Rouen (Delarue-Mardrus)/03

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Henri Defontaine (p. 61-106).

LE PASSÉ RELIGIEUX.


Saint-Nicaise.

Il est séant, si l’on entreprend le pélerinage des sanctuaires rouennais, et ne serait-ce qu’en souvenir des incendies du grand passé, d’aller d’abord visiter les ruines encore fumantes de Saint-Nicaise, qui vient de brûler comme, à diverses périodes de l’histoire, la Cathédrale elle-même.

De cette visite sort un enseignement sévère. Sera-t-il compris par ceux auxquels il s’adresse ?

Donc la sinistre tradition du feu se perpétue à Rouen. Donc, le xxe siècle, avec toutes ses garanties, toutes ses prétentions, ne l’empêche pas de continuer son œuvre maléfique, tout comme aux siècles qui nous ont précédés.

Que diraient-ils s’ils pouvaient voir ce qui reste de leur vénérable héritage, ceux qui, jadis, apportèrent tant d’enthousiasme au perfectionnement de cette église, alors située hors de la capitale ?

Ce petit, ce délicieux Saint-Nicaise avait, entre autres charmes, celui d’être l’une des rares paroisses du monde où les orgues n’avaient pas été refaites ; et ses verrières figuraient parmi les mieux réussies de la Renaissance.

Certes, les murs sont restés intacts, sans même avoir été noircis par les flammes, protégés, on croirait, par leurs gargouilles, monstres de l’enfer qui n’ont rien à redouter du feu. Mais, au sommet de ses quelques marches, Saint-Nicaise qui, dans la nuit du 9 mars 1934, fut, pendant une heure et demie, un brasier furibond, montre à ciel ouvert, sous son toit disparu, douloureusement, ironiquement, l’armature enjolivée où flamboyaient ses belles fenêtres rouges, bleues, vertes, blanches, jaunes.

Des orgues du xviie siècle, il ne reste exactement rien. Du mobilier, des tableaux, des boiseries, rien. Un amas de décombres noirs, c’est tout. Requiescant in pace !

Or, cet incendie instantané, vertigineux, quelle en est donc la cause ?

Ici se place la leçon qu’aucun prêtre n’écoutera, probablement ; ici se dresse la menace qui plane sur toutes les églises de la chrétienté — depuis qu’on a convié Satan dans leurs murailles.

Saint-Nicaise a brûlé. Pourquoi ?

Parce qu’un court-circuit s’est établi dans les fils qui commandaient la sonnerie de ses cloches.

O sonneurs dont la race disparaît de plus en plus vite, votre geste de tirer la rude corde qui vous enlevait si haut à chaque battement de la cloche n’était-il pas une prière ?

N’était-ce pas également une prière que l’effort des souffleurs d’orgue, cette traction animale qui faisait d’eux, à chaque office, les esclaves haletants et modestes de la musique religieuse ?

N’était-ce pas une prière, et la plus significative de toutes, que la lente consomption des cires allumées, image de la foi qui dévore les âmes jusqu’à l’anéantissement ?

Jalouses des commodités dont usent les demeures profanes, les églises et les cathédrales ont, elles aussi, voulu profiter des progrès de la science, pratiquer la paresse contemporaine, obéir à l’aveulissante loi du moindre effort, remplacer la sainte sueur humaine par le petit déclic moderne qui supprime tout travail ouvrier.

C’est pour cela que de brutales et fixes ampoules se substituent partout au vacillement vivant des cierges dans les églises, c’est pour cela que le rythme des cloches y est devenu boiteux, c’est pour cela que la respiration des orgues y est mécanique, c’est pour cela que Saint-Nicaise a brûlé comme un simple paquebot de luxe.

