Rouletabille chez les bohémiens/04/II

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II. — Rouletabille et La Finette

La route est longue, sous le soleil, d’Arles à Aix ; l’ombre y est rare, en dehors de celle des poteaux télégraphiques. Cependant, de temps à autre, un petit boqueteau, un rideau de sapins, un alignement de cyprès rompt la monotonie ardente du paysage.

C’était le brigadier la Finette qui avait reçu l’ordre de transférer à Aix Andréa et Callista, et comme il devait en même temps mener à la gendarmerie de la vieille cité romaine deux chevaux qui venaient d’être achetés à Arles, il n’avait pas eu à émettre l’hypothèse qu’un voyage en chemin de fer, même avec un petit détour et avec tous les ennuis du changement de train, eût pu lui éviter bien de la fatigue et du tintouin.

Il prit avec lui son camarade Cornouilles et, dès la prime aurore, ils chevauchaient assez mélancoliquement de chaque côté de la route, ayant entre eux leurs deux prisonniers, menottes aux mains.

Ni les uns ni les autres ne parlaient. Cornouilles semblait dormir encore, la Finette fumait sa pipe, Andréa regardait à la dérobée Callista, d’un œil sombre et chargé d’amour ; quant à Callista, elle s’avançait dans la poussière de la route, droite et hautaine, semblant conduire toute la petite caravane.

On n’entendait que les pas sur la route, le cliquetis des gourmettes, le cri d’un vanneau qui s’envolait dans l’implacable azur à la recherche d’une eau rare…

Les gendarmes eux aussi avaient soif… Les premiers mots que prononça Cornouilles, réveillé, furent pour dire :

— Il y aura du bon à Salon…

En effet, ils devaient passer par Salon, y faire halte pour y remplir une courte mission et déjeuner… La Finette secoua le fourneau de sa pipe sur sa botte et répéta en y mettant l’accent :

— Oui, il y aura du bon à Salon !…

Et puis tout retomba dans le plus lourd silence. Soudain, comme le chemin faisait un coude et que l’on venait de passer un bosquet de tamaris, d’étranges figures firent leur apparition sur le talus…

Ils étaient bruns, avaient les cheveux lisses et la peau dorée, et étaient sales magnifiquement. Ils paraissaient les rois de la misère de par leurs loques orgueilleuses et leur calme stature, mais ils se portaient bien, gras de tout ce qu’ils avaient rencontré sur la route et de leurs visites sournoises dans les clapiers. Ils n’avaient pas peur des gendarmes, car ils avaient, quelque part, au fond de leur roulotte, des papiers en règle avec tous les pays du monde, qui leur donnaient quelques semaines de répit, le temps de gagner les frontières et de disparaître aux horizons.

En silence, ils regardaient (trois hommes et deux femmes et cinq petits démons arrachés de l’avant-veille aux mamelles sacrées de la louve cigaine)… en silence, ils regardaient passer le cortège sur la route poudreuse. Leurs regards se croisèrent avec Andréa et ils ne marquèrent aucun étonnement ni aucun regret de le voir dans ce triste état, les mains entravées. Malgré toute la révolte de leur cœur, ils restaient impassibles… Callista tourna la tête d’un autre côté… La Finette fit ruer vers eux son cheval en signe de mépris pour la Race qui avait toujours des papiers en règle avec tous les gendarmes de la terre… Cornouilles bafouilla : « Les sales gueules ! » À quoi Andréa entre ses dents répliqua par un « Noutchousia ! » qui était un encouragement à l’assassinat de la maréchaussée, mais comme Cornouilles ne comprenait pas le cigain, il n’y eut pas d’autre dommage ni incident pour le moment…

Les bohémiens regardaient le cortège passer, mais il y avait quelqu’un qui regardait les bohémiens, et quand ceux-ci, quelques minutes plus tard, eurent regagné leur campement, ce quelqu’un s’en vint droit sur eux… C’était un certain garçon à la peau ambrée, avec une moustache noire de violoniste hongrois… il venait d’un petit bois de châtaigniers qui ombrait les premières pentes conduisant à un prochain village, le premier avant Salon…

Les bohémiens, accroupis autour des restes d’un mouton faisandé, daignèrent tourner la tête…

Le nouveau venu avait des allures fort mystérieuses, se haussant de temps à autre sur la pointe des pieds pour voir si, au loin, sur la route, il n’y avait rien de nouveau…

La bande commençait à le reluquer avec une évidente hostilité quand il sortit de sa poche une certaine ferrure au bout d’un collier qui produisit aussitôt l’effet qu’il en attendait certainement.

