Rouletabille chez les bohémiens/01/I

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Chapitre premier

Le Livre des Ancêtres


I. — Où il est question pour la première fois de « La Pieuvre »

Jean de Santierne gravit l’escalier qui montait à l’appartement de Rouletabille avec une telle rapidité que, malgré sa jeunesse et l’habitude des sports, il s’arrêta un instant, essoufflé, devant la porte. Le célèbre reporter du journal l’Époque habitait, depuis deux ans, cette vieille maison du faubourg Poissonnière, où il était venu se réfugier après la mort de sa femme, survenue dans des circonstances tragiques que nous n’avons pas à rappeler ici. Fuyant toute mondanité, ne fréquentant que de rares amis, au premier rang desquels il fallait compter Santierne. Il s’était ainsi rapproché du grand quotidien auquel il semblait avoir donné tout son temps dans le dessein d’oublier.

Jean sonna. On mit quelque temps à venir lui ouvrir la-porte. Enfin un domestique à figure camuse, toujours sombre et taciturne, que Rouletabille avait ramené des Balkans et qui ne connaissait que sa consigne déclara que « monsieur » n’était pas là.

— Allons donc Olajaï !… protesta Santierne, très énervé, je sais qu’il est chez lui… Laisse-moi passer !

— Monsieur n’y est pour personne ! repartit le domestique.

Mais déjà le jeune homme l’avait bousculé et, d’autorité, ouvrait la porte du studio de Rouletabille.

Il n’y avait pas plutôt pénétré qu’il poussait une sourde exclamation et prononçait de vagues excuses. Une femme était là, dans une pièce qui semblait avoir été mise au pillage ; des livres avaient été jetés sur les tapis, par piles ; des dossiers gisaient, entr’ouverts, les tiroirs du bureau semblaient avoir été forcés, et cependant Santierne paraissait moins étonné de ce singulier désordre. que d’y rencontrer la femme qui semblait y présider. Elle n’était point belle, mais, comme on dit, elle était pire. Très jeune encore, dans les trente ans, un visage étrange sous des cheveux coupés droits sur le front, barrant celui-ci à hauteur des yeux qu’elle clignait à le façon des myopes et dont la lueur inquiétante glissait sur les gens et sur les choses avec une apparente indifférence, vêtue d’un tailleur gris clair d’une simplicité parfaite, mais d’une élégance sûre, Que faisait-elle quand il était entré si brusquement ? Il lui eût été bien difficile de le dire, mais, assurément, il l’avait gênée.

Elle avait jeté sur lui un regard hostile et s’était détournée aussitôt, glissant derrière le bureau et disparaissant par une porte qui faisait communiquer le studio avec l’appartement intime dé Rouletabille.

Si vite qu’elle se fût effacée, Santierne n’en avait pas moins reconnu une silhouette dont la vision l’avait comme cloué sur place.

— La Pieuvre ! murmura-t-il haletant… La Pieuvre ici ! Oh ! cela explique bien des choses !

Quand il eut surmonté son émotion, il ressortit dans le vestibule et appela Olajaï :

— Comment le studio se trouve-t-il dans cet état ? Ton maitre déménage donc ?

— Monsieur vient tout de suite, répondit l’autre sans plus, et il le laissa là.

Presque aussitôt, Rouletabille le rejoignit dans le bureau, lui tendait une main un peu fiévreuse, s’assurait lui-même de la fermeture des portes et lui demandait affectueusement ce qui l’amenait. Tant de tranquillité n’était qu’apparente. Santierne ne pouvait s’y tromper :

— Parlons d’abord de toi, lui dit-il, que se passe-t-il ici ? Je te demande pardon d’avoir forcé ta porte !

— Mon cher Jean, je vais te dire une chose que je voulais cacher à tout le monde et pour laquelle je te demande jusqu’à nouvel ordre le plus grand secret. Il se passe tout simplement ceci que Rouletabille vient d’être cambriolé !

— Toi, cambriolé !

— Moi !…

— J’espère que tu sais déjà par qui et pourquoi ?

— Je ne sais rien et je n’y comprends rien !…

— Rouletabille, fit Jean à voix basse, quand j’ai pénétré ici tout à l’heure, je me suis trouvé en face d’une femme que ma présence a semblé bien gêner…

— Oublie que tu as vu cette femme, fit le reporter d’une voix nette en regardant Santierne bien en face ! Il le faut !… Personne ne doit avoir vu cette femme chez moi !…

— Et moi, je regrette surtout de l’y avoir rencontrée ! réplique Jean d’une voix sourde…

— Pourquoi le regrettes-tu ?

