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Rouletabille chez les bohémiens/06/I

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Chapitre sixième

L’Enlèvement


I

Ah ! qui dira jamais quels cadavres sinistres

Gisent sans sépulture au fond de ses yeux noirs !

Albert Samain

— Vous vous demandez qui je suis ?… Tout le monde vous dira que je suis une ancienne amie de Rouletabille !… Il s’est conduit avec moi d’une façon infâme… Je m’appelle Mme de Meyrens !

Il se tut.

Ce dernier nom avait produit son effet… Qui n’avait entendu parler de Mme de Meyrens ?… Ses mariages qui avaient tous été de tragiques aventures, ses disparitions soudaines, ses réapparitions retentissantes et le mystère d’une vie que l’on disait maintenant appartenir à la haute police, tout cela avait suffisamment intrigué l’Europe et rempli les feuilles publiques pour qu’Hubert lui-même, si éloigné qu’il se tînt du drame mondain, ne comprît l’importance de l’alliance qu’on venait lui offrir… Ah ! certes, il valait mieux l’avoir pour amie que pour ennemie, cette femme-là !…

La voiture qui les emmenait avait pris une assez vive allure.

— Où allons-nous ? demanda Hubert.

— Là où nous serons tranquilles pour causer !…

Mme de Meyrens avait relevé les stores comme on venait de pénétrer dans l’une des rues les plus fréquentées de la ville. La voiture s’arrêta devant l’entrée d’un vaste établissement de nuit, dancing-restaurant-music-hall, où il y avait foule. Hubert s’étonna.


— Il n’y a que dans la foule que l’on n’est pas remarqué, fit-elle. Et puis, il y a là-haut des cabinets particuliers où nous ne serons pas dérangés et où l’on pourra nous servir à souper, mon cher, car j’ai une faim de loup !… Je n’ai pas mangé depuis mon arrivée à Innsbruck !

— Quand êtes-vous arrivée ?

— En même temps que vous !… par le même train !

Elle le poussait devant lui, lui faisait traverser une foule compacte qui sortait de la salle de spectacle au cours d’un entracte, puis ils gravirent un escalier, arrivèrent dans un corridor et un maître d’hôtel les introduisit dans un cabinet assez vaste qui était en même temps une loge avec balcon donnant sur le théâtre et dont on pouvait apercevoir sans être vu tout ce qui se passait sur la scène et même dans la salle.

L’étrange voyageuse se mit à son aise, laissa tomber son manteau, enleva son chapeau, se tapota les cheveux, se mit un peu de poudre devant la glace et fit grand honneur à la première nourriture qu’on lui apporta. « Vous demande pardon, cher !… »

Elle avait commandé du champagne et, en attendant vidait d’un trait un petit verre d’eau-de-vie de grain, à la mode russe…

Hubert avait allumé une cigarette et ne touchait à rien. Il était on ne peut plus intéressé par cette singulière femme dont le charme bizarre avait déjà causé tant de catastrophes… Quand elle eut touché un peu à tous les plats, elle alluma elle aussi une cigarette, s’accouda à la table et le regarda de ses yeux profonds et troublants, aux paupières chargées de khôl… Au repos, cette physionomie avait un petit air fatal et implacable qui rappelait à Hubert que Mme de Meyrens ne se promenait guère dans la vie sans ses deux inséparables compagnons : l’Amour et la Mort !

Heureusement que lui ne craignait ni l’un ni l’autre… Elle n’avait aucune raison de le vouloir tuer et il aimait ailleurs…

— Vous n’êtes pas bavard ! lui dit-elle, en lui soufflant au nez la fumée de son tabac d’Orient…

— Je suis venu pour vous écouter ! répliqua-t-il… et puis je vous regarde… et puis, je me demande comment il se fait que vous êtes justement arrivée ce matin par le même train que nous !…

— Parce que je cherchais Rouletabille !… j’ai su que M. de Santierne allait le rejoindre !… J’ai suivi Santierne jusqu’à New-Wachter et je vous ai suivis tous de New-Wachter jusqu’ici !…

Elle disait tout cela nonchalamment, en traînant sur les mots à la manière slave, en une captivante mélopée…

Et puis, elle se rejeta sur le plat que l’on apportait, un gibier noirâtre aux confitures… « Mais mangez donc ! »

— Merci, je n’ai pas faim !… J’ai fait un excellent repas à l’hôtel avec Santierne et Rouletabille avant de venir ici ! Mais vous, comment depuis que nous sommes arrivés n’avez-vous rien pris ?

