Rouen Bizarre/Rouen qui s’amuse

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ROUEN QUI S’AMUSE

Il est bien entendu que, parmi les distractions publiques à Rouen, nous ne comprenons pas la pêche à la ligne, les stations sur les ponts, les voyages sur l’impériale des tramways, les ascensions à la flèche de la Cathédrale, les excursions à La Bouille, les promenades du dimanche, qui, partant de la rue de la République, passent par le cours Boïeldieu, pour remonter par la rue Jeanne-Darc et aller rencontrer, grâce à la rue Thiers, le point de départ. Les bons bourgeois de la ville font cinq ou six fois, le dimanche, ce tour et rentrent dîner le soir, heureux d’avoir salué au passage tous leurs amis, respectueux des bonnes traditions. Il est bien entendu aussi que nous ne signalerons pas, parmi les plaisirs peu coûteux, les conférences de sociétés plus ou moins savantes, les séances du conseil municipal, les visites de ministres et les explorations en basse Seine.

Quant aux théâtres, ils pourraient faire l’objet d’un chapitre spécial qu’on nous saura gré de supprimer.

On aime beaucoup le chant et la musique à Rouen. C’est une passion qui serait excusable si l’on chantait un peu plus juste, et si les réunions orphéoniques avaient moins besoin d’indulgence.

Que l’on se promène le soir dans les rues, sur les quais ; que l’on aille du cours Boïeldieu à la rue des Arpens et, en un quart d’heure, on aura entendu, sous diverses formes, les principaux motifs de nos chefs-d’œuvre classiques. Meyerbeer, Rossini, Halévy, Donizetti, Gounod, Ambroise Thomas, se partagent les faveurs de la foule.

Les fauteuils de balcon sont quelquefois vides, aux Arts ; les banquettes du « poulailler » jamais. Il y a toujours devant le théâtre, à l’heure de l’ouverture, une queue de pauvres diables qui font des infidélités au cabaret et se payent, moyennant cinquante centimes, en même temps que toutes les joies du « paradis, » le plaisir de casser de temps en temps une noix sur le crâne, quelquefois insuffisamment garanti, d’un spectateur de l’orchestre.

Et si, par une belle soirée, au sortir d’une représentation à succès, quelque noctambule se hasarde sur les quais, il entend sortir de derrière les fûts et les sacs de grains nouvellement débarqués, des voix chevrotantes qui exécutent le grand air de Charles VI, le duo de Faust, un motif de Rigoletto. Quant à la Favorite, elle triomphe sur toute la ligne ; sa popularité grandit d’autant plus qu’elle est espagnole.

Le malheureux « soleil » qui se niche la nuit dans un tonneau vide s’endort en chantant :

Dans ce palais, règnent pour te séduire
Tous les plaisirs, tu marches sur les fleurs.

Il y a parfois accompagnement de violon lorsque passe un sergent de ville qui, par hasard, n’est pas sourd.

Le « grillon de nuit » rouennais a, du reste, le respect du libretto. Si un artiste change un mot, il le siffle et il mépriserait profondément, en le traitant de Philistin, le gavroche parisien, Gugusse ou Toto, qui ne connaît l’opéra que par sa parodie :

Ô mon Fernand, tous les biens de la terre
Ne valent pas un civet de lapin
Mangé le soir, à l’ombre d’un sapin
Chez un petit marchand de vin d’Asnières.

Il faut reconnaître, cependant, que, si l’intention de cette partie chantante d’une certaine catégorie de notre population est bonne, l’exécution laisse à désirer. Le fil en quatre ronge les cordes vocales, et les comptoirs de la rue de la Savonnerie nuisent aux amateurs qui se présentent ensuite devant celui du contrôle.

Loin de nous, cependant, l’idée de nous moquer de ces gens là ! Ils ont au cœur l’amour du grand art ; et puis, tout le monde ne naît pas ténor ; heureusement pour M. X… de l’Opéra et M. Y… de l’Opéra-Comique. Ils n’ont même pas assez d’imitateurs puisque le dimanche ces affreux « bastringues, » qu’on décore à Rouen du nom de cafés-concerts, probablement parce que le café se métamorphose en chicorée et le concert en cacophonie, regorgent de client.

Oh ! les cafés-concerts ! les bouis-bouis ! les « beuglans, » ils sont disséminés de toutes parts dans la ville, c’est là que disparaît une partie de la paye de quinzaine d’un grand nombre de nos ouvriers. Travailleurs infatigables qui font tomber goutte à goutte, pour ainsi dire, dans la soucoupe que leur présentent des demoiselles fanées vêtues de rose et de vert, les pièces de deux sous amassées péniblement par un labeur quotidien. Pour ce prix, ils rapportent tard, chez eux, la migraine des mauvais bocks et l’insanité de quelque refrain idiot.

Il faut, pour se faire une idée exacte de ces « centres artistiques, » les visiter tous, les uns après les autres, depuis ceux qui s’étalent dans les quartiers les mieux fréquentés jusqu’à ceux qui se cachent dans les parages excentriques ; depuis ceux où l’on boit le kummel frelaté jusqu’à ceux où l’on sert le vin chaud dans les saladiers ; depuis ceux où l’on glapit jusqu’à ceux où l’on hurle. Le spectacle est quelquefois drôle, le plus souvent écœurant.

Vers dix heures, le grand vacarme atteint son maximum d’intensité. C’est le bon moment pour le curieux d’opérer une entrée. La salle est chauffée à point ; l’air est imprégné de tout autre chose que de l’odeur des foins fraîchement coupés, la bière coule à flots dorés des tonneaux éventrés, un nuage de fumée se heurte au plafond jauni, enveloppant comme dans une gaze impalpable trois chanteuses assises sur des chaises placées au milieu d’une petite estrade élevée de deux marches. A côté, l’horrible piano faux, criard, pleureur, de la boite duquel on retire à la fin de chaque semaine quelques verres, quelques soucoupes, des boutons de culotte, des fleurs fanées et un ou deux sandwichs rances. Sur le piano le chapeau gras d’un musicien maigre. Au comptoir, une femme coiffée à « la chien. »

Drelin ! din ! din ! la caissière agite une sonnette ; une chanteuse se lève d’un geste d’automate, montre ses dents pour faire croire qu’elle sourit, et, les bras ballants, la tête haute, entame d’une voix éraillée le couplet en vogue.

De temps en temps, un petit coup d’œil, comme Judic ! — un petit coup de hanche, comme Théo ! — une petite grimace, comme Céline Chaumont.

Attention ! voici le moment solennel qui approche ; il s’agit de lancer l’ut (!) de poitrine au bout duquel est la quête. Le pianiste parait endiablé il joue des mains, de la tête et des pieds. Bravo ! bravo ! les amoureux (il y en a toujours huit sur dix) applaudissent à tout rompre, et, la déesse descend de son trône rapidement, de peur qu’un consommateur ne se retire trop tôt. Alors, légèrement défigurée par le cold-cream d’occasion qui masque les rides, par le rouge qui colore la paleur maladive des lèvres et fond comme du beurre, sous la chaleur des becs de gaz ; les bras nus, couperosés, se terminant par des mains masculines, la chanteuse se glisse, coule, pour ainsi dire, entre les rangées de tables et de chaises. Elle quête des sous : « Messieurs, n’oubliez pas l’artiste ! messieurs, s’il vous plait, c’est pour l’art. »

Tous les ravaudages mal faits de la toilette apparaissent par les coutures qui baillent et le gros fil blanc avec lequel le dégraisseur a réuni les parties de ce costume rappelant par ses pièces la fameuse galère que les Athéniens vénéraient comme un souvenir sacré.

La sonnette résonne une seconde fois, la dame du comptoir se penche de nouveau, la musique reprend, et, presque sans intervalle, les chanteuses se succèdent, blondes ou brunes, costumées de vert ou de rose. Pourquoi ces deux couleurs de prédilection ? Ont-elles une influence quelconque sur l’esprit des spectateurs ? Nous livrons la question aux philosophes, nous bornant à constater que partout, dans les concerts les plus « chics » comme dans les plus « naturalistes » on retrouvera inévitablement une dame rose et une dame verte. L’amour et l’espérance, peut-être ?

Le spectacle que nous venons de décrire, on peut se l’offrir à bon marché, tous les soirs, dans le quartier le plus fréquenté de la ville. On peut même se payer à la fin de la soirée le luxe d’un billet de tombola, et gagner un chromo, si l’on a de la chance. On constate encore là un soupçon de correction ; le public est mélangé : il y a des chapeaux hauts de forme, des képis de sous-officiers en goguette, des casquettes de marins étrangers ; le baryton, rasé presque de frais, sait qu’il existe quelque part quelque chose qu’on appelle le conservatoire ; Il en parle tout le temps en vidant des bocks et en exhibant sur son gilet beurre frais une grosse chaine de montre avec beaucoup de breloques ; il dit avec une certaine fatuité : « Nous autres artisses, » et prie de remarquer qu’il y a sur la glace une pancarte « de par laquelle on demande aux auditeurs de ne pas chanter en même temps que le baryton. »

Jusqu’à présent, nous n’avons parlé que des cafés-concerts, tout le monde les connait ; on ignore davantage ce que sont les «  caboulots-concerts, » comme on les appelle dans le quartier Martainville. Le « caboulot-concert » c’est le plus clair de la recette d’un certain nombre de petits marchands de vin.

Le dimanche et le lundi soir, six becs de gaz, dissimulés sous des globes bleu, blanc, rouge, s’allument, et, à la vitrine, le passant aperçoit une pancarte où la fantaisie de l’orthographe dispute la palme à la fantaisie de quelques dessins coloriés, représentant généralement un pioupiou qui ouvre une bouche démesurée et un monsieur très-bien, en habit, qui a la spécialité de chanter les romances sentimentales et de faire battre le cœur des jeunes cuisinières en rupture de fourneaux. Tous ces « bouis-bouis » se ressemblent ; qui en a vu un les a tous vus ; le concert se donne dans une pièce située à l’arrière-boutique et séparée de la salle où s’étale le comptoir par un rideau de perse jaune ou de reps, selon la richesse du débitant et le choix habituel des cliens.

