Rose et Blanche/4/2

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B. Renault, éditeur (Tome IVp. 52-88).


CHAPITRE II.

L’artiste au Couvent.


Le lendemain, la première figure qui frappa mademoiselle de Beaumont, en entrant dans la classe, à l’heure de la leçon de dessin, fut Laorens debout auprès du pupître de mademoiselle de Longueville. Il cherchait à se donner de l’assurance tout en démontrant les principes de son art ; mais quelque fanfaron de scélératesse qu’il se plût à se faire parfois, il était dans ce moment fort troublé au milieu de soixante jeunes filles fraîches ou jolies pour la plupart ; car si le couvent des Augustines était renommé pour l’éducation brillante et les grands noms, il ne l’était pas moins pour les rares beautés de tous climats qu’il renfermait, ainsi qu’une serre chaude enferme dans ses vitraux jaloux les plus belles plantes des deux mondes.

C’est peut-être la plus téméraire de toutes les entreprises humaines pour un garçon capable de ressentir l’amour et de l’inspirer, que de s’introduire, en qualité d’instituteur, dans un couvent de femmes. Je ne parle point d’un pensionnat dont le régime diffère peu de celui du monde, et où la réclusion étant dépouillée de toute sa solennité, ne donne aucun attrait, aucun aiguillon aux pensées de coquetterie et de liberté. Mais dans un couvent cloîtré, dans un vrai couvent d’Italie, avec toutes ses fausses rigueurs, toutes ses apparences d’austérités menteuses et sa captivité réelle, absolue, qui fait rêver tant d’avenirs et divaguer tant d’imaginations ; passer une grille, un tour, un guichet, franchir de lourdes portes en fer, ouvertes lentement, avec précaution, avec solennité, moyennant des dispenses du haut clergé, après des chuchottemens de tourière, le regard d’une antique sybille, qui vient vous reconnaître, et vous introduit avec toutes les formalités d’une prudence féminine, avec toute l’importance qu’il est possible de donner à une faveur dont on veut faire sentir le prix ; puis traverser ces cloîtres tout embaumés de fleurs et de femmes ; marcher sur ces tombes de vierges usées par le frottement des petits pieds ; se sentir dans le sanctuaire de la pudeur craintive ; respirer un air plein d’un mystique encens, que le souffle d’un autre homme ne profane jamais ; apercevoir derrière les vitraux de l’ogive les novices rieuses et folâtres qui jouent avec une jeune chatte doucereuse et blanche comme elles, ou se poursuivent en se jetant des roses effeuillées toutes chargées de pluie ; s’avancer tout recueilli, tout ému, tout palpitant sous ces galeries sonores ; lire sur tous les murs des noms si jolis, si poétiques, qu’on rêve déjà celles qui les portent ; épier et découvrir sur ces murailles, comme sur de mystérieuses tablettes, le secret de plus d’un jeune cœur révélé dans une inscription naïve ou malicieuse ; entendre derrière soi le frôlement d’une longue robe de nonnette, ou la course irrégulière d’une jeune fille, déjà femme pour la beauté, encore enfant dans ses manières ; la voir passer près de soi, rouge comme une cerise, farouche comme un oiseau, s’efforçant de prendre un air grave en vous coudoyant dans le passage étroit, et fuyant aussitôt comme une perdrix, long-temps tenue en arrêt, et laissant tomber de sa ceinture une fleur brûlante et flétrie, que vous ramassez, que vous cachez dans votre sein ; car c’est le seul larcin que vous ferez en ce lieu, songez-y bien !…

