Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/De maistre Guillaume de Saint-Amour

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Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 71-77).

De Maistre Guillaume de Saint-Amour,
ou ci encoumence

LI DIZ DE MAITRE GUILLAUME DE SAINT-AMOUR, COUMENT IL FUT ESCILLIEZ,

ou

DE MÈTRE GUILLAUME DE SAINT-AMOUR[1].


Mss. 7218, 7633, 7615.
Séparateur



Oiez, prélat et prince et roi,
La desreson et le desroi
C’on a fet à mestre Guillaume :
L’en l’a banni de cest roiaume ;
A tel tort[2] ne morut mès hom.
Qui escille homme sanz reson,
Je di que Diex qui vit et règne
Le doit escillier de son règne.
Qui droit refuse, guerre quiert ;
Et mestre Guillaume requiert
Droit et reson sanz guerre avoir.
Prélat, je vous faz asavoir
Que tuit en estes avillié.
Mestre Guillaume ont escillié
Ou li rois ou li apostoles[3] :

Or, vous dirai à briez paroles
Que se l’apostoiles de Romme
Puet escillier d’autrui terre homme,
Li sires n’a nient en sa terre,
Qui la vérité veut enquerre.
Se li Rois dit en tel manière,
Qu’escillié l’ait par la prière
Qu’il ot de la pape Alixandre[4],
Ci poez novel droit aprendre[5] ;
Mès je ne sai comment a non,
Qu’il n’est en droit[6] ne en canon ;
Car rois ne se doit pas mesfère
Por chose[7] c’on li sache fère.
Se li Rois dist qu’escillié l’ait,
Ci a tort et péchié et lait,
Qu’il n’afiert à roi ne à conte,
S’il entent que droiture monte,
Qu’il escille homme, c’on ne voie
Que par droit escillier le doie ;
Et se il autrement le fet,
Sachiez, de voir, qu’il se mesfet.

Se cil devant Dieu li demande,
Je ne respont pas de l’amande.
Li sans Abel requist justise
Quant la persone fu ocise.
Por ce que vous véez à plain
Que je n’ai pas tort, si le plain ;
Et que ce soit sanz jugement
Qu’il sueffre cest escillement,
Je le vous monstre à iex voians,
Ou droiz est tors et voirs noians.

Bien avez oï la descorde[8]
(Ne covient pas que la recorde)
Qui a duré tant longuement
(.Vij. ans tos plains entirement)
Entre la gent Saint-Dominique
Et cels qui lisent de logique[9].

Assez i ot pro et contrà :
L’uns l’autre sovent encontra,
Alant et venant à la cort.
Li droit aus clers furent la cort,
Quar cil i firent lor voloir,
Cui qu’en déust le cuer doloir,
D’escommenier et d’assaudre :
Cui blez ne faut, sovent puet maudre[10].

Li prélat sorent cele guerre :
Si commencièrent à requerre
L’université et les frères
Qui sont de plus de .iiij. mères,
Qu’il lor lessaissent la pais fère.
Et guerre si doit mult desplère
A gent qui pais et foi sermonent
Et qui les bons examples donent,
Par parole et par fet ensamble.
Si comme à lor oevre me samble,

Il s’acordèrent à la pès,
Sanz commencier guerre jamès[11] :
Ce fu fiancié à tenir
Et scelé por souvenir.

Mestre Guillaume au roi vint,
Là où des gens ot plus de .xx.
Si dist : « Sire, nous sons en mise
Par le dit[12] et par la devise
Que li prélat deviseront :
Ne sai se cil la briseront. »
Li rois jura : « En non de mi !
Il m’auront tout à anemi
S’ils la brisent ; sachiez sans faille :
Je n’ai cure de lor bataille ! »
Li mestres parti du palais,
Où assez ot et clers et lais,
Sanz ce que puis ne mefféist,
Ne la pais pas ne defféist :
Si l’escilla sanz plus véoir.
Doit cis escillemenz séoir ?
Nenil, qui à droit jugeroit,

Qui droiture et s’âme ameroit.

S’or fesoit li rois une chose
Que mestre Guillaume propose
A fère, voir ce que il conte,
Que l’oïssent et roi et conte,
Et prince et prélat tout ensamble[13],
S’il dit riens que vérité samble,
Se l’ face l’en, ou autrement
Mainte âme ira à dampnement ;
S’il dit chose qui face à tère,
A enmurer ou à desfère,
Mestre Guillaume du tout s’offre
Et otrie s’il ne se sueffre.

Ne dites pas que ce requière
Por venir el roiaume arrière[14] ;
Mès s’il dit riens qu’aus âmes vaille,
Quant il aura dist si s’en aille ;
Et vous aiez sor sa requeste
Conscience pure et honeste.
Et vous tuit qui le dit oez,
Quant Diex se monsterra cloez
Que c’ert au jor du grant juise,

Por lui demandera justise.
Et vous, sor ce que je raconte,
Si en aurez paor et honte.
Endroit de moi vous puis-je dire,
Je ne redout pas le martire
De la mort, d’où qu’ele me viègne,
S’èle me vient por tel besoingne[15].



Explicit de mestre Guillaume de Saint-Amor.