Les sceptiques ou les blasés ne pénètrent pas dans le sanctuaire. Ils consomment sur le comptoir, se contentant de saisir un « morceau d’air, » lorsque le rideau se soulève pour l’entrée ou la sortie d’un client. Les autres, « les noceurs, » ceux qui ne regardent pas à manger tout leur argent avec des actrices, s’assoient autour de la table. Ce n’est plus alors du vacarme comme dans les cafés-concerts, c’est du « chahut. »

Il semble qu’il y ait pour ces endroits une spécialité de refrains plus ineptes que ceux auxquels nous sommes habitués, et une spécialité de chanteuses plus grasses encore que celles des cafés-concerts des quartiers moins excentriques. Là, il n’est pas défendu de chanter en même temps que les artistes ; le bon goût, au contraire, consiste à prouver la force de ses poumons, en criant plus fort que son voisin. Les vieux calembours usés volent de bouche en bouche dans la lourde fumée des pipes ; la grosse gaîté franche, sans vergogne, puisée dans le vin aigre, le cidre frelaté, l’absinthe qui brûle la gorge se communique au musicien, au chanteur, buvant un peu dans tous les verres.

Chaque sou qui tombe dans la sébille des artistes est accompagné d’un mot épicé, d’une gauloiserie énorme. Et, avec son air de bonne fille habituée aux réjouissances grossières, la chanteuse rit avec tout le monde, mais de préférence avec les soldats qui se reposent de la monotonie de l’exercice dans la vieille caserne Saint-Vivien, en regardant avec des yeux étincelans l’espèce de Vénus Hottentote que l’illusion puisée au fond des chopines, rend gracieuse, belle, aimable et poétique.

Peu à peu, le bruit grandit, les voix deviennent plus fortes ; le musicien est exténué ou il a roulé sous une table ; la chanteuse boit dans un coin avec un habitué ; il est tard, mais le patron annonce qu’il a obtenu du commissaire central la permission de une heure.

Alors il y a un hurrah parmi les assistans, et tandis que quelque visage pâle de femme attendant son homme, apparaît de la rue, à travers les carreaux, les consommateurs eux-mêmes sautent sur les trétaux ou sur une table. Ils ont soif maintenant d’applaudissemens.

Et chacun, se sentant l’étoffe d’un Paulus ou d’un Chaillier, entonne son air favori : quelque couplet mal retenu d’une scie populaire : « Guguss ! » — Il n’a pas d’parapluie ! » — « Il a z’un œil qui dit ! »

Notons cependant une différence très-saillante entre le civil « du boui-boui » et le militaire.

Le premier a un faible pour les chansons patriotiques, le second, pour les fantaisies gaies ou sentimentales. Chaque dimanche, dans un de ces endroits, on est certain, à un moment donné, de voir se lever quelque vieille barbe grise dont la bouche, s’ouvrant comme un trou, laisse échapper des couplets de Béranger. L’émotion gagne le public lorsqu’on parle de tyran et de liberté.

C’est généralement le coup de la fin ; on est excité, on crie, on braille, on grogne, on gesticule. Les ivrognes se réveillent et essayent de chanter plus fort encore que les autres. C’est heureux lorsqu’on ne trouve pas dans un coin quelque drapeau réservé pour le 14 Juillet et qu’on ne traîne pas, au milieu des bocks et des tables crasseuses, le symbole le plus respectable de la patrie française ; celui qu’on ne devrait pas exhiber avec tant de facilité dans les endroits où l’on s’amuse de la sorte.

Le coup de la fin, c’est le patron de l’établissement qui l’exécute. On a assez chanté, assez bu, assez payé ; à la porte, les clients ! à la porte, les artistes ! et le maître de l’établissement, roulant les épaules comme un ours ou un lutteur de la foire Saint-Romain, ouvre la porte et chasse devant lui tout le troupeau qui s’échappe avec une fumée noire de tabac emprisonnée pendant plusieurs heures.

Nous avons passé rapidement en revue les cafés-concerts, les bouis-bouis, les «  caboulots-concerts » jetant comme des bouffées de leur musique de bastringue aux quatre coins la ville.

Mais le Rouen spécial dont nous nous occupons, ne s’amuse pas seulement chez lui ; une fois ou deux par semaine, en été surtout, il franchit les barrières de l’octroi, il s’éparpille dans la banlieue : il va chercher la verdure plus touffue, l’horizon plus vaste, le paysage plus ensoleillé, l’air plus libre, la fatigue plus agréable que celle des ateliers où l’on est resté pendant six jours ; il « monte à la côte ».

Là encore, il y a des musiciens, là encore on chante et surtout on danse ; là encore on retrouve des établissemens qui ressemblent à la fois au boui-boui, au bal public et au petit restaurant. Là, il y a tous les dimanches et lundis soirs, lorsque le temps est beau, des centaines de braves gens qui font trois kilomètres dans la poussière pour aller manger un lapin en gibelotte qui serait bien meilleur chez eux ; pour entendre les improvisations de quelque trouvère en loques et « pincer un rigodon » pendant qu’un « violoneux » râcle, en souriant mélancoliquement, les vieilles cordes de son violon qui produisent, sous l’archet, le ronflement d’une ficelle bien tendue qu’on ferait vibrer avec le doigt.

Transportez-vous, par une belle journée d’été, dans le quartier du Champ-des-Oiseaux, « montez à la côte, » comme disent nos ouvriers, et allez jusqu’à la route de Clères.

Vous serez, vers six heures du soir, témoins d’un spectacle pittoresque, vous assisterez, à partir de ce moment et pendant trois ou quatre heures, à un défilé ininterrompu, amusant, bizarre.

Le cadre est formé d’un côté par la série des petites maisons de campagne, coquettes, avec leurs séparations de haies vives et leurs jardinets où s’épanouissent des corbeilles de fleurs ; de l’autre, par le trou, rempli de verdure et de petits toits, formé par la cité Jeanne-Darc, dans lequel le soleil couchant jette comme un embrasement d’incendie. Devant, derrière, la route droite, poussiéreuse, qui monte toujours et disparaît bien loin, là-bas, au milieu des grands bois qu’elle sépare comme la raie énorme d’une gigantesque chevelure.

Et voici que le bruit des crins-crins se mêle au son des cloches de Rouen, dont le vacarme arrive diffus, et voici que des groupes nombreux sillonnent la longue avenue. Ce sont presque tous des ouvriers, des marchands des rues, des crieurs des quatre-saisons ou des vendeurs de poissons. On les reconnaît sous leurs habits des dimanches, gênés dans leur marche par les souliers neufs, guindés dans des vêtemens qu’ils ne sont pas habitués à porter tous les jours, avec des manches trop courtes ou trop longues, d’où pendent les grosses mains laborieuses de l’ouvrier, ces mains qui ont travaillé sans faiblir toute la semaine pour faire vivre la femme et les « mioches », et qui paraissent toutes embarrassées de ne rien faire ce jour-là. Quand nous disons rien faire, c’est une exagération, car elles portent dans un panier ou dans une serviette le dîner de la famille, qu’on va aller manger tout à l’heure à « Mon Oncle de Paris » ou ailleurs, en l’arrosant de quelques bons verres de cidre qui fera trémousser tout le monde lorsque le musicien arrivera avec sa vieille guitare.

Le défilé continue, continue sans cesse. Les bambins courent devant, jamais fatigués, se roulant dans les buissons comme une volée de pierrots puis passent des petites ouvrières joyeuses au bras de calicots en goguette et, de temps en temps, quelque vieux couple bien philosophe, portant son modeste repas enveloppé dans un journal, et souriant de cette folle jeunesse qui se fatigue inutilement à monter avec rapidité la côte comme pour saisir un plaisir qui s’enfuit et qu’eux, les vieux, blasés maintenant, recherchent encore néanmoins, en souvenir du temps où ils dansaient comme les autres sur la terre durcie au rouleau.

On monte, on monte toujours ; les conversations deviennent plus animées, les visages plus rayonnans, à mesure qu’on approche du but. Enfin, nous y sommes ; c’est agreste, c’est charmant, un peu simple toutefois, mais au moins cela ne sent pas mauvais comme dans les assommoirs de la ville, où l’on se grise lourdement rien qu’on respirant les émanations de la « cicasse. »

Un petit corps de bâtiment généralement sur la rue ; la façade est ornée d’inscriptions de toutes sortes et de quelques peintures murales explicatives. Tantôt, une casserole dans laquelle, hanté sans doute de l’idée fixe du suicide, un lapin saute de lui-même. Cela veut dire : « Ici, l’on mange du lapin sauté. » Tantôt, une poule noire (couleur moins salissante), couvant des œufs d’un jaune superbe. « Ici, Les œufs à la coque sont excellens. » Derrière le corps de bâtiment, une cour plantée quelquefois de pommiers et dans laquelle sont dressées, les unes auprès des autres, des tables grossières auxquelles adhèrent des petits bancs étroits et souvent peu solides. C’est là-dessus qu’on consomme ; on ouvre les paniers ; les sybarites vont chercher des assiettes et des fourchettes dans l’établissement, où l’on vend également des portions de viande ; les autres, ceux qui ne « font pas les dégoûtés, » se servent tout simplement de leurs doigts et ne demandent au restaurant que le litre de boisson, de cidre, la mesure de lait ou la tasse de café. Et pendant que les enfans se dispersent de tous les côtés, se battent à coups de pommes tombées des arbres, les grandes personnes écoutent la musique.

Car il y a des chanteurs, tout comme au café-concert et au « boui-boui, » et des chanteurs avec des instrumens de musique encore.

