Rouen Bizarre/La ville des fous

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LA VILLE DES FOUS

QUATRE-MARES — SAINT-YON

À côté de la cité vivante, intelligente, pleine d’animation et de mouvement, une autre cité, entourée d’une zone déserte fermée par une immense muraille blanche et de hautes grilles de fer forgé, quelque chose qui ressemble de loin à une vaste nécropole.

Le passant entend parfois des bruits étranges, des voix de femmes, des hurlemens sourds, des cris déchirans ou des éclats de rire.

Au dehors de ces murs, des hommes actifs, intelligents, dans toute la force de leur raison et de leur santé ; au dedans, des êtres qui n’ont d’humain que l’apparence ; pauvres cerveaux que les accidens, les passions, les excès, les vices, les infirmités héréditaires ont détraqués.

Tous ces morts-vivans se trouvent réunis dans le même lieu ; il semble qu’on les ait éloignés de la ville pour les rapprocher du cimetière.

Si le visiteur est pris d’un indéfinissable sentiment de tristesse lorsqu’il met le pied dans un de ces asiles d’aliénés, il emporte, du moins, en s’en allant, la consolation de se dire que l’homme sain d’esprit n’a rien épargné pour alléger les souffrances de ses frères infortunés. Quatre-Mares et Saint-Yon sont les preuves admirables des progrès accomplis par la charité dans le traitement de la folie.

Qu’on imagine une colonie, mais une colonie modèle, où rien ne manque aux besoins des habitans ; où une population de 2,000 âmes trouve presque tous ses moyens d’existence sans être forcée de les chercher au dehors ; où le gouvernement de deux habiles directeurs fait fonctionner un personnel nombreux ; où la règle est observée scrupuleusement chaque jour, sans une défaillance, sans un symptôme de mauvaise volonté.

Celui qui parcourt ces innombrables bâtimens, et il faut plus d’un jour pour le faire, est émerveillé de l’ordre, de la propreté, de l'aménagement confortable, de la discipline qu’il rencontre partout.

Il serait impossible de faire ici une description détaillée de ces deux établissemens, de ces immenses salles, de ces préaux pleins de fleurs en été, de plantes vivaces en hiver ; de ces coquettes chapelles dont plus d’une petite ville de province serait fière, de ces salles de bains ou toutes les ressources de l’hydrothérapie sont mises en pratique, de ces cuisines, de ces boulangeries qui nourrissent 2,000 bouches, deux fois par jour, et semblent de véritables usines ; de ces grands terrains de culture dont la terre est remuée par des équipes de fous et qu’un homme se fatigue à traverser à pied.

Au milieu de ces arbres, de ces véritables parcs, apparaissent de grands bâtimens en briques, hauts de trois étages ; aux fenêtres on aperçoit d’étroites barres de fer ; c’est là qu’habitent les fous.

Au premier abord, on se croit dans la propriété de quelque riche campagnard, de quelque grand industriel. Soudain, une porte s’ouvre ; on en franchit le seuil ; on a une vision de têtes hideuses ; on se sent regardé par mille yeux ternes ou étincelans, vifs ou hébétés ; on pense involontairement à l’inscription que le Dante plaçait aux portes de l’enfer : « Lasciate ogni speranza, » on a un frisson d’épouvante : on est dans le royaume de la démence.

Quatre-Mares, comme on le sait, est l’asile des hommes ; Saint-Yon, celui des femmes.

À Quatre-Mares, il y a seize quartiers différens où sont disséminés les malades selon leur genre de folie, selon le traitement qu’ils reçoivent, selon la pension qu’ils peuvent payer. Ces seize quartiers semblent être les seize derniers degrés de l’échelle de l’intelligence humaine.

Petit à petit, à chaque cour qu’il traverse, le visiteur tombe sur des spectacles de plus en plus tristes ; sur des monomanies de plus en plus bizarres. On franchit, en une demi-heure, les différentes étapes de la folie, depuis l’aliéné calme, curable, jusqu’au fou furieux dont les bras seront comprimés presque à perpétuité par la camisole de force. Chose assez curieuse, les hommes à l’asile de Quatre-Mares vivent généralement moins que les femmes à Saint-Yon. Cela tient aux ravages antérieurs de l’alcool et à la paralysie à laquelle ils sont plus sujets que les femmes.

Les sept cents malades de Quatre-Mares sont, comme nous l’avons dit, divisés en différentes catégories. Dans la première cour sont les inoffensifs, ceux dont les troubles cérébraux peuvent être combattus par des soins intelligens, par une hygiène bien comprise.

