Rose et Blanche/3/3

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B. Renault, éditeur (Tome IIIp. 83-112).


CHAPITRE III.

La Dévote.


« Ah ça ! dit Laorens à son ami, au moment où du fond d’une mauvaise patache, seul véhicule qu’ils eussent trouvé dans le pays, ils aperçurent les tourelles grises du noble castel de Mortemont, parlons de Rose : désormais nous le pouvons sans aigreur. Je n’ai pas le droit d’être susceptible, après la confiance que tu m’as témoignée. Je t’ai dit que j’avais osé me présenter chez ta sœur, parce que j’avais besoin de te voir, de me réconcilier avec toi ; mais je ne t’ai pas dit qu’une plus grande preuve de mon amitié, c’est d’en être parti le lendemain matin.

« — Cela veut dire que tu es encore amoureux de cette petite ?

« — Si je croyais trouver en toi un rival, je n’y songerais plus ; mais la manière dont elle m’a parlé de toi, le peu d’impression qu’elle me paraît avoir fait sur ton cœur…

« — Qui te l’a dit ?

« — Ah !… mais décide-toi donc !

« — Rassure-toi. J’ai eu à Tarbes, le matin qui a suivi le souper, un moment d’enthousiasme pour elle, ou peut-être pour moi. Rose est une adorable fille ; mais je l’estime trop pour l’aimer.

« — Ma foi ! l’un n’empêche pas l’autre. Une maîtresse vertueuse ! j’ai toujours rêvé cela. Si j’avais eu le temps et la patience, j’aurais voulu en chercher une.

« — Tu aurais grand tort ; tu ne l’aimerais pas.

« — Bah ! tu me dis cela pour m’empêcher de songer à ta protégée.

« — Je te demande très-franchement de n’y point songer. Je ne sais pas s’il serait possible de l’égarer maintenant qu’elle dépend d’elle-même ; mais ce serait dommage, en vérité, avec toutes les dispositions qu’elle a pour devenir une honnête femme. Tu ne l’épouserais pas ?

« — Non, que le diable m’emporte !

« — Laisse-la donc entrer au couvent, puisqu’elle dit vouloir prendre ce parti. Une fille comme elle serait malheureuse dans le vice.

« — Pourquoi le vice ? Je me suis promis que, du jour où je rencontrerais (le hasard peut faire ce miracle) une femme honnête qui s’arrangerait de moi pour amant, je lui serais fidèle tant qu’elle voudrait.

« — Et tu t’es persuadé cela ? Pour le coup, tu te calomnies. Autant vaudrait te marier : et dis-moi quel est l’époux qui garderait sa femme, s’il n’y était pas forcé ?

« — Tu ne te marieras donc pas, toi ? il me semble pourtant qu’une vie positive serait le meilleur remède à tes idées creuses.

« — Mais c’est possible ; et quoique je médise encore du mariage comme un nouveau converti qui a des retours de scélératesse, peut-être songerai-je à suivre ton conseil. La vue de ma bonne sœur achèvera peut-être aussi de me guérir. Je lui arrive dans de bonnes dispositions ; elle va me prêcher, cela t’amusera à entendre.

« — Pas trop… je crains… »

Pendant que les deux amis cheminaient vers le château de Mortemont, Rose faisait ses préparatifs pour le quitter. Il avait été décidé qu’elle entrerait au couvent ; l’archevêque avait demandé à mademoiselle Cazalès si sa protégée était bien née. Elle savait que tout l’intérêt de Monseigneur pour Rose dépendait de sa réponse à cette question. Elle l’avait donc fait passer pour la fille naturelle de personnes d’un haut rang, et tout en inventant cet innocent mensonge, la pieuse demoiselle demandait pardon à Dieu de servir son prochain aux dépens de la vérité.

D’après cette assertion, Monseigneur s’était engagé à faire entrer Rose au couvent des Augustines, dont il avait été long-temps le directeur, et dont il était le supérieur, depuis sa promotion à la dignité épiscopale ; c’est-à-dire qu’après avoir confessé ces saintes âmes, pendant qu’il était simple abbé, il laissait désormais ces soins charitables à des oreilles vulgaires, et conservait seulement un titre honorifique dans la communauté.