L’électricité, ce nouvel attribut de Lucifer, antiliturgique, antiartistique, détruisant le mystère dans lequel baignaient les nefs catholiques, déséquilibrant le solfège des sonneries comme si Belzébuth lui-même tirait la corde, ôtant au souffle des orgues la participation de l’homme, quand donc ceux qui gouvernent la foi comprendront-ils qu’elle est, cette électricité, non seulement un détestable anachronisme dans les paroisses léguées par le passé, mais une profanation constante, un danger perpétuel ?

Misère ! Le Malin est le plus fort, et la leçon ne sera certainement pas entendue.


La Cathédrale.

Après Saint-Nicaise, paroisse morte de mort violente, en tout cas évanouie pour longtemps ; après celles qui ne périrent que lentement, décombres, ruines, vestiges ou désaffectations qui sont, en vérité, le signe particulier de Rouen, après ce morne cimetière d’églises défuntes, dépêchons-nous de visiter les autres, celles, toutes vivantes, qui continuent avec exactitude les rites du plus lointain passé chrétien ; consolons-nous sous la lumière de quatre ou cinq couleurs de leurs vitraux intacts, dans l’ombre encensée de leurs nefs gorgées de foules ; où le reflet des vieux ors se mêle aux reflets des vieilles boiseries, où des bouquets embaument, où les orgues tonnent, où des petits garçons à voix séraphiques chantent encore la gloire du Très-Haut, où nous pouvons, en plein xxe siècle, voir officier, apparition, personnage descendu des verrières du chœur, quelque évêque mitré dont la silhouette archaïque nous fait respirer en pleine légende dorée.

La Cathédrale d’abord, cela va de soi.

Comme bien souvent ses parentes de l’Europe entière, Notre-Dame de Rouen, végétale dans sa forme et dans sa croissance, a poussé plus lentement encore qu’un arbre, a demandé des siècles pour parachever sa splendeur.

Laissons aux Chanoine Jouen, aux Enlart, aux Pierre Chirol, aux Armand Loisel et autres le soin de l’étudier dans toute sa complication.

Telle qu’elle se présente actuellement à nos yeux fascinés, elle s’élève à la place même où saint Mellon, en l’an 300, fit le premier surgir du sol de Rouen, un modeste sanctuaire catholique.

Il est à remarquer (Notre-Dame de Paris, entre autres, bâtie sur l’emplacement d’un temple romain, est là pour l’attester) que la pierre religieuse rappelle beaucoup le bulbe de certaines fleurs reproduisant indéfiniment ces fleurs, à mesure que les premières dépérissent et meurent.

L’œuvre de saint Mellon détruite, une première Cathédrale monte à sa place même, en 389. Disparue à son tour, elle est remplacée, au xie siècle, par celle, romane, consacrée en présence de Guillaume le Conquérant et de Mathilde, sa duchesse. Au xiiie siècle, dévorée par un incendie, elle est lentement reconstruite, est attaquée au xive siècle par une furieuse tempête qui la détériore, repousse avec courage, reçoit la foudre au xviie siècle, répare ses dégâts, subit l’incendie au xviiie siècle, se remet d’aplomb une fois de plus ; enfin, est encore un coup foudroyée au xixe siècle, sans rien dire des orages huguenots et révolutionnaires également déchaînés sur elle.

Résultat de toutes ces reconstructions ou campagnes, comme dit le style architectural : il reste des traces romanes dans ses fondations ; la base de la Tour Saint-Romain est du xiie siècle ; d’autres parties de l’ensemble sont du xiiie ; la chapelle de la Vierge est du xive ; la rose de la façade, les fenêtres du chœur, le reste de la Tour Saint-Romain, le commencement de la Tour de Beurre sont du xve siècle ; l’achèvement de la Tour de Beurre et le grand portail sont du xvie ; la flèche est du xixe siècle ; le toit de la Tour Saint-Romain, copié sur l’ancien, est du xxe, le nôtre.

Certes, l’œil à facettes des savants ès-pierre sculptée discerne à l’instant ces juxtapositions succinctement indiquées ici ; mais, pour les simples fervents, dont nous sommes, la Cathédrale de Rouen s’offre comme un seul immense trésor, et nous l’admirons en bloc sans nous soucier des couches différentes qui la composent.