Pas de piano, par exemple ; le piano ne fait pas assez de bruit, et puis c’est pretentieux. On regrette l’orgue de barbarie ; le bon vieil orgue qu’on tirait de la cuisine, le dimanche et le lundi, et dont, sans façon, la servante de l’établissement se mettait à « moudre, » absolument comme si elle broyait le café avant d’y jeter la pincée de chicorée traditionnelle. Etait-il assez populaire, l’antique instrument que les arrêtés de police ont tué, par mesure de sécurité, comme si les voleurs avaient besoin de se déguiser en joueurs de musique ambulans, pour s’introduire chez les particuliers qu’ils charmaient, sirènes d’un nouveau genre, par les accens mélodieux de leurs rouleaux en bois d’acajou on d’ébène.

De l’orgue défunt éventré, on fabrique une cage pour faire couver les poules, et on se console de l’ancien compagnon de joie qui n’est plus, en écoutant les accens criards de l’accordéon.

Car, dans ces endroits, l’accordéon triomphe sur toute la ligne ; il y a bien des violons, des crécelles, des guitares, des harpes même quelquefois ; mais tout cela ne vaut pas l’accordéon, surtout quand c’est un Italien ou un Savoyard qui le tient. Dans ce cas, en effet, l’exécutant accompagne la musique en chantant quelque tyrolienne.

La tyrolienne, c’est le succès de l’endroit ; aussitôt la première note lancée, tout le monde se met de la partie ; c’est à qui criera le plus fort, c’est à qui tirera du fond de sa gorge les variations les plus bizarres ; les vieux et les jeunes, les petits enfants eux-mêmes s’en mêlent. Au bout d’un certain temps, les bêtes de la maison semblent, elles aussi, prises du delirium commun, et le passant entend parfois des cacophonies étranges produites par l’accordéon qui grince, les gens qui chantent, le chien qui hurle, les coqs réveillés qui craignent d’être en retard sur l’aurore et se rattrapent du mieux qu’ils peuvent.

A-t-on remarqué que l’ouvrier, dans nos villes, chante beaucoup moins, depuis la disparition de l’orgue de Barbarie ? Le peintre en bâtiment, le vitrier, tous ceux en un mot qui travaillent dans la rue avaient les oreilles rebattues des refrains populaires ; l’orgue leur soufflait les motifs des opérettes en vogue, des vieilles romances sentimentales. Aujourd’hui ils sont muets et n’ont que deux distractions : celles de fumer la pipe toute la journée ou de laisser tomber leur pinceau imbibé de minium sur le pardessus mastic de quelque « pschutteux ».

Lorsqu’on a bien chanté en accompagnant l’accordéon, lorsqu’on a vidé plusieurs bouteilles de cidre ou de boisson, lorsqu’on a été acheter, pour une dizaine de sous, une portion supplémentaire au buffet de l’établissement, on se divise en deux clans. Les gens sérieux qui préfèrent « humer le piot » se mettent à couvert dans une salle mal éclairée où s’alignent deux rangées de tables grasses, recouvertes de toile cirée. Les hommes causent politique en fumant ; comme leurs habits de fête les gênent, ils se mettent en bras de chemises et, les coudes sur la table, la grosse bouffarde des dimanches, en imitation de kummer, à la bouche, ils discutent pour discuter, sans trop savoir ce qu’ils disent. À côté d’eux, les femmes, les yeux gros de sommeil, fatiguées de la route et tenant sur leurs genoux des enfans qui dorment, les poings fermés, la bouche entr’ouverte.

Le second clan est composé de jeunes gens : les couturières dont nous parlions plus haut, les petits employés de commerce, les maçons, les charpentiers, « que c’est comme un bouquet de fleurs. » Ils découvrent toujours au bon moment quelque violoniste et quelque violon, et le bal commence.

Très-drôle, le bal ; il y a là des quadrilles insensés, des valses folles qui se terminent parfois par des chutes sur le sol, par des heurts violens contre Les troncs d’arbres mal éclairés par un reste de lampions du 14 Juillet.

Vers dix ou onze heures, le vacarme diminue, le violon, dont une des cordes s’est rompue dans un trémolo passionné, semble pleurer, tandis que le joueur rit de la quête fructueuse faite dans la soirée, grâce à laquelle il pourra dîner sans musique enfin, lorsque tous ces gens-là seront partis.

Le silence s’est rétabli peu à peu et le défilé commence sur la grand’route. La promenade est muette, le chemin qu’on a parcouru facilement dans la journée parait long, maintenant ; les assiettes et les bouteilles vides se heurtent dans les paniers, qui paraissent plus lourds, quoique moins chargés. Et tandis que le trou formé par la cité Jeanne-Darc semble un gouffre au fond duquel brillent quelques becs de gaz, la lune projette sur le sol les ombres démesurées des hommes portant sur leurs épaules des enfans endormis dont la tête se balance de droite et de gauche.

Puis, longtemps après, on aperçoit quelqu’un qui s’avance, trainant la jambe et côtoyant le talus : c’est le « violoneux. » Il rentre chez lui, lorsqu’il a un domicile, portant à la main le mouchoir dans lequel il a serré les sous de la quête.

À propos de ces types de musiciens qui disparaissent de jour en jour, voici deux anecdotes assez curieuses :

L’été dernier, une de nos plus charmantes divas, qui obtient en ce moment beaucoup de succès en Amérique, se trouvait à Rouen où elle était venue donner plusieurs représentations. Elle eut, un soir de relâche, la fantaisie de « monter à la côte, » entendit chanter et s’amusa beaucoup. Ses compagnons, voulant voir l’effet que produirait sa jolie voix sur un pareil public, insistèrent tant, qu’elle finit par se faire entendre. Le croira-t-on ? elle n’obtint qu’un très-léger succès, et nous sommes même forcé, pour dire toute la vérité, d’avouer qu’il y eut des sifflets. « En a-t-elle une voix, celle-là ! » cria un garçon tonnelier.

La diva, en femme d’esprit, rit beaucoup de son aventure ; elle avait entendu une fois dans sa vie le bruit des sifflets !

La seconde anecdote est un peu plus récente ; elle montrera de quelle façon on peut être quelquefois un artiste de talent sans s’en douter :

Un soir, dans un de ces petits «  bouis-bouis » improvisés, le « baryton » ne parut pas ; il était le seul homme de la « troupe, » on l’attendait ; la recette était perdue avec son absence ! Le directeur eut un trait de génie. Il prit un de ses garçons, le revêtit d’un habit noir, le poudra légèrement, le conduisit sur l’estrade et lui glissa à l’oreille ces mots : « Maintenant, chante tout ce que tu veux, ou je te mets à la porte. »

Le malheureux garçon débita deux ou trois gaudrioles pas trop mal. Son air effaré contribuait à le rendre plus comique encore ; il remporta un succès fou.

Le lendemain, lorsque le véritable baryton se présenta, sa place était prise, et pour gagner sa vie, il dut accepter l’emploi du garçon laissé vacant depuis que son titulaire s’était transformé en étoile de très-petite grandeur.

Tous les ans, pendant un mois, le Rouen qui s’amuse ne manque pas de se transporter de jour ou de nuit à la fameuse foire Saint-Romain qui s’est fondée une vieille réputation.

C’est dans les coulisses de cette foire que nous allons mener le lecteur du Rouen bizarre. C’est beaucoup plus intéressant que les coulisses du Théâtre-des-Arts, et on peut y accéder sans autorisation municipale. Tout ce qu’on peut voir « sur notre première scène », ce sont des mollets plus ou moins bien dessinés sous des maillots plus ou moins clair ; ce sont des pompiers, des figurans et des décors, qui, pour être ininflammables, n’en sont pas moins dangereux s’ils vous tombent sur la tête avec leur portant.

Quelle différence au théâtre de la foire ! et comme les jambes de nos ballerines et les casques de nos pompiers, sont remplacés avantageusement par les sujets variés toujours, avariés quelquefois ; par les trucs ingénieux mis en pratique, par les mille et une petites « ficelles » d’usage courant chez les dompteurs de lions comme chez les éleveurs de puces. Là toute la science est mise à contribution comme pour une gigantesque féerie ; la physique et la chimie n’ont pas de secrets pour certains forains, qui excellent à tirer parti des découvertes les plus récentes.

On comprendra que nous ne puissions pas ici dévoiler tous les mystères de la foire Saint-Romain ; où serait ensuite la surprise pour le public ? où serait le bénéfice pour l’industriel ? Seulement, il est certaines choses que l’on peut dire tout de même, sans nuire à personne. Il y a trois catégories bien distinctes d’établissemens à la foire : les théâtres, les musées et les entre-et-sort. Nous ne parlons pas, bien entendu des boutiques où l’on vend à boire et à manger, ni des marchands de porcelaines. Ceux-là sont des commerçans, et non pas des forains.

Autrefois, on allait au théâtre de la foire pour rire ; elles étaient si grotesques les représentations ! le décor se composait généralement d’une toile de fond grossièrement peinte ; la troupe se recrutait dans la famille du « directeur » à laquelle on ajoutait quelque vagabond famélique lorsqu’on voulait corser le spectacle ; l’« œuvre » était écrite par le chef de la troupe et l’on arrivait à représenter des drames avec des titres dans le genre de celui-ci, qui est authentique « Ernest ou le Cabriolet sans le savoir. »

Aujourd’hui, tout cela est changé. Sait-on qu’il existe à Paris des auteurs de talent, tels que MM. de Jalais ou Frantz Beauvallet, qui, dans certaines occasions, n’ont pas hésité à écrire des pièces spécialement pour tel ou tel grand théâtre de la foire ? Sait-on que ces pièces pour lesquelles on traite la plupart du temps à forfait, ont dans maintes circonstances rapporté plus que telle ou telle comédie jouée sur une scène parisienne ? Sait-on qu’il y a des décors provenant d’artistes qui ont travaillé pour le Châtelet ou la Porte-Saint-Martin ? Sait-on enfin que l’établissement Cocherie, par exemple, paye au cachet et fort cher, son premier sujet ? Que Pietro-Gallici, le « magicien » octroyait jusqu’à 1,000 fr. par mois à son aide ?

