Roxane/11

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Éditions Édouard Garand (13p. 20-22).

CHAPITRE XI

LA JOIE DU RETOUR


Aussitôt que Bianco eut mis le pied sur le madrier du pont qui faisait résonner le timbre dans la salle des Barrières-de-Péage, Belzimir accourut au-devant de Roxane, suivi de Bruno, qui aboyait joyeusement. Belzimir avait été très inquiet au sujet de sa jeune maîtresse et il ne sentait tout réjoui de la revoir saine et sauve.

— Dieu merci, vous voilà, Mlle Roxane ! s’écria-t-il, en saisissant la bride de Bianco et marchant à côté du cheval. J’ai été si inquiet !

— Le blessé, comment est-il ? demanda la jeune fille.

— Mal, Mlle Roxane ! Il paraît avoir beaucoup de fièvre, et il parle, il parle…

Au moment où Roxane descendait de cheval, Rita sortait de la maison.

— Ô Roxane ! s’écria la petite infirme. Que je suis contente que tu sois revenue !

— Petite sœur chérie ! dit Roxane.

— Quand j’ai su que tu étais partie, ce matin, en m’éveillant, reprit Rita, j’étais inquiète, oh ! tant !… Et ce monsieur qui est malade ; lui aussi, il est inquiet à ton sujet, même dans ses crises de délire.

— Inquiet ! Que veux-tu dire, Rita ?

— Je veux dire, Roxane, qu’il prononce ton nom sans cesse… « Mademoiselle Roxane… dit-il, à chaque instant. J’ai oublié de lui dire… La Forêt des Abîmes… Le Sentier de la Mort… » C’est affreux de l’entendre, grande sœur, et moi, ça me fait pleurer !

Comme pour prouver ce qu’elle disait, Rita se mit à pleurer tout bas.

— Ne pleure pas, petite Rita ! dit Roxane. Viens avec moi plutôt. Mais nous entrerons à la maison par la porte de cuisine… Je t’ai apporté un cadeau, un cadeau qui te fera plaisir. Viens !

Ce disant, Roxane s’empara d’une boîte trouée, qu’elle avait déposée par terre, puis elle et Rita entrèrent dans la maison. Déposant sur une table la petite caisse, Roxane en fit sauter le couvercle et aussitôt, tel que d’une boîte de surprise, il en sortit un petit lapin tout blanc, aux yeux de corail… un lapin vivant, par exemple.

— Oh ! Oh ! Oh ! s’exclama Rita, en battant des mains, tant sa joie était grande. Tu me le donnes, Roxane, ce beau petit lapin blanc ? Il est à moi, à moi ?

— Certainement, mignonne, il est à toi. Je l’ai acheté à un ranch, en passant. Je sais que depuis longtemps, tu désires posséder un petit lapin blanc, vois-tu. Belzimir lui fera un appartement, dans l’étable.

— Je l’apprivoiserai ; je l’accoutumerai à venir manger dans mes mains. Roxane, j’aimerais à nommer mon petit lapin « Zitka », comme Mme de St-Éloi, la grand’mère de ton amie de cœur Lucie. Mais, non, car ça ne serait pas respectueux envers Mme de St-Éloi, hein ?… Je vais l’appeler « Zit ». Qu’en dis-tu, Roxane ?

— Bien sûr ! consentit Roxane. Zit, c’est un joli nom pour un lapin, je trouve, Rita. Maintenant, ma chérie, je vais aller jeter un coup d’œil sur le monsieur qui est malade, puis je viendrai déjeuner, car j’ai bien faim.

Hugues de Vilnoble était, en effet, en proie à la fièvre et au délire. Quand Roxane se pencha sur le canapé où il était couché, le blessé ouvrit grands les yeux et regardant fixement la jeune fille, il dit :

— Madame connaissez-vous Mlle Roxane ?… Elle est partie, vous savez ; elle est allée aux Peupliers, chez mon père, qui se meurt…

— Cher M. Hugues ! commença Roxane.

— Partez ! reprit le malade. Essayez de la rejoindre !… J’ai oublié de lui dire de se défier de Bianco… La Forêt des Abîmes… Le cheval est sûr de prendre le Sentier de la Mort, et Mlle Roxane… Sauvez-la ! Sauvez-la ! cria-t-il, en saisissant les mains de la jeune fille et les serrant à les briser. La Forêt des Abîmes… Le Sentier de la Mort…

Il n’y avait rien à faire, hélas, avant l’arrivée du médecin. Le Docteur Philibert viendrait sûrement cet avant-midi, et quel soulagement de pouvoir prendre conseil de lui !