Puis enfin se diriger vers un bruit de rire frais et joyeux, de voix pénétrantes et suaves, entrer dans une classe ! voir autour de soi tout un harem de vierges qui rougissent, se troublent, se cachent les unes derrière les autres, se rassurent, s’enhardissent, se rapprochent, sourient, prennent l’air railleur, agaçant, curieux, vous regardent, vous interrogent, vous consultent, et vous appellent ; leur parler, être si près d’elles, s’asseoir à la place qu’elles viennent de quitter, effleurer leurs mains en prenant leur crayon, effleurer leur robe en passant près d’elles, effleurer leurs cheveux en vous penchant sur leur ouvrage, respirer leur haleine quand elles vous écoutent, avoir le droit de les gronder, être leur surveillant, leur maître,… et ne rien oser au-delà ; avoir sans cesse autour de soi, une surveillante dont l’oreille vous écoute, dont l’œil vous pénètre, dont la pensée vous devine, dont la présence vous glace et vous pétrifie ! être là comme un roi, comme un sultan, comme un musulman dans le paradis de Mahomet, et n’en avoir que la vue ! être forcé de réprimer un regard brûlant, sa voix émue, sa main tremblante, affecter le calme, l’indifférence, la gaîté même, car les pensionnaires espiègles et moqueuses, veulent vous faire rire sous peine de rire à vos dépens si vous vous y refusez ; il semble qu’elles se fassent un jeu des tortures qu’elles vous causent : imprudentes et cruelles, elles sont coquettes avec vous ; elles s’occupent de vous par ennui et par désœuvrement ; mais hors du couvent vous ne seriez plus un homme pour elles. Ici, elles vous attirent ; là-bas, elles vous mépriseront : elles veulent vous plaire, mais jamais vous aimer. Allez donc ! vous marchez sur des charbons ardens, et comme une mouche étourdie et stupide, vous ne braverez pas cette flamme attractive sans vous y brûler cruellement.

Laorens, né sous le ciel dévorant du midi, jeune, ardent, accoutumé à une vie d’artiste, libre, folle, capricieuse, aujourd’hui toute de travail et de retraite, demain toute de plaisir et de paresse ; Laorens qui aimait la peinture à cause des femmes, et non les femmes à cause de la peinture, condamné à la dangereuse volupté de voir en amateur l’élite des jeunes beautés de la terre, faillit plusieurs fois succomber à cette première épreuve. Audacieux en imagination, timide en réalité, il faillit sortir avant la fin de la leçon. Mais il sentit que tout prétexte serait ridicule : combien n’eût-il pas béni le ciel de lui envoyer un saignement de nez !

Cependant il reprit courage auprès de Rose ; elle s’était isolée, suivant sa coutume, dans un coin de la salle : ils purent causer sans être entendus. Seule, parmi toutes ses compagnes, Rose n’inspirait rien de pénible à Laorens ; elle n’avait plus pour lui cet attrait piquant de la coquetterie naïve ; elle n’était ni coquette ni niaise. Il l’avait vue ailleurs, il avait appris à la respecter ; il l’estimait et ne la désirait point.

Par quelle bizarrerie vous retrouvé-je ici ? lui dit-elle.

— Par ma faute, meâ maximâ culpâ, répondit-il. J’ai fait des dettes, et je n’ai pas travaillé assez pour les payer sans sortir de ma chambre. L’abbé de R*** que je continuais à voir de temps en temps, m’a offert ce moyen d’existence, et je l’ai accepté avec empressement, croyant y trouver de l’avantage et du plaisir en même temps… mais je me suis trompé de moitié.

— En vérité ? dit Rose en souriant, ce n’est pas galant pour mes compagnes et ce n’est pas aimable pour moi.

— Vous ne me comprenez pas : leur mine railleuse m’intimide, me gêne… Cela vous fait rire ? ne vous moquez pas de ma piteuse figure, car vous êtes ici mon seul appui : ce n’est qu’auprès de vous que je me sens à l’aise. Vous auriez cependant plus que personne le droit de me railler ; mais je vous sais bonne et j’ai confiance en vous.

— Et vous avez raison. Causons… Monsieur Cazalès ?

