Rose et Blanche/4/1

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B. Renault, éditeur (Tome IVp. 1-51).


CHAPITRE PREMIER.

Le Magnificat.


Au bout de trois mois, Rose paraissait accoutumée au couvent, et ne songeait plus à un autre bonheur que celui d’être aimée de deux ou trois personnes que son cœur y avait choisies.

La première était sœur Blanche, douce et angélique créature, d’une beauté céleste, d’un caractère humble et craintif, d’un cœur pur et affectueux ; la seconde était mademoiselle Adèle, dont l’intérieur rigide cachait une âme forte et chaleureuse ; la troisième était la supérieure, dont la bonté vraie et constante commandait la vénération. Parmi ses compagnes, Rose n’en trouva pas une seule à qui elle osât se fier ; les unes étaient d’une simplicité et d’une ignorance dans les choses de la vie, qui les eût empêché de comprendre et d’apprécier la sienne ; les autres avaient déjà le cœur gâté par l’orgueil des préjugés, et Rose ne cherchait de leur part qu’un échange de politesse froide, se tenant toujours sur ses gardes pour n’en être ni repoussée, ni recherchée. La dignité d’une âme noble est un si bon conseiller, que la jeune fille se conduisit dans cette position délicate avec une prudence et un bon sens qui eussent fait honneur à une plus vieille expérience. Elle maintint toutes ces vanités insolentes à une certaine distance d’elle, et ne laissa rien percer des secrets de sa vie qui pût donner prise à la malignité. Entre cette classe de filles illustres et de provinciales bornées, il y avait bien la fleur de la Chaussée-d’Antin ; mais Rose eut bientôt découvert que l’orgueil de l’argent était le plus insupportable de tous ; ces filles, si riches, ne parlaient que de leurs voitures, de leurs salons, de leurs parures ; quand elles voulaient se venger du jeune faubourg Saint-Germain, rangé en bataille sur les bancs de la classe, elles affectaient de parler tout haut entre elles du beau duc de Guiche, du chevalier de Grammont, et d’autres jeunes seigneurs, qui rendaient à leur dot un culte bien plus empressé qu’aux généalogies de leurs rivales.

— Eh bien ! ma chère, elles ont raison, disait Béatrix de Vermandois à Mademoiselle de Craon : nous vivons dans un temps où la finance cherche à s’élever sur nos blasons vermoulus ; un jour, cette figure commune, qui s’appelle, je crois, Georgette Morin, et que vous voyez faire des fautes de français, au dernier rang de la division, s’appellera madame de Mortemart, ou madame de La Trémouille ; elle aura un tabouret, et vous, vous serez trop heureuse d’être madame Hocquart, ou madame Ternaux.

— Jamais ! s’écria mademoiselle de Craon, j’aime cent fois mieux être chanoinesse.

— Pas moi, disait Émilie de Longueville, j’aime mieux être la femme d’un bourgeois que dame de papier ; et j’en connais qui sont réellement très-supportables. Soyez sûre que l’orgueil ne nous sert de rien ; celui de ces pauvres filles sert bien mieux notre vanité que tout ce que nous pourrions faire ; mésallions-nous donc, si cela nous amuse, et ne craignons pas qu’elles s’élèvent au-dessus de nous : elles crèveront toujours de jalousie, et deviendront plates sitôt que nous nous montrerons polies.

— Sans doute, dit mademoiselle de Graboska, les sœurs de Bonaparte, toutes reines qu’elles étaient, souffraient de se sentir au-dessous de la dernière de leurs femmes.

— Voulez-vous, dit Émilie, que je fasse quelques avances à Clélie Ledru ? Ce soir vous verrez qu’elle sera brouillée avec toutes ses pareilles, afin d’être bien avec une de nous.

— Tais-toi donc, dit mademoiselle de Vergennes ; elle aura cinquante mille francs de rente en se mariant et trois fois autant par la suite. Mon frère fait beaucoup de dettes : son régiment le ruine. Tu verras que pour avoir un frère colonel de lanciers, il faudra que j’accepte Clélie Ledru pour belle-sœur.