Ce n’est rien encore, mais le plus curieux à voir, c’est le dessous de ces théâtres où les trucs les plus perfectionnés sont mis en usage. On trouve des machines continuellement en pression pour fournir la lumière électrique au moment voulu, d’autres machines qui servent à monter les décors pour les changemens à vue. Tout se fait par la mécanique, absolument comme dans un théâtre « sédentaire. »

La partie principale du personnel varie rarement. Quant aux figurans et aux choristes, ils changent avec chaque ville. L’offre répond toujours amplement à la demande et elles sont nombreuses à Rouen les jeunes personnes besoigneuses qui n’hésitent pas à revêtir le soir, moyennant un franc ou quinze sous pour la représentation, le « maillot chair » de l’établissement. Voilà pour les grands théâtres, et ce sont malheureusement les seuls qu’on trouve maintenant à la foire. Les autres ne peuvent plus supporter la concurrence. Ils se transforment peu à peu en concerts exotiques. Un seul tenait bon depuis longtemps parce qu’il avait toujours pour lui les enfans : c’est la Tentation, du père Legrain. Là, les personnages ne coûtent pas cher à entretenir : ils sont en carton et la lumière électrique est remplacée par une flamme de Bengale, qui fait des « apothéoses » splendides de deux minutes.

Mais que va-t-il en rester aux saisons prochaines, de cette Tentation de Saint-Antoine que toutes les générations de Rouennais ont vue depuis soixante ans ? De cette Tentation qui fit songer des penseurs comme Gustave Flaubert et Georges Sand, et qui inspira à Louis Bouilhet de fort jolis vers.

Pourra-t-on même, s’il persiste, lui faire retrouver sa vogue de jadis, alors que le père Legrain était dans toute sa verve, et qu’il paraissait communiquer son souffle endiablé à ses marionnettes éblouissantes.

Pauvre père Legrain ! Il compte quatre-vingts ans bien sonnés, s’il n’est pas encore mort. Comme il est loin de ce temps où, jeune encore et possesseur d’une immense barbe blonde, il représentait à Sotteville, dans une féerie intitulée Geneviève de Brabant, un jeune page de quatorze ans, tout en conservant de superbes côtelettes que lui eut enviées M. Jules Ferry.

La Tentation de Saint-Antoine ! C’est la seule pièce à marionnettes que le théâtre Legrain ait jamais représentée. Pourquoi, en effet, le spectacle aurait-il été changé ? Les enfans le connaissait par cœur, mais ils venaient tout de même l’entendre ; il était si drôle le petit compagnon du saint, traversant la scène au galop de ses courtes jambes et transformé en bougeoir ambulant.

Les personnes plus sérieuses qui s’égaraient sous la tente s’intéressaient au dialogue. On pensait involontairement à ces anciens mystères dont l’imagination de nos aïeux se délectait ; on y retrouvait un je ne sais quoi d’archaïque qui réveillait les souvenirs d’auteurs anciens ; l’action naïve, les vers amphigouriques, car il y a des vers dans la Tentation de Saint-Antoine, tout cela, y compris les six becs de gaz de la rampe, produisaient un singulier effet sur l’esprit.

Tout à coup, une voix, devenant de plus en plus chevrotante et incompréhensible à mesure que l’âge avançait, chantait un « Gloire à Dieu, » tandis que Saint-Antoine s’agenouillait, grâce à une ficelle tirée adroitement. Puis, c’était Proserpine, portant sur la joue la « mouche assassine, » qui venait, quelques instans avant son époux Pluton, essayer de séduire le pieux ermite. On voyait aussi des démons, au grand bonheur, au grand effroi des spectateurs à la mamelle.

Ils faisaient, ces braves petits diables, une guerre acharnée à leur ennemi et chantaient ceci :

Allons, prenons le patron,
Tirons-le par son cordon,
Faisons-le danser en rond,
Messieurs les démons, laissez-moi donc !

Et le chœur des démons continuait plus infernal que jamais.

Nous allons casser la maison
Du bienheureux Antoine,
Nous la réduirons en charbon,
En dépit de ce moine.

Nous allons prendre le cochon
Du bienheureux Antoine.
Nous en ferons du saucisson
En dépit de ce moine.
Nous en ferons part aux amis,
Biribi,
À la façon de barbari, mon ami !

Le père Legrain tirait deux ficelles, et Saint-Antoine désolé levait vers le Ciel deux petits morceaux de bois qui lui servaient de bras, et, au fond du théâtre, on entendait une voix grave chantant :

Rendez-moi mon cochon, s’il vous plaît,
Messieurs, voulez-vous me le rendre.
Il faisait ma félicité.
Il était doux et tendre.

Sait-on que cette naïveté date de près de cent ans ; qu’elle a été conçue et exécutée par un auteur du temps de Louis XVI, qui la fit représenter sur le théâtre de Versailles à l’aide d’ombres chinoises.

On a essayé de faire concurrence au Saint-Antoine de Legrain ; il y a eu des marionnettes rouennaises à la foire Saint-Romain qui jouaient également une tentation. Mais le vieux directeur, l’inventeur du genre, s’en préoccupait peu.

« Ma maison, disait-il, n’est pas sur la place du Boulingrin. » Et, de fait, ses affaires étaient toujours prospères.

Cette « maison » avait donné l’abri et le pain, pendant la plus grande partie de son existence, à un pauvre diable dont l’étrangeté était devenue proverbiale. On l’appelait l’homme au violon.

Cet être incohérent troublait Flaubert et intriguait Théophile Gauthier.

Les cheveux gris tombant en rouleaux et cachant les oreilles, les traits calmes, l’œil éternellement fixe, la barbe d’un blanc d’argent, retombant sur la poitrine ; l’homme au violon rappelait ces têtes de patriarches que l’on retrouve sur tous les tableaux de l’école ancienne.

Il eût inspiré un peintre comme il inspira des poètes.

Les uns trouvaient qu’il paraissait plongé dans une méditation profonde, comme un de ces philosophes indiens qui fait résider le suprême bonheur dans la suprême béatitude ; d’autres admettaient qu’il ne pensait plus et le considéraient comme une statue ; tous étaient frappés du contraste que produisait cette belle tête grave en face de ces visages sourians d’enfans.

Tout ce que l’on savait, c’est que cet homme, qui depuis trente ans « travaillait » à 4 francs par jour, avait remporté jadis un premier prix au conservatoire.

On pouvait du reste se convaincre assez facilement de son talent.

Comme il n’avait pas le droit d’exécuter les airs connus dans son théâtre, sans payer des droits d’auteur, il jouait des morceaux de sa composition, tristes comme lui et remplis d’une mélodie étrange.

Qui sait si ce n’était pas cette remarque que Bouilhet a traduite en vers mélancoliques :

Il fallait chanter, il fallait poursuivre,
Pour le pain du jour, la pipe du soir,
Pour le dur grabat dans le grenier noir,
Pour l’ambition d’être homme et de vivre.

L’homme au violon mourut alcoolisé au commencement de l’année 1888. On sut qu’il s’appelait Albert, et c’est tout.

Encore une des plus pures manifestations de l’invasion de la science ! Des musées pleins d’horreurs s’élèvent maintenant a chaque foire un peu importante. On met aux vitrines extérieures afin d’allécher le public, des hommes à trompe, des femmes à cornes, des enfans ouverts par le milieu, comme des fruits mûrs ou comme ces lapins répugnans que les marchands de victuailles exhibent sur des plats bien blancs.

On ne peut se faire une idée du prix que coûte un pareil musée. Certaines pièces reviennent à deux ou trois mille francs ; il y en à d’articulées qui coûtent même plus cher. Aussi il arrive souvent que « l’affaire » est exploitée par une société. Il existe des musées anatomiques ambulans fondés par actions, et il paraît que les dividendes sont assez respectables.

Détail assez bizarre, et qui est bien une preuve de la grande curiosité humaine : c’est la petite salle qui est généralement séparée de la grande par une tenture, et dans laquelle peuvent seules entrer les personnes âgées de plus de dix-huit ans, qui reçoit le plus de visites.

Mais, nous demandera-t-on, que deviennent ces innombrables « sujets du jour » qui perdent tout leur intérêt en un an, alors qu’ils sont tombés dans l’oubli ?

Que fait-on, par exemple, des Victor Hugo, des Alexandre II, des Gambetta, des personnages célèbres dans le bien comme dans le mal et qui étaient, à certaines époques, les « clous » du musée ? Ici, le truquage est tout indiqué : entre deux saisons, les employés se livrent à des exécutions capitales ; ils coupent la tête aux personnages ayant cessé de plaire, transforment l’accoutrement des mannequins ; ajoutent de la barbe à tel visage rasé, enlèvent des moustaches à tel général. Au bout de trois ou quatre jours, le musée a changé d’aspect. Ainsi, depuis deux ans, la célébrité des « général Boulanger » et des « Pranzini » aura été néfaste aux Jules Ferry, aux Pel, aux Menesclou, aux Gamahut des temps jadis. La tête de Mme Limouzin se dressait peut-être sur le torse de la reine Ranavolo II et ce qui avait été un guerrier zoulou devenait dans certain musée M. de Hérédia alors ministre du commerce.

Au lieu d’une lance à la main, on avait mis un portefeuille sous le bras, et la farce était jouée.

Rien de pittoresque comme le déballage d’un de ces musées de cire. Tous ces personnages se dévissent ; toutes ces têtes sont placées dans de grandes caisses pleines de sciure de bois, comme le panier de M. Deibler ; dans cette grande promiscuité de la célébrité il y a des antithèses inénarrables : c’est ainsi que le président de la république voyage depuis dix ans entre Tropmann et Billoir, les deux assassins légendaires.