Rose avait abordé ce sujet avec la hardiesse et la franchise de son caractère ; malgré elle pourtant une vive rougeur colora ses joues au moment où ce nom sortait de sa bouche. Laorens qui tenait un crayon et faisait un croquis pour se donner une contenance, ne s’en aperçut pas.

— Je l’ai laissé à Mortemont, dit-il, en bonne santé et de meilleure humeur que je ne l’avais vu depuis long-temps ; en vérité, bonne Rose, je crois que c’est vous qui l’avez guéri…

Rose sentit battre violemment son cœur dans sa poitrine…

— Comment l’aurais-je guéri ? dit-elle, à peine si nous nous connaissons.

— Oh ! c’est qu’Horace n’est pas facile à connaître, c’est l’être le plus original ! ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il menait depuis long-temps une vie folle pour échapper à l’ennui, et que depuis l’époque où nous avons eu le bonheur de vous rencontrer, il a changé entièrement : il ne s’ennuie plus et ne fait plus enrager la province par désœuvrement.

— Oh ! mon dieu, pensa Rose, est-ce qu’il m’aimerait ?

— La meilleure preuve que je puisse vous donner de sa conversion, c’est qu’il va se marier.

Rose pâlit : — Est-ce avec une personne que je connaisse ? dit-elle.

— Nullement, il ne la connaît pas lui-même. C’est-à-dire qu’il n’a pas fait un choix, et comme il ne trouve aucun parti qui lui convienne dans son pays, il va venir à Paris, et voir le monde pour y chercher son Égérie.

— Puisse-t-il être heureux et trouver une compagne digne de lui !

— Je le désire autant que vous, c’est un si bon ami !

— Et je lui dois tout.

— Vous en étiez digne ; maintenant, répondez à une question ; comment nommez-vous une grande et belle novice qui, seule dans la communauté, porte une robe noire et un voile blanc ?

— C’est notre postulante, sa beauté vous a frappé ? elle s’appelle Blanche.

— Tout court ?

— Comme je m’appelle Rose ; nous n’avons pas plus de famille l’une que l’autre ; elle est ma sœur et je suis la sienne, nous nous sommes fait ainsi à chacune une parenté de notre choix.

— Et… d’où vient-elle ?

— De Bordeaux, le hasard nous fit rencontrer à Tarbes, précisément le jour…

— C’est bien elle ! je l’ai vue dans une église et je l’ai trouvée adorable. Est-ce qu’elle ne vient jamais à la classe ?

— Elle y viendra demain ; la supérieure veut qu’elle apprenne le dessin, pour le montrer par la suite aux pensionnaires ; elle a tant d’intelligence et de facilité que nos religieuses fondent sur elle de hautes espérances d’économie pour l’avenir : elle remplacera la moitié des maîtres qu’on paye maintenant, et que les parens ne payeront pas moins alors ; ainsi ne vous hâtez point trop de lui donner votre talent, car elle vous supplantera bientôt ; je vous en avertis.

— Je meurs d’envie de la voir…

— Ah ! ne parlez pas si haut, pour rester ici, il faut de la prudence.

En effet, le lendemain sœur Blanche assistait à la leçon de dessin ; quoiqu’elle fût bien rouge, bien troublée, bien timide, elle saisit les principes que Laorens lui démontra avec une rapidité d’intelligence et une facilité d’exécution qui le frappèrent vivement : Blanche réussissait toujours à ce qu’elle entreprenait ; il n’en était pas ainsi de Rose, elle n’avait ni patience, ni résolution, sa volonté, rude et active dans les grandes choses, ne daignait pas s’appliquer aux petites. Nous l’avouons avec chagrin, hors la musique, elle ne savait rien, et au bout de huit mois, ne mettait guère mieux l’orthographe que le premier jour ; elle parlait bien à force d’entendre parler ; elle parlait déjà l’anglais de routine, mais elle ne pouvait en lire une ligne, elle n’apprenait rien que par mémoire ou par sentiment ; dès qu’il fallait assujettir l’étude à des règles, c’en était fait de son intelligence.

