Rouletabille chez les bohémiens/01/V

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V. — Lou Cabanou

Jean regarda Rouletabille avec étonnement :

— Pourrait-on savoir ce qui te retiendra ici quand nous n’y serons plus ? demanda-t-il.

Sans doute Rouletabille n’avait-il point hâte de répondre, car il interpella tout de suite le vieil Alari qui entrait :

— Que se passe-t-il donc aux Saintes-Maries ?…

— Ah ! messies ! Dieu seul le sait !… Mais ce n’est pas pour rien qu’on appelle leur messe la messe du diable !

— Sache, mon ami, que les bohémiens sont de bons catholiques.

— Eh ! quès aco ?… N’empêche qu’ils disent la messe à rebours, dans la crypte !…

— Comment cela ?

— Eh bien ! leur vicaire leur fait face au lieu de leur tourner le dos, et l’autel lui aussi est retourné… Mais cela n’est rien, je vous dis… c’est ce qui se passe après !… Ah ! il ne faudrait pas qu’un roumi leur passe par les mains à ce moment-là !…

— Ils le mangeraient ?

— Non, mais il n’y a pas de bonne fête dans le fond de la crypte, s’il n’y a pas de sang !

— Qu’est-ce qui t’a dit ça ?

— Tout le monde sait ça en Camargue…

Jean haussa les épaules.

— Eh ! monsieur, reprit Alari, j’ai abordé l’un de ces maudits, pas plus tard qu’hier… et je lui ai demandé : « Ounte vas toun grand coutère ? » (Où vas-tu avec ton grand couteau ?) Il m’a répondu en me regardant de travers : « Coupa di testo : sien bourrère ! » (Couper des têtes : suis bourreau !)

— Et en attendant, qu’est-ce qu’il coupait ?

— Des osiers pour tresser ses corbeilles.

— Tu vois, mon brave Alari… Tu es un peu simple d’esprit, tu sais !…

Dans le même moment, on entendit des voix dans le vestibule et Alari s’en fut voir ce qui se passait. Il revint, l’air tout ahuri et tenant une gaze bleuâtre qu’il montra aux jeunes gens en disant :

— C’est le père Tavan qui a trouvé l’écharpe de mademoiselle dans le clos de M. Hubert !…

Jean devint affreusement pâle. Rouletabille bondit hors de la pièce… Dans le vestibule, il se heurta à Estève, la femme de chambre, une Arlésienne qui n’était point depuis longtemps en service au Castou-Nou, et lui demanda d’une voix sèche si Mlle Odette était dans sa chambre.

— Eh ! je crois bien qu’elle est dans sa chambre ! Je descends lui chercher son petit déjeuner !… répliqua cette fille, un peu étourdie des façons du reporter.

Celui-ci lui demanda encore :

Mlle Odette est allée hier chez M. Hubert ? »

Estève, qui paraissait de plus en plus offusquée par ce brutal interrogatoire, se prit à rougir et tout à coup éclata :

— Eh ! est-ce que je sais, moi, si mademoiselle est allée chez M. Hubert ? Es terrible ! Est-ce que je suis là pour veiller sur mademoiselle ?… Laissez-moi passer !… Quès aco ?…

À ce moment, Jean parut dans le vestibule, suivi d’Alari et dit à Estève :

— Tu porteras à ta maîtresse son écharpe que cet homme vient de trouver dans le jardin de M. Hubert…

— Dans soun jardin ?… répéta la servante, visiblement troublée.

— Oui, dans soun jardin ! redit le père Tavan, un journalier qui travaillait en supplément quelquefois chez les Lavardens, mais le plus souvent chez Hubert.

— Et tu travaillais ce matin chez M. Hubert ? questionna Rouletabille.

— Oui… j’arrivais pour le travail, répondit l’autre… J’ai vu l’écharpe par terre, dans la petite allée. Je l’ai reconnue tout de suite. La demoiselle l’avait encore hier sur les épaules. Je suis allé frapper à la porte de M. Hubert, mais personne ne m’a répondu !… Alors j’ai rapporté lou fichu ici !

