Roxane/14

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Éditions Édouard Garand (13p. 24-26).

CHAPITRE XIV

MAUVAISES NOUVELLES…


Il était huit heures, le samedi soir, quand le père Noé arriva aux Barrières-de-Péage, entrant par la porte de cuisine, comme c’était son habitude. Le facteur ayant soupé à un ranch avoisinant, Belzimir l’introduit immédiatement dans la salle, où se tenaient Roxane, Rita et Hugues.

— Oh ! Père Noé ! s’exclama Roxane. Vous êtes le bienvenu ! Asseyez-vous ! Vous nous apportez des nouvelles, n’est-ce pas ?

— Bien l’bon soir, Mam’zelle Roxane ! Bien l’bon soir, Mam’zelle Rita ! Ça va mieux, j’l’espère, M. Hugues ?

— Merci, père Noé, ça va beaucoup mieux.

— Avez-vu vu le bon Docteur, père Noé ? demanda Rita.

— Oui, Mam’zelle Rita… ou, du moins, j’ai eu d’ses nouvelles… Mam’zelle Roxane, dit-il, en s’adressant à la jeune fille, vous vous souv’nez que l’Docteur Philibert s’rendait auprès d’un malade, lorsqu’il est venu ici, samedi dernier ?

— Oui, je m’en souviens, répondit Roxane. Le Docteur se rendait chez un malade, qui demeurait à cinq ou six milles d’ici… Il ne lui est pas arrivé d’accident, je l’espère ?

— Eh ! bien, Mam’zelle Roxane, c’malade chez qui l’docteur s’rendait, avait les fièvres typhoïdes et l’Docteur Philibert a pris les fièvres de son malade ; le soir même, on l’mettait au lit, et il n’s’est pas r’levé depuis, dit le facteur.

— Ah ! s’exclamèrent-ils tous.

— J’ai vu Célestin, l’domestique du docteur. Il m’a dit que l’Docteur Philibert, arrivé chez lui, en rev’nant d’voir son malade, samedi dernier, n’avait pu prendre son souper. Il avait appelé son domestique, dans l’courant d’la veillée et lui avait dit : « Célestin, mon garçon, j’crois vraiment qu’j’ai pris les fièvres, de mon client. Pour le cas où j’tomb’rais malade, tu trouv’ras, sur mon pupitre, les indications à suivre pour me soigner ». Une heure plus tard, Célestin dut mettre son maître au lit, car il était atteint des fièvres typhoïdes.

— Pauvre Docteur Philibert ! dit Roxane.

— Va-t-il mourir le bon Docteur ? demanda Rita, en pleurant.

— Non ! Non ! Mam’zelle Rita ! assura le père Noé. Ça va un peu mieux. Moi, j’dois r’tourner chez l’docteur mardi, avec des remèdes, dont Célestin m’a demandé d’me charger ; j’arrêt’rai vous donner des nouvelles à mon r’tour du Valgai.

— N’y manquez pas, père Noé ! dit Roxane.

— Vous êtes-vous rendu aux Peupliers, père Noé ? demanda Hugues.

— Nous avons bien hâte d’avoir des nouvelles des Peupliers aussi ! dit Roxane.

— J’me suis rendu aux Peupliers et j’vais vous donner des nouvelles de là aussi. (Pas toutes les nouvelles c’pendant, se disait, in petto le vieux facteur) Certaines choses qu’il avait apprises ne devaient pas venir de lui, bien sûr !

— Eh ! bien ? fit Hugues.

— Je r’grette, M. Hugues, d’être le porteur d’mauvaises nouvelles…

— De mauvaises nouvelles ! s’écria Roxane. Qu’est-ce donc ?