Quand elles remontèrent à leur cellule :

— Explique-moi donc, dit Blanche, comment tu connais ce maître de dessin ; moi aussi, je le connais un peu, par un hasard singulier ; et elle raconta sa petite aventure de Tarbes, mais timidement et rougissant toujours au souvenir de ce jeune homme si pâle, à l’air si doux, au regard si tendre.

— Il est mieux portant, maintenant, ajouta-t-elle ; mais il a toujours l’air bon et honnête, je suis sûre que c’est un jeune homme pieux et sage.

— Pas mal trouvé ! dit Rose, en éclatant de rire, c’est Laorens !

— Ô ciel ! s’écria la novice en joignant les mains avec un sentiment d’horreur qui fit rire sa compagne encore plus fort, c’est cet affreux Laorens dont tu m’as parlé en me contant ton histoire ! ce libertin qui voulait t’acheter comme on achète une esclave, cet impie qui se moquait de son ami, parce que celui-là valait mieux que lui, et voulait te sauver du péché ! oh ! qu’on a raison de nous dire de fuir les hommes ! comme il faut se méfier de leur air sage et hypocrite !

— Ce qu’il y a de plus drôle, dit Rose en riant toujours, c’est que tu l’as secouru et soigné comme un jeune poitrinaire bien intéressant, tandis que le mauvais sujet était malade des suites de l’ivresse.

— Ô quelle horreur ! joindre l’intempérance à tant de vices ! mon Dieu, préservez-moi de jamais rencontrer d’autres hommes ! puissé-je ne jamais en voir un seul ! Chère Rose, comment es-tu assez indifférente au bien et au mal, pour parler à ce misérable endurci ! à ta place, je ne voudrais pas lever les yeux sur lui.

— Et tu aurais tort : tu lui ferais penser que tu le crains, et loin d’en être humilié, il s’en vanterait. Chère amie, tu sais beaucoup de choses que je n’apprendrai jamais, j’en ai peur ; mais tu ne connais pas la vie, tu t’es instruite dans les livres, tu ne te doutes pas de ce qu’est la société ; les crimes y sont moins grands que tu ne l’imagines, parce que les passions et les besoins sont plus puissans que tu ne peux t’en douter, au fond de la retraite où tu as toujours vécu. Vraiment, je crois maintenant que tu feras une excellente nonne, et que dans le monde tu serais malheureuse : reste donc ici, il y a apparence que je ne te quitterai pas.

— Oh ! si tu entrais un jour en religion, comme je l’espère toujours, quel bonheur de passer notre vie, toute notre vie ensemble !

— Entrer en religion ! pour cela il faudrait commencer par devenir dévote, et je ne l’espère pas. Mais rester ici long-temps, toujours même, c’est possible. Qu’irais-je chercher dans le monde ? une famille ? je n’en ai pas ; un mari ? je n’ai pas de dot ; une mère ?…

— Je ne comprends rien à la conduite de M. Cazalès… il ose se marier !

— Cela t’étonne ? pourquoi ?

— Je ne sais ; mais si j’étais à sa place, Rose !…

— Ah ! toi, pauvre nonnette, tu ne sais pas ce que c’est que la valeur d’un mot qui gouverne le monde ; considération, c’est un grand mot.

— Que le monde est petit !

— C’est ton Dieu qui l’a fait !

— Beaumont ! Beaumont ! s’écria la voix nazillarde de mademoiselle de Vermandois derrière la porte ; descendez donc à la classe ; vous verrez la corbeille de mariage d’Alix de Fiesque. C’est magnifique !

— Que t’importe ? n’y va pas, dit Blanche, qui craignait les réflexions de son amie.

— Tu es enfant, reprit Rose. Tu crains que ces babioles ne me fassent envie ?