— Alors, dit l’ironique Béatrix, tu feras comme Mathilde de Deuxponts, qui, pour faire acheter le silence à sa belle-sœur Justine Flagois, sur certaines anecdotes ridicules arrivées au couvent, s’est fait donner une parure de dix mille francs en cadeau de noces.

— Fi donc ! dit mademoiselle de Vergennes, c’est une platitude. Mon frère épousera qui bon lui semble ; je ne serai pas forcée de voir sa femme, si elle ne me convient pas.

Rose vivait loin de toutes ces puérilités. Elle préféra bientôt la solitude à cette société si étrangère à son cœur. Mademoiselle Adèle avait reconnu que son éducation était trop arriérée pour marcher avec celles des élèves de son âge, et mademoiselle Adèle respectait trop l’amour-propre de ses amies pour placer Rose avec les enfans, au dernier banc de la classe. Elle entreprit donc son éducation particulière de concert avec sœur Blanche. Ces trois femmes passaient leur vie dans la cellule de madame Adèle, et lorsque celle-ci la quittait pour assister aux offices ou descendre à la classe, la postulante y restait et continuait la leçon donnée à Rose. Mais il faut avouer qu’à peine la religieuse avait passé le seuil, les deux jeunes filles oubliaient l’étude et se mettaient à babiller avec l’abandon et la gaîté de leur âge. Presqu’également étrangères à tous les intérêts qui remplissaient la vie des autres, toutes deux isolées dans le monde, sans parens, sans appui, sans fortune, elles avaient subi la sympathie du malheur et s’aidaient mutuellement à l’oublier. La différence de leur caractère entretenait encore cette sympathie : elles avaient besoin l’une de l’autre. Rose vive, impressionnable, romanesque, avait dans l’imagination une activité nécessaire pour fouetter la douceur mélancolique de sa compagne. Il y avait en elle quelque chose de plus encore : c’était une âme forte, entreprenante, passionnée, une âme de fer et de feu ; mais elle n’en savait rien : cette âme n’avait point encore trouvé d’alimens et n’avait pu prendre son essor.

Cette force morale manquait complètement à Blanche ; élevée dans les principes de la dévotion austère, on l’avait habituée à vaincre et à comprimer tous les mouvemens de son cœur. Mais ce travail n’étant dû qu’à l’influence d’autrui, et n’étant pas secondé par sa nature, il arrivait que la jeune religieuse n’y songeait souvent que lorsqu’il n’en était plus temps. Rien n’était moins propre sans doute à la vie du couvent que ce cœur tendre et confiant qui cherchait partout un appui et qui sentait la douloureuse nécessité de se refuser, au moment de se donner. C’était là sa position vis-vis de Rose : elle se reprochait même l’amitié pure et naïve qu’elle lui portait, et souvent au milieu de leurs chastes épanchemens, la jeune sœur effrayée demandait pardon à Dieu d’avoir laissé pénétrer une affection terrestre trop vive dans ce cœur dévoué à lui seul. Alors Rose la consolait ; Rose qui n’était pas dévote et qui croyait tout au plus en Dieu, trouvait dans son jugement sain et dans son esprit ferme, des raisonnemens si justes et des encouragemens si chaleureux que Blanche en subissait l’ascendant, et bannissant ses terreurs superstitieuses, offrait à Dieu comme un pur encens le doux sentiment d’amitié qui élevait ses pensées et réchauffait son cœur. Dieu sans doute acceptait cet hommage, car au lieu des reproches d’une conscience timorée, Blanche ne sentait dans la sienne qu’une joie pure en revenant à son amie.

De son côté Rose, quoique bien supérieure à Blanche par l’énergie et la résolution, manquait souvent de cette force d’inertie qu’on appelle la patience ; elle savait souffrir sans se plaindre, mais elle ne savait pas s’empêcher de souffrir, et Blanche parvenait à lui rendre le calme par des soins et des consolations d’une nature moins éloquente, moins exaltée, mais plus paisible et plus insinuante. Rose sentait alors le besoin de se laisser persuader ; elle ne croyait point à tout ce qui constituait la foi de son amie, mais son esprit fier, son caractère âpre, avaient besoin de céder à ce joug caressant et faible : c’était le cheval impétueux qui subit le frein d’un enfant.