L’entre-et-sort, c’est la baraque où le public ne fait qu’entrer et sortir ; c’est le refuge des femmes colosses, des femmes-torpilles, des monstres de toutes sortes, des fosses à reptiles. On entre, on regarde, on paye. Quelquefois, moyennant doux ou trois sous, on peut toucher. Là tous les trucs sont bons, et ceux grâce auxquels le spectateur est mystifié sont les meilleurs.

On vous propose de contempler les êtres les plus laids de la création et on vous met en présence de miroirs concaves ou convexes dans lesquels vous vous apercevez sous des formes de pain de sucre ou de melon. On vous invite à venir voir la Femme-Poisson, et, lorsque vous avez payé dix centimes on vous exhibe l’acte de mariage d’une demoiselle quelconque avec un monsieur qui s’appelle Poisson, tout comme vous pouvez vous appeler Durand, Duval ou Dupont.

Pour l’entre-et-sort, tous les calembours sont bons, et le public n’a pas le droit de se fâcher.

Nous ne dirons rien des sauvages noircis ou des demoiselles qui, sous le titre de « merveilleuses beautés, » vous donnent l’illusion d’un pot de fard tombé dans du coton ; quant aux géans, tout le monde sait qu’on fabrique des bottes grâce auxquelles un homme de taille ordinaire atteint facilement deux mètres de hauteur. Joignez à cela un bonnet à poil exagéré des grenadiers de l’empire, et vous avez un sujet capable de rivaliser avec la tour Eiffel.

Les femmes à deux têtes s’obtiennent à l’aide d’un jeu de glaces, lorsqu’elles n’ont que deux bras ; lorsqu’elles ont quatre bras et quatre jambes, elles se fabriquent à l’aide d’un corset dans lequel on enferme, dos à dos, deux jeunes personnes.

C’est également par un jeu de glaces des plus simples que l’on construit des femmes sans tête ou sans corps. Quant aux femmes torpilles, elles sont mises en communication avec une pile électrique par un point du plancher ou par un cordon à l’aspect inoffensif, suspendu au plafond.

Ils sont également classés dans les entre-et-sort les hercules qui courbent des barres de fer ou plient des pièces de monnaie. Mais qu’on se méfie, si quelques-uns opèrent avec autant de force que d’adresse, il en est d’autres dont les instrumens de travail sont préparés, depuis la pièce en plomb jusqu’aux poids en fer-blanc.

Mais de toutes ces inventions dues à la patience ou à l’intelligence des spécialistes, il en est une qu’il est curieux de signaler : c’est l’art de se faire des rentes en dressant des puces. Là, le truc ou plutôt la difficulté consiste à atteler la puce. Ceci fait, le tour est joué, mais encore faut-il le faire.

Ce métier, dit l’historiographe du dressage des puces (car le dressage des puces a cet honneur d’avoir son historien : un journaliste de Paris), est presque un art. Le personnel se recrute moins aisément qu’on ne le croit, et la dompteuse est parfois forcée d’offrir cinquante centimes et un franc pour une simple douzaine de puces. La table et le logement ne coutent pas cher : le bras du propriétaire et une boîte en carton suffisent. Le chauffage demande des précautions ; il faut une température dans la pièce, mais l’éclairage est nul : c’est une compensation.

Ce genre, qui demande une délicatesse de doigté fort remarquable, a été, croyons-nous, créé par une jeune personne de physique assez agréable, nommée Emma.

Son école d’entrainement est un guéridon de vingt-cinq centimètres carrés. La grande difficulté consiste à atteler avec un imperceptible fil d’argent les fameuses « sauteuses ». Pour cela il faut travailler à la loupe et confectionner à chaque « artiste » un petit corset.

C’est là le tour de force, et pour confectionner cet appareil, il faut plus d’une heure à l’habile dresseuse.

Sur dix sujets ainsi préparés, il en meurt en moyenne six, qui étant trop serrés, périssent étouffés ; il s’en échappe un ou deux qui « passent par maille ». On voit qu’une puce, susceptible d’être présentée en public, représente un assez joli capital.

On leur fait alors trainer des bibelots en papier peint ou en métal léger ; on leur fait simuler des combats de bêtes féroces et même des duels.

Une puce ainsi domptée peut vivre au maximum deux mois. Il s’en rencontre d’incapables ou de fainéantes, et c’est alors une perte sèche. Et détail assez curieux, si on les laisse jeuner pendant vingt-quatre heures, elles maigrissent plus vite que MM. Succi et Merlatti, et se détachent toutes seules du petit cordonnet d’argent qui les retient pour aller chercher ailleurs meilleure pitance et meilleure fortune.

À côté des puces, les lions, tigres, hyènes, chacals et tous les autres pensionnaires habituels des ménageries. Les dompteurs peuvent aussi se classer parmi les entre-et-sort quoique la station qu’on fait chez eux soit d’ordinaire assez longue.

Avant, on intimidait les fauves par des coups de cravache sur le mufle ou des brûlures au fer rouge, ou encore par un abrutissement engendré par des narcotiques assez violens. Aujourd’hui, on fait mieux : quelqu’un a créé la baguette électrique à usage de fauves. À la moindre velléité de révolte, le « roi du désert » ou le prince des jungles » sent passer tout le long de son épine dorsale un courant magnétique qui lui donne à réfléchir et l’empêche de recommencer.

Avant de terminer, n’oublions pas de mentionner d’autres trucs plus simples employés par des industriels plus infimes. Savez-vous pourquoi vous ne cassez pas plus souvent la « pipe » dans certains tirs à la carabine ? Simplement parce que cette pipe, recouverte d’une légère couche de chaux, est en fer. Savez-vous pourquoi, au tourniquet, vous ne gagnez que rarement le gros lot dont l’œil bleu du fond paraît vous contempler avec ironie ? Simplement parce qu’il y a parfois des mécanismes ingénieux faits pour arrêter à temps et grâce à un simple coup de pied, ces tourniquets. Savez-vous pourquoi le « lapin » meurt toujours de vieillesse chez les teneurs de jeux d’adresse ? Simplement parce qu’au billard anglais, il se trouve quelquefois des billes vissées sur le tapis vert.

Savez-vous — … savez-vous ?… mais non, les organisateurs de loteries seraient capables de nous envoyer des témoins.

« Quand je me serai fait trois mille francs de rentes dans l’élevage des lapins, disait un personnage d’un vaudeville démodé, je ne m’ennuierai jamais. Si je ne suis pas assez riche pour me payer une place au théâtre, j’irai tous les jours au Palais-de-Justice »

Partout où s’élève un Palais-de-Justice en France, il y a des quantités de gens qui n’ont pas eu besoin d’élever des lapins pour suivre ce précepte, et si tous ceux qui se pressent à chaque audience dans l’enceinte réservée aux débats avaient trois mille francs de rentes, la baisse ou la hausse de la Bourse causerait à Rouen des révolutions àchaque instant.

Il y aurait à ce sujet un beau lieu commun à développer pour la cent millième fois.

N’est-il pas, en effet, le reflet du théâtre ce tribunal où se jouent chaque jour quelques actes terribles ou gais, non plus imaginés par un dramaturge expérimenté ou par un vaudevilliste joyeux, mais tirés de la vie réelle et comportant un dénoûment qui n’est plus de la convention.

Ne s’émotionne-t-on pas davantage au cours d’un procès en assises dont la conséquence ne sera plus comme au théâtre le coup de hache de carton, mais la descente vertigineuse du couperet de la guillotine sur quelque place d’exécution.

Ne rit-on pas comme à la représentation du meilleur lever de rideau, lorsque l’on entend Jean Hiroux, interrogé sur sa profession, répondre en jetant un regard féroce sur le crâne luisant de l’honorable magistrat instructeur : « casseur de cailloux ! mon président. »

Tout le théâtre est là, depuis l’Ambigu jusqu’au Palais-Royal ; il manque, il est vrai, l’opéra, mais le public « du fond de la salle » au Palais-de-Justice, n’apprécie généralement pas la musique et ne s’est jamais recruté parmi les abonnés du Théâtre-des-Arts.

C’est un coup d’œil bien singulier que celui offert les jours d’audience de correctionnelle aux personnes qui traversent la cour de notre vieux palais.

Bien avant l’heure indiquée et l’ouverture des portes, les « fidèles » sont là. Leurs catégories sont innombrables. Les « patiens » s’asseyent tranquillement sur les marches du grand escalier. Ouvriers sans travail, journaliers des quais, « soleils, » jeunes gens et vieillards, visages imberbes et longues barbes, beaucoup portant, hiver comme été, des vêtemens de toile ; pantalons déchirés, souliers troués laissant voir les pieds sans chaussettes, ils attendent le « spectacle » comme ils font la queue devant le théâtre, les soirs de représentation populaire.

Ceux-là forment la masse, ils se connaissent, ils se retrouvent, ils causent de choses insignifiantes, pour faire passer le temps.

Quelques-uns, pauvres diables sans domicile qui coucheront sur les quais, la nuit, sont trop heureux de trouver pour quelques heures un asile contre l’intempérie des saisons ; ils viennent là, principalement pour se chauffer ou pour fuir la pluie. Vagabonds auxquels est réservée fatalement une place beaucoup plus marquante dans une salle d’audience, quand, par hasard, ils ne l’ont pas occupée déjà. Jeunes gens qui viennent faire, pour ainsi dire, l’apprentissage des choses de la justice et qui sauront remplir, lorsque l’heure sera venue pour eux, le triste rôle qu’ils s’habituent peu à peu à savoir jouer. Au milieu de la réunion, des figures dont l’expression est rendue bizarre par la barbe et les moustaches sacrifiées, tombées sous le rasoir du barbier de Bonne-Nouvelle et qu’on laisse repousser depuis la mise en liberté.

Ceux-là viennent se consoler de leurs malheurs passés par la vue des malheurs presens des autres et font des comparaisons sur la contenance qu’ils ont eue devant les juges et celle des nouveaux venus.

