Rouen Bizarre/Les métiers bizarres/Les tire-bouchons

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LES TIRE-BOUCHONS

Il ne s’agit pas d’un instrument, mais d’un homme. Le tire-bouchon rouennais, comme le graisseux et le pirate du Robec, gagne sa vie dans l’eau et il la gagne même assez largement.

Il est bien au courant des heures de la marée et, selon ces heures, il monte ou descend avec la Seine. Tantôt il est en amont du nouveau pont, mais le plus souvent en aval. Il affectionne les endroits ou le fleuve forme un coude brusque ; il adore les roseaux dont les tiges réunies forment pour lui une sorte de grillage naturel ; mais sa prédilection est pour les petites baies temporaires engendrées sur les quais par les travaux du port. C’est là que le courant dépose les bouteilles vides et les bouchons. Notre homme n’a qu’à les ramasser et, quand il y a beaucoup d’ouvriers travaillant aux alentours, la récolte est toujours des plus fructueuses.

Quel est le statisticien assez téméraire pour oser fixer, même approximativement, le chiffre de bouchons que charrie la Seine en un an ? Quel est le grand calculateur qui pourrait nous dire la chaîne immense qu’on formerait avec ces bouchons en les ajoutant les uns aux autres ? Quel est l’Eiffel en liége qui saurait calculer les dimensions d’une tour construite seulement avec ces bouchons ?

Sur tout le cours de la Seine, de Paris au Havre, il y a des tire-bouchons, et tous font, paraît-il, leurs affaires, puisque leur race se perpétue.

À Rouen, ce métier est d’ordinaire un petit supplément, une sorte de cumul pour les ouvriers des quais employés à décharger les navires. Quelques-uns cependant, les « purs, » se contentent de ce seul genre d’existence qui ne doit pas engraisser outre mesure les pauvres hères.

Le savant qui a déclaré que dans la nature tout se transformait mais que rien ne se créait, ne se perdait, aurait trouvé dans le métier des tire-bouchons un des exemples parfaits de sa théorie, indiscutée d’ailleurs.

On distingue deux sortes de tire-bouchons, les grands et les petits. Les seconds, n’ayant pas toujours de domicile et gênés de leurs richesses, les cèdent à bas prix aux premiers.

Ceux-ci possèdent une chambre en ville dans un quartier excentrique. Ils jettent dans un même panier tous les bouchons semblables. C’est une véritable sélection. Puis, ils font un second tri et mettent de côté les morceaux de liége pouvant servir sans être transformés.

Ces bouchons se débitent à bon marché et trouvent toujours beaucoup d’acheteurs.

Les autres bouchons, ceux qui sont percés, coupés, usés, salis, sont hachés avec des instrumens spéciaux, et deviennent, selon leur dimension, leur qualité, leur forme, d’excellente marchandise pour les pharmaciens ambulans, les camelots, les marchands d’orviétan, les fabricans de colle. Ils servent encore à la fabrication de ceintures de natation ; ils ferment ces petits flacons de liqueurs contenant à peu près dix gouttes de liquide et qui se vendent aux enfans.

Croit-on que les rognures se perdent ? Erreur !

Avec les rognures on fait cette sorte de fermeture imperméable qui unit le tuyau de certaines pipes communes au fourneau ; on fabrique également des petits carrés imperceptibles que les collectionneurs d’insectes collent au fond de leur boîte pour pouvoir y piquer l’épingle indicatrice de leur grand-paon ou de leur pyrètre.

Voilà, comme on le voit, un véritable métier et qui ne manque pas d’une certaine originalité.

Les tire-bouchons gagnent par jour jusqu’à quinze sous qui, la plupart du temps se transforment le soir, sur les comptoirs de zinc, en un certain nombre de petits verres de fil-en-quatre ou de phonsot.