Lorsque nous les avons visités, il faisait un temps admirable, le panorama de Rouen se détachait dans le lointain sous un ciel clair ; les malheureux avait voulu profiter des faibles rayons d’un soleil d’hiver ; ils étaient presque tous dans la cour.

Un à un ils marchent dans les allées, d’un pas allongé, fixant continuellement la terre, absorbés par on ne sait quelle vision constante. Ils se croisent sans dire un mot, et, lorsqu’ils se trouvent en face les uns des autres, font un brusque détour comme s’ils s’effrayaient mutuellement. Ce sont des alcooliques pour la plupart ; leur regard terne, fixe, ressemble à celui de l’oiseau de nuit ébloui par le jour ; de temps en temps une syllabe, un cri rauque, s’échappe difficilement des lèvres ou de la gorge, et voila tout. Ils marchent, ils marchent sans cesse, parcourant cent fois la même allée, serrant les mains sur la poitrine comme si la terrible boisson, dont l’abus les a conduits où ils sont, leur brûlait toujours l’estomac.

Ceux-la sont encore des hommes ; ils reviennent parfois à la santé, ils ont des instans de lucidité, ils causent s’ils le veulent, ils peuvent comprendre.

Dans la seconde cour, le tableau change ; c’est la réunion des épileptiques, des monstruosités de la nature. On voit des visages horribles, des hydrocéphales dont les têtes énormes se balancent sur des corps frêles, malingres, tordus par les crises nerveuses ; ici, un front de taureau, un crâne démesuré se terminant par un menton fuyant ; là, la mâchoire puissante d’une bête féroce, des oreilles courtes, pointues ; le nez, le menton, le front n’existent presque pas.

Quelques idiots s’approchent de nous ; ils nous tendent la main en ouvrant une bouche démesurément grande ; d’autres s’enfuient avec des contorsions de singes ; ils serrent dans leurs bras des troncs d’arbres comme s’ils y voulaient grimper.

Droits, rigides, sous la camisole de force qui emprisonne leurs mouvemens, les épileptiques s’appuient aux murs. Ils semblent ne rien voir, ne rien entendre ; une écume blanchâtre s’échappe sans cesse de leurs lèvres ; c’est répugnant.

La triste excursion continue. Nous gravissons un étage ; des deux côtés d’un couloir immense, des chambres, des salons, des cabinets. Le tout d’une propreté irréprochable, d’un aménagement qui ne laisse rien à désirer. Nous pénétrons dans un des grands salons. Une vingtaine d’hommes sont groupés devant une cheminée ; d’autres lisent ou écrivent, appuyés sur une table ; quelques-uns jouent à la toupie hollandaise. L’extérieur de tous ces gens n’a d’abord rien qui frappe ; ils sont bien habillés, presque corrects dans leur tenue.

Il y a des vieillards, des jeunes gens, des hommes dans la force de l’âge et dont la santé paraît excellente. On espère que quelques-uns auront conservé encore quelque lucidité d’esprit ; hélas ! on ne tarde pas à être rapidement désillusionné. Un homme d’une soixantaine d’années, dont le visage est orné d’une longue barbe blanche, s’approche de nous.

« Monsieur, dit-il, vous êtes, sans doute, le procureur de la république, je le vois à votre chapeau, je vous en supplie, faites arrêter et guillotiner ma fille qui vient d’empoisonner ma soupe. » Et il nous suit en pleurant à chaudes larmes.

Plus loin, un individu écrit à l’encre rouge sur un grand carnet. Il s’arrête de temps en temps, se frappe le front, semble méditer. C’est un poëte ! Depuis cinq ou six ans, il fait par jour trois cents vers. Il a cependant des périodes de tristesse, comme tous les poëtes en ont, même ceux qui ne sont pas aliénés, et il reste morne, taciturne pendant une semaine ou deux.

En ce moment, il est occupé à un grand poëme sur le Tonkin. Ce qu’il y a de curieux, c’est que ses vers ont presque toujours la mesure ; la rime est riche à rendre jaloux un décadent, et, faut-il le dire ? les inversions pas plus fréquentes, pas plus insensées que dans des poésies de « déliquescens. » Notre homme orne son œuvre de dessins, rappelant ceux du moyen-âge. Nous feuilletons le volume, nous y trouvons quelques souvenirs des traductions de Virgile et beaucoup d’odes au soleil, aux oiseaux, au matin, à l’aurore. Antithèse étrange que cet amour de la lumière, de la vie, du mouvement en ce cerveau où toutes les idées ont l’air de se heurter dans un épais brouillard.