On peut dire de cette triste catégorie, qu’elle forme le roulement perpétuel de la police correctionnelle. Il y a toujours un de ses membres qui est par-mi les assistans, un autree sur le banc des accusés, un troisième dans la voiture des condamnés, un quatrième qui entre à la prison et un cinquième qui en sort.

En somme, corporation aussi malfaisante que peu intéressante, et composée d’individus dont le rôle se borne à charger d’une odeur désagréable l’atmosphère de la salle des débats, et à applaudir à outrance… intérieurement, à cause des gendarmes, quand un condamné jette son sabot à la tête des juges.

Spectateurs qui ne viennent là que dans un but de satisfaction physique, ou pour voir un ami sur le banc d’infamie, ou pour « piger, » selon leur expression, un incident d’audience un peu corsé qui fera le sujet des conversations autour des barriques de vin nouvellement débarquées sur les quais.

Ce ne sont pas des types ; c’est, pour ainsi dire, le fond du tableau sur lequel se détachent d’autres personnages aussi variés qu’invariables.

Nous nous trouvons aussi en présence d’un nouveau genre de spectateur. Très-honnête, celui-là, très-naïf, et auquel on peut en toute sécurité serrer la main. C’est le petit bourgeois ; généralement, un modeste rentier retiré des affaires. Il a vendu de la bonneterie ou du drap pendant vingt-cinq ans. Maintenant, il ne fait plus rien ; il se lève de grand matin, par habitude, lit son journal, se délecte des petits faits divers, qui fourniront à la police correctionnelle son « gibier de prison, » déjeune à dix heures, traverse la rue Thouret ou la rue Saint-Lô, et se rend de là au Palais-de-Justice.

Le premier jour où il s’est aventuré dans le public du « fond de la salle » il a été d’abord décontenancé ; il ne s’est pas amusé, mais il est revenu cependant à l’audience suivante.

Petit à petit, il s’est intéressé aux débats ; il s’est trouvé au premier rang ; il a parlé un peu au sergent de ville de service ; il a appris que, pour prêter serment comme témoin, il fallait lever la main droite en disant ces seuls mots : « Je le jure ! »

À sa troisième visite, il a causé avec l’huissier, il a retrouvé des visages de magistrats qu’il connaissait ; dans le public, on l’a laissé passer comme un « habitué. » Il sait par cœur les questions préliminaires posées aux accusés et aux témoins.

À partir de ce moment tout l’intéresse. C’est fini de sa liberté, il a pris pied à la correctionnelle ! Il appelle l’huissier « son ami » et lui offre une prise ; dans trois mois il l’invitera à dîner. Il adresse ses plus charmans sourires aux magistrats et se persuade que ces derniers lui répondent lorsqu’ils inclinent la tête.

Notre homme est, dès lors, devenu l’hôte du Palais-de-Justice. Allez y chaque jour, vous serez certain de l’y rencontrer.

Avec quel sourire ironique il regarde les « nouveaux » qui se permettent de donner une appréciation erronée sur telle ou telle plaidoirie. Lui, ne se trompe jamais ; lorsque quelquefois le jugement ne correspond pas à l’idée qu’il s’en était faite, il affirme que ce sont les juges qui ont tort.

Le « vieil habitué » sort de chez lui préoccupé comme s’il allait « à ses affaires, » et de fait ce sont de véritables affaires pour lui. Il ne dort pas, la veille d’un procès à sensation, et le soir, devant le foyer, il raconte à sa femme, à ses enfants, à ses amis, qui ne l’écoutent pas toujours, les péripéties de telle audience.

Quelquefois il dit : Nous, en parlant du tribunal, et son plus grand bonheur serait, s’il n’était pas si âgé, de travailler son droit pour arriver à franchir la barrière de bois qui le sépare des avocats.

Et que l’on ne croie pas que ce type est unique. Partout, vous le retrouverez le même, à Paris comme à Rouen, à Marseille comme à Dunkerque.

Le « vieil habitué » de la correctionnelle finit par connaître « l’arsenal » de nos lois, comme le vieux lecteur du Constitutionnel finit par savoir la structure exacte et le nombre de vertèbres du « serpent de mer. »

À côté de ces deux différences bien tranchées, bien nettes, que de nuances diverses qui se fondent pour former un tout curieux dans ce tableau de la correctionnelle !

Voici le désœuvré de toutes les classes et de toutes les conditions, qui a une demi-heure d’attente à endurer et qui vient là comme il irait ailleurs.

Voici l’éternel Anglais suivi de sa « smala. » Lui, il visite les monumens, et quand il a bien examiné le plafond et poussé deux ou trois « aoh ! » de satisfaction, il se retire pour aller pousser un nouvel « aoh ! » devant la flèche nouvellement peinte de la cathédrale, ou une palissade en bois que quelque guide mystificateur, imprimé en Angleterre, lui aura indiqué comme un monument ancien.

Voici le dessinateur qui vient croquer à la hâte quelques « types ; » voici un collégien qui s’est échappé « du bahut » pour quelques heures ; voici le traditionnel pioupiou.

Et devant ce public, toujours renouvelé et toujours le même, passe le défilé sempiternel des escrocs, des voleurs, des vagabonds et des mendians.

À la longue, les « fidèles » de la correctionnelle finissent par être blasés ; ils ne rient plus, ils ne sont plus émus. Mais l’habitude est contractée : aussitôt qu’ils ont marché dix minutes, sans savoir où ils voulaient aller, ils se trouvent devant le grand escalier de pierre du Palais-de-Justice.

Habitude peu funeste, en somme, et qui est moins nuisible pour la santé et pour la bourse que celle des cabarets. Seulement, ô fidèles de la correctionnelle qui vous tenez debout derrière la barrière de bois, puissiez-vous être préservés de jamais vous asseoir de l’autre côté, sur la banquette de bois du « premier rôle, » entre deux gendarmes !

Il y a encore une autre manière de s’amuser, puisque tous les goûts sont dans la nature et qu’on voit même des gens risquer de se casser le cou ou d’être ramassés en bouillie au fond d’un gouffre pour avoir le plaisir d’escalader le Mont-Blanc et de fouler aux pieds les nuages de la Suisse.

On ne doit donc pas s’étonner que la cour d’assises possède ses fervens.

Les bons bourgeois qui, émus par la lecture de quelque feuilleton bien dramatique, ont envie de voir des criminels réels, en chair et en os ; les jeunes personnes délicates à la recherche d’émotions violentes ; les rêveuses d’Antonys ; les coquettes épiant l’occasion d’exhiber un chapeau dernière mode ; les pauvres diables qui ont froid dehors, et voudraient bien se chauffer gratis ; les parens et amis des jurés auxquels on a offert des cartes et qui tiennent à voir leurs proches remplir des fonctions aussi terribles que peu rétribuées, aussi délicates qu’éphémères ; les rares amateurs qui aiment entendre bien plaider et le très-nombreux public pour lequel la cour d’assises est un théâtre et le procès un drame, se frottent les mains à l’ouverture de chaque session criminelle.

La cour d’assises ! Rien que ce nom évoque toute une série de grands souvenirs tragiques. Elle tient tout entière dans ces deux mots, ce que nous appelons la justice des hommes, et dont la terrible sanction est parfois la guillotine. Au milieu d’institutions qui s’effritent comme les vieux murs et tombent pierre par pierre à chaque révolution, la cour d’assises est restée intacte, sans rien perdre de sa grandeur d’autrefois ; elle en impose comme avant et, devant ces magistrats en robe flamboyante ; devant ce défenseur, qui semble porter d’avance le deuil de ceux qu’il sera impuissant à sauver malgré son éloquence ; devant ces douze braves citoyens, qui joueront peut-être ce soir aux dominos autour de la table de famille, mais remplissent en ce moment le grand rôle de justiciers, on s’incline malgré soi, comme lorsqu’on entre dans une église ; on se sent ému comme quand on assiste à une belle cérémonie religieuse.

La cour d’assises a son public, tout comme la correctionnelle a le sien, et ces deux publics ne se ressemblent pas plus que celui qui fréquente l’Ambigu, à Paris, ne ressemble à celui qui paye très-cher ses places aux Variétés. On est tout l’un ou tout l’autre ; on aime le masque tragique, cet horrible masque dont la bouche est déchirée par un rictus de douleur, dont les yeux ressemblent à des boules, ou bien on aime la bonne face joyeuse, comique, de cet autre masque qui, à travers ses mâchoires édentées, a toujours l’air de dire quelque chose de drôle et dont les yeux en coulisses semblent pleurer éternellement de joie

On est partisan de Jules Moineaux ou abonné à la Revue des Causes célèbres, dont Papavoine, Tropmann, Billoir et Pranzini sont les principaux ornemens.

Pour celui qui assiste à une audience, sans s’occuper aucunement de l’accusé qui est, la plupart du temps, fort peu intéressant, il y a quatre sujets d’observations bien distincts : les spectateurs de derrière la barrière, les spectateurs assis, l’avocat et le jury.

Il n’y a peut-être pas de ville où ils soient aussi « typiques » qu’à Rouen, les spectateurs de derrière la barrière.

Traversez la cour du Palais-de-Justice un matin avant l’audience, vers neuf heures. À ce moment, la « queue » commence et elle se perpétuera pendant la journée. Vous verrez, attendant l’ouverture des portes, des groupes de ces soi-disant ouvriers sans travail, pour lesquels la longue angoisse d’un semblable, assis sur le banc d’infamie, est un régal. Il y a toujours parmi eux quelqu’un qui connaît l’accusé et qui donne sur lui des détails inédits. Puis, peu à peu, l’attroupement grossit et, lorsque le factionnaire ouvre à deux battans la lourde porte de chêne, il se fait une grande foulée, et le torrent se verse, se précipite avec bruit ; on se bouscule, on se faufile, on se glisse entre les jambes, pour atteindre le premier la barrière, pour être à la bonne place, pour entendre tout ce qui se dira, pour voir tout ce qu’on pourra voir.