Pour commencer, nous restons écrasés et le cœur battant devant ce beau navire immobile au milieu du déferlement des nuages normands, ne nous demandant pas si les tempêtes qui l’assaillirent au large des siècles ont exigé le radoub et les transformations.

Ce n’est que passé le coup de foudre de la surprise que nous commençons le lent déchiffrage de ses âges divers.

Après avoir, parmi le battement d’ailes et le roucoulement des pigeons qui y logent, contemplé le grand portail, œuvre inouïe entre les deux tours contrastées, son arbre de Jessé, son ascension de saints et d’anges terminée par la Vierge-Mère, les fleurons de son arc, véritable ouvrage de dame brodé dans la pierre, nous allons vers le portail des Libraires qui va nous retenir si longtemps.

J’ai toujours constaté que, dans une cathédrale, la part du diable était presque aussi considérable que celle de Dieu. Grappes de chauve-souris accrochées dans tous les recoins, outre les chimėres, meute satanique qui jappe du côté des hauteurs, on découvre peu à peu, si l’on regarde de près les détails de la pierre éloquente, un monde de petits démons, monstres et caricatures qui y pullulent, serrés les uns contre les autres, et l’on a l’impression, quoi qu’en disent certains historiens, que bien des rancunes qu’on ne pouvait exprimer se cachent là – l’équivalent des dessins de nos grands quotidiens et des potins et médisances de nos petits journaux tant redoutés de leurs victimes.

Le portail des Libraires est particulièrement riche de ces rosseries détournées. On y trouve tout un carnaval d’animaux composites, de faunes, de sirènes, de porcs humains, de dragons — cent cinquante médaillons en bas-relief, cent cinquante cauchemars ciselés avec le soin le plus consciencieux, la plus extravagante cocasserie.

Le portail de la Calende, situé juste à l’opposé, présente plus de sujets religieux que de fantaisies démoniaques, entre autres la vie de saint Romain et celle de saint Ouen.

Il y a d’autres portails que ceux-là, d’autres tours que les deux grandes. Mais il est impossible, dans un ouvrage comme celui-ci, de songer à une énumération complète des fourmillements sculptés de cette cathédrale, dont l’anatomie complète demanderait des mois d’études et des pages d’analyse.

L’intérieur, dès qu’on y pénètre, donne le même vertige. La Cathédrale de Rouen a cent trente-cinq mètres de long, vingt-huit mètres de hauteur de voûte, trente et un mètres de largeur. Colonnes, ogives, chapelles latérales, nef, transept, chœur, fenêtres, rosaces, tournants obscurs, carrefours illuminés, les orgues, le mobilier, les statues, les tableaux, les ornements, tout cela tourbillonne à la fois, sous les soleils ou les clairs de lune filtrés de haut, puisque, paradoxalement, le verre, pour moitié, croirait-on, se joint à la pierre dans la composition d’une cathédrale, ce château de Dieu.

Les tombeaux les plus célèbres sont, outre celui de Rollon, premier Duc de Normandie, ceux, dans la chapelle de la Vierge, de Pierre de Brézé, l’époux de Diane de Poitiers, et des cardinaux d’Amboise, monument auquel Jean Goujon, dit-on, a collaboré.

Ces tombeaux sont, à eux seuls, un musée, avec leurs figures principales, leurs personnages secondaires, leurs allégories, attributs et enjolivements, et l’on peut s’y attarder des heures.

Pour ce qui est des vitraux, le maître Jean Lafond nous révèle que, dans la Cathédrale de Rouen, « le visiteur trouvera ce qu’aucun édifice ne saurait lui offrir : une série de vitraux qui lui permettra d’étudier, sans lacune véritable, toutes les étapes de la peinture sur verre en France, depuis les premières années du xiiie siècle jusqu’à la fin du xvie ».

