Rouletabille chez les bohémiens/09/II

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II

Ô Frère de l’amour, hyménée ! hyménée ! Dieu couronné de fleurs, jeune homme aux blonds cheveux.
(Melaenis, Chant V)

Callista et Andréa, par l’artifice desquels la queyra avait été soustraite aux roumis et ramenée à Sever-Turn, avaient été comblés d’honneurs… Callista, en particulier, pour avoir dirigé toute l’entreprise, s’était vue traiter comme une princesse avec appartement au palais et toute une troupe de femmes pour la servir. Son influence y était considérable et l’on se disputait sa faveur. Déjà on ne craignait rien tant que de lui être désagréable. Elle fut obéie aussi vite dans son désir de sauver Jean, qu’il lui avait été facile de trouver des complices pour le forfait qu’elle avait préparé et qui lui avait fait horreur dès qu’elle l’avait cru accompli.

C’est en tremblant d’angoisse et dans un silence terrible qu’elle attendit que le bas serviteur de son infamie vînt lui rapporter des nouvelles du cachot… Du reste, dès qu’elle vit cet homme, elle comprit que Jean était sauvé, car jamais l’autre n’eût osé se représenter devant elle, bien qu’il eût agi en esclave fidèle.

Oui, on était arrivé à temps pour arracher à Jean le pain dont il devait mourir, c’est à peine s’il y avait touché. Encore voulait-elle des détails pour être bien sûre qu’elle n’avait plus rien à craindre pour la chère santé du prisonnier…

Puis, elle renvoya tout le monde, sauf Hubert, et se tourna rayonnante de son côté. Tout à l’heure, elle le détestait de l’avoir poussée à l’extermination de Jean, maintenant elle lui était infiniment reconnaissante d’une imagination qui allait tout arranger : Odette consentant à épouser Hubert, rejetait Jean dans les bras de la bohémienne. Jean redevenu libre, Jean qu’elle délivrerait elle-même et à qui elle apprendrait la trahison d’Odette !…

Il y avait bien toujours Andréa, dans l’ombre, mais, pour le moment elle l’y laissait… Elle avait bien autre chose à penser !… Enfin, si le cigain continuait à se montrer insupportable, n’y avait-il pas quelque part un pain qui n’avait pas servi ? On lui en ferait un gâteau, à la mode romanée, le gâteau de fiançailles, composition assez lourde et fort indigeste…

Seulement, il fallait, coûte que coûte, qu’Odette se prêtât de bonne volonté à la réalisation de ce plan machiavélique.

— Il s’agit de la décider, dit-elle à Hubert… Je compte sur toi pour cela, bien qu’elle ne semble pas te porter dans son cœur, mais je vais te donner quelques conseils qui t’aideront dans cette circonstance difficile…

Elle accompagna ces conseils d’une petite boîte que le noble vieillard chargé de l’économat du palais lui avait passée la veille pour la distraire. Ainsi lesté, Hubert, suivi de Callista, se dirigea vers les appartements de la queyra… Cette fois, il allait aborder Odette avec moins d’embarras que la première et, pensait-il, avec plus de chance de réussir.

Callista lui fit ouvrir les portes, se glissa sur ses pas et s’arrangea pour assister derrière un moucharabié à l’intéressante conversation.

En voyant revenir Hubert, Odette appela une femme et commanda qu’on le chassât ; mais il expliqua, dans un langage que les autres ne comprenaient pas, qu’il s’agissait de sauver Jean des pires supplices et qu’il était absolument nécessaire qu’elle lui accordât un moment d’entretien.

Comme elle hésitait encore, il lui montra la lettre qu’elle avait écrite elle-même à Jean et qu’on avait trouvée sur celui-ci.

Alors elle consentit à ce qu’il s’approcha d’elle, mais elle ordonna à ses femmes de se tenir prêtes à accourir à son premier appel.

— Vous me traitez mal, Odette, et vous avez tort !… Je vais vous prouver une fois de plus que je suis votre véritable ami ! Il n’a tenu qu’à moi que Jean, à cette heure ne soit pas empoisonné. Le pire, Odette, c’est qu’il l’eût été par votre faute !

— Par ma faute ! s’écria-t-elle.