Du reste, il y a plusieurs « littérateurs et poëtes » à Quatre-Mares. Nous en avons vu un qui compose spécialement sur la folie. Pour pouvoir causer avec lui, il faut se dire écrivain. Alors, il n’a plus rien de caché ; il s’ouvre complètement à vous.

Il lisait un journal lorsque nous nous sommes présenté devant lui. Il nous regarda fixement ; puis, tout à coup : « Votre travail repose-t-il sur les organisations des cours impériales ou républicaines de notre pays ? » Craignant de froisser peut-être ses opinions politiques, nous lui répondons que nous nous occupons « des politiques étrangères. » — « Tout ça, murmure l’aliéné, ce sont des plaisanteries ; tout le monde est fou, sauf moi ! » Lorsque nous partons, il nous suit à pas de loup, nous tire par la manche et nous remet l’écrit suivant dont les lettres sont mal tracées, et où les idées s’embrouillent à la fin :


LA FOLIE.


Parmi les plus grands noms des hommes qu’on vénère,
Choisissez les plus grands : Vichnou, Sakia-Mouni,
Archimède, Newton, Virgile, Horace, Homère,
Napoléon, Hugo — ceux qui dans l’infini
Des siècles brilleront d’une gloire éternelle ;
Les plus grands bienfaiteurs de notre humanité ;
Ceux que la Renommée a portés sur son aile
Aux célestes splendeurs de l’immortalité.
— Eh bien ! savans, penseurs, conquérans ou poètes,
Tous ceux devant lesquels on fléchit les genoux,
N’étaient rien… presque rien : Supposez dans leurs têtes
Un lobe du cerveau qui s’altère : — ils sont fous,
Fous ! qui sait ! L’oiseau vole et s’abat sur la terre,
L’arbre pense et la fleur se mire dans les eaux.
Pourquoi ? C’est la folie ! Ô profondeurs ! Mystère
Dont jasent dans la nuit les flexibles roseaux.

L’asile possède depuis assez longtemps un sujet bien curieux : c’est un « incohérent » dans toute la force du terme. Les cas, aussi bien spécifiés que celui-là, sont rares.

L’homme que nous avons vu causerait pendant des journées entières, passant d’une idée a une autre, enchevêtrant les mots selon les consonnances qui le frappent, faisant en quantité des espèces de calembours dans le genre de celui qu’il nous décocha en partant, sur un ton de suprême mépris : « Je suis le soleil, vous n’êtes que le solard. »

Ces êtres-là sont inoffensifs ; quelques accès de fureur les prennent cependant parfois, mais à des intervalles très-peu fréquens, aussi la surveillance s’exerce-t-elle facilement. On ne peut en dire autant du quartier des agités ou les gardiens sont presque aussi nombreux que les malades. Qu’on se représente des têtes grimaçantes, des corps s’agitant sous les secousses du delirium tremens, des yeux furibonds, des poings qui menacent, des dents qui grincent. Les employés de l’asile, les internes, le directeur, que les aliénés finissent cependant par reconnaitre à force de les voir, sont parfois les victimes des mauvais traitemens de ces furieux.

Une autre catégorie, c’est celle des grimpeurs. À ceux-là, qui ne rêvent qu’évasion, les murs les plus élevés sont réservés ; ils se promènent comme des fauves en cage, cherchant, flairant une issue ; il y en a qui creusent avec leurs ongles des trous dans la terre, espérant passer ainsi sous les fondations des murs ou des bâtimens.

À Quatre-Mares, les monomanes sont plus nombreux qu’à Saint-Yon ; le délire de la persécution, la folie des grandeurs ont là beaucoup de victimes.

De temps en temps, on aperçoit dans les grands terrains de culture, dont nous avons parlé déjà, des groupes de travailleurs. Presque sans relâche, ils remuent la pelle et la pioche, retournent la terre, arrachent les mauvaises herbes, font des provisions de pissenlits. Cette gymnastique, à laquelle ils se livrent volontairement (en admettant qu’ils puissent avoir encore quelques restes de volonté), est pour eux un exercice des plus hygiéniques.

Du reste, il est à remarquer qu’ils sont plus gais que leurs compagnons, ce n’est pas qu’ils causent entre eux, mais ils chantent, sifflent ou rient. L’un, vieillard robuste, surpasse tous ses compagnons par la jovialité de son caractère. Il chante continuellement, sur le même air de complainte, tout ce qu’il veut dire.