Seules, certaines désignations de ces vitraux dont les plus anciens se trouvent dans la chapelle appelée « des belles Verrières », suscitent en nous les plus ravissantes imageries du songe : Pentecôte, Christ en Majesté, Anges musiciens, Donatrice agenouillée devant le Christ, la Hiérarchie Céleste. Et, déjà, cette courte description que fait Jean Lafond de la rose du Grand Portail n’est-elle pas un poème fulgurant ? « On ne saurait rien rêver de plus harmonieux, de plus éclatant — dit-il — que ces vastes cercles de séraphins rouges, jaunes, verts et d’anges blancs, qui s’élèvent sur des fonds d’or et d’azur ».

Entrer dans la Cathédrale de Rouen après l’avoir regardée de l’extérieur, c’est éprouver ce qu’on appelle l’horreur sacrée, petit froid dans le dos que donne le sentiment du surnaturel.

On ne sait pas encore assez qu’un attrait nouveau s’est, depuis peu d’années, joint à tant d’autres enchantements pour réjouir ceux qui viennent la voir.

Je parle du carillon installé dans la Tour de Beurre et que, le jour de Pâques, j’ai vu fonctionner de près, étant montée, le long d’un terrible colimaçon noir, jusqu’à la petite loge où Maurice Lenfant, organiste et pianiste, élève du carillonneur Jeffe Denyn, de Malines, joue de ses vingt-neuf cloches comme d’un orgue aérien.

La première partie de la montée se fait dans la Tour Saint-Romain. Ce voyage dans la pierre carrée qui fut sans doute, dit l’Abbé Loisel, une sorte de forteresse, se continue par un passage derrière les orgues, et qui mène, parmi des bouffées de musique et d’encens, à la Tour de Beurre.

Celle-ci, pâle et fouillée, en opposition avec sa sœur plus sombre et plus simple, ne s’appelle pas « de beurre » à cause de sa couleur qui, sous certains coups de lumière, rappelle les belles mottes normandes, mais simplement parce qu’elle fut construite avec l’argent, donné par les paroissiens, lesquels, pendant le Carême, grâce à la dispense obtenue du pape par le Cardinal d’Estouteville, pouvaient quand même manger du beurre.

Ce monument, somme toute, de la gourmandise, répand autour de sa sveltesse ornementée l’atmosphère des plus jolis contes bleus. On a l’impression, quand on s’y introduit au sortir de la Tour Saint-Romain, d’entrer dans le domaine du merveilleux.

C’est bien ce qui arrive, en effet ; car, après la seconde montée dans de nouvelles ténèbres, on se trouve à la porte d’un réduit où, pour les grandes fêtes et aussi deux fois par mois, Maurice Lenfant, assis devant son étrange clavier et lisant devant lui sa musique, frappe à grands coups de poing les barres horizontales de fer qui représentent les touches de son orgue, tandis que, sur le pédalier, ses pieds commandent les notes graves du carillon. Et voici les vingt-neuf cloches en danse, pour la joie de la foule amassée en bas dans le crépuscule.

En l’honneur du carillon de Rouen, ce poème que je dédie au Docteur Paul Hélot, de Rouen, mon guide à travers les tours :

Entre ses deux tours différentes,
La Cathédrale de Rouen
Dresse sa paire de géantes
Et parle au monde remuant.

Lorsqu’avec les colombes vole,
Dans la brume ou dans un rayon,
Le frais discours du carillon,
La Tour de Beurre a la parole.

Ce n’est plus pour Dieu dans les Cieux,
Mais plutôt pour le pauvre monde
Que sa pierre ouvragée et ronde
Éparpille des airs joyeux.


Ce chant surprend les heures grises
Comme un heureux événement.
Alentour, les autres églises
Font silence, dévotement.

Et le chromatisme des cloches
A de tels rires, quelquefois,
Qu’on croit voir les paroisses proches
Se mettre à danser de guingois.

De cette tour la joie émane,
Liturgique ou non ; c’est selon.
Elle ne craint pas le profane
Et même pas « La Madelon ».