Le signe !… marmottèrent les bohémiens dans leur charabia, et ils se levèrent tous respectueusement… Aussi bien, ce garçon-là avec sa peau ambrée et sa moustache de violoniste hongrois devait avoir du sang de la race dans les veines…

En quelques mots, il leur fit entendre qu’il était avec eux et que son dessein, ou plutôt sa mission, était de délivrer Andréa et sa compagne… Aussitôt les yeux brillèrent… Tous ceux qui étaient là connaissaient Andréa. Quant à la femme, ils ne la connaissaient pas, mais il n’y avait point de doute qu’elle fût leur sœur, leur shaia… Le jeune homme leur expliqua « qu’il se chargeait des gendarmes », mais qu’eux devraient se charger d’Andréa et de Callista… dès qu’il les aurait débarrassés de leurs gardiens… Il était venu en auto, par un chemin détourné, sachant que le cortège passerait par Salon… Il les conduisit jusqu’au bois des châtaigniers et, là, leur montra la petite torpédo qui l’avait amené. « C’est ici que vous amènerez les prisonniers aussitôt qu’ils seront libres… »

Quand tout ceci fut bien entendu, il leur dit : « Et maintenant, allez… courez ! ne lâchez plus le cortège, tout en vous dissimulant, car, autant que possible, il ne faut pas qu’on vous voie !…

— Mais, toi ?

— Moi, vous me retrouverez ici !… Ne vous occupez plus de moi !…

Ils partirent tous en s’égaillant avec une vélocité extrême, et leurs pieds nus sur la terre ne faisaient pas plus de bruit qu’une volée de moineaux qui rase les hautes herbes…

À l’orée du village, la Finette se retourna sur sa selle. Il avait entendu derrière lui le bruit d’une bicyclette et, tout à coup, il lâcha son fameux : quès aco ? qui fit se retourner toute la bande.

— Oh ! fit la Finette… ma parolé… c’est Roulétabillé lui-même !…

— Tu l’as dit, bouffi ! lui jeta le reporter en sautant de bicyclette… Ouf ! il fait chaud sur les routes de Provence !… J’ai cru que je ne vous rattraperais jamais !…

Nous n’avons pas oublié que la Finette et Rouletabille étaient devenus une paire d’amis depuis leur expédition au plan des roseaux…

— En voilà oune dé surprise ! s’exclama la Finette… et qui nous vaut l’honour ?…

— J’ai appris ce matin la tentative d’évasion de nos prisonniers et l’ordre de transfert… Je me suis dit : « Ces gaillards-là sont capables de tout !… avec ça malins comme des singes ! Ils pourraient bien jouer un mauvais tour à mon vieil ami la Finette !

— Ah ! par esimple ! s’écria la Finette, rouge d’indignation… vous mé prénez pour oune pétité enfant !… Jamais lou Finetto ! Vous né connaissez pas lou Finetto ! monsieur Roulétabillé !… Si vous connaissiez lou Finetto !…

— Calmez-vous, la Finette !… J’ai la plus grande confiance en vous !… et la vérité, c’est que j’ai affaire moi aussi à Aix !… Alors, j’ai pensé que nous pourrions voyager de compagnie ! la Finette ! Tu n’as pas soif, la Finette ?…

Il faut dire que la Finette avait, comme on dit là-bas, le nez en forme de grappe… Or, on arrivait devant un petit restaurant fort renommé dans la contrée et où, les dimanches et fêtes, ceux de Salon venaient faire ripaille et jouer aux boules… C’était bon, là-dedans, mais c’était cher, pour certaines bourses, et jamais la Finette n’eût pensé à s’arrêter là pour déjeuner si Rouletabille, qui avait toutes les délicatesses, ne l’eût invité, lui et son camarade Cornouilles…

— Ça va ! dit Cornouilles, sans plus…

Quant à la Finette, il eût volontiers embrassé Rouletabille.

