Roxane/28

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (13p. 44-46).

CHAPITRE V

ON FAIT LA CONNAISSANCE DE DÉCART


Durant la semaine qui suivit le départ de Mme Dussol, rien d’extraordinaire ne se passa aux Peupliers. Roxane cherchait toujours l’occasion de s’emparer du testament ; mais ce n’était pas chose facile, et la fiancée de Hugues commençait à se désespérer un peu. Le coffre-fort de Champvert était toujours fermé ; combien de fois la jeune fille avait essayé de l’ouvrir ! C’était une assez singulière combinaison que celle de ce coffre-fort : au lieu de chiffres, c’étaient des lettres qui en formaient la clef. Évidemment, à moins de connaître le mot qui en faisait fonctionner la serrure, il n’y avait rien à faire. Or, une chose était certaine : le mot ou le nom qui ouvrait le coffre-fort était court, trois lettres seulement… mais il s’agissait de savoir ce mot ou ce nom.

On était au vendredi soir. Yseult, qui continuait à bouder son mari (et pour cause) était allée dîner et passer la veillée chez une de ses amies, Mme Faure, qui demeurait à deux milles des Peupliers. Champvert (Roxane s’en était assurée) s’était retiré dans la bibliothèque. Les domestiques étaient occupés, chacun à sa manière.

Roxane entra dans l’étude. Elle allait faire un dessin aussi exact que possible de la serrure du coffre-fort ; ce dessin, elle le montrerait au Docteur Philibert, et ensemble, ils essayeraient d’en découvrir le secret.

La jeune fille, à genoux auprès du coffre-fort, était occupée à comparer le dessin qu’elle venait de tracer avec la serrure elle-même, quand elle entendit des pas s’approchant de l’étude : c’était Champvert ! Elle n’eut que juste le temps d’entrer dans le passage-armoire, dont elle ferma la porte à demi, et de s’y cacher, quand le notaire entra. Il se dirigea du côté de son pupitre et se mit à examiner des papiers, puis il s’approcha du coffre-fort. « Clik ! Clik ! Clik ! » et avec un bruit sourd le coffre-fort s’ouvrit. Trois lettres… Oui, de trois lettres seulement se composait le mot ou le nom que Roxane eut donné dix ans de sa vie pour savoir.

À ce moment, résonna la cloche de la porte d’entrée, et au bout de quelques instants, Justin, le portier des Peupliers, entra dans l’étude et dit à Champvert que quelqu’un venait d’arriver et qu’il demandait instamment à parler au notaire.

— Un client, je suppose, dit Champvert ; faites entrer.

Le domestique se retira et presqu’aussitôt, un être assez bizarre se présenta à la porte de l’étude. Un Juif, petit de taille, aux yeux bruns, aux pommettes saillantes, et dont le bas du visage disparaissait sous une barbe noire. Son aspect n’avait rien de bien effrayant ; mais Champvert, en apercevant son visiteur, devint blanc comme la chaux, ses yeux et sa bouche s’ouvrirent démesurément et il se mit à trembler visiblement.

— Gomment va, ger M. Janfert ? dit le juif, avec un sourire qui découvrit ses dents brunes.

— Henric Silverstien ! murmura le notaire.

— Eh ! foui, c’est le pon ami Silverstien, répondit le juif. Fous êtes gontent te me revoir, che zais, Janfert ! Hé hé hé !

— Que venez-vous faire ici, Silverstien ? demanda Champvert.

— Che fiens vaire une longue fisite, foui, une longue fisite.

— Je le regrette, mais je ne puis vous recevoir, Silverstien.

— Fous ne poufez bas me rezefoir, tides-vous ! s’écria Silverstien. Non ger M. Tégart !

— Chut ! Pas ce nom ici ! Il y a longtemps que j’ai abandonné le nom de Décart ; je suis connu seulement sous le nom de Champvert.

— Ah ! foui ! Janfert-dit-Tégart, ou bludot, Tégart-dit-Janfert, hein ? Eh ! pien, che ne fous plâme bas d’afoir apantonné le nom de Tégart, gui est assozié afec le meurtre de l’auperche tu Dicre-rambant Hé Hé Hé !

— Que voulez-vous de moi, Silverstien ? demanda le notaire d’une voix tremblante. Est-ce de l’argent ? Je pourrais peut-être vous donner…

— Gompien ?

— Combien ?… Mais… quelques dollars…

— Guelques tollars, tites-fous, M. Tégart, guand che porte zur moi, en ce moment, un betit pabier pleu qui…

— Le papier ?… Le papier bleu ?… Vous l’avez donc encore ?

— Mais, foui !

— Combien désirez-vous pour ce papier, Silverstien ?

— Compien ?… Fingt-mille biasdres.

— Vingt-mille piastres. Je ne les ai pas.

— Fous les drouferez pien ger M. Tégart ! En addentant, che tésire être rezu izi, aux Peubliers, gomme fotre meilleur ami.

