Rouletabille chez les bohémiens/05/V

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V. — Où l’on voit réapparaître le Livre des Ancêtres

Hubert avait sauté sur son cheval et était arrivé comme une flèche à l’auberge. En deux bonds il fut dans sa chambre, ouvrit son sac et en tira un énorme bouquin que nous connaissons bien et qu’il jeta sur sa table. Il s’assit et feuilleta l’ouvrage dans une fièvre qui lui faisait trembler les mains.

Enfin, il trouva ce qu’il cherchait : le texte de cette prophétie dont il se rappelait à peu près les termes… Il tourna la page… la page suivante manquait… Il se maltraita pour avoir lui-même outragé ce livre, pour l’avoir dégradé comme un barbare, pour l’avoir pillé ! Non seulement il lui avait enlevé les joyaux qui en faisaient le plus riche monument de librairie orthodoxe reposant au fond des sanctuaires, mais encore il lui avait enlevé ses pages les plus rares que l’art précis des enlumineurs et des miniaturistes faisait acheter à prix d’or par les bibliophiles extasiés…

Ah ! cette page ! cette page ! que ne donnerait-il pas maintenant pour la posséder !

Soudain, il prit une décision, replaça le livre dans un sac, descendit, n’entendit même pas ce que lui disait l’aubergiste, remonta à cheval et galopa d’une traite jusqu’à New-Wachter. Il entra au bureau du télégraphe et rédigea la dépêche suivante : « Stevens, antiquaire, rue de La Boétie, Paris. Avez-vous toujours la page précieuse, enluminée de caractères romanés et ornée de miniatures que je vous ai vendue ? » Il signa et mit son adresse…

Le reste de la journée, il le passa à attendre une réponse. Revenu à l’auberge, il s’était jeté sur son lit… Ce que pouvait être devenu Rouletabille, ce qu’étaient devenus les bohémiens, tout cela lui était parfaitement indifférent… Il finit par fermer les yeux, mais il ne put dormir !… Enfin, vers le soir, on lui apporta un télégramme qu’il lut avec avidité et qu’il serra précieusement dans sa poche… Puis il descendit dans la salle basse.

Un voyageur était là qui venait d’arriver et qui lui tournait le dos, penché sur un sac de voyage d’où il tirait du linge… Hubert s’assit et frappa sur une table. Le voyageur se retourna. C’était Jean de Santierne !

Tous deux se reconnurent en même temps et se trouvèrent en face l’un de l’autre, se dévisageant avec hostilité. Ce fut Jean qui parla le premier.

— Comme on se retrouve ! fit-il de l’air le plus méprisant.

— Oui, répliqua Hubert d’une voix sourde, on se retrouve toujours !

À ce moment, la porte s’ouvrit et Rouletabille parut :

— Ah ! Jean, te voilà enfin arrivé !…

— Il me semble que je n’ai pas perdu de temps, dit Jean en lui serrant la main… Comment va ta blessure ?

— Guérie !… ma blessure, je la méprise ! C’est encore le meilleur remède !…

Puis se tournant du côté d’Hubert :

— Eh bien, dans les circonstances que nous traversons, j’espère que vous êtes enchanté de voir arriver M. de Santierne ?… C’est moi qui l’ai fait venir !… Hier, nous n’étions que deux ! Nous sommes trois aujourd’hui !… Les bohémiens n’ont qu’à bien se tenir. Allons ! messieurs ! il s’agit de sauver Odette ! Je vous jure que nous ne serons pas de trop pour la besogne !… Que l’on se serre la main et que rien n’existe plus pour le moment que le salut de Mlle de Lavardens !

— Soit ! fit Lauriac.

— Où en sommes-nous ? demanda Jean à Rouletabille… Odette ?

— Nous sommes bons !… Tout va bien ! Seulement, il faut que nous restions unis ! Notre entente est d’autant plus nécessaire que nous allons être obligés de nous séparer…

— Moi, je ne te quitte pas ! fit Jean…

— Alors, nous allons être obligés de prendre momentanément congé de M. de Lauriac qui voudra bien agréer la mission de passer la frontière derrière les bohémiens en ne cessant de les surveiller. De toute façon, nous nous retrouverons à Temesvar !…

— Pourrais-je savoir, demanda Hubert, inquiet et soupçonneux… pourrais-je savoir pour quelle raison nous allons justement nous séparer dans le moment où vous semblez avoir tout fait pour nous réunir ?

— Il faut que je fasse un petit détour jusqu’à Innsbruck ! laissa tomber Rouletabille en jetant un regard de coin à Hubert…

Celui-ci tressaillit :

— À Innsbruck !…

— Oui, je rencontrerai là le correspondant de notre journal qui était installé à Temesvar pendant la dernière guerre et qui pourra nous donner d’utiles renseignements et de précieuses recommandations !…

— Comme ça se trouve ! fit Hubert, moi aussi, il faut que je fasse un petit détour jusqu’à Innsbruck !… et pour la raison la plus sotte du monde… pour y chercher de l’argent !… Je dois y toucher un chèque…

— Si vous avez besoin d’argent, monsieur, commença Jean…

Mais l’autre l’interrompit net. Il le fixa avec des yeux où brûlait une haine qui ne s’éteindrait jamais.

— Gardez votre argent, monsieur !… Je ne veux rien vous devoir !

