Roxane/29

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Éditions Édouard Garand (13p. 46-48).

CHAPITRE VI

DOUBLE MISSION


Ce n’est pas à pied, mais à cheval que Roxane se rendit chez le Docteur Philibert, le lendemain soir, vers les huit heures.

À l’heure du dîner aux Peupliers, une servante était allée frapper à la porte de sa chambre et lui avait dit :

Mme Louvier, Mme Champvert demande si vous voulez descendre à la salle à manger immédiatement.

— Qu’y a-t-il ? demanda Roxane.

— Je ne sais pas, répondit la servante ; mais je crois que Madame a un service à vous demander, car je l’ai entendue qui disait à M. Champvert : « peut-être Mme Louvier nous rendrait-elle ce service ».

En entrant dans la salle à manger, Roxane vit Yseult à l’une des extrémités de la table, le notaire Champvert à l’autre, et, entre eux, le juif Silverstien. Tous avaient un air assez maussade et très ennuyé.

Mme Louvier, dit Yseult, j’aurais un service à vous demander…

— Si je puis vous le rendre, ce sera avec plaisir.

— Vous avez appris, sans doute, que Justin, le portier, est malade, depuis ce matin ?

— Oui, madame, je l’ai appris.

— Or, reprit Yseult, il fait beaucoup de température, et je crains qu’il soit atteint de quelque maladie contagieuse. Je voudrais donc vous demander si vous iriez chez le Docteur Philibert, et le prier de venir ici, ce soir, si possible ?

— C’est bien, Madame, j’irai, répondit la jeune fille.

Savez-vous monter à cheval ? demanda Mme Champvert.

Roxane ne put s’empêcher de sourire. Savait-elle monter à cheval ?… Devant ses yeux passa la vision de sa course sur Bianco, certaine nuit… Elle pensa aussi à la Forêt des Abîmes et au Sentier de la Mort… Mais, c’est d’une voix tranquille qu’elle répondit :

— Oui, je sais monter à cheval.

— Alors, je vais donner l’ordre de seller Jupiter, dit Yseult, en posant son doigt sur un timbre.

— Faire seller Jupiter à cette heure ! s’écria Champvert. Ma foi, Yseult.

— Sois assez bon de te mêler de ce qui te regarde, mon cher, riposta la jeune femme. Puis s’adressant au domestique qui venait d’entrer dans la salle à manger, elle ajouta : Dites au cocher de seller Jupiter à l’instant.

— Je serai prête à partir dans cinq minutes, dit Roxane, en se dirigeant vers la porte de la salle à manger.

— Attendez ! s’écria Yseult. Vous ne connaîtriez pas quelqu’un (quand ce serait qu’un enfant) qui pourrait remplacer Justin pour quelques jours ? Vous savez que je donne un grand dîner demain soir, et je ne puis me passer d’un portier.

— Je ne connais personne, répondit Roxane. Mais peut-être le Docteur Philibert pourrait-il vous recommander quelqu’un.

Vite, la jeune fille quitta la salle à manger. Elle avait tant hâte de voir le Docteur Philibert ! Elle avait tant de choses à lui dire, tant de conseils à lui demander au « bon Docteur », comme disait Rita !

Inutile de dire qu’elle fut la très-bienvenue. C’est le médecin lui-même qui vint lui ouvrir.

Mlle Monthy… ou plutôt, Mme Louvier ! s’écria-t-il, en apercevant Roxane. Entrez ! Vous êtes des milliers de fois la bienvenue !

— Savez-vous, Docteur, dit la jeune fille, quand elle eut été installée dans un confortable fauteuil, en face du médecin, savez-vous que j’ai failli passer tout droit ?… Je n’étais pas bien sûre d’être au Valgai, à cause de cette nouvelle construction, tout à côté de votre maison.

— Ah ! oui, fit le docteur, dont la joviale figure se rembrunit un instant.

— Mais, qu’est-ce que cette bâtisse ? demanda Roxane. J’ai vu qu’elle était éclairée à l’intérieur.

— Je vous expliquerai cela tout à l’heure, ma chère enfant. D’abord, que je vous donne des nouvelles de chez-vous… Je suis arrêté aux Barrières-de-Péage cet après-midi. Je les ai trouvés tous en excellente santé et d’agréable humeur ; votre dernière lettre à Mlle de St-Éloi, dans laquelle vous annoncez votre retour, avant un mois, les a réjouis tous.

