Rose et Blanche/4/8

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B. Renault, éditeur (Tome IVp. 226-254).


CHAPITRE VIII.

La Primerose.


Quelques jours après, une femme coiffée d’une capotte de taffetas usé, les épaules couvertes d’un schall qui jouait le cachemire, l’air effronté, la tournure cavalière, se présenta au parloir, et d’un ton hardi et décidé, demanda à l’écouteuse mademoiselle Rose de Beaumont.

— Et que lui voulez-vous, à mademoiselle Rose de Beaumont ? dit l’écouteuse, scandalisée de l’allure qu’elle avait sous les yeux, et de la voix qui frappait ses oreilles.

— Ce que je lui veux !… s’écria la nouvelle arrivée, eh bien ! j’aime bien ça, ce que je lui veux ! je veux la voir ; le reste ne vous regarde pas, la sœur… Allons, faites-la venir, et dépêchons, je n’ai pas de temps à perdre ; qu’elle chante Dieu ou les saints, je passe avant tous ces gens-là ; qu’elle vienne… allons donc, la nonne !… vous avez beau me regarder et faire de grands signes de croix ; ni vos signes, ni vos regards ne feront tomber Rose dans mes bras… de l’activité ; que diable ! ou j’irai la chercher moi-même…

Et tout en parlant de la sorte sous ce plafond, entre ces murs habitués à n’entendre que de saintes paroles, la dame jetait des regards de dédain et de surprise sur tout ce qui l’entourait, et se promenait en se donnant des airs de princesse, et en faisant voler au nez de l’écouteuse, les pointes de son schall dont elle se drapait à la Romaine. Pour l’écouteuse, elle ne répondait pas ; stupéfaite qu’elle était de tant d’impiété et d’audace ; son étonnement approchait de l’extase, et elle était là, les bras pendants, la bouche béante, comme si elle avait eu devant elle une apparition de l’enfer.

— Que faites-vous donc ? s’écria l’autre, en lui éclatant de rire au nez : vous avez l’air d’une pétrification… Allons ! allons ! la mère, ajouta-t-elle, en lui secouant violemment le bras, c’est Rose, Rose de Beaumont que je vous demande : si vous êtes paralytique, pas de cérémonie, ne vous gênez pas : où est-elle ? dites-le-moi, j’y cours…

— Vous ne pouvez pas la voir, dit enfin l’écouteuse d’une voix tremblante d’indignation et de colère : mademoiselle Rose de Beaumont se meurt.

Ce fut comme un coup de foudre. Cette femme, si hardie, si étrange dans la maison du Seigneur, si fille de costume, de manière et de ton, devint pâle comme un linceul, agitée, presque suppliante. — Se meurt ! s’écria-t-elle, en saisissant avec effusion les mains ridées de l’écouteuse, se meurt, dites-vous !… oh ! bien sûr, vous vous trompez, bonne femme… ce n’est pas Rose, Rose de Beaumont, une fille si jeune, si forte, si fraîche, une fille si belle !… Quand je l’ai quittée, elle était brillante de santé, elle avait de la santé pour un siècle : Rose ne se meurt pas, c’est une autre !

— Où avez-vous vu, dit aigrement la sœur, que la mort laissait les jeunes, et ne s’en prenait qu’aux vieilles ? où avez-vous vu que les filles fortes et belles étaient destinées à vieillir ? hélas ! hélas, ce sont celles-là que le Seigneur appelle : mademoiselle de Beaumont se meurt.

— Eh bien ! s’écria l’autre d’une voix de tonnerre qui fit tressaillir l’écouteuse ; Rose se meurt, et vous me laissez là ; elle se meurt, et je ne suis pas près d’elle !… Ouvrez cette porte, ouvrez-la, je le veux, je veux la voir… qui m’en empêchera…

Elle s’élança vers la porte du parloir ; en vain l’écouteuse voulut-elle s’opposer à sa résolution, prévenir le scandale que la présence d’une telle femme allait produire dans le couvent ; elle s’épuisa en prières ; en menaces, en objections, tout fut inutile ; la serrure céda à ses violens efforts, la porte s’ouvrit devant elle, et pendant que la sœur gémissait, s’indignait et criait, elle traversait les salles, les cours, les longs corridors, pâle, échevelée, sans schall ni chapeau : car elle avait perdu sa parure dans la lutte qu’elle dut soutenir avec l’écouteuse ; et à la voir si négligée, si rapide, l’air égaré et les yeux hagards, on l’eût prise pour une folle qui venait de rompre ses liens.

