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Rouletabille chez les bohémiens/05/IV

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IV. — « Au secours ! mon petit Zo ! »

Depuis que Callista et Andréa leur avaient enlevé Odette, les bohémiens n’étaient point tranquilles, non qu’ils n’eussent une pleine confiance dans les deux cigains et surtout dans Zina qui les accompagnait, mais ils redoutaient pour leur petite reine une méchante aventure qui la séparât d’eux à jamais… Jusqu’alors, ils lui avaient formé une escorte sûre qui n’avait fait que se renforcer au fur et à mesure qu’ils avançaient vers l’Orient ; cette escorte était un honneur pour eux en même temps qu’une grande sécurité pour la race… Ils auraient massacré mille roumis avant de livrer leur reine !… Maintenant, elle était quasi sans défense et ils savaient qu’ils allaient avoir à compter avec leur pire ennemi, ce Rouletabille, qui avait cent tours dans son sac, qui était le plus malin des gaschi (étrangers à la race) et qui leur avait déjà donné bien du fil à retordre…

Malgré tout ce que pouvait leur raconter Sumbalo, ils n’auraient jamais dû abandonner cette enfant sacrée !

Qu’est-ce que diraient le grand Coesre (le grand chef, celui qui porte le fouet en sautoir pour flageller le monde)… et le Patriarche, s’il arrivait malheur à la queyra ?… Ils seraient tenus pour responsables de la catastrophe et châtiés par le fer et par le feu, comme ils le méritaient…

Le supplice d’Olajaï ne les amusait plus !…

La fièvre de partir les avait possédés.

Ils avaient entouré Sumbalo et celui-ci avait dû leur céder. Au surplus, le chef de tribu n’était pas lui-même sans inquiétude.

Ils étaient donc partis en pagaye… se heurtant, se bousculant, accrochant les unes aux autres leurs roulottes… laissant derrière eux cette loque humaine qu’ils avaient jetée dans un fourré, sans plus s’en préoccuper… Ils allaient retrouver leur petite reine… Et ils fuyaient Rouletabille…

Mais Rouletabille ne les suivait pas… Instruit par les quelques mots qu’il avait pu arracher à Olajaï, il suivait les traces séparées d’une roulotte qui avait fait un détour pour s’écarter le plus possible de la grand’route. Il y avait près de deux heures qu’il conduisait ainsi son cheval par les sentiers les plus difficiles, se demandant comment une méchante voiture avait pu passer sans verser dans de pareilles ornières quand, tout à coup, il aperçut à une centaine de mètres de là, le toit de la roulotte qu’entourait une épaisse futaie… Elle était arrêtée…

Andréa et Callista devaient se croire là en sécurité, au moins pour quelques heures, et ils devaient faire reposer leurs bêtes exténuées.

Rouletabille se glissa à bas de son cheval, l’attacha à un gros arbre, s’arma de son revolver et se coula sous les branches.

Son pied lui faisait toujours mal, son épaule le brûlait à nouveau, mais il n’en avait pas moins une agilité et une souplesse sournoise de serpent.

Le moment d’agir était venu et il ne doutait point du triomphe !…

Il estimait que la chance, au bout du compte, le favorisait singulièrement… Il allait surprendre des gens sans défense : un homme et deux femmes !… Il était décidé à abattre Andréa comme un chien et à ne ménager ni Callista, ni même Zina si celles-ci lui créaient de sérieuses difficultés… Il passait sous un bois dru, épais, qui l’écorchait de ses épines, l’enveloppait de ses cent lianes. Avec une patience d’apache sur la piste de guerre, il se débarrassait un à un de ces liens qui l’enserraient, voulaient le retenir, semblaient lui défendre d’aller plus avant.

Il y avait là-dessous une lumière pâle, fumeuse de la transpiration de la terre sous les premiers rayons du soleil.

Rien ne le faisait dévier de sa marche qu’il avait repérée à l’avance en remarquant la disposition de quelques hautes cimes qui couronnaient la futaie de leurs chapiteaux centenaires.

Il ne faisait aucun bruit…

Il était sûr de ne pas avoir donné l’éveil… Il ne devait plus être loin maintenant de la roulotte… Il s’attendait à entendre des voix… mais il y eut quelques cris d’oiseaux qui fuyaient à tire-d’aile et ce fut tout…

Un dernier et silencieux effort… la roulotte est là !…

Tous devaient dormir, bêtes et gens, excepté Odette, peut-être…

Rouletabille est maintenant sur la lisière de l’étroite clairière au fond de laquelle s’est arrêtée cette cabane sur roues. Il a en face de lui la porte à double battant, vitrée à mi-hauteur, garnie de rideaux sordides, à laquelle on accède par un escalier ou plutôt une échelle de quelques marches.

