Rouletabille chez les bohémiens/09/III

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III. — La joie de la Pieuvre

La Pieuvre était gaie comme un pinson ; du reste, toute la ville était en liesse. Une proclamation du grand conseil avait annoncé au populaire que la cérémonie du couronnement aurait lieu le lendemain et qu’elle serait immédiatement suivie de celle du mariage. La queyra, en effet, s’inclinait enfin devant la Loi et les Écritures et consentait à épouser le roumi qui l’avait ramenée à Sever-Turn !

Une aussi heureuse nouvelle avait été accueillie avec transport et était fêtée comme il convenait aussi bien dans la vieille cité cigaine que dans le quartier européen. Les boutiques avaient fermé leurs portes et les éventaires avaient disparu du caravansérail, mais les danses bohémiennes l’encombraient autant que le tumulte du marché.

À l’hôtel des Balkans, on tanguait et on foxtrottait avec rage et le champagne coulait à flots. Ce bon M. Nicolas Tournesol était aux anges ; de temps en temps il se demandait bien ce qu’était devenu Rouletabille, qu’on avait pas vu depuis trois jours, mais il faut avouer que la joyeuse présence de Mme de Meyrens était de nature à lui faire oublier, dans le moment, cette inquiétante disparition.

Ils ne se quittaient plus, dansaient ensemble, dînaient ensemble, buvaient ensemble ; ça, c’était une femme ! « Jamais malade, jamais mouri ! » lui disait M. Tournesol en admirant son entrain et sa résistance.

Il la courtisait ferme, mais elle ne faisait qu’en rire.

« Elle se fiche de l’amour comme de colin-tampon ! pensait le commis voyageur, c’est sans doute ce qui a toujours fait sa force à cette petite femme-là ! Je comprends qu’on en soit toqué ! Elle ne ressemble à aucune autre et je sens que je deviens maboul, moi aussi ! »

Entre deux cocktails et en lui envoyant au nez la fumée de sa cigarette, elle lui demanda ce soir-là, à brûle-pourpoint :

— Qu’est-ce que vous a raconté Rouletabille, l’autre jour ?

Nicolas Tournesol rougit jusqu’à la racine des cheveux…

— À moi ! fit-il en essayant de jouer l’étonnement, mais rien !

Elle éclata de rire :

— Vous êtes un brave homme et un niais, monsieur Tournesol, vous ne savez pas mentir !…

— Je ne sais même pas ce que vous voulez dire ! balbutia-t-il…

— Allez-vous nier qu’il est resté enfermé avec vous plus d’un quart d’heure dans votre chambre ?…

— Ah ! vous voulez parler du jeune homme qui…

— Oui du jeune homme qui… Vous ne saviez peut-être pas que c’était Rouletabille ? À d’autres, mon cher !…

— Ma foi, il a oublié de me dire son nom !… Et puis, après tout, il me l’a peut-être dit… Mais vous savez, moi, je ne pense qu’à vous ! et quand je pense à vous, le canon peut tonner à mes oreilles, je n’entends rien !

— Enfin, Rouletabille ou non, ce garçon était venu chez vous dans un dessein quelconque ?…

— Mon Dieu !… j’ai cru comprendre vaguement qu’il se préparait à quitter le patriarcat et qu’il n’aurait pas été fâché d’avoir un compagnon de voyage… Mais comme je suis décidé à ne pas quitter, moi, Sever-Turn tant que vous y serez, belle dame ! j’ai dû lui faire entendre que je n’étais point l’homme qu’il cherchait… Et sans doute en a-t-il trouvé un autre ou est-il parti tout seul, car je ne l’ai plus revu depuis !…

— Eh bien, moi, je vais vous dire, gros menteur que vous êtes ! ce qu’il est venu faire chez vous, votre Rouletabille !… Il est venu vous apporter un paquet scellé contenant des documents que vous devez remettre, dans le cas où il arriverait un malheur nous privant pour toujours du premier reporter de l’Europe, au ministère des affaires étrangères, à Paris.

