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LES GRAISSEUX
Catégorie qui peut se rattacher à la grande famille des chineurs, mais dont l’industrie est toute spéciale et beaucoup moins lucrative. Les graisseux, eux aussi, pêchent en eau trouble ; mais leur quartier général est loin du Robec. Ils dédaignent les débris de faïences, les morceaux de fer, et recherchent surtout la viande. Ce sont les carnivores du métier, et quels carnivores !
Voici en quoi consiste leur singulier travail :
Ils se rendent le matin aux alentours des abattoirs et y restent une partie de la journee, postés à l’ouverture des bouches où vient se précipiter l’eau des ruisseaux. Quelques-uns, les « richards » de la bande sont possesseurs de petits filets ; mais la majorité des graisseux se contente de quelque vieille écumoire en fer-blanc, trouvée rouillée au milieu des décombres du nouveau marché aux bestiaux. Les cyniques opèrent simplement avec la main, en ayant soin de ne pas trop écarter les doigts.
Et puis, ils attendent avec cette patience proverbiale qui est la vertu des saints et la grande force des pêcheurs. De temps en temps, un petit morceau de viande — bœuf, mouton ou porc — s’arrête au filet, à l’écumoire ou à la main.
D’un mouvement brusque, l’industriel enlève cette proie et la jette dans un bissac qu’il porte ordinairement retenu par une ficelle a la ceinture de son pantalon. Ce ne sont que des miettes de quelques centimètres de longueur ; provenant soit des abattoirs, soit des maisons ouvrières du quartier où la cuisine se fait un peu sur le seuil de la porte et où le pavage du ruisseau remplace, dans beaucoup de cas, la pierre d’évier.
Au bout de trois ou quatre heures, il y a généralement au fond du bissac une sorte de pelote des viandes les plus diverses. Débris de tripailles, caillots de sang, petits fragmens de peau ou d’os ; puis, provenant des ménages voisins, des détritus de pot au feu et, quelque-fois, la tête d’un canard ou l’extrémité de la patte d’un lapin.
Le graisseux n’a pas de place bien définie ; comme le pêcheur de poissons, il se fie un peu à la chance ; il est fataliste sans s’en douter.
Cependant, il manifeste une préférence pour le grand égout qui débouche au cours la Reine à quelque distance du pont du chemin de fer. On peut souvent le voir là, le pantalon relevé, les jambes nues et attendant avec calme ce que va rendre pour lui ce grand tube digestif d’une cité, qu’on appelle l’égout.
Quand la journée a été mauvaise, quand le graisseux est talonné parle besoin, il laisse de côté son amour-propre de spécialiste et dans l’obscurité, il devient chiffonnier, avec cette différence qu’il n’a ni hotte, ni lanterne, ni crochet. Il remue à la main les tas d’ordures.
Voilà pour la façon d’opérer ; pour le travail. Il nous reste à expliquer quels sont les bénéfices du graisseux, car nous aimons à croire que personne n’a pu s’imaginer qu’il se nourrissait de sa pêche. Non ! l’industrie consiste à en nourrir les autres.
Rentré chez lui, l’individu prend une grande poêle et la place sur des morceaux de bois qu’il s’est procurés de droite et de gauche et qu’il allume. On comprend qu’autrement l’achat du combustible ne serait pas payé par le bénéfice de ce qu’on fait cuire.
Dans cette poêle, on a vidé le contenu du bissac. Il y a un crépitement, puis, la viande généralement très-grasse puisqu’elle flottait sur l’eau, se transforme en graisse que l’on recueille dans un vase et que la femme du graisseux revend à des pauvres diables pour faire leur cuisine. On a été jusqu’à prétendre que c’étaient les graisseux qui alimentaient les marchands de pommes de terre frites de certaines petites foires suburbaines. Nous sommes loin de le croire, et nous pensons qu’il y a là une exagération capable de porter préjudice à d’honorables commerçans faisant, eux aussi, il faut l’avouer, un métier bien bizarre.
On comprend que le graisseux n’amasse pas des sommes folles avec le fond de son bissac. Une journée de 50 centimes, y compris les morceaux de chair cuite revendus pour des chiens ou des chats, est une bonne journée.
Mais la vie ne lui coûte pas cher, grâce aux bons de pain du bureau de bienfaisance, grâce aux chauffoirs et à la Bouchée de pain, en hiver ; grâce à la soupe distribuée le matin à la porte des casernes, grâce aux portières qu’il ouvre ou qu’il referme.
Il vit heureux, sans souci du lendemain, sans avoir les préoccupations d’un testament à faire et avec la considération que donne un métier libre, quelque infime qu’il soit.