C’est ça, la prison d’Odette !… le palais de la reine des bohémiens !…

Et autour de ça, personne !…

Les bêtes ont été détachées et doivent reposer non loin de là, près de quelque ruisseau… Rouletabille est à quatre pattes, il se redresse, il a maintenant son revolver en main, le cœur lui bat fortement… Il se glisse jusqu’à l’escalier et, tout à coup, il se jette sur la porte qu’il défonce d’un terrible coup de genou…

— Haut les mains !…

Personne !…

La cabane est déserte !… La roulotte est abandonnée… et une phrase, inscrite au couteau sur la paroi de la bicoque, lui fait venir les larmes aux yeux : « Au secours, petit Zo ! »

« Petit Zo ! » Elle savait donc qu’il était là, pensait-il. Ou bien sans être sûr qu’il fût là, elle espérait qu’il rôdait autour d’elle, attendant le moment propice pour la délivrer… En fin de compte, elle n’avait pas cessé d’espérer en lui !… et c’était lui qu’elle appelait !…

À cette idée, son cœur impétueux, un instant cessa de battre… une sueur froide se répandit sur ses tempes…

Ce ne fut qu’une seconde d’étourdissement, et puis il se montra plus fort que son imagination en délire… Au moment de chanceler, il trouva encore le moyen, comme toujours, de s’appuyer sur le bon bout de la raison !

Qu’est-ce que lui montrait « le bon bout de la raison » ? Un couple d’amoureux, un charmant petit ménage, Odette au bras de Jean souriant à son épouse… Et lui, il marchait derrière, surveillant ce bonheur-là comme un ami fidèle et comme un frère !…

Ah ! certes elle l’avait ému de toute sa grâce étrange et qui lui rappelait tant de choses !… Ivana ! Ivana ! toi aussi, fille de l’Orient, tu avais ces yeux et ce sourire plein d’un inquiétant mystère !… Et comme Rouletabille t’avait aimée !… Allons ! allons donc, Odette ! Rouletabille n’aimait qu’une image, celle d’Ivana ressuscitée !… Mais la petite Odette vivante, Rouletabille ne l’aimait que comme une sœur, une adorable petite sœur fragile qu’il avait le devoir de conserver à son ami Jean !…

Cependant, avant de la lui conserver… il fallait la lui rendre, puisqu’on la lui avait enlevée !…

En avant !…

Il sortit de cette boîte funeste… Déjà il ne titubait plus… son émoi était passé… Mon Dieu !… elle l’avait appelé « petit Zo » comme Ivana, quand celle-ci l’appelait du fond de sa détresse pour l’arracher à la tyrannie redoutable du terrible Gaulow… Allons, demande pardon à l’ombre d’Ivana, Rouletabille, demande pardon à Jean et sauve ta petite sœur !… Les misérables l’ont emportée comme des loups ! Vers quel repaire momentané ?… Voilà ce qu’il faut savoir.

Rouletabille a retrouvé la piste des loups… une piste qui fait bien des détours, qu’il suit, qu’il perd, qu’il retrouve, qui le fatigue pendant des heures…

Maintenant il a une forge dans sa poitrine… tout brûle en lui et autour de lui, et la forêt elle-même paraît embrasée… Il est en pleine sapinière… Sous l’ardent soleil, les arbres montrent leur sève embaumée, par les blessures de leur écorce… Rouletabille ne peut plus respirer, une buée dense et brûlante lui voile le contour définitif des choses… Il se laisse aller, exténué, sur la terre qui lui fait un tapis de ses mille aiguilles d’or…

Et, tout à coup, voilà qu’au moment où il va fermer les yeux, un homme, dans toute sa force et dans tout son orgueil, se dresse devant lui… Il avait une façon de porter une méchante veste sur son épaule qui donnait à ce vêtement sordide un air de mantelet de cour. Une ceinture rouge où il avait placé des armes étranges faisait plusieurs fois le tour de ses reins… Au-dessus de ses guêtres, il avait une façon de culottes à franges qui avaient peut-être été découpées dans un vieux tapis… Il était magnifique !

Rouletabille reconnut Andréa ; il se dressa d’un bond, revolver au poing…

L’autre sourit avec dédain :

— Que viens-tu faire ici ? lui dit-il de sa voix de cuivre… Que nous veux-tu ?… Pourquoi nous poursuis-tu ?

— Parce que vous êtes des voleurs d’enfants !…

— Les voleurs d’enfants sont ceux qui nous avaient pris notre reine !… Tu ne la reverras jamais !… Elle est en sûreté, maintenant, tandis que je t’attirais ici !… car j’avais un dernier mot à te dire, un dernier conseil à te donner si tu tiens vraiment à la vie… Retourne vers l’Occident !…

— Oh ! fit Rouletabille, nullement impressionné par l’emphase théâtrale du cigain… Vous m’avez déjà tué et je n’en suis pas mort !

L’autre ne répondit pas, tourna lentement sur ses bottes et s’enfonça sous bois en haussant les épaules…

« Au fond, il a raison ! se dit le reporter qui n’avait pas bougé… Je les ai assez suivis ces gens-là !… Maintenant, je vais les précéder. »