— La Forêt des Abîmes… Le Sentier de la Mort… continuait à balbutier Hugues de Vilnoble.

Roxane savait, depuis au-delà d’une heure, le nom de ce bois qu’elle avait traversé, et celui de ce sentier entre les deux abîmes.

En sortant de la Forêt des Abîmes, la jeune fille était tellement épuisée, après les terribles dangers qu’elle venait de courir, qu’elle avait peine à se tenir en selle. Bianco, lui aussi, était épuisé, car il allait à petits pas et il soufflait très fort.

Il y avait à peu près une demi-heure qu’on cheminait sur la grande route, quand Roxane aperçut la rivière des Cris, qui coulait parallèlement au chemin. Bianco devait avoir soif ; la jeune écuyère dirigea donc sa monture du côté de la rivière.

Bianco avait soif, bien soif, et il but à longs traits. Quand il se fut désaltéré, il se mit à brouter l’herbe verte et souple qui croissait sur les bords de la rivière des Cris.

Roxane descendit de cheval, et sûre que Bianco n’abuserait pas de sa liberté, elle le laissa manger en paix. S’asseyant sur l’herbe, le dos appuyé à un rocher, elle se reposait de ses fatigues, quand elle entendit le pas cadencé d’un cheval, puis arriva un cavalier, se dirigeant, lui aussi, vers la rivière. C’était un homme âgé. Il salua Roxane, comme c’était l’habitude dans la Saskatchewan, et il dit, en s’épongeant le front avec son mouchoir :

— Il fait bien chaud, n’est-ce pas, Madame ?

— Oui, répondit Roxane. Et ce sera pire que cela quand le soleil aura pris de la force, tout à l’heure.

— Venez-vous de loin ? demanda l’étranger.

— Je retourne chez moi, aux Barrières-de-Péage, répondit indirectement Roxane. Je suis la gardienne des barrières.

— Ah ! Mlle Monthy, n’est-ce pas ? J’ai bien connu votre père, Mademoiselle. Quel brave homme que Philippe Monthy !

— Vraiment, Monsieur, vous avez connu mon bien-aimé père ! s’écria la jeune fille. Puis, avide d’informations, elle demanda : Connaissez-vous ce bois qui est à trois milles à peu près d’ici, dans la direction de l’ouest ?

— Oh ! oui, Mademoiselle, répondit l’homme : c’est la Forêt des Abîmes.

— La Forêt des Abîmes ! répéta Roxane.

— Nom assez sinistre, n’est-ce pas, Mademoiselle ? dit l’homme, en souriant. Mais, si jamais vous vous dirigiez de ce côté, ayez bien soin de ne pas vous tromper de route : celle de gauche, en allant vers l’ouest, est la seule praticable ; c’est une belle route aussi, car elle longe la rivière des Cris, jusqu’à la tête du lac de ce nom.

— Et la route de droite ? demanda Roxane, d’une voix qui tremblait un peu.

— La route de droite ?… Dieu vous préserve d’être jamais prise là, Mlle Monthy !… Il n’y a qu’un sentier, au nom aussi sinistre que celui de la forêt elle-même : le Sentier de la Mort. Ce sentier est, en quelque sorte, suspendu entre deux abîmes, et quiconque s’y hasarde n’en revient jamais.

— Merci pour les renseignements que vous avez bien voulu me donner ! dit Roxane, car le cavalier se disposait à partir.

Cet homme était loin de se douter que cette jeune fille avec qui il venait de causer, la gardienne des barrières de péage, avait, deux fois, parcouru la Forêt des Abîmes sur le Sentier de la Mort : la première fois, la nuit, au fracas du tonnerre et à la lueur des éclairs, sur un cheval ayant le mors aux dents ; la deuxième fois, tout à l’heure, alors que le soleil levant lui révélait les terribles dangers de ce sentier !

— J’espère que je finirai par oublier les dangers que je viens de courir, se disait Roxane ; cela finirait par m’énerver tellement ! Quand je serai de retour chez-nous, en sûreté auprès de petite Rita, je n’y penserai plus, probablement… Et cela me fait penser qu’il serait temps de partir. Allons, Bianco, dit-elle tout haut, aux Barrières-de-Péage, et d’un bon train !.

Nous avons vu Roxane arriver chez elle, nous avons vu aussi avec quelle joie elle a été reçue.