Madame Adèle avait vu naître cette amitié, et loin de s’y opposer, comme eût fait toute autre religieuse à sa place, elle s’était plue à l’encourager ; madame Adèle était peut-être la seule personne au monde capable de comprendre et de deviner Rose ; c’était un de ces êtres supérieurs que la destinée bizarre se plait à enfouir dans une vie d’obstacles et d’oubli, mais dont l’essence trop subtile pour être comprimée, s’élève au-dessus de la vie, dégagée de toutes les entraves de l’habitude et du préjugé. Que cette femme eût embrassé la vie religieuse par entraînement ou par calcul, par enthousiasme ou par réflexion, c’est ce que ses plus intimes amies, c’est ce que Rose elle-même, avec toute la hardiesse de sa pénétration, ne purent jamais deviner. Que ses idées eussent changé depuis cet engagement irrévocable, que ses yeux se fussent ouverts aux lumières de la raison, que son cœur eût grandi dans le cercueil où il s’était enfermé vivant, jusqu’à comprendre et juger les passions humaines, c’est ce dont nulle marque extérieure ne fournit jamais la preuve. Elle avait trop d’empire sur elle-même, trop de prudence et de réserve, pour laisser voir un changement en elle, ou pour avouer qu’elle n’avait pas donné sa volonté toute entière en adoptant les lois du cloître. Mais vous, qui vous laissant entraîner comme moi au courant de la vie commune, n’avez jamais tremblé de vous sentir un mouvement généreux dans le cœur, ou une pensée vraie dans le cerveau, essayez de comprendre ce qu’il faut de constance et d’inflexibilité dans l’âme, pour vivre ainsi en soi-même toute une vie, depuis l’adolescence jusqu’à la mort ? pour se contenter d’une enceinte de murailles froides comme la tombe, quand la tête ardente parcourt l’univers et le résume tout entier dans une pulsation ? pour se soumettre à un millier de pratiques étroites et puériles qu’on méprise, pour obéir en silence et sans le plus léger pli du front aux ordres absolus des êtres les plus inférieurs et les plus petits ? et surtout pour ne jamais dire, une seule fois dans sa vie, à un être de sa nature, j’ai souffert dix ans, vingt ans, cinquante ans !

Eh bien ! imaginez ce courage stoïque dans le cœur d’une femme, et puis comprenez-en bien l’étendue, voyez bien qu’il n’aura jamais sa récompense dans ce monde : car une religieuse est tout aussi morte sous les dalles du sépulcre qu’elle l’a été dans les murs de sa cellule. Elle ne laisse ni héritiers pour porter son deuil, ni descendans pour perpétuer son nom. C’est une génération qui finit, c’est un anneau de la chaîne des êtres qui se rompt à jamais ; nul ne saura quelles vertus surhumaines ont marqué le cours de cet astre effacé. Sa mémoire restera tout au plus dans quelques rêves de novices et s’éteindra avec elle. Il ne se trouvera pas une créature humaine qui même sur la tombe de cette femme accorde un juste éloge à sa vie : les compagnes qui lui survivent diront que c’était une bonne âme. Son épitaphe sera comme celle des êtres vulgaires qui auront végété autour d’elle, — requiescat in pace.

Oui, repose en paix, âme héroïque ! mais vous que j’appelle ici pour la juger, dites-moi si cette âme aura une récompense dans le ciel, dites-moi ce que c’est que la foi ? Une chimère ? une vertu ? un espoir ? Mais non : ne me dites pas ce que c’est ; dites-moi où cela se trouve.

Rose ne descendait presque plus à la classe. Elle avait loué un piano et s’exerçait dans sa chambre, pendant les heures que la postulante était forcée de consacrer à la règle de son état.

Rose avait une voix remarquablement souple et étendue : déjà elle l’avait cultivée, et le maître de chant du couvent, surpris et charmé de trouver un talent tout développé, suivit ses progrès avec un zèle particulier. En peu de mois Rose acquit une méthode excellente, et sa voix brisée aux études et aux roulades, prit encore plus d’extension et de légèreté.

