Rouletabille chez les bohémiens/01/IV

La bibliothèque libre.
◄  Olajaï

IV. — Le Midi bouge et la Camargue aussi

Les quelques lignes jetées en hâte par Rouletabille sur son carnet ne faisaient que rapporter brutalement un fait tragique que la justice d’un côté et le journalisme de l’autre allaient essayer de reconstituer dans ses moindres détails. Si, ce jour-là, Rouletabille avait été sobre de commentaires, c’était sans doute qu’il aurait eu trop à en faire.

Prévoyait-il déjà que cette affaire, apparue tout d’abord comme un sinistre fait divers, allait prendre bientôt les proportions d’un événement d’une portée européenne ? Il est certain qu’obéissant à un instinct sûr servi par une logique coutumière (cette logique, dans son langage imagé il l’appelait « le bon bout de la raison » ) le reporter eut tout de suite le pressentiment que sous le drame de Lavardens, remuait un autre drame formidable, dont le premier pouvait bien être la clef.

Voyons-le donc agir pas à pas depuis qu’il a été si étrangement chassé des routes de la Camargue par l’apparition fantomatique d’Olajaï. Il rentre à Lavardens. Ce n’est point à la minute précise de son arrivée que se fait la découverte du drame, mais, comme il le dit dans son carnet, quelques instants plus tard.

Jean l’attendait sur le perron du Viei Castou Nou (le vieux château neuf), comme on disait dans le pays pour désigner la vaste demeure de style provençal que les Lavardens s’étaient construite au commencement du siècle précédent sur la route d’Arles, au nord de la Camargue, dans une contrée pleine de fraîcheur et d’ombre, qui, au sortir de la plaine marécageuse, claire comme un étincelant miroir, surprenait comme une Normandie avec ses sentes gazonneuses, ses plaines de froment, ses arbres feuillus aux troncs puissants et moussus. Là était le toit de la bonne hospitalité. Là, le voyageur, ou le simple guardian qui allait retrouver ses troupeaux, était toujours accueilli par de bonnes paroles et un bon vin de choix « vif comme le pinson ».

Rouletabille vit tout de suite que Jean avait une mine des plus rassurantes. Quant à lui, encore sous le coup du singulier incident de la route, il était loin d’être aussi tranquille que son ami. Il se laissa conduire dans une petite salle où un domestique, le vieil Alari qui servait les Lavardens depuis trente ans, avait dressé un premier déjeuner.

« Nous sommes fous, disait Jean… Tout repose encore dans la maison. J’ai questionné Alari. Hubert fait bien des extravagances et je comprends qu’Odette se soit émue…

— Tout de même, fit entendre Alari quand il eut fini de verser le café, moi, à votre place, monsieur Jean, j’aurais l’œil… Il y a des jours où ce garçon est tau qu’un bregand dans lou fourest (tel qu’un brigand dans la forêt).

Et le vieux domestique quitta la salle en hochant la tête et en répétant :

Tau qu’un bregand dans lou fourest !…

Jean reprit, quand il fut parti :

— Autre chose… Je sais maintenant pourquoi Callista est venue aux Saintes-Maries…

— Parle, mon ami, parle ! faisait Rouletabille qui pensait toujours à Olajaï.

— Mais c’est très simple : tu sais combien Callista, sous ses dehors parisiens, est restée bohémienne avec tous les préjugés et toutes les superstitions de sa race !

— Trop bohémienne !… beaucoup trop, mon cher Jean, pour notre repos à tous…

— Nous ne nous comprenons pas…

— C’est-à-dire que tu ne me comprends pas, ce qui n’est pas la même chose…

— Mais écoute-moi donc, je t’en prie ! Tu t’écoutes toujours, toi, et tu n’écoutes jamais personne !…

— Tu t’imagines cela, Jean !… Mais, moi, pour t’écouter, fit Rouletabille, je n’ai même pas besoin que tu parles !…

— Ah ! tu as bien dit cela ! avec l’assent !… Enfin, tu plaisantes… nos affaires vont mieux…

— Non ! elles ne vont pas mieux !… Alors tu me disais que Callista…

— Est superstitieuse, reprit Jean un peu décontenancé… Tu sais la dévotion qu’elle a pour sainte Sarah…

— Dame ! c’est leur patronne à ces gens-là…

— Oui, mais chez Callista, tu ne sais pas jusqu’où ça allait… elle avait fait incruster une icône dans le bois de son lit et plus d’une fois je l’ai surprise en prière devant cette horrible petite image…

— Après ?

— Après, tu sais que tous les ans le 24 mai, les bohémiens fêtent la sainte Sarah aux Saintes-Maries, dans la crypte de l’église qui a été élevée à l’endroit même où débarquèrent, d’après la légende, les saintes Maries et Lazare et leur suivante Sarah…

— Après ? après ?