De la place du président, l’horizon est mouvant ; c’est un remuement de têtes et de bras, au milieu de cette teinte bleu sombre engendrée par l’affluence des blouses tachées de boue et ayant trainé sous l’intempérie de toutes les saisons dans les vieux quartiers malsains où l’on mange presque pour rien, où l’on boit à bon marché, où l’on peut éviter facilement les yeux trop curieux et quelquefois malintentionnés.

C’est de ce fond que part le bruit lorsqu’on introduit l’accusé ; chacun veut le voir, et sur cette petite mer mouvante les têtes hérissées se dressent comme des vagues.

Là, le criminel, à moins qu’il n’ait accompli quelques-uns de ces forfaits noirs qui le feraient assommer à la porte si, par hasard, on le remettait en liberté, est, pour ainsi dire, sympathique. L’homme antipathique, « l’homme rouge, » comme on l’appelle, c’est le ministère public qui réclame, au nom de la société, au nom de la loi, une punition méritée.

C’est de ce coin que partent les applaudissemens quand le prévenu tient tête à l’orage amassé contre lui ou quand quelque avocat populaire, plutôt pour obtenir un succès d’audience que dans l’intérêt de son client, flatte les intérêts de la foule ou excuse d’une manière exagérée ses mauvaises passions.

Chose assez curieuse : à Rouen, il n’y a presque pas de femmes dans le public du fond de la salle, mais, en revanche, les enfans y sont très-nombreux, comme d’ailleurs très-nombreux sont aujourd’hui les malheureux qui comparaissent devant le jury et sont loin d’avoir encore atteint leur majorité.

C’est peut-être un des effets du progrès à l’envers, mais combien verrons-nous passer encore à chaque session, de criminels endurcis dont la moustache est à venir !

De l’autre côté de la barrière, cela change. Ici, les dames sont presque toujours en majorité ; le public est plus choisi. Tant qu’on ne juge que des vols qualifiés ou de vulgaires infanticides — il y en a tant de nos jours ! — on ne vient là que parce qu’il pleuvait, que parce qu’on ne savait que faire, que parce qu’on avait des cartes, que parce qu’on savait que Mmes X… ou Z… s’y trouverait, que parce qu’on sait que tout le monde ne peut pas s’asseoir à ces places et qu’on ne veut pas faire comme tout le monde, que parce que le voleur à mis à sac la maison d’une connaissance, que parce que c’est une occasion d’admirer le plafond dont les ornemens dorés et en saillie donnent pour la première fois à qui les voit, la sensation d’un certain nombre d’épées de Damoclés plantées dans du chocolat.

Mais aux grands jours, alors qu’il s’agit d’un drame passionnel, d’un jugement de mort ou même d’une simple condamnation aux travaux forcés à perpétuité, il faut la voir accourir la foule des curieux et des curieuses ! Pour cette grande circonstance, on fait toilette comme pour une grande première, comme quand Faure vient chanter au Théâtre-des-Arts, ou que Mme Agar vient dire des vers au Théâtre-Français.

Ce jour-là, les sièges sont pris d’assaut, presque retenus d’avance, et la salle tout entiére frémit, pleure avec l’avocat, s’indigne avec le ministère public, suit mot à mot, comme l’intrigue d’un roman, l’intrigue de l’interrogatoire. Elle passe par toutes sortes d’émotions, depuis celle du sentiment de curiosité, de répulsion ou même de sympathie qu’inspirent le visage et la tenue de l’accusé, jusqu’à celle du petit frisson dans le dos, lorsqu’à la lueur qui vacille devant son nez, le chef du jury prononce dans le silence solennel de l’immense pièce qui parait vide, tant les souffles sont retenus, le oui traditionnel par lequel un homme est jeté de la prison à l’échafaud, quand le président de la république ne s’interpose pas.

Les mouchoirs jouent un rôle considérable, d’ailleurs, pendant toute l’audience, et il y a des âmes naïves, jeunes et candides ; des jeunes filles venues avec leurs parens (ce qu’on ne saurait trop blâmer) et qui, plus encore que le jury, se laissent attendrir par les grands lieux communs d’une défense présentée avec tant d’art que le fond de la salle lui-même s’insurge, et qu’il est des momens où l’on ferait un mauvais parti à cet « homme rouge » qui, dans son bon sens, trouve qu’il ne suffit pas à un criminel d’avoir l’appui d’une parole chaude, brillante ou bruyante, pour redevenir un honnête homme et un être absolument inoffensif.

Et les avocats ? comme ils connaissent bien leur public, dont l’impression se reflète sur le jury ; comme ils savent que souvent, en cour d’assises, un syllogisme parfait vaut moins qu’un « effet » habilement ménagé ! Et comme à force de présenter cet « effet » ils en sont arrivés à le laisser prévoir d’avance à tous ceux qui ont l’habitude de les entendre.

Qu’un meurtrier comparaisse devant ses juges, et neuf fois sur dix vous arriverez à cet argument : ou le prévenu est un ivrogne, et alors l’ivresse devient une excuse ; ou il est très-sobre, et alors un moment d’égarement ne doit pas être payé par un châtiment de toute la vie.

Qu’un voleur comparaisse : ou il est jeune ou il est vieux. S’il est jeune, ce sont les bons conseils de la famille qui lui ont fait défaut ; ce sont les passions juvéniles trop puissantes ; c’est le service militaire qui refera de ce déclassé un excellent citoyen.

S’il est vieux, on montre cette existence a moitié terminée ; cette famille dont on va faire le désespoir ; ce passé, qui laisse quelquefois à désirer, mais dont les fautes sont toujours des peccadilles.

Qu’une fille soit accusée d’infanticide : ou elle avoue ou elle n’avoue pas. Si elle avoue, c’est son déshonneur qu’elle a voulu cacher aux yeux de tous ; si elle n’avoue pas, c’est la folie, c’est la fièvre, qui se manifestent parfois aux premiers symptômes de la maternité.

Et tour à tour, toutes les passions humaines qui ont été causes du mal reproché se trouvent travesties en effets ; ce qui chargeait tout à l’heure est devenu ce qui excuse.

En ont-ils entendu de cette sorte, les honorabies magistrats depuis qu’ils président aux débats ; aussi, savent-ils à quoi s’en tenir. Mais les jurés, les bons jurés venus de leurs campagnes, et encore tout émus de la solennité de l’audience et du rôle principal qu’ils jouent dans la circonstance ? Quelle lutte perpétuelle entre la raison et la sentimentalité ? La raison, qui parle toujours avec le ministère public, et la sentimentalité, qu’essaye toujours d’éveiller l’avocat, dont c’est d’ailleurs presque le devoir.

Le type du président est aussi bien amusant à observer.

Il y a le président solennel qui pose aux accusés, dans la langue de M. de Buffon, des questions qu’ils ne comprennent pas et auxquelles ils répondent indistinctement oui ou non. Exemple : « Vous ne méconnaissez pas la perpétration de l’exécrable forfait qui pourrait faire douter de l’existence chez vous d’un intellect responsable, si la science n’avait affirmé le contraire par l’organe de l’honorable expert qui se prononça sur votre cas ? »

Si le prévenu sourit, cela suffit à prouver la « noirceur de son âme. » S’il pleure, « il est étreint par le remords. » S’il ne bronche pas, il est d’une « indifférence bestiale. »

Il y a le président rageur — généralement pourvu d’un mauvais estomac. — Celui-là prend à partie tout le monde. Exemples : « Si le public continue à se moucher d’une façon aussi bruyante, je me verrai forcé de faire évacuer la salle. » — « Accusé, toutes vos dénégations ne servent à rien, nous savons d’avance que vous êtes coupable. Entre les témoins honorables qui vous accusent et vous, qui possédez un casier judiciaire puisque vous avez déjà subi une condamnation pour délit de chasse, le doute n’est pas permis. MM. les jurés apprécieront. »

Il y a le président aimable et insinuant, qui cajole le prévenu pour mieux le faire condamner ensuite. Exemple : « Voyons, un tel, parlez avec franchise ; vous n’êtes pas ici devant des ennemis qui ne vous veulent que du mal. Faites appel a vos bons sentiments ; racontez-nous comment cela s’est passé. C’est le seul moyen parfois de s’attirer la clémence des hommes. »

Il y a le président qui fait des mots. — Celui-là est certainement le plus terrible de tous. — Exemple : « Témoin, vous êtes cocher, et cependant vous n’avez pas fait faire un pas à l’instruction de l’affaire. » — «  Ce misérable qui exerçait un métier honteux, a cherché dans la mort de cette malheureuse femme, ce que la vie des autres ne pouvait plus lui fournir. »

Il y a le président moralisateur et satirique. Exemple : « Je dois prévenir l’auditoire féminin que l’affaire que le jury est appelé à examiner est très-scabreuse, et je ne saurais trop engager les dames honnêtes à ne pas assister aux débats.

La curiosité fait naturellement que personne ne se lève.

Alors le président : « Huissier, maintenant que toutes les femmes honnêtes sont parties, faites sortir les autres. »

Il y a le président nourri d’Horace, de Virgile et de Juvénal, qui compare une accusée de mauvaise vie à Messaline, un assassin solide à Hercule, un précoce malfaiteur à Caligula enfant.

Il y a enfin le président qui ronfle pendant la plaidorie et qui, réveillé en sursaut par le bruit qu’il fait lui-même, agite sa sonnette en réclamant le silence.

Comme on le voit, on peut s’amuser réellement au Palais-de-Justice. Il est encore un genre d’amusement que nous ne pouvons passer sous silence. La partie de la population qui se livre à cette dernière distraction contient également des types bizarres surtout à l’apparition de l’hiver, alors que l’affluence des gens augmente dans tous les endroits publics qui sont chauffés. Les réunions et les conférences de la grande salle de l’Hôtel-de-Ville, de la ligue de l’enseignement, de la société normande de géographie ajoutent, au régiment de leurs fidèles ordinaires, le peloton de ceux qui, tout en aimant le feu, n’aiment pas à en faire pour un grand nombre de motifs que nous n’avons pas à énumérer ici.