— Attention ! Qu’allez-vous faire des prisonniers ? demanda tout de suite le reporter.

— Eh ! mon pétite ! Jé les attachérai à ma botté, mais ils ne sé sauveront point, jé té lé joure !…

Les deux gendarmes étaient déjà descendus de cheval… Ils attachèrent leur monture à un anneau dans le mur, à côté de la mangeoire… S’étant assurés que leurs bêtes ne manquaient de rien, ils s’occupèrent des prisonniers. Sur l’invite du patron, ils finirent par les enfermer dans une sorte de réduit en maçonnerie où l’on garait le bois. La porte en fermait solidement. Certes ! les deux bohémiens n’avaient, dans le court espace de temps qu’ils allaient se trouver là, aucune chance de s’échapper…

Du reste, on leur laissait leurs menottes même pour manger le très frugal déjeuner que Cornouilles avait apporté dans un sac… Enfin, la porte du réduit donnait juste devant la petite salle fraîche où Rouletabille faisait déjà dresser le couvert. Ils étaient là à la portée de la main et à la portée des yeux…

— Moun Dieu ! vous avez vu la testa qu’ils ont faite quand ils vous ont aperçou ?… dit la Finette en pénétrant dans l’auberge.

— Oui ! je ne suis point leur ami ! Que dites-vous de ce magnifique saucisson, d’une omelette, d’un lapin au sang, d’une bonne salade et d’une bouteille de vin du pays ?

— Une bouteille ? s’écrièrent d’une seule voix la Finette et Cornouilles… que voulez-vous que nous fassions d’une bouteille !

— Eh bien, nous en mettrons deux, mais pas une de plus, mon vieux la Finette !… Je ne tiens pas à ce que vous soyez « bus », moi ! Sachez une chose, la Finette, c’est que les trois quarts des évasions n’auraient jamais réussi si l’on n’avait préalablement grisé les gardiens !…

— Préalablemente !… Vous avez peut-être raison, jeune homme ! acquiesça le brigadier d’un air assez mélancolique… Préalablemente !… Nous nous contenterons donc de deux bouteilles !…

— Mais il y aura le café et un petit verre de grappa !

— Ouné pétite verre ! s’écrièrent encore à l’unisson les deux représentants de la force publique…

— Mettons-en deux… et n’en parlons plus !… Et maintenant, à table !

— Qu’allez-vous faire dehors ? questionna le brigadier en voyant Rouletabille se diriger vers le bûcher où l’on avait enfermé les deux bohémiens.

— Je vais m’assurer que nos oiseaux ne peuvent pas s’envoler !

— Il n’y a pas de fenêtre ! et j’ai la clef dans ma poche !… lui cria le brigadier en éclatant de rire.

Mais désireux sans doute de se rendre compte de tout par lui-même, Rouletabille prit la clanche en main et secoua fortement la porte.

— C’est bon ! fit-il, nous pouvons être tout à fait tranquilles…

À ce moment, la première bouteille arrivait sur la table.

— À propos de gardiens « trop bus », fit-il en s’asseyant, il faut que je vous raconte une histoire…

— Ce sacré Rouletabille ! il a toujours des histoires à raconter ! exprima joyeusement la Finette en se servant sa première rasade et en se découpant une énorme tranche de saucisson… C’est le métier qui veut ça ! Ah ! ces sacrés journalistes ! Toussés dés farceurs !…

— Vous n’êtes jamais allé à Saint-Martin-de-Ré ? questionna le reporter.

— Jamais ! jé né souis pas gardé-chiourmé, moi !

— Oh ! il y a des gendarmes dans l’île ; du temps que je vous parle, il y en avait même deux fameux, deux malins, à qui on ne la faisait pas, comme qui dirait vous et cet excellent Cornouilles…

— Et alorsse ?