Comme elle se mettait à table pour déjeuner, quelqu’un frappa à la porte de la cuisine.

— Entrez ! fit-elle.

Le vieux facteur rural, le père Noé entra.

— Tiens, bonjour, père Noé ! dit Roxane. Vous êtes, comme toujours, le très bienvenu !

— Bien l’bonjour, Mam’zelle Roxane !

— Avez-vous déjeuné, père Noé ?

— Pas encore, Mam’zelle Roxane. Vous êtes bien honnête de me l’demander.

— Asseyez-vous, alors, et tenez-moi compagnie, dit la jeune fille, en plaçant un couvert sur la table. Avez-vous fini votre tournée, ou bien si vous ne faites que la commencer ?

— J’lai finie, Mam’zelle Roxane… J’ai deux revues pour vous, et aussi une lettre.

— Une lettre ! Vraiment !

— Voulez-vous que j’vous la r’mette tout d’suite votre lettre, Mam’zelle Roxane ?

— Non, non ! Rien ne presse. Quand vous aurez déjeuné ; la lettre peut attendre. Tenez, prenez de cette omelette ; elle est excellente.

— Et Mam’zelle Rita est en bonne santé, je l’espère ?

— Merci, père Noé, Rita se porte bien. Elle est avec Belzimir, dans le moment. Belzimir est à faire un petit appartement dans l’étable pour y loger un lapin que j’ai donné en cadeau à ma petite sœur.

— Chère petite Mam’zelle Rita ! s’exclama le vieux facteur. Eh ! bien j’vais aller donner un coup de main à Belzimir, si vous n’avez pas d’objections.

— Au revoir, alors ! dit Roxane. Vous passerez la journée avec nous ?

— Si vous voulez m’garder, je demande pas mieux que d’rester, bien sûr, Mam’zelle Roxane !

Aussitôt que le père Noé fut sorti, Roxane prit connaissance de la lettre que le facteur lui avait remise. En hâte, elle ouvrit l’enveloppe, car elle avait reconnu l’écriture de son amie Lucie de St-Éloi, l’enveloppe était bordée de noir ; la lettre contiendrait donc de mauvaises nouvelles… La grand’mère de Lucie peut-être ?…

Oui, Mme de St-Éloi était morte, et c’est pour apprendre cette triste nouvelle à son amie de cœur Roxane que Lucie écrivait. De la mort de sa grand’mère, elle avait le cœur brisé, car une affection presque extraordinaire avait lié Mme de St-Éloi et sa petite-fille Lucie.

Lucie, qui était restée orpheline, avait été adoptée par sa grand’mère à l’âge de deux ans. Mme de St-Éloi avait fait la vie belle pour sa petite-fille, et maintenant, elle n’était plus… Pauvre Lucie ! Sur chaque page de sa lettre se voyait la trace de ses larmes.

Dans un post scriptum, elle annonçait à Roxane qu’elle se proposait d’aller passer quelques jours aux Barrières-de-Péage. Pas maintenant ; dans un mois peut-être, si on était disposé à la recevoir.

Roxane se dit qu’elle écrirait à Lucie, le soir même, et qu’elle l’inviterait à venir passer le reste de la belle saison aux Barrières-de-Péage.

Cette amitié entre Roxane et Lucie datait de trois ans. Il y avait trois ans, en effet, Philippe Monthy avait loué Mon Refuge à Mme de St-Éloi, et dans cette petite cabane, elle avait passé tout l’été, avec Lucie et un domestique. Les deux jeunes filles, Roxane et Lucie, se voyaient tous les jours, et aussitôt, une amitié sincère et qui devait durer toute leur vie, les unit l’une à l’autre. Quand Mme de St-Éloi revint à Mon Refuge, l’année suivante, la joie avait été grande aux Barrières-de-Péage. Rita, elle aussi aimait beaucoup Mme de St-Éloi et Lucie. À Mme de St-Éloi petite Rita avait voué un véritable culte ; c’est que la grand’mère de Lucie comblait de gâteries la petite infirme.

Les réflexions de Roxane furent interrompues par le timbre résonnant dans la salle d’entrée : quelqu’un abordait le pont.

— Si c’était donc le médecin ! se dit-elle.

Elle courut à la fenêtre ayant vue du côté ouest de la route et elle vit une voiture s’approchant de la maison. Cette voiture contenait deux hommes : le Docteur Philibert et son domestique Célestin.