— Lundi ont eu lieu les funérailles de M. d’Vilnoble, reprit le facteur, puis ensuite, la lecture de son testament, dans l’salon des Peupliers. Personne ne sait c’qui s’est passé ; mais on a entendu la voix d’Adrien, à plusieurs reprises, voix entr’coupée d’sanglots… Nul ne saura jamais pourquoi Adrien pleurait ainsi (nul parmi les domestiques, j’veux dire) car, à la lecture du testament, il n’y avait, à part du notaire Champvert, que Mme Dussol, Mlle Yseult et Adrien… Eh ! bien, Adrien n’a plus jamais parlé, après la lecture du testament d’M. d’Vilnoble : une attaque d’paralysie totale, dit-on, et l’soir même… il mourait.

— Mort ! Adrien mort ! s’écrièrent, en même temps Roxane et Hugues.

— Oui, mort… Adrien a eu une peine extraordinaire d’la mort d’son maître et…

— Pauvre Adrien ! murmura Hugues.

— Il vous aimait tant, M. Hugues ! dit Roxane, en pleurant.

— Je r’grette de n’vous apporter que d’mauvaises nouvelles, dit le père Noé ; je l’r’grette infiniment !

— Qui avez-vous vu aux Peupliers ? demanda Hugues.

— J’n’ai vu que Flore, la fille de chambre. Elle va quitter l’service ; de fait, tous les domestiques s’en vont, car, depuis la mort de M. d’Vilnoble, c’n’est plus tenable aux Peupliers, parait-il, Mam’zelle Dussol a pris l’commandement, et tous la détestent. Elle se propose, dit-on, de faire restaurer l’étage supérieur d’aile gauche et d’y loger les domestiques…

— Les appartements de ma mère ! s’écria Hugues, très indigné.

— Oui, M. Hugues. Or, vous savez la superstition qui règne parmi les domestiques des Peupliers : ils prétendent que l’aile gauche, du moins, les pièces qu’occupait, d’son vivant Mme d’Vilnoble, sont hantées et…

— Et dire que je ne puis pas me rendre aux Peupliers ! s’exclama Hugues. Ma cousine Yseult prend des libertés, je trouve !

Le père Noé eut l’air un peu embarrassé à cette exclamation de Hugues ; il en savait beaucoup plus long qu’il n’en disait, mais, encore une fois, il considérait qu’il ne lui appartenait pas, à lui, d’en dire davantage.

— L’notaire Champvert, reprit le facteur, est presque continuellement aux Peupliers ; on prétend qu’il va épouser Mam’zelle Dussol le plus tôt possible, c’est-à-dire, en dedans de trois mois. Mme Dussol ne fait qu’pleurer et sa fille lui fait des scènes.

— Ce que vous nous dites à propos du notaire Champvert me surprend beaucoup, père Noé, dit Roxane. Adrien m’a dit que Mlle Dussol n’aimait pas cet homme…

— Elle va l’épouser, cependant, Mam’zelle Roxane, et l’notaire agit déjà en maître aux Peupliers.

— Ciel ! s’écria Roxane, M. de Vilnoble, reprit-elle, en s’adressant à Hugues, ne voyez rien d’inhospitalier dans mes paroles ; mais il me tarde de vous voir partir pour les Peupliers… Il s’y passe d’étranges choses, à mon avis.

— Aussitôt que je pourrai me tenir en selle, dit Hugues, j’irai voir ce qui se passe aux Peupliers… Ce notaire Champvert…

— M. Champvert est un triste sire, je vous l’assure, M. de Vilnoble, affirma Roxane. Je ne veux pas commettre un jugement téméraire, mais, cet homme, je le crois capable de tous les forfaits. Jamais je n’oublierai le regard de haine et de colère qu’il a lancé à votre père mourant, jamais !