C’est bien. C’est bon. Cela veut dire :
» — Moi qui vous prêche l’Au-delà
» Je ne vous défends pas de rire,
» Ô pauvres humains que voilà !

» Le conseil de la Cathédrale,
» Vous pouvez l’écouter, ce soir.
» Vingt-neuf cloches, voix musicale,
» Disent : « Espoir ! Espoir ! Espoir ! »


» Il vous faut donc, levant la tête
» Vers la tour qui chante, songer,
» Puisque le Ciel se met en fête,
» Que tout va sans doute changer.

» J’en ai tant vu ! Je suis si vieille !
» En vérité, je vous le dis,
» Moi, la séculaire merveille :
» Après l’enfer, le Paradis ! »


Ô gai carillon catholique,
Puisse ta rassurante voix
À la foule mélancolique
Rendre la gaieté d’autrefois !

Et maintenant, avant de tourner la page :

Il reste tant d’anonymat dans la glorieuse Notre-Dame de Rouen qu’on ne saurait quitter cette Cathédrale et ses drames sans répéter les noms (du moins ceux qu’on connaît). de ceux qui travaillèrent à la faire et refaire :

Maîtres d’œuvre :

xiiie siècle. — Jean d’Andeli et d’Enguerran, Durand, Gautier de Saint-Hilaire.

xve siècle. — Jean Périer, Jean de Baïeux, Jenson Salvart, Roussel, Geoffroi Richier, Guillaume Pontifs, Jacques Leroux.

xvie siècle. — Rouland Le Roux, Martin Desperrois, Simon Vitecoq, Robert Becquet.

xixe siècle. — Alavoine, Marrou, Barthélemy, Desmarets, Sauvageot.

xxe siècle. — Chaîne, Foucher.

Verriers :

xiiie siècle. — Clément.

xve siècle. — Louis Le Doyen, Guillaume de Grainville, Jean de Senlis, Guillaume Barbe.

xvie siècle. — Olivier Tardif. Saint-Ouen.

On a l’impression qu’à Rouen trois cathédrales s’élèvent au lieu d’une seule car, outre la métropole, Saint-Ouen et Saint-Maclou sont également des navires amiraux, dans la grande escadre de pierre catholique ancrée au bord de la Seine.

Après Notre-Dame de Rouen, on croyait avoir épuisé ses forces d’admirer. Il faut tout recommencer avec Saint-Ouen.

Cette église abbatiale, aujourd’hui dépouillée de son abbaye bénédictine, a ceci de remarquable, d’inappréciable, au point de vue architectural, qu’elle est, pour l’ensemble, d’un seul style, bien qu’ayant été construite à diverses périodes de l’histoire.

En effet, les maîtres d’œuvre qui la continuèrent à travers les temps acceptèrent, suivirent le plan du premier architecte, à des époques où l’esprit d’innovation régnait, ne tenant en général aucun compte des intentions des prédécesseurs. À Saint-Ouen, on ne voit se manifester que dans des détails cette fantaisie qui, depuis l’évolution du roman vers le gothique, passant du rayonnant au flamboyant, poussa le goût de l’ornement si loin que la réaction ne pouvait manquer, comme le montrèrent par la suite les sévérités du style Louis XIII.

Naturellement, Saint-Ouen s’élève à la place d’une première église, celle-ci mérovingienne (vie siècle). Cette église primitive était alors dédiée à saint Pierre. Mais on y avait enterré l’évêque saint Ouen, lequel, à force de miracles posthumes, finit, vers le xe siècle, par substituer lentement son nom à celui de saint Pierre.

Entre temps, l’invasion normande avait ruiné l’œuvre mérovingienne, qui fut remplacée par une église romane due à Nicolas, abbé de la famille ducale de Normandie, neveu de Robert le Magnifique, et mis au couvent par lui dès sa jeunesse par crainte de rivalité quant à la possession du duché.