— Où allez-vous, madame ? lui demanda Émilie de Longueville, au bout du cloître où la pauvre femme s’était arrêtée ne sachant plus que devenir.

— Au nom du ciel, conduisez-moi vers Rose ! s’écria-t-elle, toute essoufflée ; vous êtes jeune ; entendez-moi !

— Rose de Beaumont ? demanda mademoiselle de Longueville, surprise de découvrir à un titre si noble, une connaissance si équivoque et si roturière.

— Rose de Beaumont, Rose qui va mourir ; au nom de Dieu, conduisez-moi vers elle !

L’écouteuse n’avait pas trompé l’étrangère, en lui disant que Rose était mourante ; minée depuis long-temps par l’ennui, consumée à petit feu par la solitude, rongée par une fièvre lente qui desséchait sa jeunesse dans sa sève, et la flétrissait dans sa fleur, la pauvre enfant avait trouvé la mort dans cette soirée qui avait embrasé son âme de tout ce que la servitude et l’amour de la liberté y couvaient d’ennui et d’exaltation. Tant d’émotions l’avaient tuée : échappée, brûlante, aux enivremens du théâtre, glacée par la bise et la pluie, glacée surtout par la solitude mortelle qui l’avait saisie au cœur dans le cloître, au milieu de cette vie nouvelle qui ne faisait que d’éclore, et qui s’éteignait comme un rêve au matin, la malheureuse avait perdu sa raison dans les bras de madame Adèle, et en moins de quelques jours la maladie l’avait conduite, jeune et belle, de la tombe où elle était écrouée vivante, dans la tombe où elle allait entrer morte. Le docteur O*** la quittait rarement, madame Adèle la soignait avec toute la tendresse d’une mère ; sœur Blanche, avec toute celle d’une amie, d’une sœur : le cœur de madame de Lancastre se brisa, en apprenant cette fatale nouvelle ; mais tant de soins, tant d’affection, tant d’amour n’arrêtaient pas les progrès du mal, plus effrayans de jour en jour, et de toutes les personnes qui approchaient de l’infortunée, sœur Blanche était la seule qui s’abusât sur son sort ; créature faible et timide, sans appui et sans protection, que la mort de Rose allait laisser seule, avec un amour sans espoir, qu’elle voulait étouffer comme un crime, Blanche avait besoin de croire à cette existence qui soutenait la sienne, à cette vie qui nourrissait sa vie ; elle y croyait comme en Dieu ; Rose était tout pour elle, une sœur, une amie, une mère, c’était sa famille, son présent, son espoir : elle s’appuyait sur elle, dans ce monde où la providence l’avait jetée sans passé ni avenir, pauvre fille abandonnée, qui ne se sentit pas grandir, dont l’enfance fut toute de sommeil, et qui s’éveilla un matin au milieu de la route entre le berceau et la tombe, ignorante des lieux qu’elle allait parcourir, oublieuse de ceux qu’elle avait parcourus.

Une nuit qu’elle était seule auprès de son amie, et qu’agenouillée au pied de son lit, elle priait Dieu pour elle, pendant que la lampe veillait et que Rose dormait d’un sommeil lourd et profond, elle sentit une main chaude et humide qui glissa comme un souffle embrâsé sur sa tête, et une voix faible l’appela par son nom : c’était Rose que le délire laissait un instant plus calme, et qui venait de s’éveiller ; Blanche se jeta dans ses bras, et la couvrit de ses baisers et de ses larmes. La malade se souleva avec effort sur le bras de son amie, et, lorsqu’après avoir promené lentement ses yeux pesans autour d’elle, elle se fut assurée qu’elles étaient seules dans sa chambre :

— Chère âme, dit-elle à Blanche en la regardant avec une expression de tendresse indéfinissable, et en tâchant d’essuyer ses pleurs de ses mains amaigries et tremblantes, chère âme, me pardonnes-tu de partir la première de cette terre d’exil où tu vas rester seule ? Hélas ! ne m’en veux pas ; je voulais vivre et ton amitié m’était douce : mais ils m’ont tuée, les cruels ! ils sont tous sans pitié, et c’est toi qu’ils ont frappée, pauvre ange ! Blanche, Blanche, c’est sur toi que je pleure ; de ce monde, que je vais quitter, je ne regretterai que toi.

— Est-ce que tu vas mourir ? s’écria Blanche épouvantée ; ah ! méchante !… Et elle tomba désolée à genoux, la tête appuyée sur le lit qu’elle arrosait de ses larmes.

