Rouen (Delarue-Mardrus)/04

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Henri Defontaine (p. 107-124).

LE PRÉSENT LAÏQUE


Si l’on y réfléchit, copier l’architecture ancienne, c’est remplacer des dents et cheveux véritables par perruque et râtelier.

Plutôt que de continuer servilement le passé, mieux vaut créer de l’inédit selon l’esprit du siècle auquel on appartient. L’Amérique des gratte-ciel est intéressante ; l’Amérique des châteaux de la Loire fait rire.

À nous, enragés de confort et de rapidité, de trouver notre style personnel. Or, de nos jours, la véritable inspiratrice des œuvres originales est presque toujours la déesse Utilisation.

C’est ainsi que le pont à transbordeur de Rouen, alors que l’ingénieur Arnodin, son constructeur, n’a certainement pas voulu faire œuvre artistique, est ; pour finir, une création dont la ligne aérienne n’a rien de choquant, et qui même représente assez bien, dans cette ville du passé, le paraphe des temps présents.

Le pont à transbordeur de Rouen, outre son utilité, devient comme la cathédrale de la vie mécanique, et sa silhouette traversée d’air s’ajoute aux découpures ajourées du vieux temps pour meubler à son tour l’espace pâle où s’étend la belle capitale normande.

Que ce soit du haut de la colline Sainte-Catherine, de Bon-Secours ou de la côte de Canteleu, ce pont, apparu sous divers angles, parfois souligne comme d’un trait de plume la masse brumeuse de la Cathédrale et parfois s’en éloigne comme respectueusement, portique léger d’un monde qui n’a plus rien à voir avec les siècles dévots qui l’ont précédé. Son rôle, du reste, n’est-il pas de nous transborder, c’est-à-dire de nous faire quitter le Rouen d’hier pour le Rouen d’aujourd’hui ?


Sur la rive gauche, pas de cathédrale, pas d’églises merveilleuses, pas de vieux hôtels, pas d’aristocraties mortes, pas de souvenirs, pas de spectres. Autre chose : le présent réaliste, ses œuvres en pleine réussite, ses espoirs précis.

On s’en aperçoit dès les premiers pas sur ce territoire éminemment commercial qui, tout de même, a sa grandeur ; grandeur rébarbative, mais qu’il faut bien accepter comme la continuation de l’effervescence de jadis, celle qui, précisément, construisit la Cathédrale, les églises merveilleuses, les hôtels aristocratiques, anima tous ces vivants qui ne sont plus pour nous que des spectres, en attendant que nous soyons des spectres à notre tour.

Jean Revel, notaire de génie que j’ai vu dans son Étude de Rouen, écrivant, debout devant un pupitre, son Histoire des Normands, et qui a laissé des pages extraordinaires dans Les Hôtes de l’Estuaire, croirait, s’il revenait à la vie, que le grand saurien de l’âge calcaire dont il raconte la mort dans ce livre, a déposé des œufs le long de la Seine et que cette progéniture est éclose aujourd’hui.

C’est à travers une véritable forêt de grues de fer que l’on voyage sur les quais de la rive gauche, à Rouen ; et, sur la rive droite, leur envahissement squelettique se reproduit, aussi dense, à partir de l’infortuné Pavillon Flaubert, à Croisset.

À ces monstres gigantesques, enfants modernes de la bête préhistorique, il ne manque que la tête. Ils ont le reste : corps et pattes de crocodiles bizarres. Dressés au-dessus de l’eau, leur interminable foule à claire-voie semble devoir se prolonger jusqu’à la mer. Terriblement, ils travaillent. Et peut-être le bruit de leur labeur incessant s’ajoute-t-il au vacarme qu’on entend le jour et la nuit à Rouen, si l’on habite au bord du fleuve. Un vacarme qui s’explique, en vérité, quand on sait que ce sont des milliards de francs-or qui circulent.

Le long de la rive gauche, indéfiniment, indéfiniment on passe d’une industrie ou, plutôt, d’un monde dans l’autre.

Après les charbons, ce sont les bois du Nord ; après les bois du Nord, les vins ; après les vins, les cafés, les grains, les laines, le coton, les engrais, le sucre, les cuirs ; après ces denrées diverses, les pétroles ; après les pétroles, les produits chimiques. Cela veut dire : montagnes noires suivies de piles de planches et de rangées de troncs d’arbres couchés sur le sol, suivies de tonneaux de tous calibres, suivis de ballots de toutes tailles, suivis d’une ville entière de vastes réservoirs ronds ; cela veut dire : d’un côté, usines, usines, et, de l’autre côté, paquebots, paquebots.

Et fumée partout.

Ces paquebots, entre les maigres gréements qui leur restent, mettent en cage la Cathédrale lointaine avec ses gréements d’autre sorte. Chaque grand mât a la même verticale que sa flèche. Et, faisant la queue avec ces paquebots, des chalands à moteur attendent, nouveaux drakkars des conquêtes modernes.

