Rouen Bizarre/Les métiers bizarres/Le cheval de côte

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LE CHEVAL DE CÔTE

À côté de la « plus noble conquête de l’homme, » il y a le cheval de côte, avec cette différence que ce dernier est un malheureux bipède qu’on n’a jamais eu l’idée de classer hors de la race humaine et que M. de Buffon ignorait probablement, dans son siècle a manchettes de dentelles.

Le cheval de côte travaille, dans une certaine mesure, à l’alimentation de Rouen, mais afin de pourvoir à sa propre alimentation. Il est béni des maraîchers et des fraîches et opulentes maraîchères venant chaque matin de la campagne pour se rendre aux halles. Sa petite industrie est bien simple et fort honnête. On peut affirmer qu’il gagne son pain à la sueur de son front, et que, ainsi qu’on le disait dans les vieilles romances de 1830, « il arrose son gain du fruit de son labeur. » Système d’arrosage que, par les temps de sécheresse, nous sommes loin de recommander aux jardiniers les plus laborieux.

Le matin, vers cinq ou six heures certaines rues sont encombrées du va-et-vient des petites charrettes à bras dans lesquelles se dressent des pyramides de choux, de carottes, de navets et autres légumes indispensables au pot-au-feu bourgeois. — La charge est lourde et les montées pénibles ; on a besoin de renfort ; on donnerait bien trois ou quatre sous pour trouver de l'aide. Ce renfort souhaité, c'est le cheval de côte. Il s'avance vers le maraîcher, exhibant des bras nerveux, des biceps superbes.

— Allons ! les enfans, faut-il un coup de main ?

Et il s’attèle à la carriole. En quelques minutes les obstacles sont franchis ; les légumes gravissent la côte sans encombre ; tout le monde est satisfait : le marchand, de la difficulté vaincue ; le cheval de côte, des quelques pièces de billon qu'il a reçues pour sa peine.

À certains endroits, comme aux abords du pont de pierre, la clientèle est généralement assez nombreuse, aussi est-ce là le rendez-vous des petits industriels connaissant bien leur « partie. » Rien n'est plus curieux que d’assister parfois à cette montée des légumes. Il y a des files de carrioles qui stationnent en attendant le renfort promis, et alors, pour ne pas perdre une minute, pour défier la concurrence toujours redoutable, le cheval de côte se multiplie, il prend le galop ; c’est à croire qu’il s’emballe comme un véritable cheval — nous ne parlons pas, bien entendu, des chevaux de fiacre. — Il sue à grosses gouttes ; quelquefois, il se heurte contre un obstacle et tombe. Mais il est bien vite remis sur pieds.

Quand il a bien « traîné » de la sorte pendant une heure ou deux, il rapporte 1 fr. ou 1 fr. 50 à sa femme, car il est à noter que le cheval de côte est presque toujours marié et père d’une nombreuse famille.

À côté de certains de ces industriels bizarres dont nous venons de parler et qui ne pèchent pas précisément par l’excès de probité, les individus dont nous nous occupons aujourd’hui tiennent une place à part. Ce sont, en général, d’honnêtes travailleurs essayant de gagner comme ils le peuvent leur existence et celle des êtres qu’ils doivent soutenir.