  1. Voyez la note K, à la fin du volume.
  2. Ms. 7615. Var. A tel mort.
  3. Une chose bien singulière, c’est que dans la bulle du pape qui bannit Guillaume de Saint-Amour il est dit que le roi lui-même avait demandé l’exil de ce docteur. Crevier (Histoire de l’Université) fait sur ce point les réflexions suivantes : « Si saint Louis, pour éloigner de ses états un docteur qui n’était pas même né son sujet, croyait avoir besoin de l’autorité du pape, il fallait, ce qui n’est pas probable, qu’il eût bien oublié la mesure et l’étendue de son pouvoir. D’un autre côté, si le fait n’était pas vrai, on aurait grand lieu de s’étonner que le pape en prît en quelque façon le roi lui-même à témoin. Je laisse cette difficulté à examiner à d’autres. » On voit par les vers de Rutebeuf que du temps de saint Louis même on examinait déjà cette difficulté.
  4. Alexandre IV. (Voyez, à la fin du volume, la note K.)
  5. Ms. 7615. Var. Entendre.
  6. Ms. 7633. Var. Loi.
  7. Mss, 7615, 7633. Var. Por prier.
  8. Voyez plus loin les pièces relatives aux ordres religieux et à l’Université.
  9. Je ne puis laisser passer ce mot sans l’accompagner d’une explication accessoire qui me paraît fort importante. L’enseignement de la logique dans les écoles, opéré par suite de l’engouement conçu au 12e siècle pour Aristote, fut une chose bien fatale pour les études littéraires, et qui retarda de beaucoup leurs progrès. Auparavant on avait un système d’enseignement qui comprenait ce qu’on appelait les sept arts, savoir : la musique, la rhétorique, l’astronomie, l’arithmétique, la géométrie, la théologie et la grammaire. Dans cet ordre d’études divisé en deux parties, dont l’une s’appelait trivium et l’autre quadrivium, rentrait la lecture des principaux auteurs de l’antiquité, et surtout d’Homère, de Virgile, de Cicéron. Il est facile de s'en convaincre en parcourant les écrits d’Abeilard, de Jean de Salisbury, et surtout le Verbum abbréviatum de Pierre-le-Chantre. Il paraît même qu’on abusait quelquefois de cette érudition de fraîche date, puisque nous la retrouvons jusque dans les sermons, et que Bernard de Chartres disait plaisamment, en faisant allusion à cette manie de citer les anciens auteurs, que les savants de son temps étaient comme des nains montés sur les épaules de géants afin de voir plus loin qu’eux au moyen de ces secours empruntés. » Mais du moment que la secte des cornificiens (ainsi nommée par allusion au poète Cornificius, qui critiqua Virgile) eut attaqué ce mode d’enseignement, on l’abandonna peu à peu, et au 13e siècle les sept arts étaient complètement délaissés pour la logique ou philosophie. Je me trompe : on enseigna bien encore la grammaire, mais elle ne consista plus qu’à expliquer Priscien, grammairien du 6e siècle. Paris surtout se jeta à corps perdu dans ce mouvement, qui, joint à la théologie scolastique et aux disputes religieuses, fit reculer les belles-lettres à grands pas vers la barbarie. Heureusement que toutes les écoles du royaume n’approuvèrent pas ce changement. Les maîtres d’Orléans entre autres résistèrent, et développèrent même davantage l’étude de la grammaire. Il nous est resté de cette dissension un monument fort curieux : c’est le fabliau intitulé, La bataille des sept arts, dont M. Legrand d’Aussy a donné un aperçu dans le tome ve des Notices des Mss., pages 496-512, et qu’on trouvera tout entier dans la nouvelle collection de fabliaux que j’imprime.
  10. Ms. 7633. Var. Morre. — Ms. 7615, Var. Mordre.
  11. Ceci est une allusion (voyez la note sur Guillaume de Saint-Amour) à l’accord que firent en 1256 l’Université et les ordres, par l’entremise des prélats, dans un concile tenu à Paris et présidé par l’archevêque de Sens. Dans ce concile on nomma pour arbitres quatre archevêques, savoir : Philippe de Bourges, Thomas de Reims, Henri de Sens, Eudes de Rouen. La sentence qu’ils portèrent sembla satisfaire tout le monde, excepté le pape, qui la cassa par trois bulles données coup sur coup, sans même prendre soin de la faire examiner.
  12. Ms. 7615, Var. Par l’acort. — On ne trouve nulle part, dans les chroniqueurs contemporains, mention de ces faits minutieux ; mais la visite de Guillaume de Saint-Amour au Roi, ses paroles à ce prince et celles que lui répondit Louis XI n’ont rien que de vraisemblable.
  13. C’est peut-être pour éviter de voir accepter des propositions semblables, que Guillaume faisait probablement par écrit du fond de son exil, que le pape défendit, sous peine d’excommunication, qu’on reçût des lettres de ce docteur ou qu’on lui en adressât. (Voyez la note sur Guillaume de Saint-Amour.)
  14. Guillaume était alors retiré dans sa ville natale de Saint-Amour, en Franche-Comté, province qui ne faisait point alors partie du royaume de France, mais qui avait ses comtes particuliers relevant de l’empire. (Voyez, à la fin du volume, note K.)
  15. On voit que Rutebeuf était, du moins en paroles, un digne et ferme soutien des idées et des intérêts universitaires.