Un pli soucieux se creusait sur le front de Roxane, et quand elle fut rendue dans sa chambre à coucher, elle se mit au lit, mais elle ne put dormir. Il se passait quelque chose de très étrange aux Peupliers… Elle ne comprenait pas comment il se faisait qu’Yseult Dussol eut pris sur elle de donner des ordres dans cette maison, qui appartenait à Hugues maintenant… De plus, il était singulier que le notaire ne fût pas encore venu aux Barrières-de-Péage avertir Hugues de son héritage : Champvert savait que Hugues était chez Roxane… alors, pourquoi ce retard ?…

Mais les inquiétudes de Roxane semblaient être mal fondées, car le lendemain, vers les onze heures de l’avant-midi, le notaire Champvert arriva à la tête du pont de la barrière de péage. Il était à cheval. Sans doute, il venait voir Hugues de Vilnoble pour lui annoncer qu’il était l’héritier de son père. Bruno, qui était couché dans la salle d’entrée, sembla ressentir une grande colère, aussitôt que le cheval du notaire posa le pied sur le premier madrier du pont, car il aboya avec fureur et voulut s’élancer dehors.

C’est Belzimir qui reçut le péage de Champvert, qui passa sur le pont sans s’arrêter, au grand étonnement de Roxane.

Aussitôt que le notaire eut disparu, Belzimir entra dans la salle et dit à Roxane :

Mlle Roxane, avez-vous reconnu cet homme qui vient de passer la barrière ?

— Mais… commença la jeune fille…

— Bruno l’a reconnu, bien sûr ! reprit le serviteur. Cet individu c’est celui qui est passé sur le pont le soir de l’accident de M. de Vilnoble, et qui a refusé de nous aider à transporter le blessé jusqu’à la maison.

— En es-tu sûr, Belzimir ?

— Sûr. Eh ! oui, Mlle Roxane. Et, Dieu me pardonne si je me trompe, mais je crois sincèrement que c’est ce personnage qui avait roulé sur le chemin des pierres qui ont fait buter Bianco.

Il était quatre heures de l’après-midi quand le notaire passa, de nouveau, la barrière ; il retournait chez lui, évidemment. Le temps étant splendide, Roxane et Hugues étaient assis dans le parterre. Hugues lisait tout haut, tandis que Roxane brodait. Rita, couchée dans un hamac, dormait.

Aussitôt que le cheval de Champvert eut mis le pied sur le pont, la jeune gardienne des barrières se leva, pour faire la collecte du prix de passage. Le notaire, sans même arrêter son cheval, qui allait au petit trot, jeta aux pieds de Roxane une pièce de monnaie. Mais, voilà que son cheval est saisi par la bride et que la voix de Hugues, tremblante de colère, dit :

— Monsieur, descendez de cheval, ramassez cette pièce de monnaie, et remettez-la poliment (poliment, entendez-vous) ! à cette demoiselle.

— Lâchez la bride de mon cheval ! cria Champvert.

Au son de cette voix, Bruno, qui était couché près du hamac, arriva en aboyant.

— Descendez de cheval à l’instant, et faites ce que je vous ai dit ! répéta Hugues.

Champvert saisit son fouet, et il se disposait à l’appliquer sur le visage de Hugues, quand celui-ci s’en saisit.

— Si vous ne faites pas ce que je vous commande, fit Hugues, je vous donnerai la volée et si ça ne suffit pas, Bruno, le chien, ne demande qu’à vous donner une… inoubliable leçon ; voyez plutôt !

Bruno montrait toutes ses dents et il grondait d’une façon peu rassurante.

Le notaire dut donc descendre de cheval. Il ramassa la pièce de monnaie et la remit à Roxane, avec une inclination de tête, que Hugues trouva insultante, tant elle était exagérée.

— Faites vos excuses à Mlle Monthy ! dit Hugues à Champvert.

Champvert sembla hésiter à obéir, ce que voyant, Hugues le saisit au collet et le secoua comme on ferait d’un chien.

— Faites vos excuses, entendez-vous, sinistre voyou ! Et cessez de sourire ainsi, ou je lance le chien sur vous !

M. Hugues de Vilnoble, dit le Notaire Champvert, quand il se fut soumis aux exigences de Hugues, vous avez la haute main aujourd’hui ; mais, ne l’oubliez pas : rira bien qui rira le dernier !

Puis, ayant fouetté son cheval, l’aimable personnage prit la route de l’ouest… Mais Roxane fut étreinte soudain d’un funeste pressentiment.