Rouletabille chez les bohémiens/04/I

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Chapitre quatrième

La Poursuite


I. — Continuation du combat de Jean contre la Pieuvre

Gilliatt, travailleur de la mer, se débattant contre les huit bras de la pieuvre qui l’entraînaient à l’abîme, paraissait moins à plaindre à Jean de Santierne que Rouletabille aux prises avec les nœuds mystérieux qui l’attachaient à cette inquiétante Mme de Meyrens.

Après ce qui s’était passé quelques jours auparavant aux Saintes-Maries et ce que Jean avait pu voir des sourdes menées de cette dangereuse intrigante, après ce que Rouletabille lui-même avait rapporté à Jean des accointances de cette femme avec Callista, comment le reporter n’avait-il pas définitivement rompu une liaison qui n’avait hélas ! que trop duré, pour lui Rouletabille et pour la tranquillité de ses amis ? Éternelle faiblesse de la nature humaine, pauvre petite stupide chose qu’un cœur épris ou simplement touché par la grâce féminine qui passe ! Celle-ci n’a qu’à revenir avec son front bas, ses yeux étranges et son sourire énigmatique, et il n’y a plus de bon bout de la raison qui tienne ! Rouletabille qui était si fier de son cerveau, avait vraiment un cœur sensible. Par là il était destiné à périr, pensait Jean.

Il semblait ne plus revoir la Pieuvre que pour la quereller ; mais les querelles c’est encore de l’amour !… Et pendant ce temps, la misérable, dans un but auquel Jean ne pouvait penser sans une affreuse amertume, travaillait sournoisement contre eux, contre eux, contre tout ce qu’ils pouvaient entreprendre.

Si Odette n’était pas encore délivrée, Jean était persuadé qu’ils en étaient redevables à la Pieuvre…

Aussi n’avait-il pu retenir un mouvement de haine en reconnaissant tout à coup, au coin d’une rue d’Arles, la silhouette détestée… Que faisait-elle à Arles ? Pourquoi semblait-elle se glisser furtivement le long des murs dans les rues étroites déjà mangées d’ombre ? Il l’avait suivie jusqu’à la prison ; là il avait attendu sa sortie près de deux heures… Que faisait-elle là-dedans ? Là étaient enfermés Andréa et Callista. Elle ne pouvait être entrée là que pour les revoir… qui était-elle en train de tromper ?…

Il avait pensé tout d’abord à avertir Rouletabille de l’événement et puis, quand, à la sortie de Mme de Meyrens, il avait été conduit en quelque sorte par elle-même jusqu’à cet hôtel où elle avait rendez-vous avec le reporter, Jean avait compris que cette femme avait décidément trop d’empire sur l’esprit de son ami pour qu’il fût possible de le convaincre de la fourberie de sa maîtresse.

Elle trouverait toujours quelque explication dont l’autre, dans son aveuglement, finirait par se contenter !…

Jean résolut donc de frapper un grand coup sans prévenir Rouletabille et de le sauver malgré lui.

Il savait où dînait M. Crousillat qui était célibataire et qui avait ses habitudes dans un petit cabaret renommé par la façon dont on y accommodait le lapin au sang et l’aïoli.

Il le trouva, commençant son repas, et peu disposé à entendre parler d’une affaire qui ne lui avait apporté que des désagréments. Sa méchante humeur s’augmentait de ce fait que le « mouton » recommandé par la sûreté n’avait rien donné ! et il eût volontiers envoyé au diable le jeune Santierne quand celui-ci eut annoncé qu’il avait une grave communication à lui faire.

— Laissez-moi au moins dîner, mon garçon ! grogna-t-il… entre vous et Rouletabille, on n’a plus un moment à soi.

— Monsieur, lui dit Jean, vous dînerez plus tard, car je crois que ce que j’ai à vous dire est de toute urgence.

Et sans plus de précaution, il dévoila à {{M.|Crousillat les liens qui attachaient Rouletabille à une certaine Mme de Meyrens, qui était l’amie de Callista ! Il n’en fallut pas plus pour que l’appétit, cependant formidable de M. Crousillat, fût un instant suspendu.