Les halles ; les douanes, les docks ; et les grues, les grues ; et la vibration effrénée de tout cela qui bouge, grogne, halète, mené par le va-et-vient des fourmis humaines, c’est l’histoire vivante d’une aristocratie nouvelle dont les blasons sont des marques de fabrique, dont les devises sont des noms de produits.

On connaît les hauts barons auxquels appartiennent ces armoiries toutes neuves. Leurs donjons sont les tuyaux d’usine, leurs châteaux les réservoirs que nous venons de traverser.

Vue de là, sur le fond vert tendre des collines, la rive droite se détaille, petites maisons, petites tours, petits clochers, la ville — musée réduite par la distance à la proportion d’une miniature de primitif. Tout à l’heure, nous commentions cet Hier. Pour commenter l’Aujourd’hui, voici, seul langage qui convienne, des chiffres.

Répartition suivant Pavillon des Navires entrés[1]

ANNÉE 1933 ANNÉE 1934
PAVILLONS
Navires Jauge nette (tonneaux) Marchandises (tonnes) Navires Jauge nette (tonneaux) Marchandises (tonnes)
Français........... 1.411 1.640.677 2.307.111 1.423 1.522.862 2.201.142
Anglais............. 1.770 1.225.360 2.505.865 1.505 1.015.710 2.029.496
Hollandais......... 246 263.856 354.878 191 194.265 284.664
Norvégien.......... 198 378.793 531.803 263 442.297 613.311
Suédois............. 222 244.011 422.112 238 240.078 420.328
Allemand........... 148 139.164 258.815 169 137.284 234.847
Danois............... 145 165.902 232.772 117 129.703 193.526
Grec................. 32 63.607 134.164 25 51.876 118.441
Belge................. 80 84.233 136.073 64 65.970 111.817
Espagnol........... 19 31.343 74.505 16 26.314 56.145
Dantzigois.......... 4 17.287 20.493 3 10.524 11.790
Letton................ 35 51.121 95.686 28 40.757 73.331
Finlandais........... 73 85.621 167.728 99 97.534 205.670
Italien................ 17 52.194 58.711 17 47.783 78.601
Panamien........... 7 18.730 21.043 6 25.039 22.603
Yougoslave.......... 5 11.507 16.972 3 6.162 13.545
Polonais............. " " " 1 1.121 1.000
Portugais............ 9 8.623 3.002 3 1.580 1.003
Roumains............ 4 10.897 12.019 2 5.094 5.063
Esthonien............ 23 24.924 50.302 22 25.321 41.047
Américain (É.-U.) 3 7.981 6.200 1 3.169 "
Japonais.............. 14 53.105 79.096 5 20.710 20.085
Lithuanien............ 3 1.368 2.831 " " "
Hongrois.............. 3 6.164 13.935 " " "
Péruvien.............. 1 2.211 5.425 " " "
U. R. S. S............ " " " 5 15.913 15.504
Autrichien............ " " " 1 2.388 6.198

Répartition par Nature des Marchandises importées

nature des marchandises 1913 1930 1933 1934
Charbons............................. 2.817.110 5.357.940 3.488.523 3.093.814
Brais de houille................... 6.444 16.031 53.054 77.279
Hydrocarbures..................... 222.367 1.310.84 1.564.121 1.117.637
Phosphates......................... 155.466 310.954 195.483 188.045
Pyrites et soufre.................. 125.991 250.227 144.409 176.887
Autres minerais................... 2.555 58.331 56.461 165.292
Kaolin.................................. 26.922 33.609 56.290 52.382
Pavés................................... " 66.561 42.108 45.760
Métaux et machines............. 48.159 91.234 78.645 80.992
Bois communs....................... 363.437 253.782 152.040 91.897
Bois exotiques...................... " 4.483 39.609 17.592
Rondins................................ 148.850 59.748 161.249 170.323
Pâtes de bois........................ 248.890 321.023 371.629 396.647
Papiers................................. 2.205 79.136 40.730 45.566
Vins et alcools....................... 392.143 612.653 696.573
Céréales et farines................ 355.352 63.735 94.820 104.772
Fruits et légumes................... 13.250 16.539 41.977 52.316
Café...................................... 2.437 9 64 423
Sucre..................................... " 4.528 2.979 9.713
Denrées diverses................... " 11.686 34.536 36.871
Graines................................... 3.754 915 1.443 2.357
Laines..................................... 943 1.554 2.008 1.473
Graines.................................... " 1.851 1.127 565
Cuirs et peaux......................... " 1.220 1.655 1.491
Produits chimiques................. " 3.293 5.856 4.102
Engrais.................................... " 36.308 62.877 56.774
Autres marchandises.............. 210.471 78.587 83.530 66.614
Totaux
5.147.746 9.045.784 7.511.541 6.754.157

