Rose et Blanche/4/7

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B. Renault, éditeur (Tome IVp. 200-225).


CHAPITRE VII.

La Fièvre.


Onze heures sonnaient à l’horloge des Tuileries, lorsque Rose traversait une seconde fois le palais du Louvre, pour retourner à son couvent. Avait-on remarqué son absence ? serait-elle réprimandée, punie ? pourrait-elle seulement, à une heure si avancée, se faire ouvrir les portes de sa prison, et se glisser, furtive et inaperçue, jusqu’à sa cellule abandonnée ?… Rose n’y songeait pas : Rose avait la fièvre, elle était brûlante ; elle marchait sans but, sans projet, guidée seulement par je ne sais quel instinct qui la ramenait, aveugle et folle, aux lieux qu’elle avait quittés. Il n’y avait plus de couvent, plus de supérieure, plus de réclusion : les murs qui l’avaient tenue si long-temps triste et maladive s’étaient écroulés ; elle était jeune, elle était libre ; elle avait retrouvé la vie qu’elle avait tant de fois rêvée, et qui toujours avait fui devant elle, une vie enthousiaste et forte, avec ses agitations et ses émotions enivrantes. Elle marchait sans savoir, sans se demander combien d’instans ou combien d’années elle avait consumés dans cette vie nouvelle, sans s’inquiéter s’il était jour ou nuit, si elle avançait à la clarté du jour, ou sous la lumière du gaz, heureuse, imprévoyante, sans un souvenir du passé, sans une appréhension d’avenir, née de tout-à-l’heure, vivant toute sa vie dans la sensation qui l’exaltait, dans l’extase qui l’enlevait au ciel. Adieu la haine du monde, le dégoût de ses plaisirs, le dédain de ses fêtes ! le monde lui semblait beau, ses fêtes étaient belles, ses plaisirs étaient purs : le monde, c’était le théâtre qu’elle venait de quitter, palpitante, embrâsée, avec son lustre étincelant, avec ses femmes élégamment parées, avec son éclat et ses pompes : ses fêtes, ses plaisirs, c’était Pasta, la sublime Pasta, qui tenait toute une foule émue dans une note de sa poitrine, comme un grain de sable dans sa main ! elle allait, et Pasta marchait avec elle ; Pasta la poursuivait de son chant, de sa voix, de sa gloire ; plongée avec avidité dans ces émotions qui embrâsaient sa tête, elle entendait encore les longs cris d’enthousiasme qui bourdonnaient à ses oreilles, l’harmonie qui inondait son âme, elle tendait encore avec amour ses bras, ses yeux, tout son être vers ce Tancrède, si jeune et si beau, qui revenait s’incliner sur la scène sous une pluie de couronnes et de fleurs. Oh ! comme elle s’enivrait à plaisir de ces applaudissemens ; comme elle s’emparait de cette gloire, comme elle se couronnait de ces fleurs ! c’était son bien, c’était à elle ! elle se faisait Pasta pour maîtriser la foule : elle était la foule agenouillée devant Pasta, tout à la fois l’idole et le peuple prosterné devant elle ! oh ! une existence plus large à cette âme qui vient de s’élargir ! un air plus libre, à ces jeunes poumons qui viennent de respirer librement, du mouvement, du bruit, de l’agitation à cette jeune fille dont l’enfance fut toute de soleil, de grand air, et de voyages ! oh ! ne la laissez pas mourir ! cherchez des cœurs faibles et timides qui fléchiront sous le joug, et n’en seront pas meurtris : le sien est trop fort, trop vivace ; il romprait plutôt que de ployer !… Pauvre fille, elle courait joyeuse, insouciante, s’enchaîner sous le toit où elle languissait la veille, elle courait reprendre ses ennuis, ses travaux, ses entraves : elle ne songeait pas que le souvenir de cette soirée serait toujours veillant à son chevet, pour lui dire jusque dans ses rêves, que la liberté est douce, la gloire enivrante, et la servitude mortelle.

Rose, fatiguée, n’en pouvant plus, s’arrêta quelques instans sur la petite place qui se trouve entre le Louvre et le pont des Arts, et s’approcha d’un cercle de curieux qui entouraient un spectacle en plein vent. C’était une jeune fille, une Italienne qui chantait des barcaroles de son pays, et que sa mère, assise auprès d’elle, accompagnait des sons d’une guitare ; elle chantait avec goût, mais sans âme ; comme Rose chantait, lorsqu’Horace la rencontra à Tarbes.