C’est de cette façon qu’il nous a raconté sa vie. C’était un pécheur adroit, il allait vendre son poisson dans tous les ports du département ; un jour il a hérité, il a réuni toute sa fortune en pièces de cinq francs et l’a enfouie. Est-ce la joie de l’héritage, est-ce la crainte des voleurs ? toujours est-il qu’il devenait fou peu de temps après. Il est à Quatre-Mares depuis bien longtemps, et n’a pas l’air de désirer s’en aller.

Nous avons dit que les malades étaient divisés en plusieurs sections : les indigents, les aliénés de seconde classe, de première, de classe supérieure.

Dans quelque classe que l’on se présente, on est toujours émerveillé des bons soins prodigués, de la douceur employée, des égards observés. La nourriture est abondante, saine ; le menu varie chaque jour. Le cidre, le pain, sont fabriqués dans l’établissement, les légumes proviennent du potager, il y a poulaillers, étables superbes, porcheries modèles, écuries, il y a même un four à chaux qu’on exploite, un moulin à vent qui fonctionne, etc. Il ne manque que les salles de théâtre et de gymnastique dont est doté l’asile Saint-Yon.

De coquets pavillons, construits en briques de différentes couleurs et ressemblant à de minuscules villas mauresques, sont réservés aux malades des classes supérieures. Là les malheureux aliénés sont absolument chez eux, ils ont à leur service particulier un ou deux gardiens, et l’on peut affirmer que tout ce que l’imagination humaine est capable d’inventer pour atténuer les effets de la triste maladie, est mis en pratique.

Tel est Quatre-Mares, qui occupe comme superficie un peu plus de la moitié de cette ville des fous.

Saint-Yon possède des bâtiments plus vastes, plus nombreux, mieux aménagés, des jardins splendides et cependant, l’impression qu’on en rapporte est plus pénible. Il y a, en effet, quelque chose de plus émouvant encore que la folie de l’homme : celle de la femme.

Il y a plus de 1,220 femmes à Saint-Yon.

Qu’on se représente cette réunion effrayante de 1,200 folles dont chacune est obsédée d’une idée fixe qui la fait crier, gémir ou rire aux larmes, qui semble l’anéantir dans l’extase ou l’exciter au désordre. Pour soigner cette maladie incurable, pour réprimer cette effervescence insensée, la direction de l’asile a recours aux soins de 125 sœurs de charité. Les fonctions de gardes-malades sont beaucoup plus pénibles qu’à Quatre-Mares. La charité chrétienne seule peut inspirer autant de dévoûment, d’abnégation, de patience.

Dans leur besogne quotidienne, dangereuse parfois, répugnante toujours, ces petites sœurs sont admirables. Elles sillonnent les couloirs qui s’étendent à perte de vue, prodiguant leur aide, mettant leur intelligence au service de celles qui n’en ont plus, travaillant sans relâche ; pensant, dans un milieu où la pensée est morte, soignant des infirmités hideuses, finissant par se créer, par l’habitude, des affections sérieuses dans ce monde d’aliénées. Pas une parole dure, pas un instant de mauvaise humeur, pas l’ombre d’une résistance devant le pieux devoir à accomplir.

Saint-Yon est mieux construit que Quatre-Mares. Il date d’une époque très-récente, les derniers travaux ayant été terminés en 1877. Les bâtimens sont plus beaux, plus vastes, plus confortables ; l’extérieur en parait plus agréable a l’œil. C’est moins « caserne » ou « hôpital » ce ne l’est même presque pas. La masse de constructions multicolores jetées au milieu de pelouses et de jardins touffus, semble gaie. Les toits, l’asphalte des cours, les murs en petites briques de diverses couleurs brillent au soleil et reluisent sous la pluie comme sous une couche de vernis. C’est propre, c’est coquet, ce n’est pas trop tiré au cordeau, grâce à quelques élégantes constructions disséminées de droite et de gauche. Tout cet ensemble a coûté 8 millions environ.