Répartition par Nature des Marchandises importées

nature des marchandises 1913 1930 1933 1934
Houilles 62.251 103.814 99.650 81.977
Hydrocarbures et dérivés " 120.501 154.206 315.184
Pyrites et minerais 17.116 24.432 39.838 90.692
Kaolin et terres " 1.602 158 795
Sable 41.156 77.242 62.062 76.054
Plâtre 14.021 98.346 44.751 70.444
Ciment " 35.768 64.361 94.953
Autres matériaux " 1.865 3.952 13.215
Métaux et machines 32.935 82.167 68.773 143.212
Bois 1.609 4.444 4.776 8.152
Pâtes de bois et papiers " 5.278 13.379 17.166
Vins et alcools 2.928 3.783 6.329 5.813
Céréales et farines 6.664 79.675 15.073 158.397
Sucre 26.701 32.051 34.356 35.627
Fruits et légumes " 885 1.665 1.439
Denrées diverses " 4.447 4.983 7.259
Coton, laine et tissus 3.852 6.852 7.465 8.329
Cuirs et peaux " 729 980 1.375
Produits chimiques 534 6.631 10.976 17.292
Engrais " 15.549 27 22.385
Fûts vides 68.676 117.796 161.208 149.928
Autres marchandises 171.419 57.911 71.568 59.777
- - - -
Totaux 449.862 881.758 897.820 1.379.465



Les hydrocarbures en stock à Rouen représentent la consommation totale de la France pendant six mois.

Ses raffineries de pétrole sont les plus puissantes de l’Europe.

Depuis le XIIIe siècle, Rouen reçoit les vins étrangers. De nos jours, Bercy est entièrement alimenté par Rouen.

Toute la pâte des papiers de journaux de Paris est venue de Rouen… et ainsi de suite.

Les droits de douane perçus annuellement à Rouen pour le compte de l’État sont de 1 milliard 200 millions.

La valeur des capitaux présents dans le port de Rouen (trafic normal) atteint cinq à six milliards.

Rouen est le seul port de France qui ait dépassé 10 milliards de tonnes de trafic en un an. Malgré la crise mondiale et les contingentements qui, sur son principal aliment le charbon, le touchent en plein cœur, le trafic de Rouen se maintient au premier rang des ports français, avec plus de 8 millions 500.000 tonnes, avant Marseille.

Deux mille cinq cents dockers travaillent au port tous les jours.

Il entre à Rouen des bateaux de 10.000 tonnes et de 170 mètres de long, en attendant que les 400 millions de travaux commencés dans l’estuaire permettent la montée des plus gros cargos connus.

Ne nous étonnons pas, après cela, si, présentement, à quinze kilomètres en aval de la ville, on construit de nouveaux quais, ni si le bassin au pétrole, seul, a 1.800 mètres de long. Étonnons-nous plutôt de savoir qu’un mot sert encore à ce mouvement colossal du xxe siècle, un mot dont on se servait déjà en 1567 à Rouen : la Carue, société maritime, association d’industriels pour le chargement et le déchargement des navires (du vieux mot : caruyeur, camionneur).

Ci-dessus reproduction des deux faces d’un jeton frappé en 1638, à l’usage des officiers de la Carue du temps, sorte de courtiers maritimes de l’époque, dont notre distingué concitoyen, M. Gustave Borde, est l’unique successeur.

Avec ce mot, un peu de passé s’infiltre quand même le long de la Seine furieusement active aujourd’hui. Même le Rouen du transbordeur n’oublie pas complètement le Rouen de la cathédrale.

Ventouse qui pompe lentement la richesse des ports rivaux, Rouen a de quoi inquiéter Le Havre si proche ; et voilà bien longtemps que le petit Honfleur, entre ces deux villes accapareuses, se meurt doucement dans sa après avoir été, jusqu’à François Ier, le seul port important de l’estuaire de la Seine. Mais ceci n’est que le soupir d’une Honfleuraise ataviquement irritée contre des usurpations séculaires. Rouen est la capitale de ma Normandie, et si je suis très fière des incalculables trésors de son passé, je ne déteste pas que son port soit en passe de devenir l’un des plus considérables de l’Europe entière.

Ainsi donc, avant de rien savoir des chiffres précédents, une simple promenade sur la rive gauche de la Seine donne, quand on visite la capitale de mon pays, une idée assez exacte de sa puissance industrielle.

Mais qui donc s’avise d’aller regarder de près cette force en pleine activité ? Personne ne vous en parle jamais.

Curieuse de tout, j’ai eu la chance d’être documentée par M. Albert Macé, qui connaît mieux que personne les secrets du port de Rouen. Mais, en général, il est entendu que Rouen est la ville-musée, mot passe-partout qui satisfait les passants, voire les Rouennais eux-mêmes.

Parmi ces indifférences, il en est une beaucoup plus grave : c’est celle de l’État qui, paraît-il, ne fait rien pour aider une telle ville à mener jusqu’au bout son prodigieux effort.

Il est vrai que l’État, de nos jours, est occupé de bien d’autres choses…

  1. Offert par le Journal de Rouen.