— Cette Mme de Meyrens, bien connue dans un certain monde, sous le nom de la Pieuvre, est notre pire ennemie à tous dans cette affaire et roule, si malin qu’il soit, Rouletabille lui-même !…

Un certain papillotement dans le regard de M. Crousillat devait certainement correspondre avec cette idée qui ne lui déplaisait point que Rouletabille fût enfin berné comme les autres… Mais cette satisfaction bien excusable chez un homme non dénué d’un certain amour-propre (sentiment généralement très développé chez les juges d’instruction) fit bientôt place à des préoccupations toutes professionnelles dès que Jean se fut expliqué davantage.

— Rouletabille a fait arrêter Callista… Je suis sûr, fit Jean, que cette Mme de Meyrens ne demanderait pas mieux que de la faire évader… je l’ai vue tantôt entrer dans la prison et elle y est restée deux heures !…

— Grands dieux ! souffla M. Crousillat, en rejetant sa serviette… et nous qui l’avons introduite dans le cachot même de cette Callista !… Attendez-moi ici, jeune homme ! je cours à la prison et je reviens tout de suite !…

Sur quoi l’énorme M. Crousillat s’envola avec une légèreté qu’on n’eût pas attendue de lui.

Jean attendit beaucoup plus longtemps que ne le lui avait fait espérer le juge d’instruction et comme il avait faim et qu’il était assez satisfait de son initiative, il finit par manger le dîner de M. Crousillat. Celui-ci réapparut au bout d’une heure. Il se laissa tomber sur la banquette avec un gros soupir…

— Eh bien ? questionna Jean.

— Eh bien ! jeune homme… il était temps !…

Et le juge d’instruction s’épongea le front qui ruisselait…

— J’avais raison, n’est-ce pas ?

— Si vous aviez raison !… Ah ! mon ami, figurez-vous… mais où est donc mon dîner ?

— Monsieur, je l’ai mangé !

— Et vous avez bien fait… Était-il bon au moins ?

— Excellent !… permettez-moi, monsieur, de vous en offrir un autre !

— Jamais de la vie !… C’est moi qui paie ce soir ! Je vous dois bien cela !… Ah ! vous pouvez vous vanter de nous avoir tiré une fière épine du pied !… Vous ne savez pas ce que l’on a trouvé dans le cachot de ces deux brigands ?… Des limes et des habits de maçon !… Ah ! tout était prêt ! et comment !… La bohémienne était en train de limer les barreaux de sa cage quand on l’a surprise… Elle s’est défendue comme une enragée… Elle ne voulait pas rendre sa lime… Elle était comme une folle !… Après en avoir menacé les autres, elle voulait s’en frapper elle-même…

— Pauvre fille ! fit Jean tout bas.

— Comment !… Voilà que vous la plaignez !…

— Monsieur, elle a été mon amie, vous ne l’ignorez pas… Souffrez en effet, que je la plaigne, mais entre elle et ma fiancée, je ne pouvais hésiter… Il faut que nous la conservions sous la main… elle finira bien par parler ! Qu’en pensez-vous, monsieur ?

— Monsieur, je n’en pense plus rien et ne veux plus rien en penser ! cette affaire ne me regarde plus !

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Vous le zaurez demain matin…

— Et pour cette Mme de Meyrens qui a tenté de faire évader les prisonniers, qu’allez-vous faire ?

— Moi, rien du tout !… Elle est trop chaudement recommandée et c’est l’affaire du directeur de la prison qui, lui, va faire quelque chose…

— Quoi donc ?

— Un rapport !…

— Adieu, monsieur ! fit Jean en se levant.

— Adieu, jeune homme, et merci !

Jean se rendit aussitôt à l’Hôtel du Forum où il eût bien voulu voir Rouletabille. Mais ni lui ni la Pieuvre ne se montrèrent.

Ils avaient pris deux chambres communicantes et Jean eut une chambre au-dessus d’eux.