— Pour toi !… Mme de Meyrens ici !… Tu sais comment on l’appelait, cette femme ?…

— Oui ! répondit le journaliste avec un sourire qui déplut à Jean. Elle m’a raconté ses malheurs !…

— Tu veux dire les malheurs des autres ! Nous l’appelions « la Pieuvre » !… Je suis assez ton ami, j’espère, pour te dire : Rouletabille, méfie-toi !… Partout où cette femme s’est montrée, il y a eu des désastres !… Elle n’a laissé derrière elle que le désespoir et la ruine… À Vienne, à Petersbourg, où toutes les portes lui étaient ouvertes, car elle avait des appuis officiels, elle passait pour être de la haute police… Depuis la guerre, elle avait disparu… Certains prétendaient même qu’elle avait été fusillée dans un fossé de Schlusselbourg… Et je la retrouve ici ! chez toi, comme chez elle ; dans ton intimité !… Écoute, Rouletabille, je savais que, depuis quelques mois, tu avais une intrigue, mais j’étais loin de me douter… Et cependant, maintenant que tu viens de m’apprendre qu’il t’est arrivé un malheur, je ne m’étonne plus de rien !

— À toi, personnellement, elle ne l’a jamais rien fait ?…

— Non ! parce qué du temps que j’étais attaché d’ambassade, l’ambassadeur m’avait dit : « Prenez garde ! » Du reste ses manières m’avaient toujours inquiété… Je n’aimais pas ses façons garçonnières, son regard où il y avait trop d’intelligence dans le moment qu’elle semblait vous séduire par le plus innocente familiarité.. Méfie-toi, te dis-je, et ne me raconte pas qu’elle te sert par sa connaissance du monde, de tous les mondes !… C’est elle qui « t’aura » ! En tout cas, tu ne l’aimes pas, n’est-ce pas ?… Dis-moi que tu ne l’aimes pas !…

— Moi, répliqua Rouletabille… rassure-toi !… je la déteste !…

— Et elle ?…

— Elle aussi !…

— Vous en êtes là !…

— Oui, mais parlons d’autre chose… Dis-moi ce qui t’amène !

— Dis-moi d’abord comment tu as été cambriolé ?

— C’est honteux à raconter… Voilà !… Tu sais que j’ai l’habitude de rester tard au journal !… Je ne rentre guère ici avant deux heures du matin… Hier soir, par hasard, je me suis couché à dix heures… Je me sentais fatigué, las, inexplicablement. Je me suis même, demandé depuis, si l’on ne m’avait pas fait prendre, sans que je m’en aperçoives quelque narcotique…

— Où as-tu diné et avec qui ?…

— Calme-toi ! Pas avec elle ! et ici !…

— Es-tu sûr de ton domestique ?

— En principe, je ne suis sûr de personne… mais raisonnablement, j’ai dû repousser l’idée du narcotique… En admettant que mon domestique fût d’accord avec mes cambrioleurs, ils avaient tous intérêt à me voir partir le plus tôt possible et non à me retenir, même endormi, chez moi !… Non ! ils ont été aussi étonnés de m’y trouver que moi de les y voir… Je m’étais donc couché ; il pouvait être minuit et demi, une heure du matin quand j’ouvris les yeux ; un bruit singulier, un grincement répété, comme d’une lime sur une serrure, me sortit de mon appesantissement… et tout à coup il y eut un fort craquement et puis plus rien !… Il me semblait que l’on venait de forcer un meuble avec une pince monseigneur… Ce n’était peut-être qu’une illusion, le bruit naturel d’une boiserie qui éclate. Je me soulevai, assez flasque. Tu sais si je suis courageux, eh bien ! la nuit, je me suis trouvé souvent inquiet comme un enfant devant les bruits inexplicables que font les choses dans les ténèbres…

» Oppressé la sueur aux tempes, j’allongeai la main jusqu’au tiroir de ma table de nuit. Il était vide de mon revolver. Je me rappelai l’avoir laissé dans une case de mon bureau. Justement, les bruits venaient du studio. Ils avaient repris ; le grincement recommençait : cela se précisait et, devant cette précision, je reconquis soudain tout mon sang-froid…

» Je me glissai hors du lit, j’entr’ouvris avec précaution la porte de ma chambre. Il y avait un rais de lumière qui ourlait le bas de la porte du studio donnant sur le vestibule. Je me souvins d’une matraque dans le porte-parapluies… Je m’en armai et allai coller mon oreille contre la porte du bureau. J’entendis des voix qui chuchotaient des mots dans une langue que je ne comprenais pas. Mon domestique couche à l’étage supérieur, j’étais seul contre une bande qui n’hésiterait certainement pas à me faire un mauvais parti : je résolus de sortir de l’appartement s’il en était temps encore et d’aller prévenir le concierge ; mais, au même moment, la porte du studio s’ouvrit, il y eut quelques exclamations vite étouffées et trois hommes me sautèrent à la gorge…

» En un instant, continua Rouletabille, je fus terrassé, bâillonné, transporté dans ma chambre, ligoté avec mes draps, réduit à l’impuissance. Ils avaient éteint naturellement toute lumière ; mais je les sentais grouiller encore autour de moi. À quelle besogne obscure se livraient-ils ? Tout à coup, le timbre de la porte d’entrée retentit et ils disparurent comme une volée de vilains oiseaux nocturnes.