— Bon courage, jeune fille ! se dit Rose en jetant son aumône sur les débris d’un tapis autour duquel brûlaient quelques chandelles, bon courage ! Sois pauvre, sois misérable, sois battue des vents et de la pluie ; s’il le faut, souffre de la faim, mais garde tes chansons sous le ciel, ta guitare et ta liberté ! J’étais pauvre aussi : j’étais ta sœur ; je voulus en finir avec la misère, et je t’ai laissée plus riche que moi, jeune fille… souffre et combats, la misère est bonne, tant qu’on peut aller se chauffer partout où il fait du soleil ; sois heureuse, ne rêve pas une destinée meilleure, mange ton pain sans le trouver amer, je connais ta vie et je l’aime, je l’ai perdue et je la pleure ; comme toi j’allais, je courais, je me promenais de ville en ville ; le monde était à moi, comme Paris à toi. Quelle existence ! garde-la bien ! Si l’on t’offre de l’or, refuse ; de l’instruction ? refuse encore ; reste pauvre, reste avec ta mère, tant qu’elle ne s’apercevra pas que tu es belle ; quand ta mère voudra te vendre, crois-moi, il vaut mieux mourir !

Et puis, disait Rose, en marchant rapidement sur le quai désert sans s’apercevoir qu’une pluie fine lui fouettait le visage et qu’une brise glacée soufflait sur son front brûlant, si tu viens comme moi à quitter un jour ta guitare et tes barcaroles pour monter sur les planches de quelque théâtre et pour amuser la province, ne succombe pas aux ennuis, ne te rebute pas des affronts ; sois forte, il faut des luttes au talent pour grandir ; sois fière aussi, plus fière sur tes planches qu’une reine, trônant dans son palais. Ah ! je te le dis, jeune fille, ne rougis pas d’être comédienne ; quand tu seras actrice, lève haut la tête ! Je suis fière de l’avoir été, je rougis ce soir de ne l’être plus.

Rose pleurait ; elle couvrait de baisers et de larmes le mouchoir de baptiste que lui avait donné la célèbre cantatrice, et qu’elle ne quittait jamais, elle revenait avec amertume sur sa première vie, qu’elle avait tant de fois maudite, et qu’alors elle trouvait si belle, sur cette destinée d’actrice qu’elle avait crue vile, et que Pasta venait d’ennoblir à jamais dans son cœur. Cette existence dont elle n’avait vu que le dégoût et la misère, ne lui apparaissait plus que sous son côté poétique, parée de tout ce que le talent a de pouvoir et de charmes, de tout ce que la gloire a de doux et de séduisant ; elle se rêvait sur la scène, belle, enthousiaste, adorée, elle frémissait de bonheur au bruit des longs bravos qui retentissaient dans la salle, elle versait des larmes en s’inclinant devant tant d’hommages, lorsqu’elle s’arrêta tout à coup devant la porte de son couvent.

Le bruit aigu de la sonnette dans le silence de la nuit, lorsqu’elle eut tiré machinalement le cordon, la fit tressaillir et rompit tout à coup le charme sous l’influence duquel elle était arrivée là sans réfléchir aux conséquences de son escapade. Il n’était plus temps de chercher une excuse, il fallait payer d’audace, l’un était plus facile que l’autre ; elle avait sonné dix fois, elle était là depuis vingt minutes, exposée au froid, à la pluie, lorsque le portier coiffé d’un ignoble bonnet de coton vint enfin ouvrir le guichet et montrer derrière le grillage sa vieille et hideuse figure éclairée par une chandelle tremblottante.

— Et qui êtes-vous, pour oser rentrer à cette heure-ci ? dit-il d’une voix enrouée par le chant des psaumes et l’usage des alcools.

— Je suis une pensionnaire chambrée, j’ai droit de sortie, j’ai une permission de…

— Tout cela est fort bon, je m’importe peu que vous sortiez, mais je m’importe que vous rentriez comme tout le monde. À minuit ! jour de Dieu ! ce serait la première fois que j’aurais ouvert à cette heure-là.