Il se jeta tout habillé sur son lit et se fit réveiller au petit jour. Il se mit aussitôt à surveiller, de sa fenêtre, les entrées et les sorties… À sept heures seulement, il aperçut Mme de Meyrens qui quittait l’hôtel et traversait la place du Forum.

Il se rua sur ses traces…

Mme de Meyrens, par-dessus ses vêtements avait endossé un cache-poussière et s’était coiffée d’une petite toque que Jean ne lui avait pas vue la veille. Telle quelle, elle paraissait prête à partir pour quelque voyage en auto découverte et Jean ne fut point surpris quand il l’aperçut pénétrant dans un garage où elle devait être attendue car le gardien se mit aussitôt à sa disposition.

Quelques minutes plus tard elle en ressortait, conduisant elle-même une petite torpédo qui s’engagea aussitôt à une allure assez prudente dans les rues étroites de la ville. Jean n’eut aucune peine à la suivre. Non seulement la voiture allait prudemment mais silencieusement, ne faisant entendre aucun bruit de trompe.

Elle se dirigeait vers le quartier de la prison.

Quand elle en fut à une centaine de mètres, elle s’arrêta au coin d’une rue. Jean vit alors Mme de Meyrens mettre au point mort, consulter une montre minuscule qu’elle portait au poignet, se lever et descendre de l’auto avec une nonchalance qui n’était point dénuée d’une certaine grâce.

Prévoyant qu’il allait se passer un événement important autour de la prison, Jean fit un détour et se dirigea par une ruelle adjacente vers l’établissement pénitentiaire.

En route, il rencontra M. Bartholasse qui se rendait au Palais de justice et il lui demanda d’aller prévenir immédiatement M. Crousillat que Mme de Meyrens se trouvait aux environs de la prison, avec une auto, dans un dessein des plus suspects. M. Bartholasse répondit avec un mauvais sourire au jeune homme que son chef était allé pêcher à la ligne dans les environs et que lui, simple greffier, ne se risquerait pour rien au monde à aller déranger un juge d’instruction dans cette grave occupation.

Alors Jean résolut d’aller trouver le directeur de la prison lui-même. On lui répondit au greffe que M. le directeur était allé pêcher à la ligne avec M. Crousillat, qu’ils étaient partis à la première heure et qu’ils ne devaient revenir que le soir. Ces conversations et ces démarches avaient pris du temps. Il était maintenant près de huit heures. En sortant de la prison, la première chose que vit Jean fut la silhouette de Mme de Meyrens qui disparaissait au coin de la rue où elle avait garé son auto. De là, elle devait surveiller la prison. Qu’attendait-elle ?

Jean en était là de ses réflexions quand il dut se jeter de côté pour éviter un charreton rempli de gravats qui sortait de la voûte, traîné à la bretelle par un ouvrier et poussé par un manœuvre… Aussitôt, à l’autre bout de la rue, la silhouette de Mme de Meyrens réapparut et sembla attendre que le charreton fût passé devant elle.

À ce moment, Jean vit distinctement que Mme de Meyrens adressait la parole à l’ouvrier et que l’ouvrier lui répondait, sans s’arrêter.

Puis le charreton tourna la rue et Mme de Meyrens le suivit.

Quand elle eut disparu, Jean se précipita à nouveau dans la prison et demanda à voir immédiatement le fonctionnaire qui remplaçait M. le directeur en son absence.

— Dites qu’il s’agit d’événements graves…

Il était persuadé que tout ce qu’il venait de voir avait rapport à l’évasion préparée d’Andréa et de Callista et il n’était nullement certain qu’avant de s’éloigner pour leur petite partie de campagne, M. Crousillat et M. le directeur eussent tout fait pour parer à une telle éventualité. Il les trouvait bien imprudents, après leur découverte de la veille, de ne penser qu’à se distraire, en laissant derrière eux, libre d’agir en toute liberté, une Mme de Meyrens qui avait, certes, plus d’un tour dans son sac.