— Allons, allons ! fit Rouletabille… C’est entendu, nous prenons tous les trois le train demain matin pour Innsbruck, et n’en parlons plus !… Décidément, la confiance règne !… ajouta-t-il avec une bonne humeur pleine de sous-entendus…

» Maître Otto, servez-nous la soupe !… »

Pendant le souper, Hubert ne desserra pas les dents, tandis que Rouletabille racontait à Jean tout ce qui lui était arrivé depuis qu’il l’avait quitté et le mettait au courant des derniers événements et de sa poursuite dans la forêt. Jean, en l’écoutant, montrait une impatience fébrile. Il brusqua la fin du repas et les deux jeunes gens sortirent :

— Nous allons faire un tour avant d’aller nous reposer !

Hubert ne répondit même pas !

— Quel ours ! fit Rouletabille.

— Ce que je ne comprends pas, gronda Jean, dès qu’ils furent loin d’Hubert, c’est qu’étant maintenant aussi près d’Odette, tu la lâches pour aller à Innsbruck !…

— Ah ! tu ne vas pas recommencer !… D’abord, je ne lâche pas Odette, car je ne la tiens pas encore… mais je suis sûr de l’avoir à Temesvar, et c’est ce qui devrait te consoler ! Maintenant, je vais te dire pourquoi je vais à Innsbruck ! Il y a deux heures que je suis venu à New-Wachter… je suis parvenu à savoir tout ce qu’Hubert a fait en mon absence et j’ai soudoyé un agent de la poste qui m’a copié le double d’un télégramme qu’avait reçu notre excellent ami ; le voici… Alors Jean lut : « Ai vendu page romanée à Nathan, antiquaire, Innsbruck.Stevens… »

» Tu comprends ? fit Rouletabille…

— Ma foi, non !…

— Tu ne comprends pas que, même si nous n’y étions pas allés, Hubert se rendait à Innsbruck ?…

— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi nous y allons, nous !… Quelle importance a une page romanée ?…

— C’est juste !… admit Rouletabille… mais je crois que le moment est venu que tu comprennes !… Jean, tu aimes bien Odette ?

— C’est toi qui me demandes cela ?…

— Eh bien ! Tu vas tout savoir !…

Et il lui apprit tout ! Quand il sut qu’elle n’était pas la fille de Mme de Lavardens, mais d’une cigaine, il n’eut qu’un mot : « La pauvre enfant ! » Rouletabille lui serra la main… Quand il n’ignora plus rien de l’importance de la tragédie qui se jouait en ce moment et qui devait avoir son dernier acte à Sever-Turn, il gémit :

— Je mourrai, mais ils ne l’auront pas !…

Du coup, il comprenait l’importance du Livre des Ancêtres et l’urgente nécessité de savoir ce qui intéressait si fort Hubert dans cette page romanée détenue par l’antiquaire d’Innsbruck…

Le lendemain, dans la capitale du Tyrol, tandis que Jean et Hubert se faisaient montrer leur chambre dans un hôtel, Rouletabille était déjà chez Nathan, dont la boutique se trouvait dans l’Alstadt (vieille ville)… « J’ai appris, monsieur, que vous possédiez un curieux document romané…

— Très curieux, monsieur et certainement un des plus anciens qui me soient passés par les mains !

L’antiquaire ne fit aucune difficulté pour le lui montrer.

— Combien en voulez-vous ? demanda Rouletabille en roulant déjà le précieux document…

— Hélas ! monsieur, il est déjà vendu ! Un amateur l’a retenu par télégramme !…

Rouletabille ne put s’empêcher de proférer un court blasphème, bien que ce ne fût pas son genre… mais il n’y avait rien à faire. À toutes ses offres, l’antiquaire ne répondit qu’en remettant le document dans son carton…

— Pourrais-je savoir, au moins, ce que signifient ces caractères ? lui demanda-t-il.

— Je ne sais pas lire le romané.

Le reporter, très déconfit, arrivait bientôt à l’hôtel où Jean l’attendait :

— Nous sommes refaits ! Où est Hubert ?

— Il m’a quitté il y a quelques minutes.

Et quand son ami lui eut conté sa visite chez l’antiquaire :

— Décidément, nous n’avons pas de chance ! fit-il…

Son admiration pour Rouletabille retombait à zéro.

Quelques instants plus tard, Hubert venait les rejoindre. Il avait un petit air satisfait qui en disait long. Comme il se dirigeait vers les deux jeunes gens, un chasseur lui remit une lettre. Il s’arrêta pour la lire. Elle était ainsi libellée :

« Méfiez-vous de Rouletabille, il joue un jeu que tout le monde ignore… Si vous voulez en savoir plus long, soyez ce soir à dix heures à l’entrée du parc des Roses. »

Ce n’était pas signé. Hubert mit la lettre dans sa poche.

— Toi, mon petit, gronda Rouletabille, qui avait une revanche à prendre sur Hubert toi, mon petit, je vais te surveiller !…

À l’heure fixée pour le mystérieux rendez-vous, Hubert se trouvait à l’entrée du parc des Roses. Une voiture fermée, qui marchait lentement, s’arrêta devant lui, le rideau de la portière fut baissé et une jeune femme, qui avait une légère voilette, apparut. Elle lui fit un signe. Elle lui ouvrit la portière et il monta, puis, la portière fut refermée, le rideau fut baissé et la voiture continua sa route.