La chapelle est grande à peu près comme l’église Saint-Maclou. La population toute entière de l’asile peut y prendre place. Les murs sont ornés de tableaux religieux, on remarque de jolies verrières, un riche maitre-autel, des piliers qui contribuent à donner au monument un style d’une élégance particulière. Tous les dimanches, cette église est pleine de chants et de musique. Le curieux qui y pénètre n’y trouve rien d’extraordinaire à première vue ; en y prêtant un peu plus d’attention, il remarque des postures singulières, des regards étranges, des lèvres qui remuent avec une sorte de frénésie, des têtes qui se courbent sur les prie-Dieu et restent sans se lever pendant la durée de la cérémonie. De temps en temps, un cri perçant retentit, une épileptique tombe de la stalle réservée aux femmes affectées de ce mal, on l’enlève, on la fait disparaître par une basse porte de côté, c’est l’affaire de deux secondes, le service religieux continue.

L’aumônier monte en chaire ; il fait à ses fidèles des sermons, semblables à ceux que l’on prononce devant de jeunes enfans préparant leur première communion. Un certain nombre de malades saisissent le sens des mots ; d’autres, bercées par ce bruit monotone de paroles, dorment, pour ainsi dire, les yeux ouverts.

Pour combattre autant que possible le délire, pour chasser l’idée fixe qui hante ces cerveaux désorganisés, on a recours aux promenades, aux distractions, à la gymnastique. C’est pour cela que Saint-Yon possède une salle de théâtre ; et qu’on n’aille pas croire que cette salle soit une simple pièce du local : c’est un petit monument spécial, très-artistique, avec des colonnettes s’élançant légères vers un plafond peint, tout comme celui du Théâtre-des-Arts. Les décors sont frais, un peu simples ; c’est un salon, c’est une chambre à coucher, c’est un jardin avec un jet d’eau. Le jet d’eau a la propriété d’émotionner les pensionnaires qui s’imaginent, en le voyant, qu’on va leur appliquer une douche. Remarque assez bizarre : on joue les pièces de Labiche, le plus spirituel vaudevilliste, devant cet auditoire dénué de raison. Et cependant il y a des mots drôles qui soulèvent des éclats de rire ; on applaudit souvent au bon moment. Les Deux Sourds obtiennent également un fort succès ; les intrigues enfantines de Berquin se partagent aussi les faveurs de ces spectateurs tombés en enfance.

Rien de plus curieux qu’une représentation à Saint-Yon. Les malades en parlent quinze jours avant et un mois après. L’animation règne plus vive dans l’établissement. Les pensionnaires chargées des rôles subalternes préparent leurs costumes dont l’excentricité est généralement remarquable ; elles étudient leurs rôles.

On ne peut s’imaginer quelle patience, quels moyens mnémotechniques curieux on doit employer pour mettre dans la tête de ces « actrices » folles, quelques phrases insignifiantes qu’elles débitent sur la scène avec des intonations de jeunes pensionnaires. Elles se rattrapent cependant par leurs gestes, par leurs sauts, par les bonds capricieux qu’elles font pour s’asseoir ou pour se lever.

L’orphéon des aliénés de Quatre-Mares prête son concours « gracieux » pour la circonstance. Aussitôt qu’un assistant se laisse aller à manifester trop haut son contentement, on est obligé de le faire sortir, car, dans cette assemblée éminemment « impressionnable, » il suffirait de quelques éclats un peu forts pour mettre toute la salle en révolution et faire terminer la représentation par une mêlée générale de furieux ou par un accès colossal de delirium.

Tout cela se passe en famille à Saint-Yon; il y a eu cependant une fois une représentation de gala, à laquelle assistaient des députés, des conseillers généraux et d’autres autorités locales. De temps en temps on réunit les économies et on se paye un prestidigitateur on un chanteur comique, auquel les contorsions trop violentes sont interdites, parce que l’artiste ne tarderait pas à être surpassé dans son art par un millier d’extranerveuses.

Les dialogues sont souvent agrémentés d’insanités subites. Ainsi, l’aliénée chargée d’un rôle de soubrette répondra à son partenaire qui lui ordonne de fermer une porte « C’est impossible, parce que je ne puis pas descendre de l’éléphant blanc sur lequel je suis assise, comme reine de Siam. »

Il arrive aussi, et c’est là un fait qui ne se présente pas seulement à l’asile, que quelque interprète, frappée d’émotion en paraissant sur les planches, et en se sentant regardée par la foule des spectateurs, oublie complétement son rôle et se couvre le visage de sa robe, ou bien encore enfonce sa tête dans les profondeurs d’un canapé d’où l’on a toutes les peines du monde à l’arracher.