Un quart d’heure plus tard, il ressortait de la maison pénitentiaire et courait à l’Hôtel du Forum où il demandait Rouletabille. Celui-ci se présentait bientôt, l’air plutôt ennuyé.

— Tiens ! te voilà ! Qui t’a dit que j’étais ici ?…

— J’ai rencontré hier soir Mme de Meyrens se dirigeant vers cet hôtel et comme tu n’es pas rentré à Lavardens…

— C’est bon ! compris… Quoi de neuf ?

— D’abord, quittons l’hôtel.

— Si tu veux !… Va devant, je te suis !

— Non ! viens avec moi tout de suite… Mme de Meyrens est sortie ce matin de l’hôtel ; pourrais-tu me dire si elle y est rentrée ?

— À l’instant !

— Eh bien, je tiendrais à te parler avant que tu la revoies ! Ce que j’ai à te dire est très grave…

— Comme toujours !

— Non ! plus que toujours !

Rouletabille, assez intrigué, bien qu’il affectât de n’attacher aucune importance à ce qu’il appelait « les imaginations de Jean », suivit son ami sur la place… Jean lui fit raser le pied de l’hôtel, de façon qu’ils ne fussent pas aperçus des fenêtres.

— Que de précautions ! exprima Rouletabille en haussant les épaules.

— Tu me comprendras tout à l’heure.

Jean le conduisit au petit café dans lequel, la veille, il avait mangé le dîner de M. Crousillat. Ils étaient seuls dans la salle du fond et il attendait encore pour parler que le garçon eût apporté les croissants et le café au lait demandés. Rouletabille commençait à manifester une impatience grandissante.

— Mon cher, je vais d’abord te raconter ce qu’a fait hier soir ta Mme de Meyrens…

— Et c’est pour cela que tu fais tant de chichis ! sursauta Rouletabille… Mais je vais te le dire, moi, ce qu’elle a fait hier soir… elle est allée à la prison ; elle a demandé le directeur.

— Et après ?

— Et après ? continua Rouletabille, elle s’est présentée avec une feuille timbrée de la préfecture l’autorisant, comme anthropologiste, à visiter les prisons des Bouches-du-Rhône !…

— Elle t’a dit tout cela ?

— Elle n’a pas eu besoin de me le dire, puisque c’est moi qui l’envoyais, c’est moi qui lui avais donné cette idée ! c’est moi qui lui avais donné cette feuille !…

— Je ne sais alors quel pouvait être ton but, mais ce que tu ignores certainement, c’est qu’aussitôt en présence du directeur, du juge d’instruction et de son greffier qui se trouvaient là, elle a dévoilé tout de suite le truc que tu lui avais indiqué… qu’elle a déclaré qu’elle n’était pas anthropologiste le moins du monde, mais envoyée par la Sûreté générale pour « cuisiner » les bohémiens prisonniers… Ce que tu ignores, c’est qu’elle s’est fait introduire ainsi dans la cellule de Callista et qu’elle a laissé à celle-ci une lime et des vêtements de maçon !

— Après ? fit Rouletabille qui fixait maintenant Jean d’un étrange regard…

— Tu sais ou tu ne sais pas que l’on fait en ce moment des travaux à la prison. Elle avait dû certainement acheter la complicité de l’un de ces ouvriers qui est sorti ce matin, traînant un charreton…

— Non ! interrompit Rouletabille d’une voix dure… Elle n’avait pas acheté cet ouvrier.

— Tu me permettras d’en douter !… car, pendant que tu dormais, ou que tu réfléchissais peut-être encore, Mme de Meyrens est allée prendre une auto ce matin dans un garage et s’est embusquée à quelques centaines de mètres de la prison… et quand l’ouvrier est passé à côté d’elle, elle a eu avec lui une conversation des plus animées…

— Non ! fit la voix de plus en plus dure de Rouletabille… elle n’avait pas acheté cet ouvrier… c’est moi qui l’avais acheté !

— Toi !

— Oui, moi !… Elle, elle agissait dans la prison, sur mes indications, et moi, pendant ce temps, je prenais toutes mes dispositions au dehors.