— Et alorsse, voilà ce qui leur est arrivé…

— Attendez un pétit peu, je vous prie… il mé semblé avoir entendu quelqué chose remuer du côté de mes prisonniers…

Il se leva, alla écouter à la porte du réduit, puis en fit le tour, jeta un coup d’œil sur les environs et revint, le front soucieux :

— Il mé semble bienne avoir aperçu quelques ounes de ces méchantes figoures…

— Ah ! ah !… les bohémiens qui étaient sur la route ?… Je les ai remarqués moi aussi, fit Rouletabille… Vous avez raison de vous méfier !… Tous ces gens-là se soutiennent entre eux… Mais qu’est-ce que vous voulez qu’ils fassent contre deux gendarmes comme la Finette et Cornouilles, je vous le demande !…

— Et qu’est-ce qu’ils faisaient, quand vous les avez rencontrés, mon pétité Roulétabillé ?…

— Ma foi, ils mangeaient bien tranquillement à l’ombre de leur roulotte et ils n’ont même pas levé la tête… Attention ! vous allez avoir bientôt vidé la bouteille, la Finette !…

— Nous parlions de Saint-Martin-de-Ré… reprit le gendarme… Vous y êtes allé, vous, à Saint-Martin-de-Ré ?

— Oui, pour visiter le dépôt des forçats… C’était au moment où l’on venait de reprendre Chéri-Bibi et où on allait le renvoyer au bagne pour la troisième fois… Il faut que vous sachiez qu’il n’y a jamais d’évasion à Saint-Martin-de-Ré… jamais, quand Chéri-Bibi n’y est pas !… mais quand Chéri-Bibi y est !…

— Qu’est-ce qu’il a fait, votre Chéri-Bibi ?

— Il en a fait évader cinq !

Sarnibieu !

— C’est comme je vous le dis !… C’est le directeur du dépôt qui m’a raconté lui-même comment les choses se sont passées !… Il y avait à ce moment-là à Saint-Martin une véritable fleur de bagne : cinq garnements bien connus dans tous les établissements pénitentiaires : Cochot, qui répondait au directeur : « Vous me demandez si, lors de mes crimes, je ne suis jamais arrêté par la crainte du châtiment ; sûr que si je n’avais été arrêté que pour cela, vous n’auriez pas l’honneur de m’avoir à Saint-Martin-de-Ré ! »… Petit qui, repris à Abbeville, prévint le maire de cette gracieuse cité que le lendemain il quitterait la prison parce qu’elle ne lui semblait pas une habitation convenable… ce qu’il fit, du reste, ponctuellement… Piercy, qui s’était évadé une fois d’une maison centrale en se confectionnant, en papier, un habit de gardien et en s’en revêtant sous les yeux de ceux qui étaient chargés de le conduire, lui et ses camarades, au préau ; Fanfan, qui était la terreur des gardiens de prison (il s’était échappé sept fois) et qui n’avait qu’à dire tout haut : « Le pied me démange ! » pour mettre tout un établissement pénitentiaire en révolution… Arigonde, qui avait le génie du travestissement… Fregoli, à côté de lui, n’était qu’un enfant. Mettez Arigonde en face d’un clown, par exemple, il aura fait ses cheveux, ses favoris, défiguré les signes particuliers qui peuvent le faire reconnaître et mis son costume quel qu’il soit, avant même que le mime de profession ait seulement ôté sa cravate… J’ai beaucoup connu Arigonde…

— Il a été journaliste ? demanda Cornouilles.

— Non, mais employé d’une agence de police qui eut le tort de ne pas assez payer ses talents !… Enfin, il y avait Chéri-Bibi, le plus célèbre de tous.

» Dès que celui-ci sut qu’ils étaient là tous les cinq, il résolut de jouer cette terrible farce à l’administration de les faire évader en bloc.

» Chéri-Bibi avait toujours des accointances avec l’extérieur. Tel jour, à telle heure, une chaloupe attendait les forçats dans un recoin malheureusement assez éloigné de la « côte sauvage » d’où il leur serait facile de gagner le continent. Aux environs de la citadelle, pendant la nuit, une cache, comme ils disent, avait été creusée, dans laquelle on avait introduit des vêtements de marins, chapeaux de cuir et suroîts, dont les évadés devaient se revêtir, une fois sortis du dépôt, pour gagner l’endroit où se trouvait la chaloupe. L’évasion ne pouvait avoir lieu qu’en plein jour… Elle eut lieu à huit heures et quart du matin, heure à laquelle des maçons venaient travailler à un mur d’une des cours du dépôt !…

— Tiens ! mais c’est le coup qu’on avait préparé pour nos lascars !…

— Rien de nouveau sous le soleil ! continua Rouletabille imperturbable… Comment Chéri-Bibi et ses cinq compagnons combinèrent-ils leur affaire ? Toujours est-il qu’une équipe de cinq ouvriers maçons qui avaient pénétré dans le dépôt à huit heures en ressortaient à huit heures et quart.