À peu de distance du théâtre se trouve la salle de gymnastique, construite sur le même plan. C’est le professeur du lycée Corneille qui donne des leçons aux pensionnaires de Saint-Yon. Les hommes ont des travaux manuels fatigans auxquels ils se livrent pendant la journée et qui remplacent avantageusement peut-être les anneaux et le trapèze. Pour les femmes, on est obligé d’avoir recours aux inventions d’Eugene Paz et aux autres appareils. Les malades s’adonnent volontiers a ces exercices, les enfans, les jeunes filles surtout.

Quelques-unes sont d’une adresse peu commune et exécutent des tours qu’un saltimbanque ne dédaignerait pas. Signalons cependant une aversion profonde pour une plate-forme assez large, que l’on n’atteint qu’en gravissant une dizaine de marches. Elles appellent cela « la guillotine » et s’imaginent qu’on va les exécuter.

Pour une population aussi nombreuse, tous les services de l’établissement prennent des proportions énormes. C’est ainsi que les salles de bains et d’hydrothérapie occupent l’emplacement d’une maison entière. Là, l’aménagement est remarquable à tous égards. C’est un bain modèle. Au milieu du local une vaste piscine pouvant contenir une soixantaine de personnes ; de la sorte, et avec les appareils de douches et les rangées de baignoires, tous les habitants de Saint-Yon passent deux fois par semaine une heure dans l’eau.

Autre détail intéressant : la buanderie de Saint-Yon lave et sèche par jour plus de six cents draps. Quelle est la blanchisserie qui peut en faire autant ?

Nous avons dit qu’il y avait quelque chose de plus horrible que la folie de l’homme : celle de la femme. Qu’on parcoure rapidement les cours et les salles, et l’impression qu’on en rapportera sera plus triste, plus tenace que celle qu’on éprouve en quittant Quatre-Mares. Ceci n’est qu’un effet de l’imagination : la femme a l’air de souffrir plus que l’homme, et la folie qui illumine ses yeux, qui fait courir ses cheveux défaits sur son visage amaigri par l’hallucination perpétuelle, parait plus sombre, plus caractérisée, en un mot, par le jeu de la physionomie, par l’expression des mouvemens. On constate cependant plus de guérisons à Saint-Yon ; en un an, en moyenne, il meurt cent malades, il en entre deux cents, cent sont remises en liberté.

Le classement des aliénées en diverses catégories semble parfait. Les chambres de surveillance renferment toujours un certain nombre de sujets dont la folie n’est guère bien manifeste, et qui sont quelquefois envoyées par des familles pour lesquelles l’asile est un refuge de vieillards. Au bout d’une quinzaine de jours, les pauvres vieilles maniaques dont la monomanie n’a rien de dangereux sont remises entre les mains de leurs enfans et retournent à leur domicile.

Les salles de l’asile se suivent selon le degré de folie des femmes qui y sont internées. En les parcourant, on entend, pour ainsi dire, un concert de voix bizarres, dont le bruit va toujours crescendo à mesure qu’on s’enfonce dans les couloirs des bâtimens, à mesure qu’on passe d’un préau dans un autre.

Voici d’abord le quartier des vieilles gâteuses et des petites filles idiotes. Triste lieu où sont assis sur des bancs de bois, des êtres misérables d’une laideur repoussante. Espèce de musée de momies où les vieux visages sont terreux, les yeux morts et chassieux, le corps amaigri par les privations antérieures, par le rude travail de jadis, alors qu’on était jeune et qu’on avait une famille à nourrir. Il y a des creux dans les joues, grâce aux mâchoires édentées ; des mentons qui rejoignent presque le nez, des vieux chefs branlant sous le poids de l’âge et que les cheveux blancs qui s’échappent du bonnet de laine rendent vénérables comme des antiquités.

À côté de ces pauvres vieilles, sur leurs genoux, assis devant elles, des groupes d’enfans monstrueux. De véritables têtes d’oiseaux, des nez qu’on prendrait pour des becs, des bouches qui ressemblent à des gueules, des oreilles informes, des cous élargis démesurément par les goîtres épais. Toutes les fantaisies horribles que la nature se plaît quelquefois à ébaucher sur le corps humain. Matière vivante, manquant à la fois de l’intelligence de l’homme et de l’instinct de l’animal. On se demande comment quelques-uns de ces sujets dégénérés au dernier degré peuvent vivre, comment leur organisation interne peut tenir dans une enveloppe aussi tourmentée par les accidens de la nature.

À part cette salle de jeunes idiotes, on voit peu d’enfans atteints d’un genre spécial de folie.