Cette maison religieuse était alors une des plus en vogue à Paris pour l’éducation des demoiselles de qualité. Il était difficile d’y faire admettre une jeune personne sans présenter sa généalogie. Mais tout était possible au supérieur, et en cette occasion le prélat ne fut pas fâché de dire plusieurs fois très-haut, dans le salon de mademoiselle Cazalès, et même dans ceux de la ville de Nérac, que le couvent des Augustines était la résidence la plus enviée des âmes pieuses, mais qu’on n’y entrait pas sans de puissantes protections. Alors la province fit mille commentaires sur la jolie protégée de mademoiselle Cazalès et de Monseigneur. On se pénétra vivement de son importance dans le monde ; au bout de très-peu de temps elle passa pour une fille naturelle du feu duc de Berry. D’où venait-elle ? On l’ignorait. Qui l’avait confiée à mademoiselle Cazalès ? Dieu seul le savait. Il y avait là-dessous un mystère impénétrable, un pouvoir occulte, mais suprême. Monseigneur de V… n’était venu à Nérac que chargé d’une mission supérieure pour l’emmener : devant le monde, il la traitait comme une personne ordinaire ; mais les domestiques, disait-on, assuraient l’avoir vu lui parler debout et avec toutes les marques d’un profond respect. Elle ne devait sortir du couvent que pour paraître à la cour avec le titre de gouvernante des enfans de France, ou au moins de dame d’atours de madame la duchesse de Berry.

Une telle ascension dans l’opinion des sots n’enorgueillit point la jeune comédienne. Elle était fière et non pas vaine, et d’ailleurs elle ignorait à quel point elle occupait l’oisive curiosité des Néraquois. Malgré les égards dont elle se voyait entourée, malgré les bontés de mademoiselle Cazalès, malgré sa volonté d’aimer le genre de vie qui s’ouvrait devant elle, un invincible ennui accablait son âme active. Cet avenir inconnu où elle se lançait la remplissait d’inquiétude. Elle dormait peu et passait les jours dans un insurmontable malaise. Ces conférences de dévotes qui remplissaient la vie de mademoiselle Cazalès l’accablaient de mortels bâillemens ; ces figures de laquais qui la servaient avec un respect machinal à la table des maîtres, et qui l’eussent trouvée à peine digne de manger avec eux quelques jours auparavant, lui faisaient autant de mal que la haine servile de la Lenoir. Toute ignorante de la vie, dans l’âge où l’on vit de sensations, elle était forcée de vivre de calculs et de réflexions ; aussi chaque jour était pour elle une année d’expérience : chaque jour l’attristait en l’éclairant.

Mademoiselle Cazalès elle-même, avec sa grâce affectueuse qu’elle prodiguait peut-être un peu trop indistinctement, lui semblait avoir des instans de hauteur et de sécheresse ; elle en repoussait l’idée dans la crainte d’ouvrir son cœur à l’ingratitude ; mais, malgré elle, une sensation de froid traversait ses momens d’illusion et d’épanchement : il lui semblait que chez cette femme la bonté était un système et non un penchant. Un jour qu’elle baisait les mains de sa protectrice, en lui demandant comment elle pourrait se montrer digne de ses bontés : « Ma chère petite, répondit mademoiselle Cazalès, si vous étiez ingrate, Dieu se chargerait de me récompenser. Les avances qu’on fait dans la voie du salut ne sont jamais perdues. »

« Ainsi, pensa Rose, c’est pour gagner le ciel qu’elle veut sauver mon âme : c’est moins pour moi qu’elle travaille que pour elle-même ; et s’il n’y avait pas profit pour elle à m’aimer, elle ne m’aimerait pas… Il n’y a peut-être pas grande différence entre cette amitié-là et celle de ma mère. »

Il y avait quinze jours que Rose était à Mortemont, et son départ pour Paris était fixé à huit jours de là. Mademoiselle Cazalès la prit un matin par le bras et l’emmena au fond du parc. Il y avait dans ses manières une sorte de solennité qui d’avance mit la jeune fille dans la gêne.

« Ma chère enfant, dit-elle, lorsque mon frère m’écrivit pour vous confier à mon amitié, il me prévint que dans la crainte des mauvais propos si faciles à faire naître dans la province, il attendrait votre départ pour rentrer dans sa maison… Ne vous en a-t-il pas prévenue en vous quittant ? »

Rose sentit qu’elle pâlissait.

« Je suis fâchée, répondit-elle, d’être pour M. Cazalès un sujet de dérangement et de contrariété. C’est bien mal payer ses bontés pour moi : mais comment une pauvre fille comme moi pourrait-elle fixer l’attention du public ?

« — C’est précisément pour cela que vous la fixerez. Si vous étiez assez riche pour être recherchée en mariage pour des intérêts temporels, vous passeriez peut-être pour ma future belle-sœur, et votre réputation ni la mienne n’en souffriraient. Mais pauvre comme vous l’êtes, le public, toujours porté à juger sans esprit de charité, vous verrait d’un mauvais œil sous le même toit qu’un jeune homme, et je passerais pour imprudente en vous exposant à des jugemens défavorables. »

Ce langage choquait Rose.