— Pour quoi ? s’écria Jean, suffoqué…

— Pas si fort ! mon garçon ! lui souffla Rouletabille en le faisant se rasseoir d’autorité, je vais te le dire, pourquoi, puisque tu n’es pas assez fort pour l’avoir deviné !… Mais prends ton café au lait en douce et imite mon calme, qui n’est qu’apparent, je te le jure !… Je l’ai toujours dit que nous n’aurions Odette que par Callista… C’est pour la faire parler que je l’ai fait arrêter, elle et Andréa…

— Je n’ai pas oublié que ton intervention m’a sauvé !…

— Tu n’aurais pas été en danger que je les aurais fait coffrer tout de même, inutile de me remercier !… Nous ne sommes pas en train de nous faire des compliments et je ne te cache pas que je crains quelque affreuse bévue de ta part !… Mais d’abord suis mon raisonnement !… Avec l’assassinat de M. de Lavardens, j’espérais la faire canner… quand j’ai été sûr que ni elle ni Andréa ne diraient rien, j’ai dû changer de tactique du tout au tout !… Je les avais fait coffrer, je résolus de les faire évader !… car nous avons quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent qu’une fois évadés, ils aillent rejoindre Odette ! surtout en leur faisant dire par la Pieuvre que nous étions déjà sur sa piste !… alors nous les suivons !… Je me suis arrangé pour qu’on ne les rattrape pas !… et nous arriverons ensemble au but poursuivi !… Mais qu’est-ce que tu as ? tu ne vas pas te trouver mal ?…

— Rouletabille ! murmura Jean dans un souffle… Rouletabille, j’ai fait encore une bêtise !…

— Ah ! je m’en doutais !… qu’est-ce que tu as fait, malheureux ?

— Rouletabille, c’est moi qui, hier soir, à cette place même que tu occupes, suis venu avertir M. Crousillat qu’il eût à se méfier de Mme de Meyrens, qu’elle était ton mauvais génie, qu’elle contrecarrait tout ce que tu faisais, que je l’avais vue entrer dans la prison et qu’elle ne pouvait avoir d’autre but que de faire évader ceux que tu avais fait arrêter !…

— Tu as fait cela !… Tu as fait cela !… râla la voix sourde de Rouletabille… et alors ?

— Et alors, le juge d’instruction a couru à la prison, a vu le directeur et on a découvert dans les cellules des prisonniers, les limes et les vêtements de maçon !

— Assez, assez, malheureux !… j’ai compris, j’ai compris depuis que tu as ouvert la bouche… maintenant, tais-toi !

Et Rouletabille, les coudes sur la table, farouche, s’enfonça la tête dans les mains…

Jean était anéanti… Il y eut entre les deux jeunes gens un silence pendant lequel on entendait voler toutes les mouches qui s’étaient donné rendez-vous dans ce cabaret… Enfin Rouletabille releva la tête et dit à Jean :

— Inutile de revenir là-dessus, tu es assez malheureux de ce que tu as fait ! Seulement, que ce soit pour toi une leçon ! Tu ne t’imagines pas ce qu’il m’a fallu d’astuce pour faire agir la Pieuvre selon mes plans… Je savais qu’elle avait formé le dessein d’user de ses… accointances policières pour faire évader Callista, mais elle ne savait comment s’y prendre et surtout elle voulait tout me cacher, car son but était naturellement de nous desservir, toi et moi, et d’accumuler les obstacles entre nous et Odette… Alors c’est moi qui lui ai parlé le premier, je lui ai dit : « Callista est votre amie, si vous lui rendez un gros service… un service immense, elle aura confiance en vous et elle ne se refusera plus à vous donner sur Odette les renseignements dont j’ai besoin… Faites-la donc évader !… Voulez-vous que je vous y aide !… »

— C’est admirable ! gémit Jean, et je ne suis qu’une brute !