— Parce que j’ai passé mon temps à vous surveiller… à vous pister !… Je ne vous ai pas quittés d’un pas !… Je n’ai surtout pas quitté Rouletabille !… Vous savez qu’il n’était pas plutôt débarqué qu’il courait chez l’antiquaire où vous êtes venu ensuite… Il devait avoir un intérêt considérable à y arriver avant vous !… Je ne soupçonne même pas ce dont il peut être question… mais je connais mon Rouletabille…

Et elle se mit à rire de ses petites dents pointues, méchamment…

— Je sais, fit Hubert… Heureusement que j’avais retenu le document par télégramme à tout hasard !…

— Oui ! Vous rouliez Rouletabille sans vous en douter !… Lui roule tout le monde ! Oh ! il n’a pas volé son nom… Il m’a bien roulée, moi !…

— Que vous a-t-il donc fait ?…

— Des choses graves !… fit-elle d’une voix sourde… mais il me les paiera… et pour me les payer… il me faudra…

— Quoi donc ?

— Si je vous le disais, vous me demanderiez d’avoir pitié de lui !…

— Savez-vous que vous êtes féroce !…

— Ce n’est une nouvelle pour personne !…

Elle vida un verre plein de champagne :

— Voyez-vous, cher, ce petit-là s’est moqué de moi !… Il a joué avec l’amour !… moi, je ne joue jamais avec l’amour !… C’est tout ou rien !… Ça dure ce que cela dure, en vérité !… mais je ne trompe personne !… On sait à quoi l’on s’expose !… Lui, il a agi comme un fourbe ! Il ne m’aimait pas… je n’ai rien à vous cacher… j’ai des hautes relations avec la très haute police… ça peut servir… ça peut servir à tout le monde !… ça lui a servi à lui !… Il m’a volé mes secrets… des secrets effroyables qu’il faut qu’il emporte dans la tombe ! le plus tôt possible, assurément !… Il m’a trahie !… Il m’a perdue auprès des grands chefs !… J’étais devenue une puissance… On devait compter avec moi, dans toute l’Europe !… même les plus forts ! ce petit m’a ridiculisée !… c’est terrible. Et je croyais qu’il m’aimait !… Il ne m’a jamais aimée !… Il n’aime qu’Odette !…

— Ah ! je m’en étais toujours douté ! s’écria Hubert…

— Cela prouve, cher, que vous n’êtes pas un imbécile !… Savez-vous que c’est une chose touchante que de voir votre union à tous les trois pour sauver une demoiselle que chacun de vous convoite pour sa part !… Et quand on pense que Jean a une confiance aveugle dans ce petit misérable !… Il croit que Rouletabille travaille dans son intérêt à lui, Jean… mais Rouletabille, sous ses dehors de bon garçon, n’a jamais travaillé que pour lui-même !… Il a juré qu’Odette serait sa femme !… mais moi, j’ai juré de me venger !… Cher, voulez-vous m’y aider ?… Vous y trouverez votre compte, je vous l’assure !… Odette ne sera peut-être pas la femme de Jean ! mais elle ne sera pas celle de Rouletabille !… Vous la désirez, M. de Lauriac ?… Je vous la donne !…

— Madame ! fit Lauriac, en lui tendant la main… j’accepte ! j’accepte moins Odette de votre main que l’alliance que vous m’offrez dans ces circonstances difficiles… Elle peut m’être utile, car en effet, Rouletabille est un adversaire redoutable !… Mais tranquillisez-vous, en ce qui concerne Mlle de Lavardens, elle ne peut plus m’échapper !…

— Je ne demande pas mieux que de vous croire, émit Mme de Meyrens, nullement persuadée… mais ne vous faites-vous point des illusions ?…

— Aucune !…

— Et qui vous rend si sûr de vous-même ?

— Ah ! voilà !… Vous me demandez tous mes secrets… et je ne vous ai encore rien demandé, moi !…

— Vous n’êtes pas d’un naturel confiant, M. de Lauriac !… Allons, que désirez-vous savoir ?

— Ceci : Avez-vous des preuves de la fourberie de Rouletabille relativement à sa conduite avec son ami Jean… Et avec Mlle de Lavardens ?

— Mieux !… J’ai mieux que cela !… J’ai les preuves de l’entente parfaite de Mlle de Lavardens et de Rouletabille !

— Pas possible ! s’écria Hubert en se levant… des preuves irréfutables ?…

— Des preuves terribles…