Brûlée aux xiie et xiiie siècles, au cours de deux gigantesques incendies de la ville entière, l’église fut reconstruite une troisième fois, s’écroula pour une partie au xive siècle, et, à dater de cette époque, remonta dans le ciel avec toute la magnificence gothique alors en pleine véhémence.

À l’église Saint-Ouen numéro quatre, toujours debout, s’attache étroitement le nom de l’Abbé Roussel, dénommé Marc d’Argent, dont on ne sait rien sinon qu’il commanda, dirigea, paya sa reconstruction.

André Masson, dans son ouvrage sur Saint-Ouen[1], dit « qu’on ignore malheureusement le nom de l’architecte qui conçut ce plan grandiose ». Mais, ajoute-t-il, « on a la preuve que son génie provoquait déjà l’admiration de ses contemporains et la reconnaissance des moines, car ils lui firent l’honneur de l’enterrer dans l’église. Sa dalle tumulaire existe encore, relevée contre le mur d’une chapelle, mais l’inscription est effacée. »

Et Pierre Chirol continue : « Ce personnage armé de compas est devenu le Grand Anonyme évanoui derrière son œuvre, confondu avec elle devant l’admiration des hommes ».

L’église était loin d’être achevée à la mort de Marc d’Argent. Ce n’est, chose étrange, qu’au xixe siècle que se terminèrent (assez lamentablement du reste, par une copie de l’ancien) les campagnes de construction de la merveille commencée au xive siècle sur l’initiative de Marc d’Argent.

La Guerre de Cent Ans, en effet, a retardé les travaux, puis les Guerres de Religion les ont détériorés. Ensuite, la même tempête qui blessa la Cathédrale au xviie siècle meurtrit aussi Saint-Ouen. La Révolution y détruit des chefs d’œuvre avant d’en faire une salle de danse ; enfin, sous le règne de Louis-Philippe, on démolit en souriant les deux tours de sa façade, commencées au xve siècle et restées inachevées, pour y substituer « l’œuvre la plus froide, la plus sèche, la plus mesquine, la plus ennuyeuse qui se puisse imaginer » (Camille Enlart).

Heureusement la Tour aux Clercs, seul morceau roman de l’abbatiale, n’a pas été sacrifiée.

Ainsi, depuis les maîtres d’œuvre dont voici les noms : Jean de Baïeux, Alexandre de Berneval, Colin de Berneval, Jean Roussel, Pierre Bense, Jenson Salvart, Simon Le Noir, Jean Wyllemer, l’Abbé Bohier, cette église a subi, comme la Cathédrale, les tornades politiques et la bêtise pire ; et cependant, telle qu’elle demeure, avec son célèbre portail des Marmousets, ses arcs-boutants, sa tour centrale construite par les fées, elle est assez belle encore pour nous couper la respiration, surtout si nous avons soin de la regarder d’abord du jardin dont on l’a dotée.

Nous ne sommes pas des architectes et ne pouvons, ne savons, comme Pierre Chirol, admirer Saint-Ouen en « pièces détachées ».

Nonobstant les retouches qui l’ont abîmé, Saint-Ouen passe pour être un des plus rares spécimens existants du xive siècle religieux, et nous apparaît toujours comme un gigantesque reliquaire où nous ne pénétrons qu’avec émotion.

À l’intérieur, ses piliers font penser à d’immenses paquets de cierges allant de la terre au ciel. Vastes pans d’ombre et lumières frisantes, toute l’église avec ses belles grilles de chœur du xviiie siècle, ses peintures murales ; ses blasons et ses clés de voûte, est baignée de féerie par quatre-vingts miraculeuses fenêtres, grands murs de verre qui dévorent la pierre, rubis, saphirs, émeraudes, topazes et diamants agglutinés, quatre-vingts verrières des xive, xve et xvie siècles, c’est-à-dire trois des belles époques de l’art du vitrail ; dont les secrets sont perdus depuis le xviiie siècle.