Si j’en avais le temps, c’est-à-dire, si les détails ne nous pressaient en foule, je vous ferais bien le portrait de M. L… le maître de chant. Je vous dirais ses manières d’artiste à l’eau de rose, ses prétentions surannées, ses discours recherchés dans le goût de Philaminte et de Vadius. Je vous dirais sa perruque fantastique, son jabot de dentelle, son habit vigogne, son lorgnon et ses petits vers. Ah ! pour le coup, Dieu vous en préserve ! Vous avez rencontré plus d’une fois ce personnage diaphane, effleurant le pavé en fredonnant quelque jolie phrase improvisée sur Cloris ou sur Églé, car depuis soixante ans M. L… vit au milieu des bergères, des troubadours et des bachelettes. Sa figure et son esprit vous en dégoûteraient à tout jamais, si vous ne l’étiez déjà, par l’abus qu’on en fait de nos jours en la boutique de Gaveaux, Meyssonnier frères, Leduc et consors. Mais les suaves et délicieuses romances de M. L…, ses chants si purs, si vrais et si moelleux, demandent grâce pour sa perruque et ses poésies légères. Le divin Rossini n’a rien fait en ce genre qu’on puisse préférer au chant bien connu de cette romance de Millevoie :

De ma Céline amant modeste, etc.

Cependant, il manquait encore à Rose la seule chose qu’un maître ne peut donner, et sans laquelle la voix humaine la mieux organisée n’est qu’un instrument correct ; il lui manquait ce feu sacré qui fait de la musique un langage de l’âme bien plus qu’un plaisir des sens : L… le sentait bien, et il disait souvent à Kreutzer et à Pradher, ses collègues, qui donnaient des leçons de musique instrumentale aux mêmes élèves : Que voulez-vous qu’on tire du cerveau de ces petites pensionnaires ? ce sont des oiseaux qu’on dresse avec une serinette ; mais où trouver leur âme ? elle est noyée dans le fond du bénitier.

Un jour, le feu sacré se révéla à Rose lorsqu’elle s’y attendait le moins. C’était une des principales fêtes de l’année ; les chœurs de jeunes filles qui chantaient les cantiques sacrés au salut du Saint-Sacrement étaient renommés pour leur précision et leur pureté, et, ce jour-là, il était permis à quelques personnes profanes, même du sexe masculin, d’assister à la cérémonie, dans des tribunes d’où elles pouvaient voir et entendre sans être vues ; c’était une petite infraction au règlement, que se permettait madame de Lancastre, pour accréditer la maison et faire ressortir les talens qu’on y cultivait. Il n’était pas nécessaire d’avoir de grandes recommandations pour obtenir cette faveur ; le sacristain du couvent, avant d’ouvrir la porte des travées, demandait simplement le nom des personnes qui se présentaient : c’était une pure formalité, comme on la pratique dans ces forteresses démantelées que personne ne se soucie de prendre et que personne ne se soucie de garder.

Mademoiselle Brasse, espèce d’artiste amphibie, moitié nonne, moitié chanteuse, qui donnait des leçons de plain-chant aux novices, et qui chantait le latin avec assez de dignité, dirigeait ordinairement les chœurs, Pradher tenait l’orgue, bien contre le gré de sœur Scholastique, qui prétendait que sa présence souillait le couvent, depuis son mariage avec une des plus jolies et des plus vertueuses actrices de Paris. Le Magnificat et quelques autres motets de circonstance devaient être chantés par mademoiselle Brasse et M. Canscalmon, gros abbé breton, dont les classiques intonations eussent fait frémir toutes les vitres d’une cathédrale. Ce jour-là, mademoiselle Brasse, qui avait plus d’un genre d’industrie, avait été donner une leçon d’armes dans un autre couvent, à la fille d’un vieux général ; mais en démontrant une passe, la monastique amazone s’était donné une entorse si grave, qu’il lui fut impossible de se faire transporter aux Augustines ; elle prit le parti d’aller se reposer chez un de ses amis, qui chantait les vêpres à Saint-Sulpice, et qui le soir était comparse à l’Odéon, tandis qu’on dépêcha un enfant de chœur à madame de Lancastre, pour lui annoncer l’accident arrivé à sa première choriste.

