Rouen Bizarre/Les métiers bizarres/L’éleveur de vers de terre

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L’ÉLEVEUR DE VERS DE TERRE

Ce n’est pas un monopole délivré par l’État que l’élevage des vers de terre, et cependant nous ne connaissons à Rouen qu’un industriel qui se livre à cette besogne. Et encore, nous ferions mieux de dire « nous connaissions, » car le bonhomme est mort quinze jours avant l’apparition de ce volume. D’ailleurs, malgré l’absence de concurrens sérieux, et quoique la main-d’œuvre ne lui coûte pas cher, notre « négociant » ne gagnait guère plus de douze sous par jour, avec son petit commerce, et souvent il chômait, lorsque la pêche était fermée ou qu’il y avait une épidémie sur ses « élèves. »

Mais, en revanche, quelle existence tranquille, dénuée de toutes ces émotions qui usent l’homme avant l’âge !

Comme on devient rapidement philosophe en élevant des vers de terre !

Quels sont les pécheurs qui ont connu le bonhomme Pervers, comme l’appellent ses cliens, par un horrible calembour ! Il n’habitait pas près de la Seine, mais au contraire loin, dans les terres, au fond du quartier du jardin des Plantes. Il possédait un masure avec une cour d’une centaine de mètres. C’est là qu’il se livrait à sa culture favorite et qu’il faisait rapporter, à sa façon, le lopin de terre dont il avait hérité, et sur lequel dix potirons auraient du mal à venir en même temps. La cour est séparée en tranches d’un mètre carré environ par des rigoles peu profondes : elle présente l’aspect d’un grand damier. Au milieu de chaque carré, un numéro indicateur. Pas un arbre, pas une plante. La maison masque de la rue la vue du jardin ; alentour, des terrains déserts ; le bonhomme Pervers était complètement chez lui.

Il ne sortait que pour ramasser dans la rue le fumier des chevaux, qu’il faisait sécher et éparpillait ensuite dans ses petits casiers en les arrosant copieusement d’une eau dont il était l’inventeur, et dont la puissance était telle qu’elle serait capable, nous disait-il lui-même, de « tirer les vers du nez » au plus fin Normand de la région.

Lorsque la pêche était ouverte et même souvent quand elle ne l’était pas, le bonhomme Pervers, la tête recouverte d’un large chapeau de paille, attendait ses acheteurs, toujours les mêmes.

— Allons, le vieux, trois sous de vers et des bons !

Il prenait une petite pioche de jardin, s’avançait vers un des carrés et soulève la terre. Alors, apparaissait la masse gluante et rougeâtre des « élèves » du bonhomme. Il y en avait de toutes les longueurs et de toutes les grosseurs, selon les casiers. Quelques-uns étaient âgés d’une semaine, d’autres énormes, « bien nourris », bien arrosés, depuis longtemps se tordaient, démesurés, avec des apparences d’aspics.

L’industriel les pesait, les soupesait, versait le tout dans la boîte en fer-blanc de l’acheteur et mettait les trois sous dans une tirelire. Il venait par jour en moyenne quatre ou cinq acheteurs, et cela suffit au « négociant » sans ambition et sans autre désir que de voir tomber de temps en temps un peu de pluie sur ce qu’il appelait son « bétail. » Détail curieux : le bonhomme Pervers affirmait que son eau était également excellente pour faire repousser les cheveux — Avis aux amateurs !