintenant le masque était tombé, il n’aurait plus le droit de dire : Fais comme moi ! Car il se sentait tout petit devant le bon sens d’un homme sans mœurs. Tour à tour Caton et Méphistophélès, il n’était plus maintenant qu’un fanfaron de vertu, un bravache de perversité, moins encore : c’était un enfant que son précepteur venait de tancer, et qui boudait, les larmes aux yeux.

Mais après quelques instans de silence, il leva ses regards avec effort sur cet homme, qu’il craignait depuis un instant, et il trouva sur sa figure tant d’aménité, de prévenance et d’affection, qu’il se jeta dans ses bras avec le même abandon, le même transport que la veille.

« Je veux réparer ma faute, dit-il ; enseigne-moi le moyen.

« — Oh ! c’est facile, dit Laorens en l’embrassant. Jette tes faux habits, et redeviens toi-même. Ne sois plus un mauvais sujet, puisque tu n’as plus le courage de l’être avec sécurité ; seulement, en reprenant l’état d’homme de bien, garde la tolérance que tes fautes ont dû te donner. Laisse-moi persévérer dans la mauvaise voie, jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de m’en tirer. Je te pardonnerai ta vertu, si tu veux me passer mes crimes. Soyons ce que nous étions jadis l’un et l’autre, sauf l’indulgence dont l’essai de ta fragilité t’aura doté. Retourne à tes occupations, à tes devoirs, gère tes biens, sois maire de ton village, marguillier de ta paroisse, marie-toi, tâche d’être le père de tes enfans, explique-leur Cornélius Népos ; moi, je leur montrerai à faire des yeux et des oreilles, quand j’aurai le moyen de prendre des vacances. Recommande à ta noble épouse d’avoir de jolies soubrettes ; c’est une précaution excellente pour conserver sa vertu, et je te promets, à cette condition, de respecter religieusement la châtelaine. Voilà la vie qui te convient ; laisse aux pauvres diables comme moi les tripots, les ateliers, les tavernes et les coulisses. Pardonne-toi, tout sera réparé.

« — Je tâcherai, » dit Horace.

Ils se mirent en route pour Mortemont quelques jours après.