» Les bandits savaient que leur fugue risquait d’être découverte quelques minutes plus tard… aussi avaient-ils hâte de descendre dans la cache et d’aller attendre là les événements pour ne sortir qu’à bon escient et revêtus de leurs suroîts… Malheureusement, devant la cache, il y avait les deux gendarmes, les deux fins matois de gendarmes dont je vous ai parlé tout à l’heure !… Les la Finette et Cornouilles, de l’île de Ré !… Or, ces deux gendarmes virent bientôt venir vers eux, sur la route, un homme à la tête enveloppée d’un mouchoir de couleur (pour cacher son crâne rasé) et qui traînait une brouette dans laquelle il y avait une pioche… Il allait d’une allure modérée et paisible et se reposa un instant à la hauteur des représentants de la force publique qui lui souhaitèrent le bonjour…

— Les idiots ! s’exclama la Finette… je parie que c’était Chéri-Bibi !…

— Vous avez deviné, la Finette !

— Ah ! ce n’est pas à moi qu’on l’aurait faite, celle-là !

— La conversation s’engage… L’ouvrier raconte qu’il vient de toucher sa paye et qu’il veut se donner un peu de bon temps !…

» Bref, il invite les deux gendarmes à venir trinquer avec lui dans un petit cabaret qui n’était pas précisément tout près… tout près de « la cache ».

» Ils burent si bien dans ce cabaret qu’ils étaient tout flageolants sur leurs bottes quand ils voulurent se lever… Chéri-Bibi dut les soutenir pour revenir à Saint-Martin… Il eut la bonté de les conduire jusqu’au dépôt dont il se fit ouvrir la porte en disant : « Je vous ramène deux gendarmes un peu mûrs ! »

» — Des gendarmes, qu’est-ce que vous voulez que nous en fassions ? lui dit-on…

» — Laissez-les dehors si vous le voulez ! mais il y a bien une petite place ici pour moi ?…

» Et, dénouant le mouchoir qui lui enserrait la tête, Chéri-Bibi se faisait reconnaître !… Vous pensez s’il fut bien accueilli ! Toute l’île était sens dessus-dessous depuis que l’on savait qu’il s’était évadé avec cinq de ses compagnons !… Et l’on se consola de l’absence de ceux-ci avec la présence de celui-là !… Comme les gardiens s’étonnaient qu’il eût accompli des travaux aussi surhumains pour revenir se constituer prisonnier, il leur dit : « Moi, vous savez, il y a des moments où le bagne me manque ! »…

» Je n’ai pas besoin de vous dire, pour terminer cette histoire, conclut Rouletabille, que nos deux gendarmes furent cassés avec tous les honneurs dus à leur grade… Se faire ramener au bagne par un forçat, voilà qui n’est pas banal !… Eh bien, messieurs, nous ne trinquons plus ?… »

Pendant que Rouletabille racontait son histoire, le déjeuner s’était achevé ; on avait même pris le café et l’on en était à ce petit verre d’eau-de-vie du pays que les paysans appellent là-bas « grappa »… C’est une liqueur fort ragaillardissante, qui vous tient chaud à l’estomac et vous met le cœur en liesse…

Au second petit verre, la Finette louchait encore dessus…

— Après ce que je viens de raconter, fit Rouletabille en hochant la tête, vous seriez impardonnable…

— Ma foi, jeune homme, déclara brusquement la Finette… préalablement ! vous avez raison !… mais cette diablé dé bouteille, tant qu’elle est là !…

— Je vais la reporter ! décida Rouletabille… et il sortit de la salle avec le dangereux flacon.

Une minute plus tard, quelqu’un qui aurait eu la curiosité de suivre le reporter, l’eût vu verser le contenu de la bouteille dans la mangeoire qu’il venait de garnir à nouveau, des chevaux… « Je n’aime point que les gendarmes s’enivrent, grommelait entre ses dents le reporter… mais pour ce qui est de leurs bêtes, c’est une autre affaire !… »