» On donnait de forts coups de poing dans la porte et j’entendais la grosse voix de mon camarade La Candeur qui me criait :

» — C’est moi ! Ouvre-moi, Rouletabille ! On a besoin de toi au journal… On ne peut plus te téléphoner. Pourquoi as-tu décroché l’appareil ?… Le patron est furieux !

» De mon côté, je faisais des efforts inutiles pour me libérer, pour me faire entendre. La Candeur redescendit en jurant. À la réflexion, je ne fus pas fâché qu’il ne m’eût point vu dans cet état !… Moi, Rouletabille, m’être laissé surprendre ainsi… J’étais honteux, vexé ! Voilà le sentiment qui dominait maintenant en moi ! C’est mon domestique qui m’a délivré ce matin. Je l’ai menacé du bagne s’il parlait jamais, et quant à toi, je compte bien que tu ne voudras pas me déshonorer !

— Mais enfin, que signifie une pareille agression ? questionna Jean qui oubliait ses propres préoccupations au récit de cette singulière aventure.

— Ah ! voilà ! fit Rouletabille en montrant d’un geste large son studio bouleversé, j’ai cherché… On est venu certainement ici pour me voler des documents… mais lesquels ?… Après inventaire, il ne m’en manque aucun ! J’ai pu croire un instant qu’il y avait un lien entre l’événement de cette nuit et mon article d’avant-hier sur les scandales de la Société du Bengale, mais le dossier est au complet… Mystère !…

— Tout de même, tu dois avoir une idée ! Ces gens, tu as pu les entrevoir !…

— Oui ! une seconde !… mais ils ont fait l’obscurité tout de suite, tu penses !…

— Et comment étaient-ils faits, tes voleurs ?

— Comme des voleurs !… Trop comme des voleurs !… des mines affreuses, trop !… Trop de vêtements sales !… Trop d’horribles casquettes !…

— Par où sont-ils passés ?…

— Par le balcon… l’appartement d’à côté est vide. Ils y avaient pénétré par l’escalier de service. Ici, ils ont scié un volet, fait sauter un carreau… c’est simple !…

— Et tu ne vas pas avertir la police ?

— Non !…

— Et tu ne soupçonnes personne ?…

— Si !…

— Qui ?…

— La police !… Il se peut qu’elle cherche quelque chose qu’elle ne trouvera pas ici !… J’en aurai bientôt le cœur net !

Jean, sombre, réfléchissait…

— Rouletabille ! je te le répète… méfie-toi de la Pieuvre !…

— Ne m’as-tu pas dit, exprima le reporter, ironique, qu’elle était de la police !…

— On me l’a affirmé !

— Eh bien mais, fit l’autre en allumant sa pipe, c’est par elle que je saurai si c’est la police qui a fait le coup !…

Jean se leva :

— Allons, soupira-t-il, je vois qu’il n’y a plus rien à te dire… adieu !…

Et il ajouta, non sans une intention un peu sournoise :

— Je ne veux pas vous gêner davantage !

Rouletabille ne lui répondit pas tout d’abord, mais il prit sa canne et son chapeau :

— Je t’accompagne, fit-il… car je vois qu’il te répugne de me parler d’Odette sous le toit qui abrite Mme de Meyrens !…

— Comment sais-tu que je viens te parler d’Odette ?…

Rouletabille haussa les épaules, le poussa dans l’escalier :

— Tu as reçu des nouvelles de Camargue, de mauvaises nouvelles… Hubert ne quitte plus Odette, se fait plus pressant, presque menaçant…

— Qui t’a si bien renseigné ? questionne Jean stupéfait… Qui t’a dit ?…

— Toi !… Tout cela est écrit là…

Rouletabille lui passe un doigt sur le front…

— Que penses-tu d’Hubert ?…

— Je le crois capable de tout ! Mais je t’avouerai que ce n’est pas lui qui m’inquiète pour toi… as-tu parlé à Callista ?

— Non ! et je suis venu pour que tu lui parles, toi !…

— Charmant ! s’exclama le reporter, qui semblait vouloir cacher sous un air goguenard le désagrément que lui apportait une pareille commission… charmant !… j’ai failli être étranglé cette nuit… on va m’arracher les yeux ce soir !…