Les gens très-frileux, ceux qui ne reculent devant rien, viendront même assister aux séances du conseil municipal, ce qui permettra à quelque savant de tenter un jour cette étude approfondie : « De l’influence du calorifère sur l’intérêt les contribuables peuvent apporter aux discussions des affaires municipales. »

Il y a également un endroit où l’on peut se chauffer gratis, mot qui semble devoir être remplacé de plus en plus par l’expression beaucoup moins latine de : « à l’œil. »

Cet endroit est la bibliothèque.

La bibliothèque ! saluez, ô profane ! qui franchissez son seuil ; vous entrez dans un monde à part, spécial, étrange. La bibliothèque, c’est l’arche sainte au milieu de la ville affairée, du public de commerçans et d’industriels, bruyant, rieur et causeur.

À la bibliothèque, on ne fait pas de bruit ; on ne rit pas, on ne cause pas ; ce n’est pourtant pas que nous voulions affirmer que l’on y écrive souvent ou que l’on y lise toujours.

Dans la poussière des vieux bouquins, des manuscrits hiéroglyphiques, des dictionnaires monstrueux, semés par ci par là sur les tables, les garçons de salle sont les seuls qui vont et viennent et se trouvent réellement chez eux ; leur pas rhytmique berce petit à petit les files de lecteurs ayant pour horizon des rayons multicolores de reliures.

De temps en temps, une porte s’entr’ouvre et un être humain, qui ressemble à une ombre, se glisse, timide, et a hâte de se casser en deux sur une chaise. Savant qui veut chercher une explication, poète qui vient trouver une inspiration, curieux obsédé par un souvenir, amateur passionné des romans à grosses émotions ; on les retrouve la, dans la même position, le front généralement dans la main et le coude sur la table.

De temps en temps un susurrement ; une confidence de lettrés, une trouvaille de « fouilleurs, » un bruissement de feuilles… de papier ; un trottinement de rats… de bibliothèque !

Toujours le même spectacle, toujours les mêmes gens ; toujours les mêmes volumes en main. Les habitués de la bibliothèque ne meurent probablement pas, ou, s’ils viennent a disparaitre, ils sont aussitôt remplacés par quelqu’un fait a leur image.

Pendant qu’en été le jardin est plein de cris d’enfans et de gazouillemens d’oiseaux, ils sont là, froids, muets, impassibles ; pendant qu’en hiver le vent souffle dans les bras décharnés des grands arbres, et que la neige, en se détachant des toits, tombe sur le sol avec le bruit d’une masse flasque qui s’abat, ils sont encore là, aussi calmes, aussi insensibles.

Voilà le coup d’œil général sur la bibliothèque, mais dans ce tableau il y a des personnages qui se détachent plus vigoureusement que d’autres ; dans cette réunion, il y a des types curieux.

C’est d’abord l’amateur à outrance de la littérature ancienne, qui savoure Homère, Virgile ou Horace en traduction. C’est étonnant le succès qu’obtient, dans les bibliothèques, l’abbé Delille, d’antique mémoire.

C’est aussi le lecteur des publications périodiques. Celui-là se confine dans la Revue des Deux-Mondes. Il est classique à tous crins ; il pleure avec Laharpe, gémit avec André Chénier et conserverait dans un médaillon en or, si ses moyens le lui permettaient, un cheveu de Népomucène Lemercier.

Il s’écroulerait avec la bibliothèque plutôt que d’abandonner son poste. Voici une anecdocte qui prouve que nous n’exagérons pas :

Un jour, un feu de cheminée se déclare à l’Hôtel-de-Ville où se trouvait alors la bibliothèque. L’alarme est générale ; la bibliothèque est menacée ; les pompiers accourent. Les salles de lecture sont abandonnées rapidement ; les employés se retirent ; la fumée envahit les pièces ; l’eau coule sur les parquets.

Au bout d’une heure, le danger est conjuré, et lorsque l’un des bibliothécaires revient à son poste, il aperçoit au milieu d’un nuage de fumée le lecteur fidèle, qui ne s’était aperçu de rien, ému de rien, et qui, les pieds dans l’eau, lisait gravement un article de la Revue des Deux-Mondes.

Ce type-là est stoïque ; il mérite d’être admiré, en attendant qu’on lui élève une statue.

A côté de cette « curiosité » de tous points digne d’intérêt, en voici une autre d’un genre tout différent : c’est le lecteur qui corrige, complète ou réfute des articles de dictionnaires.

Demandez le Dictionnaire des Contemporains, de Vapereau, ouvrez la page 1085, et lisez au bas de la première colonne, au nom La Rombiére. Quelques lignes ont été ajoutées à la plume par un admirateur du grand jurisconsulte, qui s’est bien gardé de conserver l’anonyme, puisqu’il a signé en faisant précéder son nom de cette petite explication : « Celui qui a tracé ces lignes est le petit cousin du grand homme. »

Et l’on dit que l’amour de la famille et le respect des grands parens s’en vont !

Ajoutons que tous les jours, avant de lire autre chose, le « petit cousin » vient religieusement réclamer au bibliothécaire le Dictionnaire des Contemporains

Du reste, ils ne manquent pas, ces littérateurs d’un genre tout spécial qui parviennent, malgré la meilleure surveillance, à glisser quelques lignes de leur prose dans les livres des autres. On trouve parfois de la sorte des appréciations amusantes, des exclamations admirables, des cris de colère, des malédictions, quoiqu’on ne puisse comparer en général le public des bibliothèques aux genus irritabile dont parle le poète latin.

Est-il assez répandu, aussi, le « client » qui, sous prétexte de s’instruire en lisant, vient faire sa correspondance qui demande un livre, déplie à côté une feuille de papier et trace des missives de la longueur d’un poème, sans retourner une seule fois le feuillet du volume sous la sauvegarde duquel il s’est placé ? Tantôt, c’est le poète incompris et pauvre qui vient réchauffer ses inspirations au calorifère municipal ; tantôt, c’est le potache amoureux qui copie, dans quelque volume bien ignoré, un sonnet charge d’enflammer le cœur de quelque caissière infidèle de brasserie ou celui de la jeune cousine traditionnelle.

Ils connaissent bien, du reste, l’escalier de la bibliothèque, les jeunes collégiens de Rouen ; c’est la que se trouvent le plus facilement les traductions de versions latines ou grecques et, faut-il le dire ? c’est là également qu’ils jettent les yeux sur quelque livre défendu auquel le professeur a fait allusion dans son cours.

Autrefois, un essaim joyeux de jeunes gens se précipitait tous les soirs à la même heure dans la salle, tombant comme une avalanche au milieu de l’assemblée calme. Les habitués, fâchés au commencement, avaient fini par rire ; ils n’avaient plus besoin de montre pour savoir l’heure. « C’est quatre heures dix, » disaient-ils ; et, en effet, c’était quatre heures dix.

Le groupe bruyant venait ainsi régulièrement, à la sortie du lycée, se jeter sur l’Illustration pour voir « les images. »

Depuis quelque temps, les vieux habitués ne connaissent plus l’heure ; l’avalanche ne tombe plus chez eux ; le règne de l’Illustration est passé, et les dormeurs, qui comptaient sur ce bruit pour être réveillés à un moment fixe, ont été obligés de prendre leurs précautions.

Quelquefois, un petit incident vient rompre la monotonie du lieu, mais ils sont bien rares, ces incidens : c’est un amateur qui glisse avec un gros dictionnaire ; c’est un savant qui ronfle ; c’est un « incohérent » de la « tenue » qui se hasarde dans l’antre sacré et fait la terreur des garçons chargés de faire respecter la propreté des livres. Un de ces préposés eut récemment des émotions terribles : il avait affaire à un teinturier qui réclamait un beau volume. Le teinturier avait les mains noires ; le garçon tremblait pour le livre. — Allez vous laver les mains ! — Mais elles sont propres. — Elles sont noires, vous allez déteindre ! — Ma teinture a bon teint, ne craignez rien. » Nous ne savons comment l’incident se vida, mais le lendemain le teinturier revenait avec les doigts jaunes et, pendant une semaine consécutive, le malheureux garçon eut à discuter avec les sept couleurs de l’arc-en-ciel.

Tandis que la plupart viennent pour s’instruire, pour s’amuser, pour se renseigner, il y a la catégorie de ceux qui se rendent à la bibliothèque par métier. Nous ne parlons pas, bien entendu, des académiciens en quête d’une idée pour un discours, des artistes à la recherche d’une conception grandiose, des bibliophiles en campagne pour quelque manuscrit « rare et curieux. » Ce sont les rois de la maison et quelques-uns de ces hôtes, les plus fidèles, jouissent même de la prérogative très-enviée de pouvoir déposer leurs cartons ou leur portefeuille dans les armoires vides.

Le métier vrai consiste à rechercher dans les collections des journaux certaines annonces de la quatrième page. C’est là que l’on court la chance de rencontrer parfois, pour la plus grande joie des avoués, notaires et hommes de loi, des renseignemens sur des héritages à réclamer, sur des recherches faites en vue de découvrir des personnes disparues, etc. Ce travail fatigant est confié souvent à des dames et régulièrement on peut les voir feuilletant les lourds volumes des journaux, notant sur des flèches les trouvailles, hélas ! trop rares pour elles, reprenant le lendemain la tâche de la veille, toujours muettes, toujours gracieuses cependant, toujours penchées sur le lourd volume qui, quand il est terminé, fait place à un autre, à perpétuité.

Tout change ; la bibliothèque seule est immuable et, avec elle, son public. On a eu beau déménager récemment la bibliothèque, on aura beau la changer de place dans cent ans, il y aura encore pour l’observateur, des lecteurs assidus de la Revue des Deux-Mondes, des gens qui annoteront les dictionnaires, des dames qui feuilletteront des collections de journaux, et des potaches qui viendront chanter leur amour en s’accompagnant de la lyre des poètes défunts.