Grande fut la déconvenue. Comment remplacer cette partie importante du programme ? Lady Gillibrand, lady Cadogan, lady Holland, le duc de Montmorency et le prince Jules de Polignac, et l’honorable M. Canning devaient assister à la cérémonie, sans compter que monseigneur de V… avait promis de faire son possible pour amener monseigneur de Latil, évêque de Chartres, et monseigneur l’évêque d’Hermopolis. Déjà on avait fini complies ; monseigneur Feutrier, évêque de Beauvais, était au second point de son sermon ; un grand empressement de mouchoirs annonçait que monseigneur était au moment pathétique, et que la conclusion ne tarderait pas, lorsque la fâcheuse missive arriva. Presque au même instant le souffleur d’orgues déclara par signes que les éminens personnages séculiers et ecclésiastiques que l’on attendait, venaient de prendre place dans leur tribune. Les autres travées se remplissaient d’auditeurs vulgaires ; c’étaient des étudians en médecine, employés au Val-de-Grace, des élèves de l’école polytechnique, des séminaristes du collége des Irlandais, quelques bonnes femmes du quartier, un fabricant de couvertures de la rue Mouffetard, un pépiniériste de la rue Clopin, un inspecteur de la fabrique de M. Challamel, marchand cartier du roi ; enfin, parmi tous ces voisins de la maison, deux ou trois de ces jolies femmes bien mises, qui se glissent partout, et auxquelles tout sert de prétexte.

La dépositaire était sortie de sa stalle, allait et venait de l’orgue au sanctuaire, du chœur au chapitre, cherchait un moyen, un conseil, une personne de bonne volonté. — Si ma femme était ici, disait malignement Pradher, en se frottant les mains, on ne ferait pas tant de façons ; on l’embrasserait de grand cœur pour qu’elle ne fît pas manquer la représentation. Et j’ose dire, ajoutait-il, en se tournant vers son élève Kreutzer, qu’elle s’en tirerait mieux que cette salope de Brasse… mais L… m’a parlé d’une élève remarquable qu’il a ici : eh ! parbleu, le motet n’est pas si diable à déchiffrer, nous l’aiderons,… et vite, qu’on l’envoie chercher !…

La négociation fut l’affaire d’un instant ; mais l’évêque de Beauvais arrivait à la péroraison au moment où Rose toute essoufflée montait à la tribune de l’orgue : — Courez, dit sœur Marthe au sacristain, priez monseigneur de prolonger son discours de cinq minutes.

Le prédicateur avait la main levée pour donner sa bénédiction finale, lorsque le sacristain le tirant par son aube, et glissant sa tête grise au-dessus des marches de la chaire, lui présenta la requête à voix basse. L’auditoire resta en suspens.

Puis le prédicateur, avec une admirable présence d’esprit :

Avant de vous quitter, dit-il, mes chères sœurs et mes chères filles, je veux vous dire quelques mots de cette grande avocate du genre humain, cette très-sainte vierge dont l’Église célèbre aujourd’hui la gloire…

Pendant que monseigneur recousait avec art une pièce improvisée à son sermon, en manière d’intermède, Rose toute étourdie, regardait avec effroi la feuille criblée de noir, que Pradher venait de mettre entre ses mains ; elle ne pouvait pas reculer lâchement devant une tâche si importante, mais elle se sentait incapable de la bien remplir ; le chant sacré veut une étude toute particulière qu’elle n’avait point encore faite, elle savait à peine lire le latin, et il s’en fallait de beaucoup qu’elle fût déjà assez musicienne pour déchiffrer sans efforts et sans négliger son chant : interdite, tremblante, elle regardait le papier sans le voir, elle avait la tête en feu, les mains glacées, des tintemens dans les oreilles.

— Je ne pourrai jamais, pensa-t-elle, je me trouverai mal.