— Eh bien, il y a commencement à tout, dit Rose impatientée. Ouvrez donc, il pleut.

— Ah bien oui ! ouvrez ! on n’a que cela à faire ! ouvrez ! comme si j’allais me faire chasser de la maison, pour complaire aux fantaisies de ces petites demoiselles !

— Fonvielle, mon bon Fonvielle, dit Rose, en essayant de l’adoucir, j’ai froid, je suis malade, vous le savez bien, ne me faites pas attendre ainsi ; si je suis coupable de rentrer trop tard, c’est à la supérieure de me reprendre ; mais vous, vous ne pouvez pas me laisser coucher dehors.

— Est-ce que vous êtes toute seule ? dit le Cerbère, en entre-baillant la porte.

— Eh que vous importe ! dit Rose vivement, en saisissant le battant de vive force au moment où le vieux grondeur l’entr’ouvrait. Elle rentra ainsi moitié malgré lui, et, sans écouter ses récriminations, franchit lestement l’escalier ; mais arrivée à la porte du cloître, elle s’arrêta découragée.

— Ah oui, nous y voilà, dit Fonvielle avec une joie méchante ; vous croyez que l’on vous recevra ; passez si vous pouvez par le trou de la serrure, car certainement la tourière ne se lèvera pas à cette heure-ci pour vous, sonnez, sonnez donc ! Et en parlant ainsi, il la regardait en ricanant, toujours éclairé par sa chandelle, dont le reflet pâle et humide le rendait encore plus laid.

Rose savait bien que son plan n’était pas de sonner, elle voulait rentrer sans être aperçue, et ce n’était pas le cas de réveiller la tourière. Fonvielle avait la clef des parloirs ; si elle pouvait y pénétrer, elle savait que la grille du fond était facile à enfoncer, le ressort de la serrure étant vieux et usé ; depuis si long-temps elle promenait avec amour ses yeux et ses pensées sur tous les moyens de s’échapper, que son entreprise n’était que hardie, mais point impossible.

La grande difficulté était de gagner ce repoussant concierge : — Si je lui offrais de l’argent ? pensa-t-elle, ma mère disait que c’était la clef de l’univers. Elle mit la main dans son sac, et roula une pièce de cinq francs dans ses doigts : — Oserai-je ? se disait-elle naïvement, ne l’offenserai-je point, au lieu de l’adoucir ? un homme si dévot ! il communie tous les dimanches… Oh ! oui ! mais il remet des billets doux… et même, quelquefois il porte la réponse… Comment faire !…

Tandis qu’elle restait confuse, incertaine sur les marches du cloître : — J’aime bien ça, disait le revêche vieillard, ne vous gênez pas ! rentrer à minuit, faire lever un homme de mon âge, par ce mauvais temps ! avec une pituite comme la mienne ! Eh ! mais vraiment, autant vaudrait être concierge dans un hôtel de la Chaussée d’Antin ! Voyez donc ces dévotes, qui passent la moitié de la nuit dehors ! Vous aurez de jolies distractions dans votre prière demain matin !

Rose, découragée, remit l’argent dans son sac.

— Encore si l’on savait reconnaître les complaisances d’un vieillard vraiment trop faible… mais on s’imagine qu’il fait son devoir en ouvrant la porte, tandis que d’un mot il pourrait peut-être bien…

— Fonvielle, dit Rose en faisant un effort désespéré pour lui glisser les cinq francs dans la main, soyez sûr que je n’oublierai pas votre obligeance, si vous voulez me faire rentrer sans bruit…

Le concierge n’eut pas plutôt senti la bienfaisante chaleur de ce métal, que les doigts de Rose avaient tourmenté avant d’oser le mettre en rapport avec les siens, qu’il se radoucit, grommela : — Allons, allons, et baissant la voix à mesure qu’il approchait du couvent. Il ouvrit le parloir. Rose n’eut pas de peine à pousser la grille. Elle traversa le cloître, monta l’escalier en vis qui conduisait vers sa chambre ; mais, au bout du dortoir des religieuses, une grosse porte, bardée de fer, qu’elle n’avait jamais remarquée parce que, dans le jour, elle se trouvait cachée dans un enfoncement, fermait la communication du bâtiment des religieuses avec celui qu’elle occupait. Forcée de revenir sur ses pas, elle chercha un autre couloir : il était fermé par une porte toute semblable. Que devenir !

