Rosière malgré elle/03

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 95p. 13-16).

iii


Ayant quitté l’atelier de couture, pour aller au magasin assortir du lacet, Zouzoune était restée absente un peu plus longtemps qu’il n’eût fallu, peut-être. Rentrant enfin, la petite se glissa à sa place accoutumée, et, se remettant à faufiler un ourlet avec une machinale prestesse, elle souffla dans l’oreille de sa voisine, la vieille Héloïse Cumouille :

— Ma chère, c’est aujourd’hui que ça va sauter !

— Quoi ?… Le Panthéon ? interrogea l’autre.

— Si le Panthéon saute, je m’en fous ! riposta Zouzoune… Je te parle de ma vertu… Ma vieille, dans le petit corridor qui est si obscur, je viens de me heurter à M. François Hallebard, le fils du patron. Je me suis effacée pour le laisser passer, comme de juste, mais il n’est pas passé tout de même… Oh là ! là ! Qu’est-ce qu’ils ont pris, mes nichons et mon pétard !… Il pelote rudement bien, ce joli garçon… Des petites titilles, des petites papattes d’araignées, des petits bébecs d’oiseaux gentils comme tout… C’est du travail autrement ficelé qu’avec des sales mecs que je connais… Et il embrasse ! Oh, ma mère !… Sûr que j’aurai pas besoin pour ma santé, aujourd’hui, qu’on me colle des ventouses sur le bout de la langue… C’est déjà fait, et richement… Enfin, pour le bouquet, il m’a demandé de passer au bureau, à quatre heures un quart, vu que son paternel décanille toujours à quatre heures tapant… Alors, il y a un divan, dans le bureau, et un chouette, encore !… Aussi, ma chère, s’il y a au monde une chose sûre et certaine, c’est que ma vertu va s’expatrier à jamais, dans trois quarts d’heure environ, sur des coussins à dix louis la pièce.

— Moi, ç’a été sur un fagot de morues sèches, avec un garçon épicier, avoua modestement la vieille Héloïse… Et c’était bien bon tout de même… Mais il m’a plaquée, le salaud !… Méfie-toi de ces cochons d’hommes, la gosse, c’est tous Crapule, Plaqueur et Cie… Ma belle, si t’es pas rosse avec les hommes, c’est eux qui seront rosses avec toi.

Zouzoune réfléchit un instant, puis répondit :

— J’pourrais pas être rosse avec M. François… Je l’aime vraiment trop depuis au moins un quart d’heure.

L’horloge de l’atelier marquait quatre heures un quart, pas dix secondes de plus, quand Zouzoune, toute frémissante d’espoir, frappa à la porte du bureau.

— Entrez ! cria-t-on.

La petite ne se le fit pas répéter… Patatras !… Elle se trouva en présence, non seulement de M. François, le joli garçon qui pelotait si bien, mais encore de son père, M. Hallebard, resté au bureau plus tard que de coutume.

— Que désirez-vous ? demanda la voix sèche du patron.

Paralysée par une frousse intense, Zouzoune eut tout juste la force de bafouiller cette réponse démesurément idiote :

— Je… Je n’ai plus de câble glacé n°24… N’est-ce pas ici qu’on en donne ?

M. Hallebard n’eut pas grand mérite à penser qu’une ouvrière, à son service depuis trois ans, ne pouvait ignorer que les bobines de fil ne se délivrent pas au bureau. Il regarda longuement les joues de Zouzoune, rouges comme deux poignées de cerises, puis avisa celles de son fils, écarlates comme deux biftecks crus. Et il grinça, dans un mauvais sourire en biais :

— On va vous satisfaire, mon enfant… François, fais-moi le plaisir de filer dare-dare chez Mme de Quantefois, à Neuilly, pour lui demander si elle choisit le foulard ou la soie brochée… Prends un taxi… Il faut que le tissu soit commandé dès ce soir… Eh bien, tu n’es pas encore parti ?

La mine fort penaude, le jeune homme prit son chapeau et fila, formulant à part lui cette forte pensée : « Clairvoyance est fille d’expérience… Ça leur sert tout de même à quelque chose, aux papas, d’être au monde depuis plus longtemps que leur fils… Qu’est-ce qu’il va lui passer à la pauvre gosse ? »

Ce fut très simple. Sitôt François sorti, M. Hallebard alla pousser le verrou, puis ricana :

— Ma petite, ton câble glacé n’est qu’une ficelle bien rugueuse. Tu venais ici pour faire tes saloperies avec le singe, pas vrai ?… Or mon fils ou moi, c’est kif-kif… Je n’ai rien à refuser à mon personnel, tu me plais, et je suis à ta disposition… Viens t’asseoir sur mes genoux, petite roulure.

Et il se laissa tomber sur le divan…

Zouzoune, très raisonnablement, se gourmandait tout bas de sa gaucherie, se répétait de toutes ses forces : « Vas-y donc, petite gourde ! »

Mais la raison d’une femme et ses nerfs, ça fait deux. Sans savoir elle-même d’où montaient à ses lèvres ces mots étranges, incongrus, incivils en présence d’un patron tout-puissant, elle murmura, la voix plaintive, sans avancer d’un pas :

— Un petit instant, je vous en supplie… Le temps de m’habituer à l’idée… Oh ! rien qu’un tout petit instant, je vous assure…

Déjà M. Hallebard était debout, furibond.

— De quoi ? beugla-t-il… On fait sa Sophie, sa Jeanne d’Arc !… Et tu penses que ça va prendre ?… Voyez donc la belle ingénue !… Ça a déjà roulé avec tous mes garçons de courses, avec mon chauffeur, avec mon homme de peine, sans compter les passants et les militaires !… Et ça fait des manières avec moi, le patron !… Ça me prend pour un jobard, capable de croire à la vertu de ces garces-là !… Très peu pour moi, de la comédie !… Hors d’ici !… Retourne à l’atelier, petite salope !.

Qui donc vient de crier : « Vous en avez menti ! » ?… Qui donc a produit ce claquement vif et clair comme celui d’un coup de fouet ?… Zouzoune n’en sait rien, vraiment… Ça n’est pas possible qu’elle-même ait osé… Mais M. Hallebard, prudemment retranché derrière son bureau, une joue très rouge, l’autre très pâle, mugit, dans un tourbillon de gestes frénétiques :

— Une gifle à moi !… Une gifle !… À la porte !… Qu’on l’expulse !… Passez à la caisse, petite saleté !… Et vivement ! Flanquez-là dehors, vous tous !… À la porte !… Une gifle, à moi !… Une gifle !

Cinq minutes plus tard, une mince pincée de billets et de jetons dans sa poche, Zouzoune sortait à jamais de la maison Hallebard, poursuivie par la désapprobation générale et par l’approbation secrète d’Héloïse Cumouille. La petite ne songeait guère à sa situation perdue, au chômage menaçant. Confuse, stupéfaite, indignée contre elle-même, Zouzoune pensait, tout simplement :

— Ah ça ! qu’est-ce que j’ai donc ?… Si je continue ainsi à leur flanquer des beignes, c’est bien sûr, qu’ils ne me la prendront jamais… Tout de même, j’aurais pas cru que c’était si difficile à perdre… Faut croire qu’elle est vernie, ou bien nickelée, ma saleté de vertu !