— Je t’énerve ?

— Non, tu me fais perdre du temps avec ton cours d’histoire ! Je sais tout cela aussi bien que toi… Où veux-tu en venir ?

— À ceci… Alari vient de me dire que jamais la Camargue, à pareille époque, n’a été aussi infestée de gitanes, de zingaras, de gypsies… Il en est venu de partout, du Nord et du Midi, d’Italie, d’Espagne et de plus loin encore ! Le bruit court dans le pays que le 24 mai, cette année, correspond à une prophétie d’où toute la race attendrait de grandes choses. Cela posé, tu comprendras que pour une fanatique de sainte Sarah, comme Callista…

Mais Rouletabille semblait ne plus l’écouter. Il avait repoussé sa tasse et s’en était allé rêveur à la fenêtre, en bourrant sa pipe.

Un merveilleux matin de Provence dorait déjà la campagne (l’auba cargat sa bella rauba pèr saluda lou Dièu dou jour) ; un vent léger apportait la senteur des lavandes et des myrtes mais quoique le reporter fût aussi bien que quiconque propre à goûter les joies simples que verse la nature, Rouletabille, en ce moment, ne voyait pas la campagne ni ne paraissait apte à apprécier les parfums… Sans doute était-il occupé à s’écouter, comme disait Jean, lequel, de plus en plus tranquille, continuait son léger repas, tout en suivant son idée :

« Alari me disait qu’on n’avait pas vu ça depuis la fameuse année où fut sacrée la Reine du Sabbat… »

Sans se retourner, Rouletabille dit de cette voix lointaine qu’il avait quelquefois comme s’il parlait du fond d’une autre pièce, d’une pièce dans laquelle il avait le droit de pénétrer et où il semblait s’être réfugié en y traînant avec lui toute sa pensée prisonnière :

« J’ai fait, il y a quelques semaines, un article à propos du procès des Romanichels, cette curieuse association de voleurs « au rendez-moi », article dans lequel je parlais de la singulière destinée de cette race et je le terminais en annonçant que le peuple de la Route, en effet, n’avait pas perdu toute espérance…

— Et où a-t-il paru cet article ?… Comment se fait-il que je ne l’ai pas lu ?

— Il a paru dans la Revue de la langue d’oc et en provençal : j’avais jugé le sujet opportun !… continua le reporter toujours de sa voix lointaine, de sa voix de l’autre pièce !…

Soudain il se retourna et revint droit à Jean.

— Je disais encore dans cet article que sainte Sarah avait promis à son peuple — et cela paraît-il, en termes formels — ne souris pas !… qu’il retrouverait à une date prochaine son antique prospérité. Je n’ai pas, du reste, à te cacher que je tenais tous ces précieux détails d’Olajaï lui-même.

— Eh bien, mon cher ! c’est pour faire ses dévotions à sainte Sarah que Callista est venue en Camargue !… Nous avons donc eu tort de nous affoler !…

— Mon domestique aussi est venu aux Saintes-Maries pour faire ses dévotions, mon cher Jean, et tu ne m’en vois pas plus tranquille pour cela !… À propos de mon domestique… je viens de le rencontrer !…

— Olajaï ?…

— Oui ! Olajaï ! Il m’a crevé un pneu d’un coup de carabine pour avoir l’occasion de me conseiller de rentrer ici au plus tôt et de ne plus quitter Lavardens !…

— Qu’est-ce que cela veut dire ? s’exclama Jean en se levant de table.

Rouletabille haussa les épaules :

— Eh ! qu’est-ce que cela voudrait dire si cela ne signifiait point que Lavardens est menacé !…

— Menacé de quoi ?… Lavardens n’a rien à faire avec les bohémiens !…

— Non ! mais Callista a peut-être à faire avec les Lavardens, et peut-être Olajaï en sait-il quelque chose !…

— Callista s’était donc entendue avec Olajaï ?

— Je ne crois pas Olajaï animé de mauvaises intentions à mon égard ; cependant, certains points obscurs de sa conduite ne laissent point de m’inquiéter… Je lui ai quelque peu sauvé la vie, là-bas, dans les Balkans… mais s’il n’y a pas entente… il y a peut-être pire !… Il y a une coïncidence qui, de quelque côté que je me retourne, m’effraie…

— Et toi, tu m’épouvantes ! s’écria Jean… Partons ! partons vite !… partons tous ! en laissant loin derrière nous et les bohémiens et Callista !… et Olajaï !… et ce brigand d’Hubert !…

— Partez donc !… et le plus tôt sera le mieux ! fit Rouletabille…

— Et toi ?…

— Moi, je reste !…