Rouen (Delarue-Mardrus)/05

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Henri Defontaine (p. 125-128).

DONC…


En dépit de sa réussite, Rouen-réaliste a des rivales écrasantes en Amérique.

Rouen-fantôme n’a pas le commencement d’une ombre de rivale en Amérique.

Donc, puisque l’Amérique devient de plus en plus le modèle des temps modernes, c’est Rouen-fantôme qui a gagné.

Comme un vieux meuble couvert des empreintes digitales laissées par des générations et qui font tout son prix, Rouen-fantôme est une ville signée, signée des mille signatures du passé.

C’est peut-être cela le trésor vrai des villes de France et de toute l’Europe, après tout, et la seule barrière sur laquelle nous appuyer pour résister à la poussée des peuples plus jeunes.

Qui dit long passé dit longue expérience. Entre les républiques toutes neuves et celles établies sur d’anciens royaumes, il y a la même différence qu’entre l’adolescence et l’âge mûr. Les vicissitudes que nous traversons, nous, d’Europe, ne sont que des redites. Pour le Nouveau-Monde, ce sont des surprises, et qui laissent tout déconcerté l’enfant gâté auquel la vie n’a pas encore enseigné qu’à force de jouer avec le feu l’on finit toujours par se brûler les doigts. Lequel des deux continents sortira le mieux du cauchemar moderne appelé la crise ?

Les siècles que nous avons derrière nous nous ont enseigné d’avance les lois de l’équilibre quand même ; c’est à eux, singulièrement en France, que nous devons ce vieux bon sens qui se retrouvera toujours au moment voulu. Notre passé, nous devons l’aimer au moins autant que notre avenir.

Que l’État ne s’occupe pas de l’activité du port rouennais, c’est un malheur. Mais que les Rouennais eux-mêmes ne comprennent pas toujours la valeur de leurs reliques, qu’ils vendent leurs vieilles boiseries à l’étranger, qu’ils négligent ou démolissent délibérément ce qui ne se remplacera jamais, c’est un malheur plus grand encore.

Veuille la Cathédrale protéger sa ville, celle d’hier et celle d’aujourd’hui, continuer de la bénir dans son passé comme dans son présent. Qu’elle reconnaisse, dans les mains qui travaillent à la richesse industrielle d’aujourd’hui, les calus mêmes des mains qui l’ont élevée et sculptée jadis. La race de ses enfants n’est pas morte, ni leur courage, ni leur espoir.

Mais si jamais le profil dominateur de Notre-Dame de Rouen n’est plus là pour apparaître entre les gréements des bateaux du port ou mêlant ses découpures lointaines au treillis proche du pont à transbordeur, c’est que Rouen et les autres villes de la France et du Vieux-Monde auront définitivement perdu leurs lettres de noblesse.

Et vraiment, nous autres qui ne sommes pas des Américains, pourrons-nous jamais respirer à fond, si le souvenir de notre ancienne aristocratie n’est plus dans notre cœur, riche de rêves, pour corriger les brutalités, les sécheresses du commerce triomphant ?


Rouen — Paris
1935.