— Non, Jean, tu n’es pas une brute, mais ne te moque plus de moi ou ne t’impatiente plus quand tu me vois réfléchir… et, désormais, laisse-moi manœuvrer la Pieuvre comme je l’entends !… Certes, j’avoue qu’elle est très forte, mais je viens de te prouver que dans cette circonstance, comme dans bien d’autres, si tu n’avais pas été là, j’aurais été plus fort qu’elle !… En tout cas, nous n’aurons pas l’occasion d’en reparler d’ici longtemps… Je n’ai pas fait évader Callista, mais j’ai brûlé la Pieuvre ! Après ce qu’elle a fait…

— Après ce qu’elle a fait, la police va la boucler ! s’écria Jean.

— Tu viens encore de dire une bêtise ! La Pieuvre ne sera pas gênée d’expliquer à la police que, puisqu’elle avait reçu l’ordre de « cuisiner » Callista, elle ne pouvait mieux faire, pour acquérir sa confiance et déterminer ses confidences, que d’accepter d’être la complice d’un projet d’évasion dont elle va, sans remords, me laisser toute la paternité ! Non, elle ne sera pas gênée en face de la police, mais c’est la police qui, mise en face du rapport de la haute administration pénitentiaire, sera gênée pour user d’elle avant quelque temps ! Bon débarras !… Tu me crois très épris… Je te jure que je l’ai assez vue !… Je ne pense plus qu’à Odette !…

Cette dernière phrase était venue tout naturellement sur les lèvres de Rouletabille… mais elle arrivait si singulièrement en même temps que si simplement, pour compléter en quelque sorte le sens de la précédente, que l’écho en résonna avec une sonorité presque douloureuse au cœur de Jean… et de Rouletabille…

Le reporter, un peu pâle, ajouta tout de suite :

— J’ai juré que je vous verrai heureux ! je tiendrai mon serment !… Et maintenant, levons-nous, fit-il en passant amicalement son bras sous celui de Jean… L’évasion est nécessaire, elle se fera… Je connais bien cette prison et j’avais envisagé plusieurs plans…

Ils sortaient du cabaret ; Rouletabille sentit Jean chanceler à son bras.

— Qu’as-tu encore ?… Tu ne vas pas t’évanouir ?

— Rouletabille, exprima Jean dans un souffle… j’ai envie de me suicider !

— Ne fais pas cela ! gronda le reporter en affectant d’éclater de rire ! Ne m’oblige pas à annoncer à Odette cette désagréable nouvelle !…

— Ah ! mon ami ! mon ami !… tu ne sais pas encore tout !… Je suis allé, ce matin, à la prison !…

— Eh bien ?

— Eh bien, Andréa et Callista n’y sont plus !…

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Je dis qu’un ordre de transfert de Callista et d’Andréa sur la prison d’Aix a été signé hier soir par M. Crousillat et que cet ordre a été exécuté ce matin même, à la première heure du jour.

Enfer et mastic ! clama Rouletabille, usant d’un blasphème particulier dont il ne se servait que dans les grandes occasions et dont il avait emprunté le dernier terme à l’argot des metteurs en page… enfer et mastic !… C’est complet !… N’en jetez plus !… Nous voilà pleins aux as !… Tu n’as plus rien à m’apprendre ? Non !… Te remercie !… Eh bien, maintenant, mon vieux, faut nous lâcher !… Moi, j’ai fait un serment et je le tiendrai malgré tout ! je te ferai cadeau d’Odette !… mais c’est à une condition, c’est que tu vas me jurer, toi, que tu n’essaieras pas de me rejoindre, que tu vas rester à Lavardens et que tu n’en bougeras pas tant que tu n’auras pas reçu un mot de moi !… C’est compris, c’est bien entendu ?…

— Pardonne-moi, fit Jean en larmes et en lui tendant les mains !…

— Je te pardonne, imbécile !…

Il l’embrassa raide comme une balle puis le laissa planté là dans la rue, pendant qu’il avait pris ses jambes à son cou.

Cependant il se retourna au coin de la rue déserte et lui jeta :

— Et puis, tu sais, si tu vois la Pieuvre, ne lui dis pas où je suis passé !

Cinq minutes plus tard, qui eût pu dire où était passé Rouletabille ?