— Oui, j’espère bien être de retour chez-nous avant un mois. Le testament… Lucie vous a-t-elle dit que je l’avais vu, et que je n’attendais qu’une occasion de m’en emparer ?

— Elle me l’a dit, répondit le médecin.

— Malheureusement, quoique je sache que le testament existe et qu’il est encore entre les mains du voleur, (je veux dire le notaire Champvert) je ne parviens pas à trouver la combinaison du coffre-fort, dans lequel le testament est enfermé. Mais, que je vous raconte d’abord comment j’ai appris la chose. Voici :

Roxane décrivit la scène conjugale dont elle avait été témoin, et elle ajouta ;

— Il me tarde de m’en aller des Peupliers, je vous l’assure, Docteur ! Il me semble que, dans l’atmosphère de cette maison, on ne respire que drame ou tragédie. Si vous voyiez le visage de Mme Champvert ! Depuis la scène dont je viens de vous parler, on peut lire dans les yeux de cette femme comme une résolution désespérée. Ils se détestent ces deux époux, et ils s’adressent l’un l’autre comme je ne parlerais pas, moi, à… Bruno, notre chien… Mais, laissons cela… Voici le dessin dont je vous ai parlé ; c’est la reproduction exacte de la combinaison coffre-fort de M. Champvert.

Elle présenta une feuille de papier au docteur Philibert.

— Tiens ! ce sont des lettres, au lieu d’être des chiffres ! s’exclama celui-ci. Il faudrait trouver le mot qui fait fonctionner la serrure… Hem ! Hem ! Je crains fort que ce soit une tâche au-dessus de vos forces, chère Mlle Monthy !

— Ce mot, ou ce nom, est très court, dans tous les cas ; il ne se compose que de trois lettres, répondit Roxane.

— De trois lettres, dites-vous ! Un nom plutôt qu’un mot ! Eurêka ! Eurêka ! s’écria le médecin.

— Vous avez trouvé, Docteur ? Qu’est-ce, oh ! qu’est-ce ?

— Ce coffre-fort appartenait à mon vieil ami M. de Vilnoble. Or, il a choisir, pour la combinaison de la serrure, le nom de sa femme, la mère de Hugues, et ce nom se compose de trois lettres, exactement ; ce nom c’est Réa.

— Ciel ! s’écria Roxane ; c’est bien cela : R É A ! Le testament sera entre mes mains aussitôt que je pourrai me faufiler dans l’étude, maintenant.

— Pourtant, vous aurez à user d’infinies précautions, ma pauvre enfant, continua le médecin. Ce Champvert…

— Ah ! cela me fait penser à vous poser une question ! fit Roxane. Et, regardant le médecin bien en face, elle demanda : Docteur Philibert, avez-vous déjà entendu prononcer le nom de Décart ?

— Décart ! cria le docteur. Grand Dieu, oui, je connais ce nom ! Dites-moi…

— Ce nom de Décart est associé à un crime, n’est-ce pas ? Un crime qu’on désigne sous le nom du meurtre de l’auberge du Tigre-Rampant… Et, pour ce meurtre, un innocent a été arrêté, jugé, puis condamné à mort…

— Vous savez ?… balbutia le Docteur Philibert.

— Oui, je sais… M. Armand Lagrève, le cousin de Hugues, le fiancé de Lucie…

— Pauvre Armand !

— Ce Décart a disparu ; mais moi, je sais où il est. Je sais aussi, sous quel nom il est connu maintenant…

— Vous ? Mlle Monthy ! Vous savez…

— Oui, Docteur. Décart, son véritable nom c’est… Ignace Décart-dit-Champvert ; voilà !

— Champvert ! s’écria le médecin. Grand Dieu ! Cet homme n’est pas seulement un voleur ; c’est aussi un assassin !… Mais, comment axez-vous appris ?