Elles descendirent toutes trois. La postulante regarda les broderies en connaisseur, et tandis que toutes les pensionnaires se disputaient le plaisir de toucher les cachemires, d’essayer les parures, Rose examina avec curiosité le visage et la contenance de la jeune fiancée. Elle avait à peine seize ans ; elle épousait son cousin qui n’en avait pas vingt. C’était un mariage de convenance et d’inclination tout ensemble. Vive, pétulante, enfant gâté, mademoiselle de Fiesque était heureuse dans toute la naïveté de son cœur. La joie la rendait encore plus jolie : ses yeux noirs lançaient des flammes, et ses joues animées respiraient le plaisir, la confiance et le triomphe. Qu’elle est heureuse, disait-on, autour d’elle ! son cousin l’adore, et il a cent mille livres de rente.

— Ne vantez pas sa fortune, disait mademoiselle de Fiesque ; sais-je si Olivier est riche ! cela regarde nos parens ; mais, nous, notre richesse est de nous aimer.

Rose remonta dans sa chambre, et se promena quelque temps avec agitation. — Elle est jeune, elle est belle, pensa-t-elle, elle est aimée !… Mais moi aussi ! s’écria-t-elle, tout d’un coup en s’arrêtant devant une glace, et voyant s’y répéter sa taille si noble, sa beauté si poétique et sa physionomie si passionnée et si dédaigneuse dans ce moment. Moi aussi ! je suis belle, je suis jeune, et j’ai un cœur ardent ! moi aussi, je ferais le bonheur d’un homme, je l’aimerais !… Il pourrait me promener dans Paris, belle et parée, et se glorifier d’être mon époux, et voir envier son sort… Si j’étais bien née !… mais je suis la fille de la Primerose, et personne ne m’aimera. J’ai un stygmate au front, on ne m’aime point !…

Elle frappa de son pied le parquet avec colère, et, regardant toujours la glace, vit couler lentement deux grosses larmes sur ses joues brûlantes. — Je suis très belle, dit-elle encore, je n’y avais jamais songé. Quand ma mère me le disait, j’en étais irritée ; maintenant je m’en aperçois, et cela me décourage. Ce n’est donc rien que cela ! eh ! je suis plus riche qu’elles toutes. J’ai dans mon cœur la puissance d’aimer, d’aimer éternellement, d’un amour généreux, d’un amour enthousiaste ! Eh bien ! mon cœur séchera dans ma poitrine, avant que j’aie rencontré un être qui veuille partager cet amour !… — Oh non ! c’est humiliant, s’écria-t-elle, je ne me plaindrai pas…

— Qu’as-tu donc ? dit sœur Blanche, en se jetant à son cou ; on dirait que tu as pleuré.

— Non, dit Rose, chantons. Et elle se mit au piano.

Mais, dès cet instant, tout fut rompu entre elle et cette société qui la repoussait. Sa fierté lui défendait de l’implorer ; elle lui jura une haine éternelle et ne lui demanda plus rien.

Cependant au bout de quelques semaines, madame Adèle déclara que les progrès rapides de sœur Blanche méritaient de l’attention : il fut décidé qu’elle prendrait une leçon particulière tous les deux jours, et l’on obtint de monseigneur une nouvelle permission pour le jeune maître, de pénétrer plus avant dans le sanctuaire. La chambre de mademoiselle de Beaumont fut assignée de son consentement à cette leçon, et madame Adèle prit l’engagement d’y assister.