L’excursion devient plus intéressante dans les autres quartiers. Nous pénétrons dans un grand local ; des rangées de bancs et de tables à droite et à gauche ; au milieu un poêle. Pas de bruit, ou beaucoup moins que dans un salon ordinaire où se trouvent réunies une dizaine de dames. Les malades travaillent à la couture. On se croirait dans un atelier, et on se demande si réellement les malheureuses créatures qu’on voit là sont atteintes d’une maladie. Hélas ! elles sont calmes en ce moment, elles tirent rapidement l’aiguille ou font aller les ciseaux ronds qu’on leur confie ; qu’on les mette un moment dans la rue et leur première idée sera d’aller se jeter à la Seine, de se pendre à un arbre, de se précipiter sous les roues d’une voiture. Elles ont la monomanie du suicide.

Quelques-unes présentent à l’observateur un intérêt tout particulier. Il y a une vieille femme connue sous le surnom de « femme de bois. » Elle déclare qu’elle est faite de bois et qu’elle ne peut mourir. Or, c’est là son désespoir. Elle se dit qu’elle est immortelle et qu’elle ne sert à rien, qu’elle n’a aucune raison d’être en ce monde, qu’elle voudrait ne pas exister et que c’est impossible. Son cœur est de bois, ses yeux sont de bois, sa personne est complètement invulnérable. Et elle pleure, elle se désole en songeant à son éternité. Il est difficile, lorsqu’elle est en proie à une crise plus forte que d’habitude, de la faire manger et de la coucher. « Je n’ai pas besoin de nourriture, murmure-t-elle, puisque je vis quand même. » Elle n’essaye pas de se tuer ; à quoi bon ? Souffrance terrible qui l’obsède jour et nuit.

Nouvelle salle, nouveaux types. Là, le bruit augmente, l’agitation grandit. Monologues perpétuels, chansons monotones, cheveux en désordre, gestes brusques, promenades de long en large avec des arrêts subits, de temps en temps un nom d’homme qui éclate comme une plainte, un petit vêtement d’enfant qu’on tire de sa poche et qu’on regarde en pleurant, une croix, une bague, une pièce de monnaie qu’on serre nerveusement dans des mains qui se crispent. Derniers souvenirs de quelque grande joie, de quelque grand malheur, de quelque drame inconnu qui a jeté dans l’asile une folle de plus.

Enfin, nous pénétrons dans la salle des agitées. Ici, il n’y a pas de description possible, il n’y a pas de tableau pareil que l’imagination d’un peintre puisse reproduire. C’est une confusion de choses qui fait trembler le plus sceptique spectateur.

Des femmes échevelées, les unes livides comme des statues, les autres rouges comme si elles allaient être frappées d’une attaque d’apoplexie, courent, s’agitent, crient, pleurent, frappent, hurlent. Elles grimpent sur les tables, sautent sur les chaises, tiennent des discours incohérens ; l’œil est en feu, la bouche ouverte et tordue écume, les bras menacent. Il y a des visages entièrement couverts par des chevelures qui ressemblent à des crinières et au travers desquelles on voit étinceler des regards de bêtes féroces.

Les sœurs gardiennes sont nombreuses ; elles essayent de raisonner ces folles ; peine perdue. Le mouvement va en croissant, il finit par devenir général.

Alors c’est un délire de menaces, d’injures, de mots orduriers ramassés dans les carrefours et crachés à la face de chacune. Les ongles arrachent le bois des tables ou des fauteuils, les pieds se meurtrissent contre les murs et les meubles. La camisole de force est obligée d’intervenir.

Quand elles sont ainsi rendues impuissantes, les malheureuses crient, crient sans cesse ou s’assoupissent tout d’un coup et reviennent en se réveillant à un calme qui, malheureusement, ne dure pas longtemps.

On voit parfois des crises de fureur prodigieuses. C’est ainsi que récemment une jeune fille de dix-huit ans, enfermée dans un cabanon « matelassé, » a réussi à grimper on ne sait comment jusqu’à la hauteur de trois mètres environ, a atteint l’ouverture d’une fenêtre mettant un peu de jour dans sa cellule, et a enlevé sans qu’on put expliquer de quelle façon une énorme barre de fer fixée dans l’intérieur d’une persienne fermée. Terrible, elle ébranlait les cloisons sous les coups de son arme et déclarait qu’elle tuerait le premier qui s’approcherait d’elle. La crise dura plusieurs heures.