— Que veux-tu ? lui dit Rose, en passant ses doigts caressans dans les plis de son voile, ils m’ont étouffée, ils m’ont laissé manquer d’air… Si jamais tu vois Horace, tu lui diras que ses bienfaits donnent la mort… Oh ! je voudrais bien le voir, ajouta-t-elle, d’une voix suppliante, le voir, lui dire que je l’aimais ! Oh ! tu ne l’as pas vu toi ! tu ne sais pas comme il est beau !…

— Tais-toi, tais-toi, s’écria Blanche en lui fermant la bouche avec ses lèvres ; ne me dis pas de ces paroles qui font mal et qui sont des crimes. Calme-toi ; dans ton délire, tu prononces sans cesse le nom d’Horace ; tu l’appelles, tu maudis ta mère… Rose, calme-toi, ne te trahis pas !…

— Enfant ! répondit Rose, lorsqu’on est si près de les quitter, qu’importe le nom qu’on a porté et l’habit dont on s’est couvert ? Qu’importe à celui qui dort pour toujours le scandale qui vient s’asseoir à son chevet ? C’est Rose Primerose, ajouta-t-elle avec tendresse, c’est la petite actrice de Tarbes, que tu as aimée ; Rose de Beaumont a trop souffert : enfant, ne m’en parle plus, je ne la connais pas. Dis-moi, te rappelles-tu le jour où je te vis pour la première fois, notre causerie sur la route, la couronne de bleuets que je jetai sur ta tête ? Dieu ! qu’il faisait beau ce jour-là ! c’est le lendemain que je vis Horace, qu’il me sauva, que je l’aimai… J’étais jeune alors, j’étais gaie, j’étais libre, et pour m’ôter tant de biens, que je n’appréciais pas, mais dont la privation est mortelle une fois qu’on les a goûtés, il n’a fallu qu’une heure !… Oh ! ma mère, ma mère, vous m’avez fait bien du mal !

— Calme-toi, je t’en prie, disait Blanche effrayée de l’exaltation de Rose, ton pouls bat plus vite, tu deviens plus brûlante ; il te faut du calme, du repos ; pense à moi qui t’aime, à Dieu qui peut nous sauver.

— Je serai calme, je serai tranquille, dit Rose, je t’obéirai, mon ange… Écoute, ajouta-t-elle d’un air mystérieux, nous sommes seules, personne ne nous voit ; mademoiselle de Beaumont est morte, laisse-moi ressaisir de ma première vie ce qu’il me reste encore à vivre.

Blanche la regarda d’un air douloureux et étonné : elle ne la comprenait pas, elle la croyait de nouveau plongée dans le délire qui, depuis deux jours, ne la quittait plus.

— Tu veux bien, n’est-ce pas ? ajouta Rose… Eh bien, ouvre ma malle ; tu y trouveras un petit coffre que je ne t’ai jamais montré, et que je n’ai jamais ouvert depuis que je suis au couvent… va, Blanche, va, chère petite… je prierai Dieu pour toi, là-haut, s’il consent à me recevoir…

Alors elle prit dessous son oreiller le mouchoir brodé qu’elle y avait caché, dénoua l’un des coins où se trouvait une petite clef, et les yeux brillans, la figure radieuse, elle ouvrit avec une joie d’enfant le coffret que Blanche avait placé près d’elle ; elle resta long-temps comme plongée dans une silencieuse extase, puis se tournant vers sa compagne qui la contemplait tristement :

— Tiens, dit-elle, avec une mélancolie profonde, voilà mon costume de fille errante, ma robe fanée, le tablier de taffetas rose, que je portais le soir où je vis Horace ; voilà le petit schall qu’il arracha de mes épaules et qu’il y replaça lui-même ; vois que tout cela est froissé ! usé, flétri ; eh bien ! là-dessous, j’étais heureuse, je riais, je chantais… Hélas ! je ne pensais pas que mes joies, mes rires, mon bonheur, ma jeunesse, j’avais tout renfermé là… Allons ! ajouta-t-elle, en y jetant le mouchoir de Pasta, après l’avoir baisé et pressé sur son cœur, voilà toute ma vie ! un passé que j’ai renié, un avenir que j’ai rêvé tout un soir : souvenirs qui tuent, ambition qui dévore !

Rose et Blanche passèrent le reste de la nuit, l’une dans le délire, l’autre dans la prière. Madame Adèle et madame de Lancastre se rendirent le matin près d’elle, et le docteur O*** déclara qu’elle n’irait pas jusqu’au bout de la journée ; madame de Lancastre fondit en larmes, la douleur de madame Adèle fut froide et calme ; sœur Blanche resta agenouillée les mains jointes, l’âme et les yeux élevés au ciel ; c’était quelques heures avant l’arrivée de la femme inconnue au parloir.