Roxane raconta, en détail, l’entrevue entre Champvert et Silverstien. Le Docteur Philibert n’en revenait pas !…

— Ce petit papier bleu, acheva Roxane, il me le faut, et je l’aurai ! Ce papier contient la justification de M. Lagrève… J’ai donc double mission à accomplir au Peupliers : celle de m’emparer du dernier testament de M. de Vilnoble, et celle de me faire remettre, par le juif allemand Silverstien ce papier sur lequel est la confession d’Ignace Décart-dit-Champvert… Écoutez-moi bien, cher bon ami ; je vais vous soumettre mon plan concernant ce Silverstien.

Elle parla longtemps, le Docteur Philibert l’écoutant avec des hochements de tête et des exclamations.

— Je ne puis vous donner ni des conseils, ni mon approbation, Mlle Monthy, dit le médecin, quand Roxane lui eut soumis son plan en entier. La double mission dont vous vous êtes chargée est pleine de dangers… N’oubliez pas que vous avez affaire à deux bandits : Décart — je veux dire Champvert — et Silverstien… Je ne puis que vous dire du fond du cœur : Que Dieu vous guide et vous vienne en aide !

— Merci, Docteur ! répondit Roxane, en se levant pour partir. Oh ! j’allais oublier de vous dire, ajouta-t-elle, que Mme Champvert désire que vous alliez aux Peupliers, ce soir même, si possible.

Mme Champvert serait-elle malade ?

— Non, pas Mme Champvert, mais Justin, le portier. Il est tombé malade ce matin, et il fait beaucoup de température, paraît-il.

Une expression d’inquiétude se peignit sur le visage du médecin.

— Je vais seller Diavolo et vous accompagner aux Peupliers, dit-il.

Mme Champvert, qui donne un grand dîner, demain soir, aurait bien besoin de faire remplacer Justin à la porte. Or, j’ai pensé à Souple-Échine… Pourquoi ne s’engagerait-il pas comme portier aux Peupliers ! dit Roxane. Qui sait ?… Peut-être aimerai-je à l’avoir sous la main cet enfant et pourra-t-il m’être d’un grand secours, dans la double mission que je veux accomplir.

— Demain matin, je mènerai Souple-Échine aux Peupliers, Mlle Monthy, répondit le docteur. Auparavant, je le mettrai un peu au courant de…

— Dites lui seulement, à Souple-Échine, que nous allons travailler ensemble pour « Tit maître », dit Roxane, en riant.

— Oui, ça suffira, je crois, répondit le médecin, en riant lui aussi, d’un bon cœur. Mais le petit Sauvage aime aussi « la belle dame », qui lui faisait parvenir des friandises, alors qu’il était malade.

En quittant le Valgai, Roxane se tourna du côté du Docteur Philibert, qui chevauchait près d’elle, et lui dit, en désignant la nouvelle construction, qui faisait suite à la maison du médecin, et dont l’intérieur était vivement éclairé :

— Vous ne m’avez pas dit ce que c’est que ce bâtiment ?

Le visage du médecin devint grave.

— C’est un hôpital, Mlle Monthy.

— Un hôpital !

— Oui. Il y a, depuis trois semaines, quelques cas de fièvres typhoïdes dans les environs et…

— Une épidémie ! s’écria Roxane.

— Eh ! bien, oui, une épidémie.

— Rita… murmura la jeune fille.

— Je vous l’ai dit, Mlle Monthy, tous sont en excellente santé aux Barrières-de-Péage. Je leur ai indiqué un procédé pour filtrer l’eau, je leur ai recommandé une certaine diète et aussi beaucoup d’exercice en plein air… Mais, je crains bien que le portier des Peupliers ne soit atteint des fièvres… Si vous le voulez bien, nous ferons prendre à nos chevaux un temps de galop. Allons !

— Et qui vous aide à soigner les malades de votre hôpital, Docteur ?

— J’ai, dans le moment, cinq malades, répondit le médecin. Heureusement j’ai une bonne infirmière pour m’aider : Mlle Catherine, la fille du père Noé.

— Cette bonne Mlle Catherine ! s’exclama Roxane. Nous la connaissons bien Rita et moi, car elle est venue, à plusieurs reprises, passer le dimanche aux Barrières-de-Péage… Mais, un temps de galop, Docteur ! Marche, Jupiter, bon cheval, marche !

— Au galop, Diavolo ! commanda le médecin. Marche !

Et c’est au galop que les deux chevaux parcoururent les trois milles qui séparaient encore le Valgai des Peupliers.