— Oui ! il refusait toute nourriture que Callista et moi essayions de lui faire passer, en cachette ; Callista, parce qu’elle ne peut pas avoir oublié tout à fait que Jean a été bon pour elle, moi, parce que je sais bien que vous ne m’auriez jamais pardonné la mort de Jean, enfin parce que je ne suis pas un monstre !…

— Et il a refusé de manger !…

— Oui !… et bien lui en a pris, car Andréa, lui, avait décidé de se débarrasser au plus tôt de Jean pour lequel il a une haine farouche… et il lui a fait passer un pain empoisonné que Jean a refusé comme les autres… C’est alors que l’on est venu vous trouver et que l’on vous a fait écrire la lettre que voici… lettre qui a décidé Jean à manger de ce pain empoisonné.

Odette poussa un cri terrible, auquel toutes les femmes accoururent. Mais Hubert la rassura vite… Il était arrivé à temps pour sauver Jean, qui avait à peine touché au pain… Il lui avait repris son pain et la lettre…

Or, la lettre avait été lue dans le conseil des vieillards et remise à Hubert par le patriarche, parce que la correspondance de la femme appartient à l’époux…

— Vous savez bien que je ne vous épouserai jamais !… lui jeta Odette qui écoutait tout ce discours en proie à mille tourments, car elle se demandait à quoi Hubert voulait en venir…

— Que ces femmes s’éloignent ! fit Hubert, sans s’émouvoir de cette énergique protestation… Elles nous gênent !… Sachez, Odette, qu’en même temps que le conseil des vieillards m’a fait remettre cette lettre, il m’a fait cadeau, à votre intention, d’une petite boîte que je voudrais vous montrer…

Odette fit un signe et les jeunes gens furent seuls de nouveau. Alors, Hubert sortit la boîte de sous son vêtement…

— Placez-vous à contre-jour, dit-il à Odette, et regardez dans cette petite boîte… je n’ai jamais rien vu d’aussi curieux.

Ce disant, il tenait la boîte à la hauteur du visage d’Odette qui finit par mettre son œil à l’oculaire et qui la repoussa aussitôt avec un sourd gémissement…

— C’est épouvantable, fit-elle… Pourquoi me montrez-vous cela ?…

— Vous n’avez encore rien vu, poursuivit-il… et il est cependant nécessaire que vous voyiez encore !… C’est la volonté du conseil qui m’a chargé de vous faire connaître certaine décision qui ne vous apparaîtra que si vous regardez encore dans la petite boîte.

— Partez ! fit-elle à voix basse. Ne croyez-vous point que votre seule présence me fait horreur… et qu’il était tout à fait inutile de me faire voir cela !…

— Tout à fait utile, au contraire !… Je vous dis qu’il y va de la vie de Jean… Cette boîte est pleine d’un précieux enseignement qui peut décider de son sort…

— Je ne vous comprends pas… expliquez-vous !…

— L’explication est là en toutes lettres. Tenez, regardez encore une fois !… une seule !… et vous n’aurez plus rien à apprendre !…

Et il lui présenta encore la boîte… et elle eut encore le courage de regarder !…

Cette fois, elle n’eut pas la force de crier… elle recula, les lèvres tremblantes, les yeux fous… les mains en avant, comme pour écarter d’elle une vision atroce…

Et c’était atroce, en effet ; cette boîte était une sorte de stéréoscope dans laquelle on avait placé des photos qu’un petit appareil faisait tourner et qui présentait ainsi les différentes phases du plus affreux des supplices… Ces images avaient été rapportées de Chine par un cigain qui les avait prises lui-même au moment où le bourreau, avec une science inégalable, décortiquait les membres, soulevait les chairs, mettait à nu les os, puis, ne laissait plus qu’un tronc encore vivant, enfin continuait son œuvre jusqu’au moment où la victime, dont on ne perdait pas une grimace de souffrance, finissait son martyre dans un dernier souffle.

— Vous connaissez le fanatisme des cigains, expliqua Hubert… Ce n’est pas à une fille de la Camargue qui a vécu dans l’ombre de sainte Sarah que j’apprendrai ce dont ils sont capables dès que leur « religion » est en jeu !… Or, il faut que les Écritures s’accomplissent !… Vous venez de voir le supplice auquel le conseil des vieillards a condamné Jean si vous ne consentez pas à m’épouser ! D’autre part, si je vous épouse, j’ai obtenu qu’il soit rendu à la vie, à la liberté !… Maintenant à vous de choisir, Odette !…