Rouletabille chez les bohémiens/01/III

La bibliothèque libre.

III. — Olajaï

Rouletabille, après avoir feuilleté l’indicateur qui trainait sur son bureau, alla à l’une des grandes cartes routières de l’Europe qui, sur les murs, entre « les bois » de la bibliothèque, étalaient leur puzzle bariolé.

Dans le studio, tout était rentré dans l’ordre. Les livres avaient retrouvé leur place. La vitre du balcon avait été remise. Toute trace du cambriolage de la veille avait disparu et jamais le maître du logis n’avait paru aussi calme.

D’un geste précis, son doigt posé sur ce mot : « Avignon » avait suivi un instant une route descendante ; après quoi, Rouletabille était revenu au téléphone :

— Monsieur Santierne n’est pas encore rentré chez lui ?…

— Non !…

— Je l’attends ici jusqu’à une heure, j’ai besoin de le voir de toute urgence. Dans vingt minutes, s’il n’est pas arrivé, je vous téléphonerai pour vous donner mes dernières instructions.

Et il raccrocha l’appareil sans nervosité.

Il avait endossé le complet à carreaux et coiffé la casquette qui lui faisaient un uniforme célèbre dans le monde entier ; une valise soigneusement revêtue de sa gaine de toile grise annonçait, un prochain voyage. Il sortit d’un tiroir un browning dont il vérifia l’armement, l’enferma dans sa poche, s’assit et ferma les yeux.

Pour qui connaissait bien Rouletabille, son entrain habituel, sa naturelle exubérance, sous laquelle il cachait souvent les plus sérieuses inquiétudes, son besoin perpétuel de bouger, « de faire quelque chose », une pareille attitude en disait long…

Jamais Rouletabille ne travaillait autant que lorsqu’il ne faisait rien. Jamais la nature n’a d’appesantissement plus redoutable qu’à l’heure où elle se dispose à tout déchirer. Pour quelle aventure nouvelle Rouletabille se recueillait-il ? Il devait la prévoir de taille pour accumuler tant de sang-froid… Quels événements graves entrevoyait-il derrière le rideau de ses paupières closes ?…

Soudain il ouvrit les yeux. Il se leva ; il avait reconnu le pas de Jean…

Celui-ci se précipita avec des cris joyeux :

— J’enterre ce soir ma vie de garçon ; je t’invite ! Tu sais que ça s’est admirablement passé avec Callista !… Ma parole ! Je ne sais pas ce que tu as depuis quelque temps, tu prends tout au tragique. C’est Mme de Meyrens qui te donne des idées noires !… Depuis que tu fréquentes cette femme, on ne le reconnait plus !… Pour en revenir à Callista, mon vieux, elle a été parfaite !… Moi aussi, d’ailleurs, j’ai été parfait : « Tu sais combien je t’ai aimée !… Je ne t’oublierai jamais !… Mais la vie… la nécessité de me marier… de me ranger !… » Enfin un bon boniment et de bons titres de rente !…

— Elle a accepté de l’argent ?

— Je lui ai laissé le paquet sur la cheminée, j’espère que ça la consolera !…

— Il y est peut-être encore, sur la cheminée, ton argent !…

— Eh bien, mon cher, je n’irai pas y voir !… Je pourrais encore la rencontrer, et je ne veux plus penser qu’à Odette… à Mlle Odette de Lavardens, qui sera bientôt Mme Jean de Santierne !

— Tu ne risquerais pas de rencontrer Callista chez elle ! déclara froidement Rouletabille, car elle n’y est plus. !

— Où est-elle donc ?

— À Lavardens !

Jean bondit :

— Qu’est-ce que tu dis ?…

— Si elle n’est pas à Lavardens, elle n’en est pas loin !… Elle est partie, pour les Saintes-Maries-de-la-Mer !…

— Callista aux Saintes-Maries !… Tu en es sur ?

— Un coup de téléphone à sa femme de chambre m’a tout appris…

— Et quand as-tu appris cela ?

— Il y a vingt minutes !…

— Et tu me dis cela avec un calme… un calme qui m’épouvante…

Jean aperçut alors la valise, le complet à carreaux…

— Tu pars en voyage ?… Tu me lâches dans un agent pareil ?…

— Ma foi, oui !… Je te laisse enterrer ta vie de garçon !

— Ah ! tais-toi !… Me diras-tu où tu vas ?

Je n’ai pas de secret pour toi !… Je vais à Lavardens !…

— Rouletabille !…

Jean se jetait dans ses bras et l’embrassait, mais Rouletabille, déjà se dégageait.