— Eh ! Tavan, fit Alari, où as-tu vu que mademoiselle avait hier lou fichu sur ses épaules ? Pas chez M. Hubert, apparemment !…

— Non ! mais quand elle est passée sur la route avec lou padre, à la promenade de cinq heures…

— Alors, fit Rouletabille, elle aura perdu cette écharpe pendant la promenade. M. Hubert l’aura trouvée, ramassée… et il l’aura lui-même perdue en rentrant chez lui !…

— À moins, fit Alari, que M. Hubert, rencontrant monsieur et mademoiselle à la promenade ait dérobé lou fichu en manière de plaisanterie…

— Drôle de plaisanterie ! ricana Jean… Mais M. Hubert nous renseignera là-dessus… Merci toujours, Tavan, et que Dieu te garde !…

Pendant ce temps, Rouletabille ne perdait pas une ligne du jeu des physionomies autour de lui ; Estève s’était éclipsée, descendant aux cuisines ; Tavan avait une de ces figures de vieux paysan roublard qui affectent de cacher une sûre astuce sous une niaiserie problématique…

— Je m’en vais avec Tavan, fit le reporter… Il me montrera l’endroit où il a trouvé cette écharpe…

Alors Jean les suivit dans le plus fâcheux état d’esprit. Alari fermait la marche.

Ils descendirent la route jusqu’à la porte de la petite propriété d’Hubert, une modeste bastide accotée au parc des Lavardens et qu’Alari ne désignait jamais autrement que par ces mots méprisants : « Lou cabanou », bien qu’Hubert eût fait tous les frais nécessaires pour lui donner un aspect moderne et la meubler avec une certaine élégance.

Quand ils eurent pénétré dans l’enclos, Tavan désigna l’endroit où il avait trouvé l’écharpe… Rouletabille était déjà à quatre pattes… déjà il avait quitté l’allée pour suivre une piste fraîchement empreinte dans la terre molle du jardin et qui le conduisait jusque sur les derrières du bastidon.

Alari, qui regardait agir Rouletabille avec admiration, murmurait entre ses dents une vieille galéjade :

« Un jour qui sera nuit, les hommes auront une queue qui portera un œil — qui pirouettera de mille façons — et qui, à dix pas, verra les veines d’une puce ! »

Le mur qui bordait l’enclos de Hubert était assez bas à cet endroit. Soudain, en deux bonds, Rouletabille le franchit et retomba dans un chemin creux qui venait finir là en cul-de-sac. Les autres voulaient le suivre, mais il réapparut tout de suite, le front soucieux, un mot sur les lèvres :

Auto !

— Eh bien, lui demanda Jean, que se passe-t-il ?

— Éloignez-vous un peu, commanda le reporter à Alari et à Tavan… j’ai à parler à M. de Santierne.

Et quand les autres eurent fait quelques pas :

— Eh bien ! répéta Jean.

— Eh bien, Odette est venue ici !…

— Odette est venue chez Hubert ?

— Oui.

— Seule ?

— Mon Dieu, oui, seule… Mais ce qui m’effraie, vois-tu, ce n’est pas qu’elle soit venue, c’est que je ne vois pas comment elle en est ressortie !

— Tu rêves !… Où as-tu vu les pas d’Odette ? Montre-les-moi, je veux les voir !

Rouletabille le conduisit à l’endroit que l’homme avait désigné comme étant celui où il avait trouvé l’écharpe… Là, en effet, il y avait l’empreinte légère d’un petit soulier pointu… empreinte qui disparaissait tout d’un coup… Cette empreinte se dirigeait vers la maison d’Hubert… et puis plus rien !…

— Plus rien ! répétait sourdement Rouletabille… Cette empreinte s’en vient et ne s’en retourne pas…

» Et elle est rencontrée là par des pas d’homme… des pas d’homme qui conduisent au mur… Et tu ne sais pas ce qu’il y avait derrière le mur ?… Il y avait, dissimulée dans le chemin creux, une auto qui attendait !… Ah ! si, à cette heure, Odette n’était pas dans sa chambre, on pourrait supposer le pire !

— Le pire que l’on puisse supposer, râlait Jean qui souffrait le martyre, c’est qu’Odette soit venue ici toute seule ! Le reste n’existe pas !… On ne l’a ni enlevée ni tenté de l’enlever !… sans quoi elle se serait plainte, n’est-ce pas ? Enfin, tu la connais…

— Oui ! fit Rouletabille d’une voix grave, je la connais !

— Et tu vois Odette, toi, venant la nuit chez Hubert !… Mais tu as juré de me faire devenir fou !…

— Du calme, Jean, du calme… Odette est un ange et tu es un poète… Laisse-moi faire mon métier qui est de regarder la trace que laissent en passant les gens et les choses sur la terre…