Ils sont, ces vitraux, légendaires, racontant des vies de saints ; et leurs personnages envoûtés à l’étroit de leurs longues ogives continuent, si fragiles, à vivre depuis cinq ou six cents ans dans l’atmosphère diaphane et colorée où se déroulent, leurs prodigieuses biographies.

« Nous croirions superflu, remarque Jean. Lafond, d’insister sur cet ensemble iconographique unique en France, où les verrières légendaires sont si rares, si la vitrerie de, Saint-Ouen n’avait été méconnue par tous les auteurs qui ont écrit chez nous sur l’art du vitrail ».

Un nom illustre règne parmi ces joailleries fenestrales, celui d’Arnould de Nimègue, génie de la peinture sur verre à l’époque de la Renaissance.

Et nous sortons des méandres de Saint-Ouen éblouis par tant de chimériques lumières, et bien étonnés de retrouver dehors le jour tout simple du soleil.


Saint-Maclou.

Pas pour longtemps ! Car voici la troisième cathédrale de Rouen : Saint-Maclou.

Jamais le mot « style flamboyant » ne fut mieux appliqué qu’à cette église, flamme de pierre élancée vers le ciel. Son unique tour, au centre, semble, plus haut que nature, monter l’aiguille de sa flèche. Les encadrements ou « gables » de ses cinq portails de façade ont des pointes particulièrement aiguës.

Merveilleusement prodigue, on peut dire de cette église qu’elle grouille en toutes lettres d’anges et de saints, de démons et de chimères, de fleurs et de broderies, de fenêtres et de rosaces ; on peut dire qu’on y trouve de tout partout. Mais un équilibre tel préside à cette cohue de richesses que la ligne générale du sanctuaire s’en dégage malgré tout, pure et parfaite.

Saint-Maclou n’est pas une quatrième, troisième ni même une seconde église poussée sur des racines romanes, mais sort tout uniment du xve siècle, avec achèvement au xvie et remaniements par la suite (sa flèche de pierre est de 1870).

Les temps modernes l’ont dégagée ou, pour ainsi parler, épouillée de l’agglomération dont elle était la paroisse, un quartier haillonneux auquel elle offrait sa magnifique antithèse. Légions et légions de toits abritant la misère. Mais l’orgueil et la consolation de tant de malheureux humains était d’avoir leur richesse à eux seuls : Saint-Maclou, dont les splendeurs annonçaient déjà le paradis promis aux déshérités de la terre.

Construite sur le plan de Pierre Robin, son premier maître d’œuvre, continuée par Oudin de Mantes, Simon Le Noir, Ambroise Harel, au xve siècle, et Pierre Gringore, au xvie, cette église n’a pas connu les coups de Trafalgar essuyés par la Cathédrale et par Saint-Ouen. Les rafales humaines et celles du ciel ont épargné la cadette du trio sublime.

Et voici les deux principales célébrités de Saint-Maclou :

1° Le Jugement Dernier de son grand portail ; 2° les vantaux de bois sculpté de ses portes (on dit que Jean Goujon y a travaillé, mais les compétences affirment qu’il n’y est que pour peu de chose, vu les dates de sa présence à Rouen ; vu, surtout, la lourdeur des motifs, qui seraient plutôt flamands).

À l’intérieur, où les effets d’obscurité sont si bien ménagés et la brûlure polychrome des vitraux si particulièrement impressionnante :

Les boiseries Renaissance des orgues, et leur escalier tournant de pierre flamboyante, ancien jubé coupé pour cette destination imprévue.

Il y a tant à voir dans cette église surchargée qu’on en reste étourdi d’abord, ne sachant plus que choisir. Et l’on en sort, après la Cathédrale et Saint-Ouen, avec l’idée qu’on vient, en un seul jour, de visiter trois villes.

L’aître Saint-Maclou fait partie de cette troisième visite, évidemment. C’est une grande cour entourée de cloîtres à galandages, et qui fut un cimetière et même un charnier.

