Rosière malgré elle/02

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 95p. 7-13).

ii


Zouzoune avait soigné ses dessous et mis sa seule culotte présentable, vous pensez bien, pour aller au rendez-vous assigné par elle à Sosthène Flambard.

C’était au boulevard Mortier, que longent, désuètes, ces pauvres vieilles fortifications vouées à disparaître, puisqu’elles ne peuvent plus servir qu’à défendre le xxe arrondissement contre une improbable agression des habitants de Bagnolet.

Mais ce n’est pas à ce genre d’effusion de sang que songeait la petite Zouzoune, marchant vers le sacrifice de la vertu. Naguère, à l’atelier, elle avait reçu les confidences d’une amie qui venait de faire le saut. (Métaphore très juste, après tout, pour dépeindre une aventure où l’essentiel est d’écarter les jambes.) Avec des mines pâmées, des roulements d’yeux extasiés, l’amie avait conté le délicieux émoi des premières caresses, timides d’abord, puis de plus en plus audacieuses, contre lesquelles on se défend avec énergie par en haut, pour mieux laisser aux mains assaillantes la liberté d’attaquer par en bas. Dans le récit de la nouvelle recrue d’Éros, ce pelotage exquis, bon travail de bon ouvrier, gradué avec adresse et science, avait duré longtemps, très longtemps, jusqu’à la rendre presque folle d’énervement, d’excitation, de plaisir inédit, insoupçonné. « Dame ! la première fois, avouait-elle, le commencement est meilleur que la fin ! » Et Zouzoune, l’âme en fête, allait à petits pas pressés, le long du boulevard, dans la nuit lourde et terne, vers cette joie exquise, attendue, escomptée, des longues caresses préliminaires. Sans préjudice de ce qui viendrait après, bien entendu.

Jaillissant de l’ombre, à côté d’elle, une voix grasse proféra :

— Dans l’enceinte sacrée en ce moment s’avance, un jeune homme, un héros, semblable aux immortels… Voltaire !… T’aboules tout d’même la môme… Sans fard, y’a pas loin d’une demi-plombe que j’croque eul’ marmot !

À ce langage, où s’alliaient de si pittoresque façon le style le plus noble et les termes les plus familiers, Zouzoune reconnut son futur vainqueur. Car Sosthène Flambard, féru de poésie classique, émaillait ses propos, avec une inlassable constance, de citations apprises par cœur en des volumes dépareillés de la boîte à cinq sous, et adaptées à son sujet tant bien que mal, souvent beaucoup plus mal que bien. Loyalement, pour qu’on ne crût pas l’auteur de cette phrase, par exemple : « Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur ! », il faisait suivre chaque citation du nom du poète responsable, lancé tout de go, sans explication complémentaire, comme ceci :« Amour, tu perdis Troie !…  Le Fontaine ! » Mais sa vive estime pour un langage noble et châtié ne se manifestait pas plus avant, et le surplus de ses discours n’était remarquable que par une extrême abondance de termes argotiques, qu’aggravait l’accentuation canaille d’une grasse prononciation faubourienne.

— Si je suis un brin en retard, c’est que j’ai voulu me faire belle, afin de te plaire, répondit gentiment Zouzoune.

Et déjà elle tendait le bec, pour une première dégustation des baisers savants, inconnus, ensorceleurs, décrits par son ami. Mais Sosthène, les sourcils froncés, ne songeait, chose bien plus importante, selon lui, qu’à se souvenir d’une belle phrase bien ronflante, exprimant sa pensée, ou à peu près. Trouvant enfin, vaille que vaille, il déclama, de sa voix grasse et solennelle :

Zouzoune avait soigné ses dessous (page 7).

— … Mes vaisseaux vous attendent — Et du pied de l’autel vous y pouvez monter — Souveraine des mers qui vous doivent porter… Racine !… Carapatons d’ici, la môme… Y’ a trop d’flicaille et d’becs de gaz, pour qu’on ose s’sucer la pomme… Les talus des fortifs, c’est pas fait pour les clebs, p’t’être bien !

Docile, la petite se suspendit à son bras, et ils s’en furent, l’allure faussement tranquille, à la recherche du petit coin bien noir, bien désert, où il arriverait ce qui devait arriver.

Mais Zouzoune, si elle marchait fort résolument au sacrifice, ne tarda pas à sentir une légère désillusion, déjà sourdre, peu à peu dans son petit cœur. Le boulevard n’était pas si bien éclairé que ça, après tout, et elle estimait, avec un grand bon sens, que Sosthène eût pu, histoire de gagner du temps, se livrer illico à ces premiers travaux d’approche qu’elle attendait avec tant d’impatience. Il ne se fût rien cassé, tout au moins, à lui dire des choses aimables et gentilles. Mais le gars marchait à côté d’elle, taciturne, sage, trop sage, les mains déplorablement enfouies en ses poches, l’âme prise tout entière, sans doute, par de laborieuses recherches dans son répertoire de citations. Il grasseya, tout à coup :

— Dieux ! Que ne suis-je assis à l’ombre des forêts !… Racine !… Pour sûr, nom de Dieu ! qu’ça s’rait plus bath, si qu’on s’rait à Meudon ou à Montmeurency !

Et il retomba dans son mutisme, les mains, hélas ! plus inactives que jamais.

— C’est pourtant pas pour écouter dire des vers, qu’on m’a collé deux gentils petits nichons ! songeait Zouzoune désappointée.