— Impossible ! cria Champvert.

— Asseyons-nous et gausons, foulez-vous, M. Tégart ?

— Pourquoi persistez-vous à me nommer Décart, Silverstien ?

— Bourquoi ? Mais, barzeque c’est sous ce nom que che fous gonnaissais, lors du meurtre te l’auperche tu Dicre-Rambant… Barlons-en te ce meurdre, ger ami. Une guerelle de cheu afec un étrancher. Fous, Tégart, fous êtes surpris par l’étrancher, drichant aux gartes. L’étrancher vous chette son mébris à la faze, et bour fous fencher, fous le zuifez (l’étrancher) et fous le tardez au gœur.

— Taisez-vous ! Taisez-vous ! s’exclama Champvert, dont les dents claquaient.

— Eh ! foui, reprit le juif, fous êtes un assazin, Tégart-dit-Janfert ! Ch’en ai la breuve sur moi… Tésirez-fous en prendre gonnaissance de ze bedit babier pieu ?… Aimeriez-fous l’endentre lire ?

Silverstein retira de son gousset un portefeuille énorme et crasseux, duquel il retira un papier bleu pâle, qu’il montra au notaire. Celui-ci fit un mouvement pour s’élancer vers le juif ; mais Silverstien s’était attendu à cela, sans doute, car Champvert se trouva soudain arrêté par la vue d’un revolver de fort calibre que le juif venait de braquer sur lui.

— Bas de farze, ger M. Tégart, et bas les battes, hein ! Retournez à votre jaise, et égoutez pien ; che fais fous tonner legture du betit babier pleu… Ou blutôt, fenez le lire fous-même. Lisez-le tout haut, ch’aimerais à l’entendre lire, oh ! peaucoup !

Champvert, comme s’il eut obéi à une volonté plus forte que la sienne, s’approcha du juif, et tandis que celui-ci tenait d’une main le papier, et de l’autre son revolver, le notaire lut, tout haut, ce qui suit :

« C’est moi qui ai assassiné, pour me venger, le 13 juin 19… un étranger, non loin de l’auberge du Tigre-Rampant, en lui plongeant un poignard dans le cœur ».

Signé Ignace Décart-dit-Champvert.

« en présence de Henric Silverstien, qui m’a vu commettre le meurtre, et qui appose ici sa signature.

Signature du témoin,
Henric Silverstien ».


— Hein ! fit le juif, quand Champvert eut lu le papier. Ce babier ne vaut-il pas bas plus gue les fingt-mille piastres gue je fous en temande ?

— Eh ! bien, non ! répondit le notaire. Non ! comprenez-vous Silverstien. C’est un des employés de l’auberge du Tigre-Rampant qui a été accusé du meurtre de l’étranger et condamné à mort pour ce crime. Ainsi… Cet employé, un nommé Armand Lagrève, vous vous en souvenez ?…

— Oh ! foui, che me soutiens, Tégart-dit-Janfert. Che me soutiens aussi qu’Armand Lacrève s’est éjappé de la prisson.

— Oui. Armand Lagrève s’est échappé de la prison, comme vous le dites, Silverstien, huit jours avant celui où il devait monter sur l’échafaud… Aux yeux de la loi, cependant, Armand Lagrève est un assassin.

Dans le passage-armoire, Roxane, depuis que Champvert avait prononcé, pour la première fois le nom d’Armand Lagrève, tenait son mouchoir pressé contre sa bouche, pour ne pas crier. Armand, le fiancé de Lucie !

— Laissons zela, Janfert, dit le juif. Chusqu’à ce gue fous ayez trouvé les fingt-mille biastres, che resterai izi, gomprenez-fous ?… Et fous me traiderez en ami, sinon ce zera bire bour fous. Est-ze ententu ?

— Il le faut bien ! répondit Champvert. Suivez-moi alors je vais vous conduire à votre chambre.

— C’est pien ! Mais, bas de farze, hein, Tégart ?

— Pas de farce… ?

— Non, bas de farze… Fous savez si pien jouer du poignard, gue…

— Venez ! se contenta de répondre le notaire. Et tous deux quittèrent l’étude.

Roxane sortit sur la terrasse par la fenêtre et vite elle monta à sa chambre. Elle venait d’apprendre de terribles choses : Champvert était un assassin aussi bien qu’un voleur !… Armand Lagrève, faussement accusé, était obligé de se dérober à la justice…

Ce papier bleu, sur lequel était la confession du véritable meutrier, Roxane se dit qu’elle allait faire l’impossible pour s’en emparer… Le testament, puis le papier bleu…. Eh ! bien, elle trouverait un moyen…

Demain, elle irait chez le Docteur Philibert ; elle lui raconterait tout.

Rien au monde ne l’empêcherait d’aller chez le médecin, le lendemain soir, quand elle devrait parcourir à pied les quatre milles séparant les Peupliers du Valgai !