Cependant la force de sa volonté l’emporta, elle ne s’évanouit point, et elle entendit la première mesure du prélude de l’orgue. Alors l’abbé Canscalmon entonna sa phrase, Rose plus morte que vive, oublia de regarder son feuillet, et regarda le chanteur, c’était une de ces belles têtes de prêtre, devenues si rares depuis que le clergé n’offrant plus de carrières aux nombreuses ambitions des cadets de famille, se recrute dans les derniers rangs de la société ; il était dans la force de l’âge, son front demi-chauve, luisait couronné de cheveux bien poudrés et frisés à grosses boucles, il avait le teint frais, l’œil vif et noir, mais rien d’inconvenant, rien de trivial dans sa santé, toute sa personne était digne et bien placée, sa toilette d’abbé était d’une propreté exquise ; debout sur l’estrade, d’où sa voix dominait la nef, l’air fervent et inspiré, il se tenait un peu renversé, les épaules très-basses, la poitrine bien développée, pour tirer tout le parti possible de ses poumons ; son regard était levé au ciel. Y avait-il de l’enthousiasme ou du goût dans sa physionomie et dans sa pose ? Rose ne vit que de l’enthousiasme. L’assurance mordante avec laquelle il jeta à la voûte, au milieu des soupirs chromatiques de l’orgue, la première note de sa prière harmonieuse, fit passer un frisson de plaisir dans les nerfs de l’auditoire, Rose en frémit comme une feuille de sensitive au toucher : c’était la première fois qu’elle entendait et voyait chanter ; il y avait tant de différence entre la dignité pieuse de ce prêtre, et les ridicules minauderies de M. L*** ! entre la pureté sonore de ce chant d’église et les adroites gargouillades qu’elle étudiait à son piano ! Tout d’un coup elle chanta ! ce fut pour elle un prodige, jamais elle n’a compris depuis comment il s’est opéré ; elle ne voyait pas clair, elle tremblait ; pourtant elle n’altéra pas une note du thême qu’elle ne connaissait pas, et sa voix fut forte, étendue, pleine et vibrante. Quoique peu disposée à la superstition, elle pensa un instant qu’un ange descendu des cieux pour la secourir dans ce moment critique, chantait dans sa poitrine et respirait dans ses modulations, un instant elle vit le ciel ouvert, les harpes d’or des élus et les chœurs des chérubins radieux ; un instant la foi, ce sentiment exalté produit par tous les sentimens élevés dont il est le délire et l’extase, la foi merveilleuse parla à son imagination, elle se crut transportée hors d’elle-même, elle ne sentait plus son être, elle avait des ailes et se soutenait dans l’espace, elle rêvait, chantait, elle s’entendait avec ivresse, et s’éveillait à peine pour se demander si c’était elle qui chantait ainsi. — Et cet enthousiasme, ce triomphe, ce chant divin, ne se produisirent pas seulement dans les organes de sa pensée, tout ce qui l’entendait en partagea le ravissement : les âmes vraiment pieuses tombèrent dans l’extase ; Adèle de Borgia cacha sous son voile des larmes de bonheur céleste, Scholastique ne pensa plus à l’humeur que toutes ces comédies religieuses lui inspiraient, la supérieure faillit danser dans sa stalle ; monseigneur de V*** oublia qu’il était archevêque et se ressouvint qu’il était prêtre, les jolies femmes un peu équivoques qui s’étaient glissées dans les tribunes se sentirent pénétrées d’un tel accès de dévotion, qu’elles résolurent d’aller à confesse le lendemain. Lady Gillibrand dit à plusieurs reprises :

C’était très-jolé. — Et les carabins faillirent battre des mains comme au spectacle. Mademoiselle de Vermandois dit, avec sa voix du nez : — Mais qu’est-ce qui chante donc comme cela ? Personne ne put le lui dire. En effet ce n’était pas mademoiselle de Beaumont, c’était un être créé depuis cinq minutes et qui devait finir cinq minutes après ; car au moment où l’orgue laissa expirer ses derniers accords, la vibration enchantée fut tout à coup traversée, déchirée, mutilée par la psalmodie de sœur Scholastique, Adjutorium nostrum in nomine Domini,… Rose frappée au cœur par ce son aigre et discordant tomba évanouie, froide comme la mort dans les bras d’une femme inconnue qui se trouvait je ne sais comment auprès d’elle.