Pendant que nous traversons la salle au milieu des imprécations, une jeune fille s’approche : « N’est-ce pas que je suis belle ainsi ? » Elle tient un petit miroir de deux sous, une de ces petites glaces enchâssées dans un couvercle de boite en fer-blanc ; cet objet ne la quitte jamais. Son accoutrement est étrange, et il est impossible de le lui faire changer. Pas méchante, du reste, elle rit continuellement d’un rire navrant.

Elle traine de vieilles pantoufles, son corps est tordu par des crispations nerveuses ; la tête semble posée de travers sur le cou long, rigide. La jeune fille marche comme un oiseau blessé et répète à ceux qu’elle trouve sur son passage : « N’est-ce-pas que je suis belle ? n’est-ce pas que je suis belle ? » Quand la glace se brise, c’est une prostration qui ne cesse qu’à l’apparition d’un objet semblable à celui disparu.

Là, du moins, les malades sont réunies ; elles voient, elles entendent, elles ont du jour, de la lumière, du soleil. Il est des « sujets » qui n’ont rien de tout cela, qui passent quinze jours ou trois semaines seules, dans un cabanon obscur, attachées sur un fauteuil, doublement emprisonnées par la cellule et par la camisole de force. Et cependant, ces mesures rigoureuses sont nécessaires ; sur cette population où l’action du système nerveux domine toutes les autres, le délire attire le délire, l’exemple est funeste, il se propage machinalement. Il suffirait de la vue d’une de ces folles furieuses pour mettre l’asile en révolution.

Les cas de frénésie semblables sont rares ; il y a cependant à Saint-Yon deux malades qui, chose curieuse, occupent alternativement un de ces obscurs cabanons.

Malgré toutes les précautions pour empêcher les cris, on les entend d’assez loin, comme une plainte ; la porte s’ouvre, le spectacle est effrayant.

Dans une petite pièce de trois mètres carrés au plus, une malheureuse, âgée d’une soixantaine d’années, apparait au milieu de l’obscurité. Ses membres se raidissent sous leurs entraves ; de longs cheveux blancs s’agitent sous les secousses épileptiques et une voix d’une ampleur formidable, ressemblant à un rugissement, répète sans répit : « Hosannah ! fils de David ! Hosannah ! fils de David ! » Une écume sanglante rougit les lèvres, les yeux s’ouvrent démesurément et regardent avec une fixité de visionnaire, les veines du cou s’enflent à se rompre et la voix continue « Hosannah ! fils de David ! » La porte se referme, le son du chant sinistre reste dans l’oreille du visiteur, et lui aussi entend bourdonner longtemps après avoir quitté l’asile : « Hosannah ! fils de David ! »

Saint-Yon possède en ce moment un sujet tout à fait exceptionnel. Il n’est pas, même a la Salpétrière, un exemple plus frappant de nervosité poussée à sa dernière limite. C’est une jeune fille de vingt-trois ou vingt-quatre ans, brune, avec de magnifiques yeux noirs qui ont un singulier reflet. Le premier venu n’a qu’à la regarder fixement pour l’hypnotiser et lui faire exécuter dans ce moment de sujétion tout ce qu’il lui ordonnera.

Dans l’asile des femmes, comme dans celui des hommes, les malades sont divisées en plusieurs classes. Il y a des pensionnaires qui occupent des chalets particuliers et qui vivent de la sorte entièrement chez elles, sous la surveillance d’une sœur.

Un corps de bâtiment, séparé du reste de l’établissement, sert de refuge aux pensionnaires. Là, les malades reçoivent les soins les plus assidus, les plus intelligens, les plus doux. Elles ont des salons bien meublés, bien ornés, avec des pianos, des journaux, des livres ; elles sont servies comme à la table d’hôte d’un restaurant. Tout ce qui peut améliorer leur état, tout ce qui peut apporter un allégement à leurs souffrances est mis en usage. C’est une douce consolation, la seule peut-être que le visiteur puisse emporter en s’en allant.

Telle est, dans son ensemble, la ville des fous. L’impression qu’on en rapporte, lorsqu’on l’a visitée, est pénible ; elle obsède étrangement l’imagination et donne le vertige. À la vue de tous ces êtres qui ont pu jadis, vivre comma nous, penser comme nous, on a peur ; on se demande où commence la folie, où elle finit, et on se souvient de cette grande pensée de Montaigne : « La plus subtile folie se fait de la plus subtile sagesse ; il n’y a qu’un demi-tour de cheville pour passer de l’une à l’autre. »