La renommée a rendu fameuse sa danse macabre, une suite de sujets sculptés, chacun isolé sur son socle, et représentant la Mort aux prises avec toutes les catégories d’humanités ; mais il faut beaucoup de bonne volonté pour discerner quelque chose à ces groupes terriblement mutilés.

Reste parfaitement lisible la frise légère qui court tout le long des murs, où des crânes et des tibias alternent avec des pelles, des pioches tous les outils du fossoyeur.

Un tel lieu demeure saisissant, bien que fort endommagé par les protestants d’une part et les catholiques de l’autre ; car si les protestants ont cassé les statues, les catholiques ont utilisé les cloîtres, ce qui veut dire qu’ils les ont également massacrés.

Un pensionnat de jeunes filles s’ébattait encore tout dernièrement dans l’ancien charnier. Il est retourné maintenant au silence, en attendant de nouveaux destins.


Les autres Églises.

Ne pas croire qu’à Rouen on en est quitte avec la Cathédrale, Saint-Ouen et Saint-Maclou, comme le pensent trop souvent des automobilistes superficiels.

Presque toutes les églises en activité qui y restent après tant de démolitions et de désaffectations feraient chacune l’orgueil de plus d’une grande ville.

À l’église Saint-Vincent, accommodée sous Louis XV au goût du jour, avec ses dorures accolées à la pierre gothique, ses guirlandes et son luxe, nous croyons entrer — après les austérités précédentes, la sourde fournaise des vitraux que nous venons de voir — dans un lieu d’élégante mondanité religieuse.

Saint-Vincent a l’air de parler du roi beaucoup plus que de Dieu. Ses fenêtres claires où le rouge, le blanc et le bleu dominent par larges flaques, et qui datent de la Renaissance, sont, avec leurs personnages si bien dégagés, de divines images d’Épinal pleines de gaieté.

La même sorte de vitraux à figures de transparents rois de cartes éclaire Saint-Patrice, ravissante petite église située dans un ancien quartier aristocratique du xviiie siècle, comme le révèlent les belles portes de quantité de vieux hôtels déclassés par notre modernité cruelle.

Saint-Godard, voûté de bois, très riche d’aspect, possède une vitrerie dont les rouges servaient jadis de comparaison quand on voulait vanter des vins, entre autres un magnifique Arbre de Jessé qui fait, en effet, songer à un beau bordeaux ou à un beau bourgogne.

À Saint-Romain, qui est du xviiie siècle, et n’a guère de charme, on retrouve les vitraux enlevés au malheureux Saint-Étienne-des-Tonneliers.

Saint-Vivien est une église toute simple comme populacière, donnant l’impression d’être plus large que haute et de contenir plusieurs nefs parallèles. Elle constitue un recueil de documents, de par son architecture et son mobilier qui vont de la Renaissance à nos jours.

Enfin Saint-Hilaire est une copie toute neuve du Moyen-Age, et l’église Saint-Gervais, sur sa colline, s’élève à la place même du monastère où Guillaume le Conquérant, mourant, se fit transporter pour fuir le tapage de la capitale.

La crypte de cette église est carolingienne et, jointe au fantôme errant du Bâtard, cette particularité demande une visite.

Et, naturellement, Bon-Secours et la vue qu’on y a de Rouen tout entier, exige qu’on y monte sans tarder.

Ainsi le passé religieux de Rouen se déroule-t-il avec cette magnifique procession d’églises, clochers et tours dont tant sont toujours en oraison et qui, par conséquent, restent au présent, sans parler de l’avenir qui les attend encore, car leur histoire n’est pas plus achevée aujourd’hui qu’à leur sortie du sol.

Espérons pourtant que l’incendie, les orages et la politique ont fini pour jamais leurs ravages à Rouen, et que Saint-Nicaise en cendres y sera la dernière victime des longues tragédies de la pierre qui prie.


  1. L’Abbaye de Saint-Ouen. Henri Defontaine, Éditeur.