— Ne nous attendrissons pas !… Quoi que nous fassions, nous aurons sur elle un retard de vingt-quatren heures… Puissions-nous arriver, à temps !…

— Espérons-le !… soupira Jean… À tout prix, il faut éviter le scandale !…

— Le scandale ! releva Rouletabille avec un inquiétant sourire… Ah | ! mon cher, si tu l’avais entendue me cracher cette phrase au visage :

» — Va dire à ton ami que les filles de Bohème qui portent ce signe…

— Oui ! oui ! tu as raison !… Il faut tout craindre… je deviens fou !…

— Ce n’est pas le moment, si tu veux sauver Odette…

— Sauver Odette !… Nous en sommes là !…

— Il faut, d’abord ne pas rater le train de deux heures dix. Nous serons à Avignon cette nuit à deux heures cinquante et une. Là, nous sauterons dans une auto et nous arriverons aux premières lueurs du jour à Lavardens… Et maintenant va faire ta valise ! Rendez-vous à la gare… J’ai encore une heure devant moi. J’ai le temps de passer à la préfecture…

— Quoi faire à la préfecture ?… Pour ton histoire de l’autre nuit ?

— Peut-être… À propos, je n’ai plus de domestique !

— Tu l’as fichu à la porte ?… Tu as bien fait ! Sa figure ne m’est jamais « revenue » à ce garçon-la !…

— Je ne l’ai pas fichu à le porte… Hier soir, en rentrant, j’ai trouvé les clefs de l’appartement chez le concierge et ce mot sur mon bureau. Lis.

— Mais il écrit très bien le français, ton sauvage !

« Monsieur m’excusera de quitter si brusquement son service. Il se peut que je ne revoie jamais monsieur, mais je n’oublierai jamais les bontés que monsieur a eues pour moi ! — Olajaï… »

» Encore un nom à coucher dehors !

— Oui, il signe Olajaï ! reprit Rouletabille, d’une voix sourde. Et sais-tu ce que cela signifie dans le langage de son pays, ce mot-là ? Cela veut dire : Malédiction !

— C’est impressionnant ! exprima Santierne qui déjà s’élançait vers l’escalier…

Rouletabille l’arrêta d’un geste.

— Oui, fit-il. C’est impressionnant !… Surtout quand on sait qu’Olajaï a pris le train, lui aussi, hier soir, pour…

— Pour ?…

— Pour les Saintes-Maries-de-la-Mer !…

Santierne regardait maintenant Rouletabille avec des yeux énormes.

— Mais qu’est-ce que tout cela signifie ?… balbutia-t-il. Cela ne peut pas être une simple coïncidence !… Qu’est-ce que cela cache ?…

— Je ne sais pas ce que cela cache, prononça le reporter sans quitter son calme imperturbable, mais tout cela nous révèle au moins, mon cher Jean, que nous sommes tous emportés là-bas par une force inconnue et fatale et que nous nous débattons dans un obscur tourbillon où tes affaires et les miennes se mêlent bien étrangement ! Olajaï !… Cet Olajaï est un Balkanique bohémien et je ne crois pas qu’il soit allé, aux Saintes-Maries uniquement pour prier sainte Sarah !…

C’est sur cette sombre parole que les jeunes gens se séparèrent :

Trois quarts d’heure plus tard, sur les quais de la gare de Lyon, Rouletabille voyait arriver Jean plus pâle et plus angoissé encore qu’il ne l’avait quitté. Il tenait une lettre dans sa main :

— Ah ! mon cher, lis ! tout se précipite !

C’étaient quelques mots d’Odette :

« Venez vite, Jean, venez vite !… J’ai peur pour vous !… J’ai peur pour moi !… Si c’était vrai, que vous ne m’aimiez pas !… Que vous en aimez une autre !… Ah ! cet Hubert me fait peur !… Et papa aussi a peur ! Ah ! venez !… Je ne peux pas vous en dire davantage !… »

— Le misérable ! grondait Jean qui avait peine à se contenir… il n’y a pas de doute ! Il lui a parlé de Callista !

Rouletabille poussa son ami dans le compartiment. Il ferma la portière. Ils étaient seuls :

— Il faut que tu me dises tout ce que tu sais d’Hubert !…

Jean lui répondit, les sourcils froncés, l’œil mauvais :

— Tu l’as vu un après-midi, dans son cadre, tu en sais aussi long que moi ! Tu as vu une brute !

— C’est sommaire, fit Rouletabille.

C’est comme lui !… répliqua Jean…

— Oh ! pardon ! releva le reporter… je le crois un peu plus compliqué que tu viens de le dépeindre !…

— Pour les moyens d’arriver à son but, peut-être !… mais je te jure que lorsqu’on a vu ce grand garçon, à cheval, parmi les bouviers et brandissant son trident derrière les troupeaux épouvantés, on emporte non seulement de lui une image physique, on a touché encore le fond de sa psychologie !… Et puis, c’est peut-être, lui aussi, un artiste « dans son genre »…

Et Santierne fit entendre un rire douloureux. Rouletabille ne s’y trompa point. Il avait en face de lui un homme jaloux… jaloux à en pleurer, Et c’est tout juste, en effet, si Jean, derrière son rire, parvenait à retenir ses larmes, car c’était un tendre, celui-là… tout le contraire d’Hubert… et sous son apparent snobisme, fleurissait une âme délicate et d’une sensibilité presque maladive. Riche, ayant fréquenté les hautes études politiques par désœuvrement, pratiqué tous les sports pour se plier au goût du jour, passé dans « la carrière » parce qu’un homme de la naissance, de l’éducation et de la grâce de Santierne se doit à lui-même d’avoir été plus ou moins attaché d’ambassade, la véritable personnalité de Jean se révélait quand il abordait la question d’art et surtout la musique, à laquelle il s’était adonné, comme à un délicieux poison.