Le petit coin noir et désert se faisait désirer. La voix de Sosthène scanda, maussade :

— Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages, — Dans la nuit éternelle emportés sans retour, — Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges — Jeter l’ancre un seul jour ?… Lamartine !… J’en ai marre, moi, d’ce fourbi-là… Va-t-on l’ dégoter, oui-z-ou non, eul’petit coin où qu’on pourra j’ter l’ancre ?

— Comme tu causes bien mon chéri ! gazouilla Zouzoune, sans penser un mot de ce qu’elle disait, mais faisant un louable effort pour se montrer gentille, et peut-être pour allumer quelque peu ce grand flandrin.

La voix grasse de Sosthène répondit :

— Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées — la valeur n’attend pas le nombre des années… Corneille !… Pour jaspiner avec âme et poésie, ma crotte, tu peux l’dire, que j’suis à la r’dresse, et qu’y a pas un mec à m’faire la pige dans tout Ménilmuche !

— Pour sûr, alors ! acquiesça sans le moindre enthousiasme cette petite menteuse de Zouzoune.

Et ils reprirent leur funèbre déambulation de pauvres bougres affairés, inquiets, qui cherchent dans Paris l’improbable aubaine d’un logement à louer sans pas de porte.

Le fossé des fortifications béait auprès d’eux. Sosthène grogna :

— Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance — Un asile d’un jour… Lamartine !… Vise-le c’tte vache eud’vallon, pour voir s’il est foutu d’nous donner asile !

Un recoin de talus fut découvert enfin, noir à souhait, sans doute, mais occupé par un vieux chemineau accroupi, et qui suçait avec volupté une arête décharnée de hareng saur. Au passage des amoureux, cet homme de bien graillonna :

— Hé, Paul et Virginie !… Si vous avez b’soin d’la carrée, j’vas avoir fini d’dîner… C’est l’dernier service, et j’prendrai pas d’dessert ni d’café aujourd’hui.

— Nous entrerons dans la carrière — Quand nos aînés n’y serons plus… Rouget de l’Isle ! répondit noblement Sosthène… Tu vas pas t’grouiller, vieil emplâtre !

Le vieux, depuis longtemps docile à toutes les injonctions formulées d’une voix impérative, s’en fut en mâchouillant quelques vagues injures. Et les amoureux prirent possession du coin d’ombre si longtemps cherché, modeste paradis embaumé, pour tout encens, par les puissantes émanations que distillait la charogne ballonnée d’un chat crevé.

— Enfin, je vais savoir comment ça se passe, songea Zouzoune, un peu émue tout de même.

Un bras impérieux ceignit sa taille. Une main rude malaxa ses jolis petits nénés, brutale comme la poigne d’une vieille concierge qui presse sa poire en caoutchouc, pour répondre à l’appel fatidique : « Cordon siouplaît ! » Esquissant un faible et vague simulacre de défense, Zouzoune murmura :

— C’est à moi, ces trucs-là, mon chéri, c’est pas du faux.

— Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable… Boileau ! répondit sentencieusement Sosthène… Penses-tu qu’j’serais à la hauteur pour faire coin-coin, si qu’j’aurais ma citron quinze chevaux !

Et ses doigts bourrus, désagréables, se plantaient plus rudement encore dans les pauvres petits nichons de Zouzoune de plus en plus désappointée, et trouvant qu’il y avait une bien triste différence entre ce brutal laminage et les extases décrites par son amie. Mais Sosthène gronda, tout à coup :

— Ma fille, il faut céder, votre heure est arrivée !… Racine !… Gueule pas, la môme… À c’tte heure, on va jouer à papa-maman !

Les mollets enveloppés par un traîtreux croc-en-jambes, Zouzoune se sentit brutalement culbutée sur des gravats pointus et agressifs. Une lourde masse s’abattit sur elle, écrasante, lui coupant le souffle, et des mains hargneuses farfouillèrent sauvagement sous sa robe, tiraillant, arrachant, déchirant les pauvres petites lingeries enfilées avec tant de joie, si difficiles à remplacer.

Sous l’agression violente, presque haineuse, si différente des tendres caresses escomptées, Zouzoune eut un instinctif sursaut de dégoût, de révolte. Serrant des cuisses convulsives sur son petit trésor encor intact, elle planta dix ongles acérés, de toutes ses forces, dans la face soudain haïe qui se penchait goulûment vers la sienne. Puis, profitant du mouvement de retraite qui rejetait Sosthène en arrière, dans un grognement de douleur et de stupéfaction, la petite glissa, sous le corps soulevé pour un instant, plus preste qu’une couleuvre sous la semelle qui s’abat pour l’écraser. Et elle fut debout, brandissant un lourd silex, menaçante à son tour.

— Goujat ! haleta sa petite voix furibonde.

— Mieux vaut goujat debout qu’empereur enterré… La Fontaine ! riposta l’inépuisable citateur, du reste encore vautré sur le ventre, et fort décontenancé… N’en v’là des magnes !… Pourquoi qu’tu m’as dérangé, bougre d’gourde si c’est pas pour faire la bête à deux dos !

Mais sans daigner répondre, Zouzoune filait déjà, vive et légère. Elle entendit encore la voix grasse du brutal amoureux qui geignait derrière elle :

— De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?… Racine !… A m’a mis la gueule en compote, la garce, pour peau de balle et balai de crin !

Zouzoune filait toujours, furieuse, dépitée, marmonnant d’une voix qu’enflait l’âpre rancune :

— Je veux bien y passer… Je suis toute prête… Mais avec quelqu’un qui soit plus gentil que ça… Pourvu que ce voyou n’ait pas trop déchiré mes nippes… Comment veut-on que j’aille l’offrir à quelqu’un, ma vertu, si je n’ai pas une culotte présentable à me coller sur le pétard !