Lorsqu’elle reprit ses sens, elle était dans une des galeries supérieures attenant à la chapelle, auprès d’une croisée ouverte. Deux de ses compagnes étaient à ses côtés ; mais elle chercha vainement à reconnaître la personne qui la soutenait avec sollicitude, et qui lui faisait respirer des sels dans un flacon d’or guilloché. C’était une femme jeune et jolie, plutôt petite que grande, mais dont la taille semblait s’élever à son gré par la noblesse et l’élégance de son maintien. Sa toilette était simple et de bon goût, ses traits réguliers et purs étincelaient d’une vivacité que tempérait en ce moment la plus douce sensibilité. Rose lui prit affectueusement la main. — Qui êtes-vous, lui dit-elle, vous qui êtes si belle et si bonne ?

— Qui je suis ? dit la jeune femme. Dites-moi d’abord si vous êtes dévote ?

— Je viens de l’être pour la première fois de ma vie, répondit Rose en regardant autour d’elle avec un peu d’égarement.

— Et moi aussi en vous écoutant, reprit l’inconnue. Oh ! vous m’avez fait bien du plaisir ! vous m’avez rappelé les couvens d’Italie.

— Vous êtes artiste ? s’écria Rose en la regardant fixement.

— Je suis Judith Pasta, répondit la jeune femme.

— Vous ! s’écria Rose, madame Pasta ! cette cantatrice célèbre, cette tragédienne sublime, et je ne vous ai jamais entendue !… Mais, ajouta-t-elle tristement, vous êtes une actrice… quel métier !

— Je m’attendais à cela, dit la cantatrice en s’éloignant avec un sourire.

— Ah ! vous ne me comprenez pas, dit Rose en se levant et en courant vers elle. Donnez-moi quelque chose de vous pour que je le garde.

Madame Pasta l’embrassa et lui donna son mouchoir de baptiste richement brodé et garni de dentelle. Rose le mit dans son sein sans le regarder ; elle était dans un moment d’enthousiasme et ne savait pas ce qui la faisait agir et parler. — Je me souviendrai de vous toute ma vie, lui dit-elle : si un jour nous nous retrouvons, ne m’aurez-vous point oubliée ?

— Si cela était possible, dit la belle cantatrice, ce gage me rappellerait un des plus doux instans de ma vie. — Elle disparut dans le couloir qui conduisait aux tribunes publiques ; Rose la suivit des yeux, et quand elle ne la vit plus, elle retomba sur sa chaise, émue, stupéfaite.

C’est là une actrice ! dit-elle ; je n’aurais jamais cru qu’une actrice pût être si belle, si bonne et si aimable… Elle se rappela enfin que cette scène étrange avait eu deux témoins, et leva les yeux sur les deux compagnes qui l’avaient assistée. C’étaient deux sœurs espagnoles qui n’avaient rien compris à la conversation. Elle les remercia par ses caresses et rentra avec elles dans l’église. Du reste, elle se doutait si peu de son triomphe qu’elle regardait avec surprise ses compagnes qui l’entourèrent au sortir des offices pour la féliciter sincèrement. Les femmes sont envieuses du triomphe d’autrui, mais c’est lorsque ce triomphe blesse leur amour-propre particulier. En masse elles sont susceptibles d’enthousiasme pour le talent d’une autre femme, et si leurs applaudissemens n’enlèvent pas les succès des Malibran et des Dorval, leur opinion les établit. Mademoiselle de Vermandois trouvait là d’ailleurs une bonne occasion pour étaler son caractère de magnanimité ; toutes suivirent son exemple, et Émilie de Longueville n’osa pas placer une raillerie.