C’était Mozart et, Beethoven qui avaient fiancé Jean et Odette de Lavardens, mais Santierne n’ignorait pas qu’avant qu’il connût cette charmante fleur de la Camargue, Odette avait reçu, quand elle était encore enfant, d’autres impressions qui, pour être plus rustiques, n’en étaient peut-être pas moins redoutables. C’était Hubert qui avait appris à Odette à monter à cheval. Et quelle amazone il en avait fait !…

— Comprends-moi, disait Jean à Rouletabille : le vieux Lavardens dans ce temps-là, était, lui aussi, féru d’Hubert… Mais quand ce gentilhomme campagnard (je parle d’Hubert), qui n’avait pour toute fortune que son bastidon et son troupeau, demanda qu’on lui réservât la main d’Odette (il y a quatre ans de cela), Lavardens lui répondit : « Fais d’abord fortune et nous reparlerons de tout cela quand Odette aura l’âge !… » Eh bien ! aujourd’hui, Odette a l’âge, Hubert a fait fortune, mais Odette et moi nous nous aimons !… J’avais espéré un duel, mais il paraît qu’on ne se bat plus en duel !… Le lâche a préféré raconter à Odette mon histoire avec Callista… C’est infâme !

— La pauvre petite ! exprima Rouletabille, je la plains, entre Hubert et Callista !

— Odette t’aime beaucoup ! fit Jean en serrant la main de Rouletabille.

— Et moi j’ai une sincère affection pour elle, puisqu’elle sera ta femme !

Ils se turent un instant. Puis Jean dit :

— Écoute : là-bas, moi je fais mon affaire d’Hubert ; toi, tu t’occuperas de Callista !…

— Il vaut mieux que je me charge de tout ! riposta le reporter…

Et comme Jean faisait un mouvement :

— Ah ! je t’en prie !… tu feras exactement tout ce que je te dirai !… Je t’assure que nous n’avons pas un instant à perdre ! et qu’à la moindre fausse manœuvre nous sommes fichus !…

— Tout de même, éclata Jean, ils ne vont pas me l’assassiner !…

— Non ! mais je crains que les événements ne se précipitent !…

Ils se précipitèrent si bien, les événements, que nous ne pouvons mieux faire pour en établir la rapide succession que de recopier, dans toute leur sécheresse, les notes du carnet du reporter prises dans cette nuit tragique.

Carnet de Rouletabille. — « Onze heures quarante. Lyon. Jean agite la question de savoir, s’il ne vaut pas mieux descendre là et brûler le route en auto… Gain de temps aléatoire. Je décide de nous en tenir à ma première idée. Jean devient inquiétant d’impatience et gênant. Deux heures cinquante du matin. Avignon-auto. Jean conduit comme un fou : il va nous casser la figure. J’exige qu’il me cède la place au volant. Quatre heures du matin. Château de Lavardens. Réveillons le jardinier. Tout est calme. M. de Lavardens et sa fille se sont couchés de bonne heure. Quatre heures dix. Je laisse Jean à Lavardens et je lance l’auto sur la route des Saintes-Maries. Quatre heures trente-cinq, coup de feu sur la route. Pneu arrière éclaté. Un homme surgit devant moi, une carabine à la main. Je reconnais Olajaï ! Il est haletant et me regarde avec des yeux de fou : « Que monsieur ne se montre pas en Camargue !… Que monsieur ne quitte pas Lavardens ! » Et il s’enfonce dans les tamaris. En changeant ma roue, je réfléchis à ce que vient de me dire Olajaï. Le conseil est bon ! Je retourne à Lavardens. Six heures. Quelques instants après être rentré au château, je trouve une foule paysanne ameutée autour du cadavre de M. de Lavardens que l’on vient de découvrir au fond de son parc, près d’une porte mitoyenne communiquant avec la propriété d’Hubert. M. de Lavardens a été frappé horriblement à la tempe. Je n’ai pas eu besoin d’examiner longtemps le corps pour être persuadé que l’on n’arrêtera jamais l’assassin…

» Sept heures. On arrête Hubert ! Entretemps, on a découvert que Mlle de Laverdens a été enlevée dans la nuit. Jean est complètement fou. Chère petite Odette, je te sauverai !… »