Plusieurs sœurs, quelques élèves étaient rangées autour du lit de la mourante, et l’abbé de P*** venait de s’approcher d’elle : l’assemblée était muette, et quelques sanglots interrompaient seuls le silence de mort qui commençait déjà, lorsque la porte s’ouvrit avec fracas, et une femme échevelée se précipita dans la chambre, sans schall, sans chapeau, pâle, égarée, comme folle, coudoyant brusquement tout ce qui gênait son passage.

— Ma fille ! ma fille ! s’écria-t-elle d’une voix déchirante, qu’avez-vous fait de mon enfant ! — Et elle dévorait de caresses, elle inondait de larmes la figure plombée de Rose.

— Mon enfant ! disait-elle, ma Rose, qu’as-tu fait de tes yeux si vifs, de ton teint si brillant, de ta beauté si fraîche ? et vous, s’écria-t-elle en se tournant vers madame de Lancastre stupéfaite, et vous, pourquoi avez-vous tué ma fille ? une fille si belle, qu’on l’applaudissait en la voyant, si belle que tous les théâtres se la disputaient comme un trésor, que les villes se réjouissaient de la posséder ; si belle, vous dis-je, que sur vos théâtres de Paris vous n’avez pas sa pareille !

— Mais, madame, lui dit madame de Lancastre qui ne comprenait rien à cette scène étrange, il y a erreur, on vous aura trompée ; il est impossible… Madame, que demandez-vous ?…

Mais l’étonnement fut à son comble, lorsque Rose, ouvrant les yeux, poussa un cri terrible en apercevant la Primerose, et la repoussa loin d’elle.

— Ma mère ! s’écria-t-elle, qu’on éloigne ma mère ! c’est ma mère qui m’a perdue !

— Comment, madame, dit la supérieure à la Primerose qui ne s’éloignait pas, et qui, étreignant dans ses bras le faible corps de sa fille, semblait vouloir le disputer à la mort, comment ! vous seriez madame de Beaumont !…

— Je suis la Primerose, s’écria-t-elle en se dressant de toute sa taille, et je ne suis grande dame que le soir, quand le veut mon rôle. Gardez vos beaux noms pour vous, et rendez-moi ma fille.

— Mais, madame, mademoiselle de Beaumont nous a été confiée par mademoiselle Cazalès, et c’est à elle seule que nous devons en rendre compte.

— Mademoiselle Cazalès n’a pas de droits sur elle : j’avais cédé les miens à son frère, mais c’était à condition qu’il rendrait ma fille heureuse…

— Assez, madame, assez, s’empressa d’ajouter madame de Lancastre, qui craignait une explication plus scandaleuse encore que la scène qui se jouait devant elle : nous en reparlerons.

— Et il la laisse dépérir ! continuait la Primerose : elle se meurt, et il l’abandonne ! Viens, Rose, viens, ma fille : tant que je verrai le jour, il y aura du pain pour toi, et un toit pour abriter ta tête. J’étais pauvre, je venais implorer ta fortune ; tu es plus misérable que moi : eh bien ! je t’offre ma richesse, tu la connais ?… ce sont les champs où tu folâtrais, les campagnes que tu aimais, les haltes sous les grands arbres ; tout cela te plaisait, c’est à toi, viens : tu seras sage, si tu veux, je ne te tourmenterai plus ; mais viens, que je te voie encore belle et fraîche, rieuse et courant de ville en ville.

Rose ne répondait pas ; une révolution soudaine venait de s’opérer en elle, et le docteur O*** déclara qu’elle était sauvée si elle passait la journée. La Primerose s’installa au chevet du lit de sa fille : c’est en vain qu’on voulut s’opposer à sa volonté ; elle signifia qu’elle resterait tant que Rose serait malade, qu’elle l’emmènerait avec elle aussitôt qu’elle pourrait le faire ; prières, menaces, tout fut inutile : le scandale fut grand dans la maison sacrée ; et la pitié s’éloigna bien vite, dès qu’on fut convaincu que mademoiselle de Beaumont n’était plus : Blanche resta seule, avec madame Adèle, agenouillée près de la comédienne.

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— Eh bien ! c’est agréable ! dit mademoiselle de Longueville, le soir à la classe, nous avons eu pour compagne une actrice de province !

— La malheureuse ! dit mademoiselle de Vermandois, elle n’a qu’un parti à prendre : c’est de mourir ou de s’en aller.



fin du quatrième volume.