Mais sœur Marthe vint bientôt arracher Rose à ce triomphe pour la présenter à des suffrages plus éclatans. En entrant dans le parloir particulier de la supérieure, elle fut éblouie de se trouver dans un cercle nombreux. Le rideau était levé ; une table demi-circulaire était dressée à l’intérieur pour les nonnes, et de l’autre côté de la grille une table pareille chargée de fruits, de confitures, de friandises de toute espèce et d’excellens vins vieux, était appuyée contre la grille de manière à ce que la communauté et les personnes de l’extérieur pussent manger et causer pour ainsi dire à la même table, sans manquer aux règles de la claustration : c’était une manière d’éluder le règlement tout en ayant l’air de le respecter. Une ouverture assez large pour passer les plats était pratiquée à la grille ; vis-à-vis de la supérieure, à la place d’honneur, était monseigneur de V… Lady Cadogan, une des plus jolies femmes de l’Angleterre, était entre l’évêque d’Hermopolis et monseigneur de Latil. Cinq ou six jeunes prêtres anglais, parens des religieuses, s’étaient groupés timidement à un bout de la table. Mistress Plunket s’efforçait de se rendre agréable à lady Clifford qu’elle dépassait de toute la tête. L’honorable M. Canning parlait tolérance avec l’abbé de P… directeur du couvent, jésuite aimable et vertueux. L’abbé Canscalmon parlait musique avec Pradher et les autres artistes qui donnaient des leçons au couvent, et le joli abbé de R*** que nous avons vu au château de Mortemont, s’était glissé à la dernière place du demi-cercle de manière à n’être séparé que par la grille des beaux yeux de madame Adèle. Mais la dignité froide de cette femme en eût imposé au duc de Richelieu lui-même. Rose était un peu embarrassée de se trouver seule admise à cette solennelle collation, d’autant plus qu’à son entrée, toute l’attention se porta sur elle, et chacun voulut lui témoigner son admiration pour sa belle voix et son beau talent, depuis monseigneur de V*** qui lui dit une impertinence, en voulant lui faire un compliment, jusqu’à mistress Plunket qui lui en fit un en anglais auquel elle ne comprit rien. L’abbé de R*** avait commencé une très-jolie phrase, lorsque l’abbé de P*** dit à Rose d’un ton paternel et vrai : — Il n’est pas besoin d’être musicien pour vous admirer, mademoiselle ; vous chantez avec le cœur, et tous les cœurs vous comprennent. — L’aînée des demoiselles Plunket vint diminuer l’embarras de Rose en se plaçant auprès d’elle avec deux ou trois pensionnaires dont les parens étaient de l’autre côté de la grille. Le repas fut égayé par un bon missionnaire, frère de sœur Marthe, qui arrivait du pays des Natchez, et qui raconta plusieurs particularités de ses voyages avec beaucoup d’esprit et de bonhomie. L’abbé de Janson décrivit la Jérusalem moderne et monseigneur de Latil raconta la mort du duc de Berry. La conversation allait redevenir sérieuse et politique, lorsqu’on demanda l’abbé de R*** à la porte extérieure. Il rentra bientôt et dit à madame de Lancastre que c’était le nouveau maître de dessin qu’elle avait bien voulu accepter pour le couvent sur ses recommandations, et qu’il voulait lui présenter.

— L’occasion est d’autant meilleure, répondit-elle, que notre supérieur est présent et nous aidera à juger de sa bonne tenue.

— Du moment que c’est notre cher abbé de R*** qui nous le présente, répondit monseigneur de V***, je crois que nous pouvons nous en rapporter à lui ; qu’il soit donc le bien-venu.

Le maître de dessin entra : Rose reconnut avec surprise Laorens Armagnac. Elle était en train de retrouver ses anciennes connaissances. L’assemblée où il se voyait introduit était si nouvelle pour les yeux de l’artiste, qu’il fut un instant embarrassé de sa personne ; mais dès qu’il se fut mis au fait des causeries et des manières de cette macédoine dévote, il s’en amusa beaucoup intérieurement, et grava dans sa mémoire certaines figures de vieilles nonnes et de jeunes novices, qui lui offraient des types opposés très-remarquables ; mais comme son regard de jeune homme et de peintre cherchait à soulever le mystère d’un voile blanc demi-baissé, il retrouva dans sa mémoire de quoi l’aider dans son admiration pour la belle postulante. Avec quelques efforts, il se rappela enfin distinctement la jeune sœur de l’hôpital de Tarbes. Il ne lui restait plus qu’à s’en assurer ; mais c’était impossible ce jour-là, et plus d’une fois le sourire de Rose l’avertit de modérer la vivacité de son regard.