Rouletabille chez les bohémiens/Préface

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préface

ROULETABILLE[1]

Par Gaston LEROUX


Rouletabille est né avec mon premier reportage.

Le jour où, pour la première fois, j’ai pénétré dans un journal, où j’ai senti l’encre d’imprimerie, où j’ai descendu mon premier article à la composition, je portais en moi l’ardent petit personnage qui, pendant des années, allait trotter à travers le monde pour le Matin, se mêler à tous les événements fastes où néfastes : couronnements, guerres, crimes, révolutions, et finalement se transformer, par le roman, en ce reporter idéal qui force toutes les portes et pénètre tous les mystères : Rouletabille !

Comme je t’ai aimé, ô mon métier ! et c’est peut-être parce que je t’ai tant aimé, me lançant, toujours avec une émotion toute neuve et une bonne humeur inaltérable, sur une piste nouvelle ou dans un grand reportage nouveau, malgré tous les obstacles que je pouvais rencontrer sur ma route, oui, c’est peut-être à cause de cela que l’on a aimé tout de suite mon petit Rouletabille…

Mon jeune héros a bénéficié de cette carrière de journaliste d’hier : il a trouvé là la matière vivante dont il avait besoin Pour vivre lui-même, pour être autre chose qu’une ombre falote sortie de l’imagination d’un rêveur ; de cette existence que j’ai menée pendant quinze ans, il en tressaille encore, il en est encore comme enivré…

Dès sa première apparition dans le Mystère de la Chambre jaune, il avait conquis son public ; le succès ne faisait que s’accentuer avec le Parfum de la Dame en noir ; la critique l’accueillait avec une faveur rare. « Les méditations de Rouletabille, disait entre autres, M. Félix Ébert, rappellent les géniales considérations d’Edgar Poe. La qualité des énigmes qu’il a à résoudre est encore supérieure, à celle des situations que Conan Doyle excellait à forger. L’auteur pose sous une forme nette des situations qui semblent un défi aux lois naturelles et les élucide par des moyens d’une simplicité stupéfiante !… »

Ainsi encouragé, Rouletabille se mit à courir le monde et le monde le suivit, car ses exploits furent traduits dans toutes les langues. Il passa, par bien des chemins où était passé son père, et c’est ainsi que l’on vit tour à tour apparaître Rouletabille chez le tsar, Rouletabille au Château noir et les Étranges noces de Rouletabille que n’ont pas oublié les lecteurs du Matin ; Rouletabille chez Krupp… Enfin, il y eut le Crime de Rouletabille, dont celui-ci fut, finalement, reconnu innocent, et maintenant voici qu’à peine sorti de cette dernière et terrible tragédie ; il s’en va chez les bohémiens…


Gaston Leroux
Phot. Matin
GASTON LEROUX.

Rouletabille chez les Bohémiens !… Cela, alors, c’est la grande aventure, c’est la plus audacieuse entreprise et la plus effroyable qu’il ait jamais tentée !… Il aura été le premier à pénétrer chez ce peuple dont on ne connaît rien, absolument rien !… Rien que les corbeilles d’osier qu’il tresse au bord des chemins et que des filles en haillons, belles comme des déesses de bronze, tendent, pour quelques sous, au passant ; rien que les feux de bivouac, éclairant la nuit, à l’orée des bois, d’inquiétantes silhouettes penchées sur on ne sait quel mystère, peuple insaisissable comme la poudre de la route où glissent ses pieds nus… Depuis des millénaires, il garde jalousement son secret. D’où vient-il ? Lui seul le sait… Certains prétendent qu’avant de nous revenir de l’antique Asie, après la chute de Babylone, il nous est venu de la plus antique Atlantide… Où va-t-il ?… Routetabille a voulu le savoir !

Épouvantable sacrilège, audace incomparable qui lui vaudront les heures les plus funestes, les plus horribles, mais aussi les plus orgueilleuses de sa vie ! Car il a deviné, lui, que les Romanés, ce n’est pas seulement une caravane qui passe, mais un peuple avec toute sa hiérarchie, avec ses rites cachés, ses espoirs inébranlables dans une destinée écrite au livre des Ancêtres, un peuple qui obéit à quelqu’un et à quelque chose… à quelque chose de terrible et de sacré, surtout à une heure où, dans le sang et dans la flamme, les peuples brisés se soulèvent en un effort surhumain pour ressouder leurs morceaux… Et tranquillement, avec son bon sourire, il est descendu dans l’abime… !

Certes ! il s’est bien gardé d’oublier à la maison son « bon bout de la Raison », sans lequel, du reste, il ne sort jamais, comme d’autres ne sortent jamais sans leur canne. C’est en s’appuyant sur ce bâton merveilleux qu’il ne cesse d’avancer, d’un pied sûr, dans les plus lourdes ténèbres, tandis que, derrière lui, les autres trébuchent et s’effondrent. On ne conçoit pas plus Rouletabille sans son cher « bon bout de la Raison » que sans sa pipe !

Tout de même, sous ses dehors pleins d’humour, il ne laisse pas d’être très ému, car l’on pense bien qu’il ne s’agit point seulement pour lui de résoudre un problème ethnique… et peut-être eût-il laissé passer à côté de lui — il a tant de choses à faire — le peuple romané en route vers son destin, s’il n’avait été entraîné dans l’effroyable aventure par la nécessité de sauver cette petite amie fragile qu’il aime, hélas ! un peu plus qu’une sœur, cette douce figure dorée par le soleil des Camargues, cette belle enfant qui, a connu toutes les joies de l’éducation la plus aristocratique, et que la fatalité de son origine brise dans un étau impitoyable… Les Romanés ont arraché leur petite reine à l’Occident ! Pleure, Odette, au fond de la roulotte qui t’emporte vers l’obscure et fatale cité qui garde encore, dans l’ombre de ses murs en ruine et de son temple farouche, le rite cruel du peuple dispersé et autour de laquelle reviennent, à tire d’aile, tous les espoirs cigains… Pleure, mais ne désespère pas !… Car Rouletabille accourt, et, toi aussi, petite figure de martyre dont on ne peut voir, à l’écran, les larmes sans pleurer, toi aussi on t’aimera !…

Gaston Leroux
  1. Note Wikisource : article de Gaston Leroux paru le 2 octobre 1922 dans Le Matin à l’occasion de la parution du cinéroman.