Elle mourait de froid, l’enthousiasme s’était calmé ; la fatigue, la souffrance et la crainte avaient pris sa place. Elle s’assit découragée sur les dalles du cloître, et promena ses regards sous la profondeur de ces longues galeries, qu’éclairait une petite lampe placée dans la main d’une statue enfoncée dans une niche. Cette statue représentait une des sept vierges sages ou des sept vertus personnifiées dans une des poétiques et naïves allégories des paraboles évangéliques. Une figure couchée derrière celle-ci représentait l’une des sept vierges folles qui laissèrent éteindre leur lampe, et s’endormirent au lieu d’aller au-devant de l’époux. Sur le bord de la niche, on lisait cette inscription : Veillez et priez afin de n’être point surprise par la tentation. Rose était auprès de cette statue comme la vierge folle ; l’impassible expression de calme de la vierge sage semblait lui dire, bien mieux que l’inscription : Veillez et priez.

Elle se leva impatientée, et marcha sur les dalles funéraires. Elle fit ainsi plusieurs fois le tour du préau, tantôt dans une obscurité complète, tantôt éclairée par le rayon mystérieux de cette petite lampe, qui, de loin, se glissait incertain comme une blanche vapeur sous les cintres de la galerie. Rien n’était plus solennel et plus lugubre que cette solitude muette et froide, après les heures de transport et d’enivrement qui venaient de s’écouler. Rose trouva le couvent hideux ; son cœur se serra, un sentiment d’effroi inexplicable s’empara d’elle toute entière : — Vivre ici ! s’écria-t-elle, vivre toute ma vie dans ce tombeau ! dans cet oubli terrible ! dans cet affreux silence ! Et là-bas, des plaisirs, des chants ! de la lumière à flots ! du bruit à en mourir de joie ! des voitures qui volent, des femmes resplendissantes, un théâtre, une Pasta !… et rentrer le soir au couvent, s’éveiller d’un rêve si enchanteur, et se trouver froide et seule sur des tombes !…

C’était horrible. Rose sentit ses dents se serrer. Mille fantômes se dressèrent autour d’elle ; il lui sembla que les dalles du cloître se soulevaient, et qu’elle voyait des têtes blanchies sortir de terre, et la regarder avec des yeux ternes et vitreux. Des lambeaux de voiles blancs et noirs couronnaient ces crânes desséchés. Une voix grêle et cassée disait : J’ai vécu quatre-vingts ans derrière ces grilles, et la mort seule a fini ce long supplice. Ah ! combien de fois je l’ai appelée en vain ! Jeune fille, fuis cette prison ; car on n’en sort plus quand on a vingt et un ans. Une autre voix douce et faible comme la brise qui soufflait sur les vitraux, disait : Moi, je suis morte à quinze ans ; on m’a tuée à force de jeûnes et d’austérités. Voyez, j’ai une couronne de roses blanches sur les os. C’est une amère dérision. On me l’a mise au front en me descendant au caveau des morts. Puis du milieu de ces têtes hideuses, de ces voix plaintives, un spectre se dressa, une voix se fit entendre, Rose le vit distinctement marcher, venir à elle ; il portait un flambeau dont la vive lumière inondait les sépulcres découverts, les ossemens et les linceuls. Alors tous ces cadavres épouvantés sortirent de leurs tombes, traînant après eux les haillons de la sépulture, et se pressant en foule pour fuir et gagner la porte, en criant de leurs mille voix confuses : — Fuis, jeune fille, fuis… Rose voulut courir aussi ; leurs ossemens froids et hideux craquèrent : elle sentait le contact de leurs mains glacées : quelques-uns voulaient s’enfuir par les fenêtres, et faisaient trembler les vitraux… Rose pénétrée d’horreur tomba évanouie sur le pavé.

Le spectre la prit dans ses bras, et l’emporta.

Le fait est qu’un orage affreux bouleversait les fleurs du préau ; qu’une croisée ouverte battait avec bruit, tourmentée par le vent ; que sœur Adèle s’était levée pour venir la fermer, et que Rose avait la fièvre et le délire.