« Eh bien ! mademoiselle, je partirai dès que vous l’ordonnerez, répondit-elle d’un air respectueux, mais froid.

« — Oh ! ce n’est pas là ce que je veux dire, reprit mademoiselle Cazalès, en reprenant l’expression caressante à l’aide de laquelle elle savait embellir sa laideur. Vous ne partirez qu’à l’époque que nous avons fixée ; seulement permettez à mon amitié une mesure de prudence contre la calomnie. Mon frère arrive demain avec un de ses amis, que vous avez dû voir ici le même jour que Monseigneur. Allez passer le peu de jours qui vous séparent de votre voyage dans ma maison, à Nérac. Vous y serez aussi bien qu’ici. Vous serez servie par Mariette, une digne et excellente femme qui a nourri mon frère et moi, et qui vous soignera comme son enfant.

« — Vos désirs sont des ordres pour moi, répondit Rose, qui avait appris cette phrase dans quelque comédie classique. Je vous dois tout, ajouta-t-elle ; partout, je penserai à vous et à M. Cazalès.

« — Puisque nous allons nous séparer, ma chère enfant, dit mademoiselle Cazalès, écoutez les conseils de mon amitié. Vous allez entrer dans une sainte maison ; vous y serez accueillie avec indulgence et charité. Montrez-vous-en toujours digne, et pour cela évitez de contrarier les principes austères des personnes pures qui vous admettent dans leur sein. Évitez tout retour de parole et de pensée sur votre ancienne vie. Ces excellentes religieuses sauraient apprécier le mérite bien grand et bien réel que vous avez eu à l’abandonner ; mais les jeunes personnes de votre âge, moins éclairées dans leur piété, moins parfaites dans leur vertu, oseraient peut-être douter de la vôtre en apprenant les écueils dont vous êtes sortie victorieuse. Croyez-moi ; ne dites rien de ce qui est derrière vous : ces souvenirs ne peuvent que vous être pénibles ; éludez toute question, ne laissez rien deviner de votre origine, vous vous en repentiriez. Je ne voudrais pas vous voir trahir la vérité par de faux récits ; mais que vos réponses soient prudentes et réservées. Vous allez entrer au couvent sous le nom de mademoiselle Rose de Beaumont ; oubliez à jamais que vous en avez eu un autre.

« — J’avais songé à ce que vous avez la bonté de me dicter, répondit Rose. Permettez-moi de vous embrasser…

« — De tout mon cœur, ma chère enfant ; mais écoutez : soyez pieuse, ma petite, soyez pieuse. Mademoiselle Lenoir m’a dit que vous vous mettiez au lit sans faire votre prière : ce n’est pas bien. Vous êtes excusable en ce que vous n’avez reçu aucune espèce d’instruction chrétienne. Vous allez être à même de réparer le tort de vos parens ; mettez à profit la parole de Dieu, et soyez sûr qu’il n’est point de vertu méritoire devant le Seigneur, si elle n’a pour but de gagner le ciel. »

Il semblait à Rose, au contraire, que cet intérêt personnel en effaçait le mérite. Elle s’éloignait, triste et abattue, lorsque mademoiselle Cazalès la rappela.

« J’ai encore un mot à vous dire, un mot qui a besoin de toute votre délicatesse pour être pris en bonne part. Promettez-moi d’éviter mon frère, si vous le rencontrez à Nérac, pendant les jours qui vont s’écouler avant notre séparation définitive.

« — Je vous le promets, madame, répondit Rose mortellement froissée, mais calme et maîtresse d’elle-même. Je me ferai toujours un devoir de vous obéir, lors même que je ne comprendrais pas le motif de vos ordres.

« — Oh ! ce n’est pas que je craigne la moindre imprudence de votre part, ma chère petite ; mais vous comprenez bien que lorsque toute union légitime est impossible entre deux personnes de sexe différent, on ne saurait avoir trop de prudence vis-à-vis du monde.

« — Je sais cela, madame, » répondit la jeune fille avec une douleur concentrée.