Cette faveur transporta de joie notre jeune peintre ; quoiqu’il se fût aguerri contre l’humeur agaçante et maligne de ses nobles élèves, jusqu’à prendre un certain ascendant sur elles, il ne se sentait pas heureux au milieu de cette jeune milice, avec laquelle il fallait toujours se tenir sur ses gardes, toujours avoir de l’esprit et de la froideur, et toujours se défendre de l’humeur et de l’admiration, comme de deux choses également ridicules et inconvenantes. Chaque jour au contraire lui inspirait pour Rose une amitié fondée sur l’estime la plus vraie : mais s’il faut tout dire, il était amoureux, amoureux comme un fou, pour la première fois de sa vie. Sœur Blanche ressemblait si peu à toutes les femmes qu’il avait connues, qu’il éprouvait en la voyant des sensations toutes différentes de ce qu’il avait éprouvé jusqu’alors. Tant de facilité, d’instruction et de talent, avec tant de douceur et de crainte, tant de beauté et de jeunesse sous ce voile blanc qui en marquait l’abnégation ou l’ignorance, tant de grâce timide dans les mouvemens, tant de suavité dans la voix, tant de simplicité dans les pensées et de bonté affectueuse dans les manières, faisaient de la jeune novice, un être à part, une création toute céleste, toute idéale, toute romanesque. Laorens se mit à aimer comme à vingt ans il n’avait su le faire. Il ne se défendit point de cette passion fraîche et naïve qui naissait dans son cœur d’homme, comme une jeune branche sur un vieux tronc. D’ailleurs, Horace n’était point là pour le railler, pour lui dire tu changes, et il se laissait changer par ce sentiment qui rajeunit et ranime, qui transforme et qui retrempe.

Ce fut un secret pour lui tout seul, un secret qu’il aimait à caresser, à renfermer dans son sein comme un trésor, pour l’en tirer et le contempler en cachette avec charme, avec délices ; jusque-là, ses amis avaient connu ses amours avant lui ; maintenant il se taisait et dans l’exaltation même de cette vie folle, à laquelle il renonçait lentement, jamais le nom de Blanche, jamais l’aveu d’un amour vrai, ne lui échappait ; il eût craint de le profaner au milieu de ses frivoles plaisirs et de ses compagnons étourdis. Il portait au milieu d’eux un front toujours épanoui, des paroles toujours sceptiques ; mais il leur cachait une âme toute neuve et toute confiante. Puis, quand il arrivait, le matin, au couvent, quand il trouvait sa belle Héloïse doucement penchée sur son ouvrage, douce, rêveuse, mais toujours sereine dans sa mélancolie, toujours pure à son réveil, il rejetait avec remords tout souvenir de sa vie passée, il redevenait un jeune homme timide et palpitant, chaste et embrâsé. Pour une heure, il se faisait ange à côté de l’ange qui l’élevait jusqu’à son empyrée.

Puis, en sortant, il souriait, mais pour s’applaudir et non pour se railler ; car il était heureux depuis qu’il aimait ainsi. Il ne songeait point à détourner cette vierge de la voie du ciel : il ne savait même pas s’il l’eût aimée sans son voile, sans ses vœux, sans l’impossibilité de la posséder. Cette barrière qui les séparait était la seule chose qui avait pu changer ainsi tous ses systèmes, toutes ses émotions. Il l’aimait sans espoir, et presque sans désirs ; la présence continuelle de madame Adèle et de Rose, la réserve de Blanche et leurs douces causeries, si pures, si intimes, si candides, l’empêchaient d’avoir auprès d’elles une pensée à réprimer, une souffrance à endurer. C’était pour lui une vie si nouvelle, si fraîche, si enivrante, qu’il eût frémi de rompre le charme en y touchant.

De son côté, Blanche le traitait avec une douceur miséricordieuse pour ses erreurs, avec une reconnaissance dévote pour ses leçons. Mais dès qu’il était sorti, Rose était surprise de l’espèce de dédain avec lequel la jeune religieuse parlait de son maître de dessin. Elle secouait la tête lorsqu’elle entendait faire à madame Adèle l’éloge de son talent et de son esprit, à Rose, l’éloge de son cœur. Elle niait toutes ses qualités autant qu’elle le pouvait sans manquer à la charité chrétienne ; elle allait même jusqu’à lui refuser une jolie figure et des manières douces et affectueuses.