Abasourdi, Nicolas Tournesol baissa la tête, plus rouge que jamais : « Chut ! fit-il… c’est un secret !… un secret entre lui et moi ! » et il balbutia encore :

— Moi, je ne le connais pas, ce monsieur, il est venu me demander un service que je ne pouvais refuser à un compatriote… Comment êtes-vous au courant de cela ?

— De la façon la plus simple du monde, grand godiche ! Avant d’aller vous trouver, il est allé chez le consul de Valachie, qui, lui, a refusé le dépôt et qui m’a raconté l’incident en soupant, bien sûr !… Comme je savais déjà par Vladislas Kamenos, le gracieux patron de l’Hôtel des Balkans, qu’un étranger s’était rendu chez vous, le matin même, en sortant de chez le consul, je n’ai pas eu de mal à imaginer que Rouletabille renouvelait auprès de vous la démarche qui lui avait si peu réussi auprès du consul. Vous voyez que ce n’est pas sorcier !…

— On ne peut décidément rien vous cacher ! fit Tournesol en vidant son verre et en prenant son parti de l’événement. Ce que je ne comprends pas, par exemple, c’est qu’un diplomate ait refusé à ce pauvre homme un service aussi simple et qui, en somme, entrait dans le cadre de ses fonctions !…

— Il l’a refusé parce que justement c’est un diplomate, et si vous aviez été diplomate, vous auriez fait comme lui !… Le consul a demandé à Rouletabille la permission d’ouvrir le paquet et d’en prendre connaissance, à quoi Rouletabille s’est refusé… et l’autre lui a naturellement répondu qu’il ne pouvait s’engager à remettre à un ministre étranger des documents dont il ignorait la nature !… quoi de plus naturel ?…

— Eh bien, moi, je ne suis pas diplomate !… et je n’y vais pas par quatre chemins !… On me demande un service, je le rends… je suis amoureux, je le dis…

— Bouffi !…

— Madame de Meyrens, je t’adore !…

Et, lui passant le bras autour de la taille, il la força à danser avec lui un shimmy si bouffon qu’il la fit rire aux larmes.

Heureux de ce succès, M. Tournesol se montra de plus en plus entreprenant !… et, sur les deux heures du matin, il avait bien de la peine à se séparer de Mme de Meyrens qu’il avait reconduite jusqu’à la porte de son appartement… Celle-ci lui montrait, au bout du corridor, la porte de sa chambre et se dégageait en lui disant que l’heure du repos avait sonné depuis longtemps et qu’il n’est point de bons amis qui ne se quittent…

M. Tournesol poussait des soupirs à fendre les murs…

— Je me sens faible ! dit-il… incroyablement faible !… Je prévois que si vous n’acceptez pas le petit souper que j’ai fait monter dans ma chambre et auquel il me serait impossible de toucher, seul, je vais assurément m’évanouir…

— Le malheur est que je n’ai pas faim ! lui répondit Mme de Meyrens ; cependant…

— Cependant ?…

— Cependant, si vous avez encore quelque chose à me dire, je consens à ce que vous veniez me dire cela chez moi…

— Ah ! vous êtes un ange !…

— Mais à une condition…

— J’accepte toutes les conditions !…

— C’est que vous m’apportiez le paquet qui vous a été remis par Rouletabille !…

— Ah ! vous êtes le diable !…

Mme de Meyrens ne répondit pas et pénétra chez elle laissant planté là, dans le corridor, M. Nicolas Tournesol, fort perplexe.

À pas lents, il regagna sa chambre, en repoussa la porte, soupira devant l’inutile souper qui attendait sur une petite table avec ses deux couverts, resoupira, sortit ses clefs, ouvrit le petit coffre-fort scellé dans la muraille que Vladislas Kamenos, patron d’hôtel très moderne, avait, sur les indications mêmes de Tournesol, fait poser dans tous les appartements, précaution utile surtout dans un pays où les Balogards professent pour le bien d’autrui les sentiments les plus sympathiques.

Dans le petit coffre-fort, le paquet apparut…

Tournesol allongea la main… mais au moment où il allait se saisir du précieux dépôt, il referma la porte du coffre-fort brusquement en jurant comme un damné. Il se coucha, furieux, sans souper…