Le lendemain matin, Rose s’éveilla à Nérac, dans une grande maison, triste comme l’abandon. C’était la plus belle de la ville ; il y avait deux glaces dans chaque appartement, et des meubles tout récemment arrivés de Paris. Aussi, pour ménager la fraîcheur du papier, les volets étaient constamment fermés ; les candélabres étaient couverts de toile, pour préserver les dorures de l’humidité ; les fauteuils couverts de housse, pour empêcher les velours de se piquer. Les glaces étaient couvertes de gazes, les tableaux avaient des stores de coutil, les cadres étaient garnis de papier de soie ; les chenets de bronze avaient des moules en fer-blanc. Toute cette maison était emballée comme pour un jour de départ. À force de soins, on n’y jouissait de rien : on n’y voyait pas le jour, et on y avait froid au milieu de l’été, sous le ciel de Nérac, comme dans le fond d’une cave. On y était mal à son aise, on n’osait y marcher, on ne savait pas où s’asseoir. Il y avait de quoi faire prendre le luxe en horreur et la propreté en dégoût.

« Si dans mon état, pensa Rose, ma mère ne m’eût pas toujours poussée sur le bord d’un abîme, j’aurais été plus heureuse qu’ici. Le grand air, les voyages, le bruit, le mouvement, tout cela c’était vivre. Maintenant je suis comme un cheval qu’on laisse dans un pré en lui attachant les deux pieds. Je suis prisonnière sur parole, et si je fais un pas, on me menace du mépris public. Je ne suis pas née pour le bonheur, je le vois bien. »

Mais une pensée plus triste encore avait envahi son cœur. Avec des sens muets, Rose avait une tête ardente ; Horace était beau, jeune et généreux ; il l’avait sauvée, elle le trouvait supérieur à Saint-Preux. Elle avait rêvé la vertu dans l’amour, et depuis le jour où elle avait trouvé un protecteur, elle n’avait qu’une seule pensée, sublime et romanesque, celle d’aimer sans retour.

Les dons de son bienfaiteur ne l’avaient point humiliée. Elle n’espérait pas qu’il pût être son époux, elle ne voulait point d’amant ; le seul lien qu’elle pût avoir avec lui, c’étaient ses bienfaits. Elle les aimait, et voulait suivre la route qu’il lui avait indiquée, sinon par goût, du moins par reconnaissance. Tout ce qui était extraordinaire et difficile était du ressort de cette jeune fille, jalouse dès son enfance de s’élever à ses propres yeux, parce que dès son enfance tout avait tendu à la rabaisser aux yeux d’autrui. En cela Rose n’était point un phénomène ; elle avait de l’amour-propre bien entendu, voilà tout. Il n’est pas d’homme dont on ne fasse un brave en l’appelant poltron. Elle avait donc volontairement accepté l’obligation d’être supérieure, et comme c’était le résultat de toutes les idées de sa vie, elle s’empara d’un rôle héroïque presque sans s’en douter. Cette manière d’envisager sa position et ses devoirs ne lui coûtait pas : dans une âme dont la force était aussi neuve, l’amour était un sentiment et non une passion. Elle ne se sentait point au-dessous de sa destinée ; elle avait, si l’on peut parler ainsi, l’instinct des sacrifices.

Aussi, quand mademoiselle Cazalès s’efforça de lui faire comprendre de sa situation tout ce qu’elle aurait compris d’elle-même, elle blessa cette fierté délicate et susceptible ; mais ce dont Rose souffrit le plus, ce fut le soin cruel que prit sa protectrice de lui faire sentir les obstacles qui la séparaient d’Horace ; elle trouva humiliant d’être soupçonnée de les avoir méconnus ; et lorsqu’elle attendait son bienfaiteur avec toute la fermeté de sa raison, toute la puissance de sa volonté, elle fut offensée de la méfiance avec laquelle on l’éloignait de lui.

« Croit-elle donc, disait-elle, que je sois une intrigante, et que j’aie joué la vertu pour me faire épouser ? Pense-t-elle que son frère coure auprès de moi le danger d’être accaparé par une comédienne ? Quoi ! j’ai été en sa puissance, j’en suis sortie pure, et maintenant je dois craindre son regard et fuir son approche ! je n’aurai pas le droit de le remercier, de lui montrer que je mérite son estime ! On m’enferme comme une dangereuse étourdie, qui a été sage un jour par hasard : ma force ne peut subir qu’une épreuve ! »

Elle résolut de lui écrire, de lui dire qu’en évitant sa présence, elle obéissait à des lois qu’elle ne comprenait pas, mais qu’elle l’aimerait toute sa vie ; qu’à cent lieues de lui, au fond d’un couvent, engagée par des vœux éternels (car elle trouvait dans cette feinte résolution une manière de faire comprendre sa fierté sans la dire), elle le placerait entre Dieu et son cœur pour le bénir à tous les instans.

Mais elle ne savait pas un mot d’orthographe, et craignit de faire une lettre de grisette ; elle avait joué ce rôle dans certaines pièces, et elle l’avait trouvé ridicule.

Alors elle pleura de découragement, de colère et de regrets.